Chapitre VI.
Suite de l’infamie civile.
Les lois envisagent les hommes dans deux point de vue différents, 1.° dans l’état légal et stable des charges publiques, des mariages et des successions, 2.° dans leurs liaisons passagères avec la société, leur décoration, leur habitation, leurs honneurs, leurs amitiés, etc. La peine de l’infamie se fait sentir partout, et les Comédiens, en qui la loi en imprime la tache, la trouvent sur tous leurs pas. Nous avons vu dans le chapitre précédent les effets de cette infamie sur les successions, les mariages et les charges publiques ; nous allons dans celui-ci parcourir les autres branches de cet arbre funeste qui les couvre de son ombre, tandis qu’ils habitent le terrain maudit où la main de la sagesse et de la décence l’ont planté.
1.° La loi défend aux Comédiennes toutes les parures riches et distinguées, les diamants, les broderies, les draps d’or, la pourpre, etc., soit afin qu’elle ne soient pas confondues avec les personnes de condition par des ornements et des habits si peu assortis à la bassesse de leur métier, et qu’elles affectent plus que d’autres, soit pour arrêter leurs folles dépenses et celles de leurs amants. La vanité de ces femmes, et l’aveuglement de ceux qu’elles ont séduit, ne connaissent aucune borne à leur luxe : « Nulla Mima gemmis, sigillatisve sericis, vestibus auratis aut quas inustas vocant, in quibus alio admixto colore rubeo muricis inardecit. »
(L. 11. codex Theodosianus de Scenicis.) On ne connaît pas exactement les étoffes dont parle la loi ; la mode s’en perdit dans les siècles de barbarie qui suivirent la chute de l’empire. Les Wisigoths, les Vandales, etc., n’ont jamais aimé le théâtre, goût bien différent des folies des derniers siècles, qu’on traiterait mal à propos de gothique. Godefroy conjecture que c’étaient des damas à fleurs, des velours, de l’écarlate, des étoffes à fond d’or et d’argent, etc. Tout cela est fort incertain et fort peu important ; qui pourrait épuiser ou imaginer les raffinements du luxe et de la vanité des femmes, surtout des Comédiennes ?
Ces sages lois n’ont plus lieu parmi nous ; à la honte de la Noblesse et de la Cour, les Actrices par le brillant de leurs étoffes, de leurs parures, de leurs diamants, effacent les dames les plus distinguées. Il semble qu’elles continuent à jouer, comme sur la scène, le rôle des Reines et des Princesses. A Paris, où elles sont plus riches, les équipages les plus lestes, les meubles les plus somptueux, les domestiques les mieux faits, les mieux habillés, annoncent, eh quoi ? une ravaudeuse qui n’avait point de pain avant que le théâtre eût étalé et offert ses grâces au public. Bien plus, elles donnent le ton et le goût de la parure (la plus modeste sans doute), elles inventent les modes ou les accréditent ; rien n’est bien, s’il n’est fait sur ce modèle ; la marchande de modes achète leur faveur pour se mettre en vogue. Par une basse émulation les femmes du monde rougiraient de ne pas ressembler à des Comédiennes ; oseraient-elles paraître dans une loge, dans un cercle, si elles n’étaient en état de figurer sur le théâtre ? Les jeunes gens ne sont pas plus sages ; le Baigneur de l’Hôtel est l’arbitre du bon goût, en imitant la parure, on n’est pas éloigné d’imiter les mœurs, ou plutôt ce n’est que parce qu’on en a pris les mœurs, qu’on en arbore la parure.
Nous n’entrons pas ici dans le détail des désordres du luxe, ni dans celui des lois somptuaires faites en divers temps sur les habits et les parures, dont on trouve un recueil dans la police de Lamarre (T. 1. L. 3.). Ces lois, faites pour tous les états, ont une application naturelle aux Comédiens, soit par rapport à leur état et à leur personne, puisque étant dans la dernière classe, ils n’ont droit à aucune prérogative, et doivent être habillés de la manière la plus simple ; soit par l’abus qu’ils en font et qu’ils en font faire, personne ne porte plus loin les excès du luxe des habits, et par le goût et l’exemple rien n’est plus contagieux dans le public. Il n’y aurait pour eux qu’un titre. Un de nos Rois, défendant les habits somptueux aux honnêtes femmes, les permit aux femmes publiques, pour les faire distinguer par leurs excès. On pourrait de même ne les souffrir qu’aux Comédiens, ce serait peut-être un moyen de corriger les autres, et de mettre une digue au torrent de la folle dépense. On rougirait d’arborer leurs livrées et d’être distingué par des parures déshonorantes. Habillé en Comédienne ! on en rougirait sans doute, si le vice ne fermait les yeux.
Second effet. L’horreur qu’on a pour les Comédiens est si grande, qu’on ne souffre pas même leur portrait ni leur statue dans un lieu public où se trouve l’image du Prince. Jugeons s’il serait décent de mettre dans les Eglises leurs portraits, leurs mausolées ! Conviendrait-il même de voir des personnes infâmes dans un lieu honnête ? Qu’on leur abandonne, à la bonne heure, l’avant-salle du théâtre, les foyers et les coulisses ; ces endroits sont dignes d’eux, déjà souillés par leur séjour, il importe peu d’y voir leurs images : ils ne méritent pas d’être ailleurs. S’ils sont assez téméraires pour s’y placer, qu’on les en arrache : « Si qua in his locis in quibus solent nostræ imagines conservari, pictura Pantomimum aut vilem offerat Histrionem, illico avellatur. Nunquam liceat in loco honesto inhonestas annotare personas : verum in theatri proscento non vetamus. »
(L. 4. C. de Spectaculis Lib. 11.) Pour diminuer la honte des Comédiens, Marmontel, dans son apologie, la met sur le compte de l’esclavage : « A Rome, dit-il, les Comédiens étaient esclaves ; la condition d’esclave était infâme, par conséquent celle de Comédien. »
. Cet amateur du théâtre n’est dans cet occasion ni bon historien ni jurisconsulte. Jamais l’infamie n’a été attachée à la condition d’esclave ; l’esclavage est un malheur, et non un crime, et le châtiment de l’infamie n’a jamais été imposé qu’au crime. Qu’on parcoure toutes les lois qui établissent l’infamie, on n’y trouvera jamais l’esclavage. La profession de Comédien n’était pas plus attachée
à la servitude ; on n’y a longtemps employé que des esclaves, parce que ne trouvant personne qui voulût s’avilir jusqu’à être Comédien, on était obligé de se servir de ces malheureux qu’on y forçait. Mais les personnes libres ont toujours pu s’y livrer, en subissant la peine de l’infamie. Ce n’est donc qu’à raison de la
bassesse de cet état, de la séduction, de la dépravation, qui en sont inséparables, que les lois Romaines ont constamment déclaré le théâtre infâme. L’Apologiste convient que l’infamie dure parmi nous, et il s’en plaint, et cependant nous ne connaissons pas d’esclaves. Roscius et Æsopus n’étaient pas plus esclaves que Floridor et Baron, ni plus infâmes, et la loi n’a eu aucun égard à leurs talents ni à leur naissance, mais au vice de leur état.
Il n’est pas même permis aux Comédiens d’avoir des chaises, ni de s’asseoir dans un lieu public, ni de paraître dans les assemblées publiques, quoique cela fût permis à tous les citoyens : « Exceptis Scenicis, et qui spectacula populo præbent, cœteris omnibus, sellarum, sedendi, et conveniendi in publicum, tribuimus facultatem »
(L. 1. de usu sellar. Codex Theodosianus L. 15.), par la raison, dit Godefroy, que les Comédiens sont ce qu’il y a de plus méprisable dans la populace : « Quia vilissima a plebe capita ab antiquo fuere »
. Parmi nous ils n’ont aucun rang, à la vérité, on ne leur permettrait pas des distinctions, et ils n’oseraient se mêler parmi ceux qui ont des places marquées ; mais on ne s’avise pas s’ils viennent aux assemblées, s’ils y sont assis ou debout. Les Mahométans n’ont pas tous ces embarras, ils n’ont jamais eu de théâtre ni public ni particulier. George Almacin (Histoire des Sarrasins L. 2. C. 15.), rapporte qu’Abdala, trente-unième Calife, chassa de tout son empire les Comédiens Grecs qui commençaient
à s’y répandre. Il n’a pas fallu y revenir▶, les Turcs sont mauvais railleurs. Cependant leurs Ambassadeurs à Paris et à Vienne ont été aux spectacles par curiosité, et on dit que Sa Hautesse fait quelquefois représenter de petites pièces à ses femmes et à ses eunuques. Cet exercice est en effet digne du serrail.
Godefroy, dans son Commentaire (D.L. 4.), remarque que les voisins peuvent obliger une femme de mauvaise vie de vider la maison qu’elle a louée, et même sa propre maison. On voit souvent à Paris le Lieutenant de police débarrasser un quartier d’un si mauvais voisinage, en jetant les meubles par les fenêtres. Si on ne doit pas souffrir leur tableau, à plus forte raison l’original. La comparaison de l’Actrice avec la femme publique n’est honorable ni à l’une ni à l’autre. Cet habile Jurisconsulte ne parle que le langage des lois, qui partout confondent ces deux personnages. Il cite Papon (L. 23. arrêt 14.), qui en effet décide que même le propriétaire qui a loué la maison à quelqu’une de ces femmes, a droit de résilier le bail et de la congédier, et il se fonde sur cette loi 4, et sur la comparaison de la femme prostituée avec l’Actrice. Il rapporte un arrêt du Parlement de Paris, rendu sur le même fondement. On peut en conclure que les voisins sont en droit de faire déloger une Comédienne, et la police sur leurs plaintes ne manque point de la chasser ; ce qui arrive fréquemment dans les villes de province, où les Actrices ont moins d’éducation qu’à Paris. Cependant à Paris même, les Comédiens éprouvèrent en corps de pareils affronts lors de leur établissement ; ils furent chassés successivement de quatre différents quartiers où ils avaient acheté des maisons, et obligés de s’en défaire avec perte, jusqu’à ce qu’enfin ils trouvèrent le moyen de s’accommoder avec les habitants de la rue des Fossés, appelée aujourd’hui de la Comédie, où ils ont bâti leur Hôtel.
Troisième effet. La loi 5. (C. de Scenicis) condamne à une grosse amende celui qui prend chez soi ou amène ailleurs une Comédienne, comme l’action la plus contraire à l’honnêteté publique, par l’infamie d’une société si déshonorante. Cicéron, dans ses Philippiques le reprochait vivement à Marc-Antoine : « Qui Thimelicam immemor honestatis abduxerit vel intra domum propriam retinuerit, etc. »
C’était un usage de mollesse et de luxe, selon Macrobe (Saturnalia L. 2. C. 10.), de faire venir pendant les repas des Actrices et des chanteuses, pour animer la débauche : « Pessime luxu, fidicines, plastrias, citharadas, timpanistrias, delectationis causa in conviviis adhibitas inter lasciviæ et luxuriæ instrumenta fuisse. »
Le même usage est établi dans le royaume de Golconde et dans toute l’Inde. La loi 10. (Codex Theodosianus de Scenicis) le défend absolument ; elle défend même d’avoir des esclaves de ce caractère, ni de faire instruire les siennes à de pareils exercices : « Fidicinam nulli liceat emere vel docere, vel conviviis adhibere, nec eruditas hujus artis fœminas habere mancipia. »
Tous les saints Pères ont condamné cette coutume ; il était ordonné aux Ecclésiastiques de sortir des repas où ils se trouvaient, dès que ces femmes y entraient. S. Jérôme donne le même conseil aux laïques (Epist. ad Furiam) : « Fidicinas et plastricas, et hujusmodi chorum Diaboli, quasi mortifera Sirenum carmina ejice ex ædibus tuis. »
Diverses lois avaient tâché d’apporter quelque remède à ces désordres. Paul Diacre nous apprend que Théodose par une loi expresse l’avait absolument défendu : « Ministeria lasciva et plastricas in comessationibus adhibere Theodosius lege prohibuit. »
Cassiodore (C. 1. Ep. 27.) écrit, au nom de Théodoric,
à un Sénateur qu’on avait insulté au théâtre, que c’est tant pis pour lui, qu’il ne devait pas y aller, que ce n’est pas la place d’un Magistrat, huc nesciunt convenire Catones ; qu’il se fera respecter partout ailleurs, mais qu’il ne répond pas du théâtre : « Mores graves in spectaculis quis requirat ? »
Les sottises que dit le peuple ne sont pas des injures, le lieu même l’excuse : « Quidquid illuc agaudente populo dicitur injuria non putatur, locus defendit excessum. »
Le commerce des Comédiens est regardé par les lois comme si dangereux, qu’il est défendu de laisser aux enfants et aux femmes la liberté de les fréquenter ; ce serait exposer au plus grand danger leur religion et leurs mœurs. N’y eût-il que le goût du théâtre et l’envie d’y aller, qu’ils ne peuvent manquer de leur donner, ce seraient les leçons les plus pernicieuses. Que penser de la religion et des mœurs de ceux qui passent presque toute leur vie avec eux, les attirent chez eux dans leurs repas, leurs parties ? que penser de ceux qui leur louent leurs maisons ? Dans la plupart des villes les Comédiens n’ont pas de logement, ils louent, comme ils peuvent, des appartements. Tous les honnêtes gens refusent de pareils locataires, mais il s’en trouve toujours d’une âme assez basse et assez corrompue pour avoir des hôtes si dangereux, et pour quelque somme d’argent abandonner leurs femmes, leurs enfants, leurs domestiques, s’abandonner eux-mêmes à la contagion de la plus mauvaise compagnie, et faire trouver chez eux à toute une ville l’écueil de l’honnêteté publique et le théâtre du désordre qui n’en abandonne jamais les Acteurs : « Nullus puer, vel fœmina Themelici consortio utatur, si Christianæ religionis esse cognoscitur. »
(L. 12. Codex Theodosianus de usu sellarum.) Tacite (L. 1. Annal.) remarque que Tibère défendit aux Sénateurs d’entrer même
dans la maison des Comédiens.
Ces lois sont peu nécessaires pour les honnêtes gens ; les mœurs des Comédiens sont si généralement décriées, que ce serait se décrier soi-même que de les fréquenter ou de faire leur apologie. Le vice seul peut être leur partisan. Ils ont passé en proverbe chez toutes les nations pour exprimer la licence, la frivolité, la débauche, le mensonge. Actrice, fille de l’Opéra, femme de mauvaise vie, sont des termes synonymes. Arlequin, Scaramouche, Pierrot, sont des injures proverbiales jusques dans la bouche de la populace ; ce n’est pas la corruption de quelque particulier, c’est la nécessité inévitable du métier, destructeur par lui-même de toute vertu, et instrument de tous les vices. Aristote, dans ses problèmes (Sect. 20. N. 20.), demande pourquoi les Comédiens ont toujours de mauvaises mœurs, comme il avait demandé dans un autre problème pourquoi l’eau de la mer est salée, il répond, parce que ces gens-là ne connaissent point l’étude de la sagesse, et ne sont occupés que de l’incontinence : « Cur Histriones improbri moribus sunt, quia non se dedunt studio sapientiæ, et incontinentiæ operam dant. »
Leurs apologistes même (Marmontel, Fagan…) en conviennent, et ne se défendent que sur la pauvreté des Actrices, qui n’ayant pas de quoi s’entretenir honnêtement, sont forcées par la misère d’employer toute sorte de moyens. Cette belle excuse ne rend pas le fait douteux.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il est notoire. Pour peu qu’on soit initié dans l’histoire du théâtre, on y trouve sans interruption cette succession héréditaire de libertinage et de mépris universel. Le christianisme diminua un peu la grossièreté de ce scandale, pour ne pas révolter les idées de vertu que la religion répandit. Mais les mœurs des Comédiens ne changèrent pas. Sous le voile forcé d’une modestie superficielle un Comédien fut toujours un mauvais Chrétien, si même il peut être appelé Chrétien, puisque ce métier est par lui-même le renversement de l’Evangile. Voyez Bullinger, de Théatro Juste Lipse, de Amphiteatr. de Saturnalib. et tous les Historiens. La dépravation des mœurs subsista si bien, malgré la réforme du théâtre, que les plus infamantes flétrissures, les lois les plus sévères, les plus grands efforts des Empereurs Chrétiens, ne purent l’arracher de son fort. On peut voir ces lois dans les codes de Théodose et de Justinien, sous un titre qui en est l’abrégé, en mettant les Comédiens sur la même ligne que tout ce qu’il y a de plus corrompu (de Scenicis, Lenonibus et Meretricibus.). Les choses n’ont point changé, quoique la politesse française, une police chrétienne, la piété de Louis XIV, le zèle des Ministres de l’Eglise, y aient répandu un vernis de décence. Le même torrent roule toujours, le péché originel se transmet de main en main. Qu’on parcoure dans les histoires du théâtre les anecdotes de ce peuple célèbre, dont on a daigné enrichir nos bibliothèques avec autant de soin que des vies des grands hommes ; on n’en trouvera point dont il n’ait éclaté quelque aventure galante, sans compter les désordres obscurs dont on ne parle pas, tant on y est accoutumé. Molière entretenait la Duparc, et ne pouvait vivre avec sa femme. Racine commençait par dire en prose à la Chammêlé sa maîtresse ce qu’il mettait ensuite en vers, et animait ainsi sa verve : il ne se convertit qu’en quittant le théâtre. Poisson, Dancourt, etc., la belle chronique qu’un recueil de ces faits ! Toutes les estampes des spectacles et les portraits des Actrices respirent l’indécence. Il n’y a que des yeux familiarisés avec le vice qui puissent en soutenir les nudités. Les vignettes, les culs de lampe qu’on voit sans nombre à l’Opéra, au théâtre Italien, tragédies, comédies, ballets, etc., offrent toujours quelques figures immodestes, et malheureusement les copies ne rendent que trop fidèlement les originaux, et ne multiplient que trop les scandales des habitants de Cythère.
Les gens de bien les plus indulgents pour le théâtre fuient du moins et détestent la société des Comédiens, et ne souffrent pas que leurs enfants et leurs domestiques les fréquentent. Une honnête fille, liée avec eux, se déshonorerait. Jamais dans le choix d’un état un homme sage n’a mis en délibération s’il prendrait celui-là. La première règle de la vocation est de ne pas prendre un état mauvais par lui-même, et personne qui ne donne d’abord pour exemple celui de Comédien. Sa corruption est si notoire, que la charité la plus délicate ne serait pas obligée de suspendre son jugement, et d’adoucir ces idées communes ; on aurait beau y apporter des mœurs pures, elles seraient bientôt dépravées. Quelque attention qu’on voulût avoir, que l’on n’a jamais, et que l’on ne veut pas avoir sur le choix et l’éducation des débutantes, en qui l’on ne demande que les talents et les grâces, c’est-à-dire les dangers et les moyens de séduction, bientôt les leçons et les exemples les monteraient sur le même ton. Leur piété, leur sagesse, si l’on pouvait en avoir, quand on prend ce parti, seraient bientôt évanouies. Si on daignait les recevoir, malgré ce titre d’exclusion, méprisées, persécutées, tournées en ridicule, pourraient-elles s’y soutenir ? Vous serez bon avec les bons, et plus sûrement mauvais avec les mauvais, et avec ce qu’il y a de pire parmi les mauvais.
Ils n’ont pas plus le suffrage des gens du monde. De tous ceux qui les fréquentent, en est-il un seul qui n’en convienne, qui n’en plaisante, et qui ne
se lie avec eux pour satisfaire sa passion ? « Les filles de l’Opéra enchantent comme des Fées, dit du Fresny (Amusem. 5. de l’Opéra.) ; mais leurs enchantements sont plus naturels, au vermillon près. Quoiqu’on ait fait bien des contes sur les Fées du temps passé, on en fait encore davantage sur les Fées de l’Opéra. Elles sont naturellement bienfaisantes ; cependant elles n’accordent pas le don des richesses à ceux qu’elles aiment, elles les gardent pour elles. »
Point d’Actrice qui ne travaille de toutes ses forces à confirmer cette idée ; les registres de la police sont chargés de leurs exploits ; la Salpetrière, les Madelonnettes, le Refuge, sont peuplés de ces héroïnes ; dans tous les quartiers où elles habitent, les voisins chantent leurs louanges. Comme une pierre d’aimant, qui rassemble la limaille de fer, elles sont constamment environnées de libertins. Toute leur vie se passe à la toilette, dans les intrigues et les parties de plaisir ; leurs discours, leurs parures, leurs regards, leurs attitudes, tout ne parle que volupté. Dès qu’une Troupe arrive dans une ville, c’est une peste qui infecte tout, une armée de sauterelles qui ronge jusqu’à la racine la pudeur et la religion ; jamais grêle ne fit plus de ravage. Ne donnassent-elles que des pièces pieuses, cette nation vendue à l’iniquité, serait infiniment pernicieuse ; la plupart des pièces sont licencieuses : la société, la seule vue de ces femmes est un souffle empesté qui détruit toute idée de vertu. Qu’on juge donc si l’argent qu’on leur donne, est bien employé ; si les parents et les maris qui y souffrent leurs enfants et leurs femmes, doivent être bien tranquilles ; si le Magistrat doit les protéger, et souffrir qu’on les étale publiquement sur un théâtre avec toute la pompe et les appas les plus séducteurs ; et si les lois qui ont sévi contre eux de tant de manières, ne sont pas dictées par la sagesse, la
religion, le bien public, et la vertu.
Quatrième effet. Il est défendu, comme un crime énorme, de rien donner aux Comédiens (C. Donare 7. et les suiv. Distinct. 86.). Ce canon, rapporté aussi par Yves de Chartres (P. 11. C. 14), comme faisant loi en France, est pris de S. Augustin. Il fut suivi par Philippe Auguste, qui supprima les libéralités que ses prédécesseurs avaient accoutumé de leur faire. L’Empereur Alexandre Sévère en avait donné l’exemple, en refusant toutes les largesses impériales, et bornant celles que les particuliers leur voudraient faire, comme le remarque Lampridius dans sa vie : « Donare res suas Histrionibus vitium est immane. »
On veut s’en faire honneur, dit S. Augustin ; mais ces applaudissements sont ceux dont parle le Prophète (Psal. 9.) : « Laudatur peccator in desideriis animæ suæ, et iniquus benedicitur. »
Les Commentateurs font sur ce canon plusieurs réflexions qui passeraient pour malignes, si elles n’étaient débitées avec tout le sérieux des Jurisconsultes. Les Comédiens, dit Turecrematal, sont des oiseaux de proie qui se jettent sur ceux que les passions livrent à leurs ongles crochus, pour les plumer et les dévorer, ou des chasseurs qui par la glu et l’hameçon de la volupté, les filets de la représentation, prennent les stupides oiseaux qui viennent à eux : « Sicut milvi volant ad rapiendum, Histriones insidiantur, ut possint rapere. »
On y applique ce que dit le Sage ; une Actrice est un gouffre qui engloutit tout : « Puteus profundus os alienæ. »
Qu’on leur donne tout au plus par charité, s’ils sont véritablement pauvres ; l’humanité regarde son semblable dans chaque homme, et la religion y respecte l’image de Dieu, quelque défigurée qu’elle soit par le vice. Mais comme on doit faire l’aumône avec sagesse, et préférer les pauvres qui le méritent, que ce ne
soit jamais qu’après qu’il auront quitté leur métier, ou pour leur faciliter la retraite. Ils n’ont pas de vrais besoins, et ils sont indignes de vos largesses, tandis qu’ils le font volontairement : « Da bono, et non recipias peccatorem. »
Ce serait favoriser leur désordre et y participer, et vous rendre comptable des innombrables péchés qu’ils occasionnent : ce serait doublement y participer, « in crimine criminoso »
, selon l’expression des Canonistes, que d’acheter les plaisirs dangereux qu’ils procurent, en assistant à leurs pernicieuses représentations. Que sera-ce de les pensionner, de les applaudir, les attirer chez soi, récompenser leurs talents empoisonneurs et leurs succès funestes par des libéralités aussi criminelles qu’aveugles et déplacées : « Vitium est immane donare Histrionibus. »
C’est une question célèbre en morale, si une femme publique peut en conscience garder le prix qu’elle a reçu de son crime. Quelques Auteurs le lui refusent ; le plus grand nombre d’après S. Antonin et S. Thomas, le lui laissent, parce que la loi Romaine, qui subsiste encore en Italie, ne l’oblige pas à le rendre : « Quod Meretrici datur repeti non potest ; turpiter facit, sed non turpiter accipit. »
(L. id. de condic. ob turp. Cap.) Il faut, disent les Conférences de Paris (sur l’Usure, Tom. 4. L. 1. C. 1. § 4. pag. 27.), regarder cet argent comme une amende que le coupable s’impose à lui-même, et que la loi laisse à cette malheureuse pour la faire subsister et décharger l’Etat. En France donc, où bien loin de tolérer ces femmes, on les punit et les chasse honteusement, elles ne peuvent s’approprier que ce qui est absolument nécessaire à leur subsistance ; le surplus doit être distribué aux pauvres. Cette tolérance dans les lieux où elle est établie ne s’étend pas jusqu’à ce qu’elles attrapent par fraude, par surprise, par sédition, ce qui n’est
pas rare, le vol fut toujours défendu, même entre pécheurs, ni jusqu’aux femmes mariées, aux Religieuses, aux filles d’une honnête famille, à qui il ne fut jamais permis de quitter leur mari, leurs parents, leur couvent, pour se livrer publiquement au vice, non plus qu’aux personnes assez corrompues pour séduire les autres, crime qui n’a jamais été toléré. Ces questions ne sont pas étrangères au théâtre, chacun en fait aisément l’application. Mais les Conférences de Paris (Ibid. §. 3. p. 14.) ne nous laissent pas la peine de la faire, elles disent en termes exprès : « Tels sont les présents que l’on fait aux femmes prostituées, et ce que l’on donne aux Comédiens. »
Les Comédiens étant tolérés dans le royaume, peuvent donc, quelque mauvais que soit leur métier, retenir ce qu’on leur donne à la porte ; mais comme il n’y a que leur métier de toléré, tout ce que les Actrices savent si bien gagner par leurs artifices, leur séduction, le commerce de leurs charmes, et qu’elles oseraient gagner par leur adresse à corrompre les autres, devrait être restitué aux pauvres. Les filles de famille, les femmes mariées, qui, contre la volonté de leurs maris ou de leurs parents, auraient la bassesse de se donner à quelque troupe, ce qui heureusement n’arrive guère, n’auraient droit à rien, ces excès n’étant tolérés nulle part. Que penser de l’apologie du théâtre par Marmontel, qui fait une pathétique exhortation de fournir aux Comédiennes un ◀revenu▶ honnête, un état d’aisance, où elles puissent étudier commodément leurs rôles, pour éloigner le libertinage ordinaire où les jette leur pauvreté ? Il n’a pas consulté S. Augustin ni les canons, en débitant cette édifiante morale : « Vitium est immane dare Histrionibus. »
Tout cela ne regarde que les présents médiocres d’habits, meubles, bijoux, argent, qui
n’ont point de suite ; car toutes les donations, même par testament, faites à des Comédiennes, sont absolument interdites et cassées par les lois, les coutumes et les arrêts. Les donations entre mari et femme sont défendues, dans la crainte qu’abusant de l’amour et de l’empire qu’ils auraient pris l’un sur l’autre, ils ne se dépouillassent de leurs biens par des libéralités indiscrètes ; à plus forte raison sont-elles prohibées à des femmes de mauvaise vie qui en sont indignes, et mille fois plus avides et plus séduisantes : « Hæc ratio fortius militat in impudicis quæ solent esse blandiores et rapaciores, nec debent esse melioris conditionis quam uxor legitima »
, dit Dumoulin. L’Auteur des Causes célèbres (Tom. 15.), en rapporte beaucoup d’autorités, et traite au long cette question, à l’occasion d’une danseuse de l’Opéra dont il fait l’histoire. Cette Nymphe, célèbre par ses intrigues, son luxe, et ses amants, qu’elle avait ruinés pour y fournir, qui même par ses talents en coquetterie avait mérité que les autres Actrices vinssent recevoir ses leçons, et la prendre pour modèle ; cette fée, dis-je, comme l’Auteur l’appelle, avait tellement enchanté un riche Financier, que par ses profusions excessives il la mit sur le pied des Dames du plus haut rang, lui assura par contrat, sous le titre de dette une pension considérable, et enfin fut accablé de dettes. L’infidèle qui l’avait toujours trompé, gardait du moins des mesures ; mais quand elle l’eut épuisé et se fut assuré un contrat, elle leva le masque et le chassa. Cet homme au désespoir ne voulut plus payer cette pension honteuse. La danseuse lui intenta un procès ; cependant mieux conseillée, elle ne voulut pas courir le risque d’un arrêt qui l’aurait infailliblement condamnée, elle s’accommoda. La vérité et la vivacité du portrait qu’on en fait, mérite
quelques regards. On voit ici le manège d’une fille de théâtre, les subtilités et l’effronterie d’une danseuse de l’Opéra, pour escroquer l’argent de ses amants qu’elle vole à toutes mains. Elle en mène adroitement plusieurs de front, par la sage distribution de ses heures et de ses caresses, des rendez-vous judicieusement ménagés, et des portes de derrière habilement pratiquées. Quelquefois aussi elle impose la loi de n’aimer qu’en second, et de laisser équitablement la place à celui à qui la supériorité de ses largesses ou l’antériorité de sa possession a assuré le privilège ; elle sait même entretenir la paix dans sa cour, et les engager à se voir favoriser tour à tout, sans trouble et sans jalousie. Et alors elle partage entre eux la dépense sans partialité, leur permettant néanmoins d’enchérir à l’envi les uns des autres, pour mieux mériter sa tendresse. Elle sait à propos faire la dévote, affecter du repentir, annoncer une résolution de changer de conduite, pour réveiller une passion qui commence à se relâcher, ou déguiser le dégoût, l’inconstance, une nouvelle intrigue, ou faire d’autant plus valoir son amour, qu’elle lui sacrifie jusqu’à la conscience. Un jour celle-ci se dit mariée, un autre jour elle se fit enlever pour se faire racheter à grands frais des mains du ravisseur ou du mari. Elle mit au monde un enfant, qu’elle attribua à différents pères, pour faire payer plusieurs fois la réparation d’un honneur qu’elle avait depuis longtemps perdu, et les frais d’une éducation qui ne lui coûtait rien. Elle en fit trophée, en reçut les compliments, et plusieurs se firent écrire à sa porte. Enfin quand la bourse de cet amant fut épuisée, elle le renvoya honteusement : promesses, serments, bienfaits, etc., on ne tint compte de rien. Tout fut terminé par ces paroles tranchantes et décisives : « Je suis chez moi, tout
est à moi ; fille de l’opéra, je suis ma maîtresse, je ne dépends de personne. »
Se peut-il, conclut l’Auteur, que d’honnêtes gens soient assez aveugles pour placer si mal leur argent et leur cœur, et consacrer leurs plus beaux jours à des filles de théâtre nées dans le libertinage ? quelle punition ne mériteraient pas les insultes qu’elles font à la vertu, si elles n’étaient à l’abri sous le privilège de leur état ?
Cinquième effet. On ne peut forcer personne à monter sur le théâtre, ni l’empêcher de le quitter ; libre ou esclave, fils ou étranger, ni père ni maître n’ont ce droit : « Nemini liceat ancillam vel libertam invitam in scenam pertrahere, nec converti volentem prohibere. »
Se fût-elle engagée par contrat, eût-elle donné des cautions, ni elle ni ses cautions ne peuvent être obligées même d’en substituer une autre. Un esclave qu’on aurait vendu sur le pied d’Acteur, n’est pas censé valoir moins, s’il refuse de jouer, ni le vendeur tenu à aucune garantie ; l’acheteur n’a pu ignorer ni désapprouver cette liberté dictée par les bonnes mœurs. Si quelqu’un est assez téméraire pour user de violence, ses biens seront confisqués, et il sera chassé de la ville : le Gouverneur de la province ne serait pas épargné, s’il était coupable (L. sacrum de Nupt.). On ne peut pas, dit la loi, donner caution du crime : « Maleficii fidejussor accipi non potest. »
(L. 7. §. 5. de Fidejussor.) Cette femme se fût-elle obligée par serment, elle n’est pas moins libre ; les lois réprouvent le serment d’une chose illicite, la peine du parjure ne pourrait tomber que sur celui qui en exigerait l’exécution : « Illicitæ rei jusjurandum servari non oportet ; pœna parjurii in eum convertenda qui exigit. »
(L. 23. C. de Nupt.) Les Comédiens ayant toujours été regardés comme des esclaves vendus aux plaisirs du public, ils ne pouvaient pas plus renoncer à
leur métier, qu’un esclave se dérober à son maître ; et s’ils prenaient la fuite, on les obligeait de ◀revenir▶ à leur service. Mais le respect pour la religion et la vertu a fait passer par-dessus toutes ces considérations, et dicté ces lois singulières en faveur de ceux qui voulaient se convertir.
Les Empereurs Chrétiens commencèrent d’abord par accorder cette liberté à quelques particuliers, comme une récompense ; enfin ils en firent une loi générale. S. Ambroise contribua beaucoup à faire porter ces lois. Elles sont datées de Milan, où se trouvaient alors Gratien et Valentinien II, auprès desquels S. Ambroise avait le plus grand crédit. La première grâce fut accordée aux Actrices qui dans une maladie mortelle avaient reçu le baptême ou les derniers sacrements, et en étaient ◀revenues▶ ; mais comme on ne doit pas se fier à leurs paroles, il faut avant que de leur accorder aucun sacrement, examiner avec soin si véritablement repentantes, elles agissent dans des vues de religion, que le Juge des lieux y envoie un Commissaire ; et si elles donnent de bonnes preuves de leur sincérité, qu’on les leur accorde, pourvu que l’Evêque le juge à propos : « Ante omnia diligenti observatione, an pro salute animæ poscant, Judices Inspectoribus missis sedulo observent si tamen antistites probaverint. »
(L. 1. C. de Scenic.) Le concile d’Afrique (399) demanda que cette grâce fût étendue, sans attendre l’extrémité de la vie, à tous ceux qui voudraient sincèrement se faire Chrétiens, « si ex ludicra arte ad Christianitatis gratiam venire voluerit »
, en faveur de la religion. Il est juste de faciliter la conversion des infidèles, et il est tout à fait indécent qu’un Chrétien soit Comédien : « Consideratio sacratissimæ religionis et christianæ legis reverentia, in quos major vivendi usus invaluit. »
Bientôt on alla plus loin, on permit (L. 2. ibid.) à toutes les filles
des Comédiennes, qui bien différentes de leurs mères, voudraient par vertu quitter le théâtre, et mener une vie honnête, de se retirer, pourvu qu’elles en donnassent de bonnes preuves par leur conduite ; car quel fond peut-on faire sur leurs paroles ?
« Ex scenicis nata, si ita se gesserit, ut probabilis habeatur. »
Cela veut dire en bon Français que les femmes de mauvaise vie, vulgaris vitæ, sont faites pour le théâtre, et le théâtre pour elles. La qualité de Chrétienne et d’honnête femme est un titre pour le quitter malgré les engagements, une vie contraire un titre pour y être rappelé malgré la renonciation.
La loi 8 (Ibid.) ajoute une restriction remarquable. Si quelqu’une de ces femmes, après avoir obtenu la liberté sous prétexte de religion, profane cette religion sainte, et quoiqu’éloignée du théâtre, elle en suive l’esprit, « animo scenica »
, en se livrant à l’ordinaire au désordre, « turpibus volutate complexibus »
, qu’on la fasse ◀revenir▶ à son premier métier, jusqu’à ce que la vieillesse la rende hideuse et ridicule, « donec anus ridicula et deformis
: ; que même alors elle n’en soit pas délivrée, quoiqu’une chasteté forcée lui soit devenue nécessaire. Sur quoi Godefroy fait cette réflexion : « Quoique éloignée du théâtre, ses vices font voir qu’elle est toujours Comédienne de cœur ; car Comédienne et prostituée, dit cet Auteur, sont deux choses très voisines et très liées »
: « Proxime confines cohærent meretrix et scenica. »
On ne tient aucun compte des promesses de chasteté qu’on ne tient que par force, « quæ votum castitatis infregit, minuit, elusit »
. La loi, toujours grave et sérieuse, prend ici le ton de la plaisanterie, en parlant de la chasteté des Actrices, elle montre le cas qu’elle en fait. Il est juste de prendre ce ton avec des gens qui font métier de se moquer de tout, et ne peuvent que se rendre ridicules quand ils parlent continence et vertu.
C’est donc bien faussement que dans son Mémoire à Me. Huerne Avocat la Clairon ose avancer qu’« il faut l’agrément du Roi pour quitter la comédie »
, et se retirer même à titre de piété, et que « cet agrément n’est pas toujours facile à obtenir »
. Jamais dans toutes les Troupes de province, qui sont en grand nombre, ni le Roi, ni le Magistrat, ne s’est embarrassé des Actrices que pour les contenir ou les chasser. Pour la Troupe qui joue à la Cour, il peut se faire que quand quelque Acteur excellent a voulu quitter, on lui ait témoigné du regret, et le Roi lui ait dit quelque parole obligeante pour le retenir. Tout cela est purement personnel ; mais qu’on en ait fait une loi, que pour tout ce qui entre ou sort de ce tripot, il faille monter jusqu’au Trône, et que le Monarque se montre difficile pour laisser la liberté de se retirer, il faut en vérité que la Clairon attache bien de l’importance à son métier et à sa personne, pour se flatter que la Majesté royale s’occupe de ces grands événements. Sans doute si en demandant son congé, un Acteur veut avoir une pension, il faut qu’il ait servi le temps prescrit par leurs règlements et leurs conventions. Cela est juste. Si chacun pouvait sortir à son gré, et obtenir une pension, la caisse de la Troupe n’y suffirait pas. Ainsi à Venise, à Naples, à Rome, les femmes publiques ne peuvent qu’après un certain temps de service se retirer avec pension : trop heureuses qu’on la leur accorde par charité pour le reste de leurs jours ; ou sans métier et sans grâces, elles seraient sans ressource, et mourraient de faim. Mais est-ce là un lien que la Cour se mêle de briser, et dont une Actrice puisse faire un trophée ?
C’est beaucoup de tolérer la comédie ; ceux qui la jouent, doivent-ils s’attendre à des faveurs ? la religion, les mœurs, le bon ordre, permettent-ils
d’imaginer que dans un royaume chrétien on leur fasse une nécessité d’un métier infâme ? Voici un témoignage non suspect de l’intérêt que l’Etat et le Roi doivent prendre à retenir dans les troupes des Comédiens des personnes aussi distinguées par leur naissance et leur vertu, et qui y font de si grands biens par leur conduite édifiante. L’Auteur des Lettres Juives, qui aime le théâtre, l’a fréquenté, le connaît bien, et n’est pas scrupuleux. Après avoir fait (Tom. 1. Let. 2.) une description qui n’est pas celle du trône de la modestie, il ajoute : « Cette Impératrice est Marion Pelissier, Ravaudeuse de Rouen. Cette Princesse est la Hermance, fille d’un Savetier. Il est peu de ces Princesses qui n’aient fait quelque tour à la Salpetrière, sans compter les retraites qu’elles font souvent chez quelque habile Chirurgien »
(Let. 21. ibid.). « Je soutiens que deux ou trois cents Courtisanes souffertes à Rome sont moins pernicieuses à l’Etat que les filles de l’Opéra. Celles-ci excitent plus de troubles et de scandales, font faire plus de banqueroutes aux Marchands, de dépenses aux Seigneurs, de filouteries aux fils de famille, que les trois cents Courtisanes. »
Il le prouve au long (Tom. 3. Let. 83.) par un détail qu’on nous dispensera de rapporter. Voici ce qu’il dit du bal de l’Opéra. « L’amour règne dans ce séjour ; il préside aux parties de masque sous différents déguisements. On se rit des soins inutiles d’un mari jaloux : il a beau se tourmenter toute l’année, un seul bal de l’Opéra détruit toutes ses précautions. Les libertés du bal, les commodités et la facilité du masque trompent les plus vigilants Ces assemblées ont beaucoup de ressemblance avec les cérémonies païennes du Temple de Cythère et de Paphos. Je suis du moins assuré que la Déesse Vénus y reçoit pour le moins autant de vœux et d’offrandes. »
Il y ◀revient (Tom. 7. Let. 194.) en parlant des coulisses et des foyers, au milieu de dix ou douze Actrices. « C’est ici le
séjour des jeux et de l’amour. Sans être le grand Seigneur, on peut pour dix pistoles (et même pour moins) choisir ici la beauté que l’on veut. Vous ne sauriez croire combien l’Opéra est utile à quiconque cherche les plaisirs faciles et vifs. Au souper qui suit le spectacle, on ne parla que des intrigues des Actrices, de dix amants ruinés, de trente trompés, de quarante assez imbéciles pour se croire aimés, etc. »
Ne sont-ce pas bien là des objets dignes d’occuper le Conseil d’Etat, d’être soigneusement retenus dans leurs nobles fonctions, de n’obtenir que très difficilement la liberté de priver le public de leurs importants services ? Il peut y avoir entre les Troupes, comme entre les Actrices, des nuances plus ou moins marquées de libertinage, de facilité, de scandale, de séduction ; mais quoique plus ou moins lentement, dans un lit plus étroit ou plus large, c’est toujours le même fleuve qui a coulé, qui coule, qui coulera, tandis qu’il existera de théâtre.
Voici une déclaration de Louis XIII en faveur des Comédiens, qu’on fait sonner bien haut. Je ne l’ai trouvée, ni dans aucun recueil d’édits et déclarations, ni dans aucun Historien du Cardinal de Richelieu ou de Louis XIII. Je la prends, sans chicaner, telle qu’elle est rapportée dans l’histoire du théâtre en l’année 1641 (16 avril).
« Louis, etc. Les continuelles bénédictions qu’il plaît à Dieu répandre sur notre règne, nous obligeant de plus en plus à faire tout ce qui dépend de nous pour retrancher tous les dérèglements par lesquels il peut être offensé ; la crainte que nous avons que les comédies qui se représentent utilement pour le divertissement des peuples, ne soient quelquefois accompagnées de représentations peu honnêtes, qui laissent de mauvaises impressions sur les esprits, fait que nous sommes résolus de donner les ordres
requis pour éviter tels inconvénients. A ces causes, nous avons fait et faisons inhibitions et défenses par ces présentes, signées de notre main, à tous Comédiens de représenter aucunes actions malhonnêtes, ni d’user d’aucunes paroles lascives ou à double entente, qui puissent blesser l’honnêteté publique, et sur peine d’être déclarés infâmes, et autres peines qu’il y écherra. Enjoignons à nos Juges, chacun dans son district, de tenir la main à ce que notre volonté soit religieusement observée ; et en cas que lesdits Comédiens contreviennent à notre présente déclaration, nous voulons et entendons que nos-dits Juges leur interdisent le théâtre et procèdent contre eux par telles voies qu’ils aviseront, selon la qualité de l’Acteur, sans néanmoins qu’ils puissent ordonner plus grandes peines que l’amende et le bannissement. Et en cas que lesdits Comédiens règlent tellement les actions du théâtre, qu’elles soient du tout exemptes d’impureté, nous voulons que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public ; ce que nous faisons afin que le désir qu’ils auront d’éviter le reproche qu’on leur a fait jusqu’ici, leur donne autant de sujet de se contenir dans les termes de leur devoir, des représentations qu’ils feront, que la crainte des peines qui leur seraient inévitables, s’ils contrevenaient à la présente déclaration. Si donnons en mandement, etc. Donné à S. Germain en Laye le 16 avril 1641, et de notre règne le trente-et-unième. Régistrées pour être exécutées selon leur forme et teneur, à Paris en Parlement le 24 avril 1641. »
Cette déclaration ne fut pas envoyée aux autres Parlements ; elle y était fort inutile, on ne connaissait encore dans les provinces que quelques Tabarins qui couraient de ville en ville, et amusaient le peuple au coin des rues, et il suffisait au Cardinal de faire justifier sa conduite à Paris et à la Cour, théâtre de sa faiblesse. Sa passion pour un objet toujours défendu par l’Eglise, était scandaleuse dans un Prince de l’Eglise. Richelieu le sentait, et cependant ne pouvait souffrir d’être blâmé ; il lui fallait partout des admirations et des éloges. Aussi faisait-il éclore à point nommé des mémoires apologétiques, des procédures, des arrêts du Parlement, des ordres du Roi, des édits et déclarations pour autoriser sa conduite. Il le fit ici à peu près comme Mahomet faisait descendre du ciel quelque chapitre de l’Alcoran pour se faire ordonner, ou faire ratifier les démarches qui pouvaient être blâmées. Cependant cette déclaration, fût-elle vraie, ne pouvait qu’imposer silence aux satires du Cardinal. La Comédie n’en peut tirer qu’un fort petit avantage, ou plutôt cette loi se tourne contre elle. On y déclare que jusqu’alors le théâtre avait été très licencieux, on marque beaucoup de crainte qu’il ne continue à l’être, et que Dieu n’en soit offensé. On ne le souffre qu’à condition pour eux impossible qu’on n’y représentera jamais aucune action malhonnête, et qu’on n’usera point de paroles lascives et même à double entente, condition bien mal observée. Je m’en rapporte à la bonne foi des spectateurs et des lecteurs. Il y a bien peu de pièces où dans le fond, l’intrigue, le dénouement, il n’y ait quelque action méchante, et des paroles lascives et à doublé entente, et souvent obscures et grossières : témoin Scarron, Monfleury, Poisson, Molière, Dancourt, Gherardi, Vadé, et cent autres dont la plupart des pièces en sont semées, et méritent qu’on les chassât. On ordonne à tous les Juges d’y veiller de près, de faire observer religieusement cet ordre, de procéder contre les coupables, leur interdire le théâtre et les punir. Aux menaces on ajoute des peines inévitables, de belles promesses pour les mieux contenir dans les termes de leur devoir ; on veut qu’alors leurs exercices ne puissent pas leur être imputés à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce, sinon ils seront déclarés infâmes. Quelqu’un a voulu conclure de ces paroles qu’ils ne le sont donc pas ; et au contraire il faut conclure qu’ils le sont. La déclaration juridique de l’infamie est une sentence du Juge qui déclare encourue l’infamie imposée par la loi. Dans la jurisprudence Française la loi ordonne la peine, mais elle ne doit être subie que par l’arrêt qui y condamne. Il est donc vrai, aux termes de l’édit, que les Comédiens sont infâmes de droit ; mais ne pouvant être traités comme tels dans le commerce jusqu’à la condamnation, on les menace de leur faire le procès et les couvrir légalement d’infamie, s’ils se conduisent mal, et on leur fait espérer d’arrêter les procédures judiciaires et les laisser jouir de leur réputation, s’ils sont modestes et sages. Tous les Jurisconsultes (sur le titre de his qui not. inf.) donnent cette règle, que quoique l’infamie soit attachée au crime, et encourue de droit dès qu’il est commis, elle n’est exécutée que par l’ordre du Juge. C’est une règle commune à toutes les peines : le voleur, l’assassin, quoique infâme et pendable pour son crime, n’est pendu qu’après la condamnation. Il n’y a que certaines peines ecclésiastiques, comme les censures, les irrégularités, les vacances de bénéfices pour certains crimes, qui s’exécutent par le seul fait ; encore n’est-ce que devant Dieu dans le for intérieur, car dans le for extérieur l’excommunié ne doit être évité qu’après la dénonciation, le Bénéficier coupable n’est dépouillé de son bénéfice que par la sentence du Juge.
La déclaration du Roi, en la supposant vraie, ne fait donc que confirmer la loi générale de l’infamie des Comédiens, et ordonner au Juge de la leur déclarer juridiquement encourue, s’ils s’écartent des lois de la modestie. Quant aux deux mots qui semblent faire l’éloge de la profession des Comédiens, innocemment et utilement pour divertir le peuple des mauvaises occupations, on voit bien qu’ils ne sont mis là que pour le Cardinal qui prétendait pouvoir être innocemment et utilement Comédien pour divertir la Cour et le peuple des occupations très mauvaises des cabales et des révoltes. Car en tolérant les spectacles pour éviter un plus grand mal, aucun Prince, aucune loi ne s’est jamais avisé de les déclarer innocents, encore moins la profession de Comédien, que toutes les lois civiles et canoniques sans exception ont condamnée, même en la tolérant ; surtout un Prince aussi pieux que Louis XIII, qui n’avait point de goût pour la comédie, et désapprouvait la conduite et les dépenses énormes du Cardinal à cet égard, oserait-il tenir un langage si contraire à la religion. Il ne l’aurait pas dû, puisque la bonté ou la malice morale des actions humaines est uniquement du ressort de la conscience ; il se serait borné à accorder la tolérance, pour éviter un plus grand mal, jamais à en attester l’innocence, qui n’était point de son ressort. Il ne le pouvait pas même, puisque l’Eglise s’étant constamment déclarée dans tous les siècles contre l’assistance aux spectacles et à plus forte raison contre le métier de Comédien, qu’elle a toujours anathématisé et privé des sacrements, un Prince Chrétien ne pouvait se déclarer authentiquement contre sa doctrine, en traitant d’innocent ce qu’elle proscrit comme criminel. C’est comme si un Prince, en tolérant les courtisanes, déclarait leur métier innocent. Il y a donc bien de l’apparence que cette déclaration n’a jamais existé, ou qu’elle n’a été qu’une production éphémère, qui n’a pas survécu aux pièces de cinq Auteurs, qui l’avaient enfantée ; et il est bien certain que le public n’en a pas été la dupe, qu’elle n’a été d’aucun usage, que l’Eglise n’a point changé de sentiment ni de conduite, que les Comédiens ont été toujours regardés avec le même mépris, privés des sacrements, de la sépulture ecclésiastique, exclus des charges et des ordres sacrés, et que cette déclaration a été totalement oubliée de tout le monde.