(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre V. Infamie civile des Comédiens. » pp. 101-125
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre V. Infamie civile des Comédiens. » pp. 101-125

Chapitre V.
Infamie civile des Comédiens.

Tout le monde sait que le métier de Comédien est infâme ; mais peu de personnes ont une idée juste de l’infamie. C’est une peine portée par les lois en punition de certains crimes, qui rend inhabile à tout. Un infâme devient irrégulier, et ne peut recevoir ni ordre ni bénéfice ; il ne peut être pourvu d’aucune charge, il n’est reçu ni accusateur, ni témoin, ni juge, que contre un autre infâme comme lui ; il ne peut plaider au barreau, ni être Officier dans les armées ; on ne peut s’allier avec lui sans se déshonorer, etc. Ce n’est donc pas seulement une diffamation, un mépris public, c’est une tache légale qui opère juridiquement tous ces effets. Cette flétrissure civile, que la loi seule a droit d’ordonner, et le Magistrat de prononcer, est quelquefois imposée par sentence, quelquefois encourue par la seule notoriété de fait. Telle est l’infamie attachée au métier de Comédien, qui ne saurait être plus évidente et plus notoire, puisqu’aux yeux de tout le public il monte habituellement sur le théâtre. Cette peine est très grande pour un homme d’honneur, et doit suffire pour l’éloigner d’une société si méprisable. On peut dire de ceux qui s’y livrent comme Tacite (L. 2. Annal.) le disait des femmes prostituées, qui s’étant faites inscrire dans les registres publics, s’abandonnent impunément au premier venu ; l’infamie de leur conduite, la plus grande des punitions pour une femme d’honneur, a paru suffisante à la loi : « Satis pœnarum credebant in ipsa professione flagitii. »

Cette infamie est expressément ordonnée (L. 1. 2. 4. de his qui not. inf.) : « Infamia notatur qui ludinæ artis, pronuntiandivi causa in scænam prodierit. » Les Comédiens y sont mis sur la même ligne que ceux que la loi appelle Lenones. Notre langue est trop chaste pour nous permettre d’appeler ce métier par son nom. Le droit canonique n’est pas moins précis que le droit civil, non seulement parce que l’Eglise regarde comme infâmes tous ceux que les lois de l’Etat déclarent tels (Caus. 6. Q. 1. C. 2. Omnes.), mais encore parce que le septième concile de Carthage déclare nommément les Comédiens infâmes : « Histrionum turpitudinibus subjecti, infamiæ maculis aspergi. » (Caus. 4. Q. 1. C. 1. defimimus.) L’un et l’autre droit admet toutes les suites de ce châtiment. Nous le verrons pour le droit canon dans le chapitre suivant, nous l’allons voir dans celui-ci pour le droit civil.

Cette infamie est si ancienne, si connue et si constante, que Tertullien (de Spectaculis C. 22.), et S. Augustin après lui (L. 1. de civitate Dei), comme nous l’avons vu ci-dessus, L. 1. C. 9. en prennent occasion de se moquer des Magistrats païens. Quelle ridicule contradiction, leur dit-il ! vous donnez des spectacles au peuple, vous estimez l’art du théâtre, vous payez, vous recherchez ceux qui l’exercent, et vous les méprisez, vous les déposez, vous changez leur état civil, vous les condamnez à l’infamie, les chassez de la Cour, du Barreau, du Sénat, de l’Ordre des Chevaliers, vous les privez de tous les honneurs civils. On voit que l’inconséquence et la contradiction a été de tout les temps le partage de l’humanité : « Administratores spectaculorum, in eadem arte quam magnifatiunt, deponunt, diminuunt, damnant ignominia et capitis diminutione, arcent a Curia, Rostris, Senatu, Equite, honoribus omnibus. » Ces paroles, qui ne peuvent être bien entendues sans avoir une idée de la jurisprudence Romaine, expliquée aux Institutes de capit diminut. en sont le précis et la description exacte de l’infamie légale.

Cette infamie, trop méritée et trop bien justifiée, a fait donner aux Comédiens une infinité de divers noms, et toujours méprisants, Histrions, Bateleurs, Mimes, Jongleurs, Farceurs, Tabarins, Trivelins, Baladins, Arlequins, Bouffons, Saltimbanques, etc. Ils indiquent à la vérité quelque différence dans le jeu, les pièces, la conduite ; une dissolution, une impudence plus ou moins grande, excite la sévérité des lois, le zèle des Princes et des fidèles. Cependant, comme les lois, les canons, les Saints Pères les ont employés indifféremment, et blâmé indifféremment le fond et la forme des spectacles, ce serait une erreur de chercher des faux-fuyants dans la diversité de ces noms, et de détourner les anathèmes sur quelques-uns, pour sauver les autres. C’est à peu près toujours la même chose ; peinture des passions, surtout de l’impureté, pour inspirer et pour plaire ; mélange des sexes, femmes indécemment vêtues et parées, ornatu meretricio ; gestes, attitudes, chants, danses, conversations dissolues, personnes de mauvaises mœurs, prêtes à tout, ne cherchant qu’à séduire, communément très séduisantes ; mauvaise compagnie, parterre et loges pleines de libertins, que le vice y rassemble. Il peut y avoir du plus ou du moins, toutes les troupes ne sont pas également corrompues, toutes les Actrices ne sont ni aussi artificieuses ni aussi vénales, il est des pièces plus décentes, tous les siècles, toutes les villes, ne sont pas aussi dépravés, etc. Mais malgré ces nuances légères de modestie, c’est partout le même esprit ; le fonds et la forme sont toujours mauvais, et en général le métier et ceux qui le font méritent l’infamie dont la loi les couvre.

Premier effet. Un fils qui se donne au théâtre, peut être déshérité par son père, si ce père lui-même n’est Comédien aussi. C’est une des quatorze causes d’exhérédation : « Si præter voluntatem patris, inter Mimos se sociaverit. » (Novell. 115. C. 3.) L’ancien droit antérieur aux nouvelles de Justinien ne leur était pas plus favorable. Il ne permettait pas aux enfants Comédiens de se plaindre du testament inofficieux où ils auraient été prétérits, ni par conséquent de prendre par provision la possession des biens paternels que le Préteur leur accordait. Ce Père, dit la loi, n’avait que trop raison de regarder son fils comme indigne de son patrimoine. Je n’ai point vu dans nos arrêtistes ce cas arrivé parmi nous ; mais je suis persuadé que s’il arrivait, le fils ne serait pas reçu à se plaindre de sa prétérition. J’ai dit, avec la loi, à moins que le père n’exerce le même métier. Pourrait-il alors avec justice punir dans son fils une tache dont il l’a couvert et dont il s’est couvert lui-même ? « Talem filium suæ successionis indignum merito judicat, nisi ipse sit similis conditionis. » (L. 2. C. de inoff. Testam.) Conviendrait-il à une femme prostituée, disent là-dessus les Auteurs, de déshériter sa fille sous prétexte de prostitution ? Ce serait bien la fable de l’écrevisse qui reprochait à sa fille qu’elle allait à reculons : « Non licet Meretrici filiam exhæredare quæ vitam meretriciam ducit. » Le père, dans ces occasions, a droit de chasser son fils de sa maison. Une fille qui se livrerait au théâtre serait encore plus coupable, elle aurait franchi de plus fortes barrières. Vous ai-je donc mis au monde, nourri, élevé, pour faire un Comédien, disait à son fils un père accablé de tristesse ? « Tene genui, alui, instituendum curavi, ut ludio, ganao, Histrioque fieres ? »

Si un enfant qui s’est fait Comédien, ne peut se plaindre du testament de son père qui l’a déshérité, d’un autre côté lorsqu’on a institué un Comédien pour héritier, non seulement les enfants du testateur, quoiqu’il leur ait laissé la légitime, mais encore ses frères et sœurs, peuvent attaquer le testament, comme inofficieux ; à plus forte raison, si on avait institué une Actrice, qui n’est regardé par toutes les lois que comme une femme indigne et prostituée, à qui on ne peut rien laisser, même par titre de fidei-commisj secret : Persona turpis infamis (L. 27. C. de in Offic. Institut. ibid. L. 1. Codex Theodosianus. Ibid.) Tous les interprètes donnent la même décision sur la loi 1. de his qui not. inf. Cependant, selon la remarque que nous avons faite, ni les enfants ni les frères ne pourraient faire casser l’institution d’un Comédien, s’ils étaient Comédiens eux-mêmes ; la même raison les exclurait de la succession. La jurisprudence Française suit les mêmes règles. On le peut voir dans les Conférences d’Automne sur la loi déjà citée, Bened. in C. Rainututius, v. Dotem. N. 38. Tiraqueau, de legibus connubialibus gl. 1. rapportées aussi par Automne dans Domat, Lois civiles, Tom. 3. liv. 3. tit. 2. sect. 2. Despeisses, Tom. 2. sect. 4. n. 59. Barri, des Successions, Liv. 10. tit. 4. n. 10. Boutaric, Instit[utiones] de inoffic. Testam. Chassan. Consuetud[o] Burgund[iensis] des Successions, sect. 3. et tous les Jurisconsultes, sur la matière de l’exhérédation des enfants et du testament inofficieux, dans les institutes, le digeste, le code, les nouvelles, et toutes les coutumes. On ne peut penser différemment après une loi si précise, si sage, et partout reconnue. Je n’ai vu que Furgole (des Testam[ento] Liv. 8. sect. 2. n. 52.) qui croie qu’en France on ne suit pas le droit Romain sur l’exhérédation des Comédiens, quoiqu’il convienne et qu’on ne puisse disconvenir que la novelle 115. sur les quatorze causes d’exhérédation fasse loi partout. Je ne sais où cet Auteur, d’ailleurs habile, et dont l’ouvrage a été bien reçu, a pu trouver ce sentiment, dont il ne donne aucun garant. Ce cas, il est vrai, n’arrive guère, et c’est ce qui lui a peut-être fait croire l’abolition de la loi. Comme les troupes de Comédiens ne sont composées que de gens de la lie du peuple, que la misère ou le vice y ont fait entrer, personne n’a intérêt ni de refuser ni de poursuivre de pareils héritages. Des pères de cet état, fort peu instruits des droits que la loi leur donne, fort peu sensibles à un déshonneur qu’ils ne sentent pas, et qui dans le fond n’est rien pour eux, trop heureux même que leur enfants trouvent du pain, en faisant les Rois et les Princes, ne se sont pas avisés de déshériter leurs enfants Comédiens, et ceux-ci se sont aussi peu embarrassés de la tache d’une exhérédation que personne ne sait, et qui n’aboutit à rien. On peut voir dans les arrêtistes que tous les procès qu’on a fait sur cette matière n’ont été qu’entre gens riches ou de condition, qui avaient de l’honneur, et dont le patrimoine en valait la peine. Mais la loi n’en existe pas moins, les parents n’en ont pas moins le droit, la tache de l’infamie n’est pas moins certaine, et si le cas se présentait au palais, on ne manquerait pas de prononcer sur ces principes, et on le devrait.

Une autre raison peut rendre fort rare ce cas de l’exhérédation de Comédiens. La loi veut qu’il ait embrassé ce métier contre la volonté de son père, et qu’il y ait persévéré. Si le père y a consenti, il n’est pas recevable à s’en plaindre ; si l’enfant a quitté avant le testament, ou même avant la mort du père, on lui pardonne une faute qu’il a réparée. Ces deux circonstances sont rarement réunies. Un homme du commun ne s’y oppose pas ; métier pour métier, il lui est indifférent que son fils soit Savetier ou Comédien ; un homme de condition aurait bien peu de crédit, s’il n’empêchait son fils de s’y livrer, ou s’il ne l’en retirait, ne fût-ce que par la crainte d’être déshérité.

Furgole cite pourtant un Auteur qui jamais avant lui n’avait été cité au barreau comme interprète des lois, et qui apparemment ne le sera pas après lui ; c’est l’Abbé d’Aubignac, dans la pratique du théâtre, qui prétend que la profession de Comédien n’est pas aussi déshonorante parmi nous, que chez les Romains. Il faut bien manquer d’autorité pour ne s’étayer que d’un si faible suffrage. Cet Abbé, plus Comédien que Jurisconsulte, modérateur et panégyriste du théâtre, malgré la sainteté de son état, ne sera jamais l’oracle de Thémis. Furgole veut distinguer les Comédiens des Bateleurs et autres gens de théâtre. Si ce ne sont des Comédiens, je ne sais quels sont ces autres gens de théâtre. Il définit mal les Gladiateurs, quand il dit que c’était ceux qui combattaient les bêtes ; ils se battaient entre eux. Il dit que les Mimes sont différents de ceux qui représentent les pièces. Les Pantomimes représentaient aussi des pièces muettes, etc. Mais toutes ces subtilités sont inutiles ; aucun Auteur ne les a faites, ils reconnaissent tous que la loi de l’exhérédation regarde tous ceux qui par état montent sur le théâtre et représentent publiquement pour de l’argent.

Qu’on consulte sur toutes les lois que nous citons, sur la loi 1. de postul. la loi 2. de his qui not. inf. etc. le Commentaire du fameux Mornac, qui vaut bien l’Abbé d’Aubignac, on verra quel est son respect pour les gens du théâtre. Il confirmait par un fait tragique arrivé de son temps, les éloges que les lois en font. Le fils d’un Magistrat à qui son père destinait sa charge et avait donné la plus belle éducation, fréquenta le théâtre, et, à l’ordinaire, y devint un libertin. Il porta la débauche et la bassesse jusqu’à se donner à une troupe de Comédiens. Son père, baigné de larmes, le suivait de ville en ville, errant avec la troupe, pour tâcher de le ramener. N’ayant pu réussir, il le déshérita, comme la loi lui en donnait le droit. Dieu fit à ce père infortuné une terrible justice ; le fils misérable fut enfin assassiné par un de ses compagnons de libertinage : « Prosenatore Parisino Thimelicum ignominiosum habuit, Histrionem flagitiosis artibus infamem, omni cura et solertia ad vindicandum e sordibus filium artes ludicras per urbes exercentem sequebatur, sed reducere non potuit, apatre exhæreredatus, tandem occisus, etc. » (Mornac, L. 2. de serv. corrup.) De pareils exemples, sans être toujours si éclatants et si tragiques, ne sont pas rares. Il mourut, il y a quelque temps, au Parlement de… un Avocat dont les premières années avaient été aussi mal employées. Il quitta enfin l’infâme métier de Comédien, et entra au barreau. Il y porta cet air et ce style de théâtre qui amuse et fait mépriser, et continua à mener une vie fort dissipée dont il avait pris l’habitude. Il n’eut jamais la confiance du public, le souvenir de sa vie passée le dégrada toujours, et quoiqu’il eût de l’esprit, il ne fut jamais qu’un médiocre Jurisconsulte, et mourut enfin très pauvre. Qu’on lise la vie des Comédiens dans l’histoire de M. Parfait, on verra combien leur origine, leur conduite, leur fin, ont mérité le mépris que les lois en font.

Les lois ont pourtant quelque indulgence pour la jeunesse des Comédiens, on excuse la faiblesse de l’âge. Qu’on est facile à séduire ! L’enchantement de la décoration, les grâces des Actrices, l’ivresse d’une volupté nouvelle, facile, piquante, l’adresse, l’insinuation séduisante des Comédiens, gagnent aisément un cœur sans expérience que tout s’efforce d’aveugler et de corrompre. Ainsi un mineur de vingt-cinq ans qui monte sur le théâtre, n’encourt pas l’infamie, pourvu qu’il quitte avant la majorité (L. Si fratres. C. in quib. caus. infam.). On ne peut déshériter une impubère incapable par son âge de l’avoir mérité ; on ne peut de même déshériter un Comédien encore mineur, qui ne mérite ni l’infamie légale ni la disgrâce paternelle, par une faute qu’il a tâché de réparer.

Second effet. Comme on peut déshériter un enfant qui se fait Comédien, on a droit de répudier une femme qui se livre au théâtre, qui même le fréquente contre la volonté de son mari, comme on pourrait répudier une empoisonneuse, une adultère : « Si adulteram, veneficam aut theatralibus ludis gaudentem. » (L. 8. §. 30. C. de repud.) Sempronius répudia la sienne, parce qu’elle avait été à la comédie à son insu (Valer. Maxim. L. 6. C. 8.) Suéton. (C. 44.) rapporte qu’Auguste défendit aux femmes d’assister aux spectacles ; elles n’y assistaient pas chez les Grecs. Nous en parlerons ailleurs.

Au contraire, il n’est pas permis au mari d’une Comédienne d’accuser sa femme d’adultère, ni même de la répudier ou de se séparer d’elle, sous ce prétexte, quelque coupable qu’elle soit. N’a-t-il pas dû s’y attendre ? n’est-il pas censé y avoir consenti ? pouvait-il ignorer que la prenant au théâtre, ou s’y livrant, après l’avoir prise, c’était se charger d’une femme publique ? La laissant dans la nécessité de pécher, il renonce à ses droits, se rend complice, et ne peut se plaindre : « Mimæ a maritis adulterii accusari non possunt, quia cum theatro conceduntur, venalis formæ censentur, et socius turpitudinis accusare non potest. » (L. 5. C. de condic. ob. turp. Caus. L. 22. C. ad leg. Jul. de adult.) Par la même raison une Actrice séduite (si quelqu’une pouvait l’être) n’aurait pas droit de se plaindre de son séducteur, de l’obliger à l’épouser, de demander des dommages et intérêts, pas plus qu’une femme trouvée dans un lieu public, pour laquelle la plainte d’adultère ou de séduction n’est pas reçue. C’est une marchandise étalée dans une foire, qu’on achète (L. pen. de adult.), et qui forme la matière d’une déclamation proposée par Quintilien (Inst. L. 7. C. 3.). Ce privilège d’impunité, le seul que les lois laissent au théâtre, engageait quelquefois les femmes adultères, pour éviter le châtiment, de se faire Comédiennes. Il leur en coûtait peu, leur goût était décidé, et leur apprentissage fait. Le théâtre était leur asile : comment poursuivre le désordre sur ses foyers ? L’Empereur Tibère ne put cependant le souffrir (Suéton. C. 35.) ; car quoique dans le fond il ne valut pas mieux, il affectait de protéger les bonnes mœurs. Il exila toutes les femme qui, pour se soustraire à la rigueur des lois, se réfugiaient chez les Comédiennes, et il fit rendre un célèbre sénatus-consulte qui ordonna que sans avoir égard à l’impunité accordée aux Comédiens, toutes celles qui s’y seraient agrégées en fraude des lois, ne seraient pas moins châtiées. C’était aussi abuser de la grâce, que de laisser mettre toutes les débauches sous la sauvegarde de la comédie (L. mater, de adulter.).

Telle est la jurisprudence constante en Espagne, comme le dit Cévellos, fameux Jurisconsulte de Tolède (Spec. aur. Q. 109. n. 4.), conformément aux ordonnances des Rois Catholiques qu’il cite. Il en donne une raison plaisante, mais vraie. De quoi se plaindrait un Comédien dont la femme est infidèle ? dirait-il qu’elle a blessé son honneur ? et quel honneur a-t-il ou a-t-elle donc à perdre ? La privation suppose la possession. En livrant sa femme au théâtre, il est censé la livrer au public et lui permettre le crime. Il cite là-dessus une foule d’Auteurs. « Histriones sunt infames, non possunt privari aliquo honoro, quia privatio supponit habitum. Non possunt uxores accusare de adulterio cum videantur in delicto permissive assentiri. » C’est apparemment ce qui fit garder le silence à Molière, aussi mécontent de sa femme que tous les maris qu’il avait joués. Il est vrai aussi que sa femme avait autant de raison d’être mécontente de lui, et qu’une juste compensation le déclarait irrecevable. Combien de fois dans les innombrables intrigues des femmes ou des maris infidèles qu’on met tous les jours sur le théâtre, les Acteurs et les Actrices composent ou jouent d’original ! Le vice ne paraît si souvent sous tant de noms, de couleurs, et de formes différentes, que parce qu’il ne fait que passer des coulisses sur la scène. Que l’intérêt est un grand peintre ! qu’un cœur irrité est énergique et fécond ! « La colère suffit et vaut un Apollonk. » Au reste il serait inutile de leur permettre d’autre vengeance ; la plupart s’embarrassent peu d’une infidélité dont ils profitent, et accordent de bonne grâce une liberté qu’ils savent prendre pour eux-mêmes. S’il fallait punir toutes leurs intrigues, si toutes devenaient la matière sérieuse d’un procès, quel Tribunal pourrait y suffire, quel Magistrat voudrait s’en charger, et quelles scandaleuses audiences ne donnerait-on pas au public pour en entendre le détail ? Il vaut mieux les laisser à eux-mêmes se pardonner mutuellement leurs galants exploits, ou s’en faire justice dans quelque scène mordante, et tâcher de sauver de la contagion ce qui reste encore de religion et de vertu dans le monde.

Troisième effet. Les lois civiles souffrent les mariages des Comédiens et des Comédiennes entre eux. C’est toujours diminuer le nombre des crimes. Elles veulent bien que les enfants qui en naissent, ne soient pas traités de bâtards, quelque incertaine que soit leur naissance ; elles tolèrent encore que le peuple s’allie avec eux, quoique l’Eglise, par respect pour la sainteté du sacrement, ne le leur accorde pas, s’ils ne se convertissent, pour en empêcher la profanation. Mais toutes les lois défendent aux personnes en place, aux Magistrats, par exemple, d’épouser des personnes si méprisables. Nous ne traitons pas ainsi les pauvres, dit la loi : la pauvreté n’est pas une infamie, les plus grands Seigneurs ne se mésallient pas en les prenant ; mais on ne peut trop mépriser et écarter les Comédiennes et leurs filles, ainsi que les filles des pourvoyeurs de femmes publiques : « Amplissimis dignitatibus licet pauperem in matrimonium accipere ; humilem et abjectam hanc minime judicamus. Humiles et abjectas tantum censemus Scenicam, Scenicæ filiam, filiam lenonis. Has nuptias Senatoribus interdicimus. » (L. Humillim. 7. C. de inc. nup. Novell. de Matrim. Senator.)

Il est vrai que pour faciliter la conversion d’un sexe fragile, souvent entraîné par faiblesse, Justinien permet aux Comédiennes et à leurs filles de purger leur infamie par des lettres de réhabilitation, comme il le permet aux bâtards et aux affranchis, « sicut servos libertate donatas », pourvu qu’elles renoncent sans retour à l’infâme habitude du théâtre. Alors un honnête homme pourra les épouser, à condition qu’écartant tout air de clandestinité, le mariage soit public et constaté par un contrat et une dot convenable. On ne peut prendre trop de précautions avec ces créatures : les termes de la loi leur font acheter chèrement cette grâce : « Mulieres quæ indignam honore conversationem imbecillitate sexus elegerint, ut minus honestam conditionem facilius derelinquant quæ scenicis ludis se immiscuerant, spreta mala conditione professionem inhonestam effugerunt, etc. » (L. 23. C. de Nupt.). La même loi étend cette grâce aux filles des Comédiens, aux mêmes conditions ; mais si elles sont nées depuis la réhabilitation de leurs mères, alors n’ayant jamais été enveloppées dans leur infamie, elles n’ont pas besoin de se faire réhabiliter : « Si post purgationem matris sint natæ, non subjacent legibus. »

Il est défendu de traiter en légitimes les enfants nés d’une Comédienne, ni même d’une fille de Comédienne, non plus que les enfants d’une esclave on d’une fille de marchand d’esclaves, ou de leur rien donner directement ni indirectement par des personnes interposées. Tout doit être rendu à la famille, ou confisqué, quand même ces enfants auraient obtenu du Prince des lettres de légitimation. La bassesse, l’avidité, l’ascendant que la passion donne, rendent la loi bien nécessaire. Les donations entre mari et femme sont défendues ; on a craint une mutuelle séduction, et que le plus avide et le plus artificieux ne dépouillât l’autre. Que n’aurait-on pas à craindre des artifices et de l’avidité de ces harpies, aguerries à empoisonner les cœurs et à vider les bourses ? Leurs filles, formées à leur école, ne sont pas moins à redouter : « Et sequitur leviter filia matris iter. » Que si quelque Magistrat s’oublie jusqu’à avouer et à traiter en légitimes de pareils enfants, il devient infâme lui-même : « Senatores, Præfectos, etc. placet maculam subire infamiæ, si ex ancilla, scenica, scenicæ filia, vel lenonis filia, susceptos filios in numero legitimorum habuerit, etiam cum nostri prerogativa rescripti quidquid ei donaverit, sive per interpositas personas, totum reddatur. » (L. 1. C. de Natural. lib.)

Les lois canoniques sont ici plus sévères que les lois civiles, et en un sens plus indulgentes. Elles n’ont point égard à la mésalliance, le sacrement est indépendant de la noblesse ou de la roture, et quoique l’Eglise souhaite que les mariages soient assortis avec décence, elle n’a jamais fait un empêchement de l’inégalité des conditions. Je ne crois pas même que les Empereurs Romains en aient prétendu faire un dirimant, par leurs défenses. Mais aussi le Prêtre doit assez respecter le sacrement, pour ne pas l’administrer à des pécheurs publics et des excommuniés, tels que sont les Comédiens, jusqu’à ce qu’ils se convertissent, parce qu’ils en sont indignes, quoique d’ailleurs il fût validement, et non légitimement contracté. Cette loi leur est commune avec tous les autres pécheurs publics ou excommuniés ; mais il a fallu des lois particulières pour les Comédiens, parce qu’ils ont la mauvaise foi de ne vouloir pas convenir du crime de leur état, quoiqu’il soit plus notoirement et plus dangereusement criminel que les autres : « Noluit intelligere ut bene ageret. »

La femme du Poète Quinault eut cette délicatesse. C’était la veuve d’un riche Marchand, qui aimant beaucoup la comédie, avait donné un appartement chez lui à cet Auteur, dit Ménage (Menagiana. tom. 3. p. 262.). Quinault, qui n’avait rien, profita de l’occasion ; amoureux de la bourse autant que de la personne, il fit si bien sa cour à la veuve, qu’elle l’épousa et fit sa fortune. Cette femme, qui avait des sentiments, ne consentit au mariage, qu’à condition qu’il ne travaillerait plus pour le théâtre et achèterait une charge. Il promit tout, et tint parole en partie, il acheta un office d’Auditeur des Comptes ; mais sous prétexte de servir aux divertissements du Roi, il éluda l’autre, en quittant le théâtre de la Comédie Française pour s’appliquer à l’Opéra, où il se mit aux gages de Lully, et s’y fit une brillante réputation. La femme, qui se voyait jouée, s’en plaignit ; mais elle n’était plus la maîtresse. La Chambre des Comptes n’en fut pas plus contente, elle fit la même difficulté de le recevoir que firent à Lully, son associé, les Secrétaires du Roi, quand il voulut entrer parmi eux : « Il n’est pas, disait-on, de l’honneur d’une compagnie si respectable d’admettre un Comédien. L’affaire traîna quelque année » ; cependant comme il n’avait fait que composer des pièces, et n’avait jamais été ni Acteur ni d’aucune troupe, au lieu que Lully était l’un et l’autre, et qu’on craignait d’ailleurs le crédit du Musicien, on s’accommoda enfin, et il fut reçu. Il avait un autre avantage sur Lully, qui n’avait été qu’un Marmiton. Quinault, fils d’un Boulanger, selon Furetière, dans son Factum contre l’Académie, et d’une honnête famille, selon l’Abbé d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie, mais fort pauvre, puisqu’il fut valet de Tristan l’Hermite, homme fort peu pécunieux aussi, de qui il apprit à faire des vers, Quinault, dis-je, avait été dans la suite Clerc d’un Avocat au Conseil, où il avait appris quelque mot de chicane, qui lui facilita l’exercice de sa charge, et lui donna du crédit chez son Marchand. Cet homme avait au Conseil un grand procès, où le maître de Quinault était Avocat ; le Clerc en eut soin, et le procès fut gagné. « Ce Poète se convertit à la fin de sa vie , dit l’Abbé d’Olivet, l’idée de Lully, mort l’année précédente sans beaucoup de préparation (c’est-à-dire subitement et fort mal), l’avait frappé ; il en profita, et marqua du regret d’avoir empoisonné l’Opéra par une morale efféminée. » Il avait même quitté l’Opéra deux ans auparavant, malgré les instances de Lully, et les quatre mille livres par pièce qu’il lui donnait et qu’il offrait d’augmenter. Son repentir est consigné dans un poème sur l’hérésie qu’il composa pour lors. On fit plusieurs mauvaises épigrammes sur le refus de la Chambre des Comptes, dont la pointe consistait dans l’équivoque du mot Auditeur, quoique fort mal à propos, puisqu’on dit Spectateur, non pas Auditeur de Comédie. En voici une qui suffira.

 « Quinault, le plus grand des Auteurs,
Dans votre corps, Messieurs, a dessein de paraître,
 Puisqu’il a fait tant d’Auditeurs,
 Pourquoi l’empêchez-vous de l’être ? »

On peut consulter la vie de Quinault à la tête de ses Œuvres, et l’Histoire du Théâtre sur l’année 1658, d’où nous avons tiré tous ces faits.

La défense de se marier embarrasse peu les Comédiens. Ils savent se passer de mariage, ou trouver des ressources admirables pour se jouer de la loi. En voici des traits. La Bourguignon, dite la Beauval, fameuse Actrice, était un enfant exposé ; une blanchisseuse qui la trouva par hasard, en eut pitié, la prit, l’éleva jusqu’à l’âge de dix ans, et la donna à Filandre, chef de troupe, qui la forma, et lui fit courir le monde. Etant à Lyon, elle plut à Monchindre dit Paphetin, autre chef de troupe (ces noms-là ne sont ni brillants ni sonores). Celui-ci l’enleva à Filandre, et l’adopta pour sa fille. Charmée de la bonne grâce avec laquelle Beauval mouchait les chandelles, elle en devint amoureuse et l’épousa, à condition néanmoins que Beauval la laisserait maîtresse, aurait la patience de souffrir ses caprices, et la docilité de ne se mêler d’aucune affaire du ménage. Il promit tout, et tint parole ; mais le mariage ne fut pas sans difficulté. Monchindre Paphetin, choqué que sa fille adoptive se mariât sans son consentement, et à un moucheur de chandelle, porta sa plainte à l’Archevêque de Lyon. Ce Prélat eut la bonté de se mêler de cette affaire, et de défendre à ses Curés d’épouser la Bourguignon et Beauval. Des Comédiens ne s’arrêtent pas pour si peu de chose. Un beau dimanche matin, la future, parée de tous ses atours, se rendit à la messe de paroisse avec son futur, qu’elle fit cacher sous la chaire où le Curé faisait le prône. Dès qu’il fut fini, elle se lève au milieu de l’auditoire, et déclare à haute voix, qu’en présence de l’Eglise et de tous les assistants, elle prend Beauval pour son légitime époux. Et aussitôt, par un merveilleux coup de théâtre, Beauval, qui avait le mot, sort de la coulisse de dessous la chaire, se montre à l’assemblée, et déclare bien distinctement aussi qu’il prend la Bourguignon pour son épouse légitime. On n’accusera pas ce mariage d’être clandestin. Pour réparer le scandale que donnait un tel éclat, et empêcher le concubinage, l’Archevêque jugea à propos de les faire marier. Elle se réconcilia avec Monchindre Paphetin, revint triomphante sur la scène, et fit passer son mari du grade de Moucheur de chandelles à la haute dignité d’Acteur, qu’il remplit assez mal. Histoire du Théâtre, tome 14. année 1708.

M. de Samson, Gentilhomme du Maine, étant au service, fit connaissance avec la Comédienne le Grand, déserta son Régiment pour la suivre en Flandre ; à la première ville où il s’arrêta avec la troupe, il l’épousa, et en eut un enfant. Ce mariage fut absolument inconnu à sa famille, jusqu’à ce que quatre ans après la mort du mari, la veuve se déclara, et demanda la succession du père, que les collatéraux s’étaient partagée. Appel comme d’abus du prétendu mariage fait par autre que par le propre Curé des parties. Arrêt du 19 juillet 1731 qui le casse (Œuvres de Cochin, Tom. 7. Plaid. 11.). Voici quelques traits du plaidoyer de cet éloquent Avocat. Lorsque la le Grand voulut faire reconnaître son bâtard, elle fit écrire à la famille de Samson que « si on ne le recevait pas, elle le ferait monter sur le théâtre ». C’était en effet pour des gens d’honneur une vraie menace, si l’enfant eût été légitime. La le Grand avançait que quand le sieur Samson déserta pour la suivre, il se mit d’abord Précepteur, qu’ensuite il se fit Comédien dans la troupe. Sans convenir de ces faits, l’Avocat réplique : « Il abandonna donc un état honnête (Précepteur) pour en prendre un infâme (Comédien). Ce prétendu mariage en fut le fruit. » Faut-il d’autre preuve de son libertinage ? L’amant était digne de sa maîtresse. Elle osait dire que les Comédiens ne sont pas sujets aux lois du mariage. Après avoir prouvé la fausseté de ce principe, l’Avocat ajoute vivement : « Croira-t-on qu’un homme de condition soit né pour être Comédien ? Et quand on prouverait qu’un pareil homme aurait eu la bassesse de monter sur le théâtre, peut-on penser qu’une pareille extravagance l’ait exempté des lois du royaume, et que l’excès de son libertinage donne à un mariage honteux qu’il contracte, contre la disposition de ces lois, une validité qu’il n’aurait pas, s’il eût resté au service du Roi, à l’exemple de ses pères ? » Il faut convenir que M. Cochin était moins galant que sincère, plus véridique que flatteur. Aussi était-ce un Jurisconsulte éclairé, sage, de bonnes mœurs, l’ornement du barreau, qui connaissait, respectait et savait défendre les lois et les bienséances.

Quatrième effet. Les Comédiens ne peuvent exercer aucune charge publique (L. 2. C. de Dignit. L. 12.), jusque là que par un arrêt du Sénat il fut défendu, non seulement aux Sénateurs, mais encore aux Chevaliers Romains de paraître sur le théâtre, même par jeu ; ce qu’Auguste observa soigneusement, quoique auparavant il les y employât, comme le rapporte Suétone (Aug. C. 43.). Tout le monde vit avec indignation le trouble qu’excita Lully quand il s’avisa d’acheter une charge de Secrétaire du Roi. On connaît les oppositions du Corps des Secrétaires, les ordres qu’il fallut arracher à Louis XIV, pour faire enregistrer ses provisions, et le peu de succès, puisque malgré sa réception forcée, il n’osa ni ne pût en faire aucune fonction. Les Comédiens ne peuvent pas postuler au barreau ; l’ordre des Avocats est trop noble, leurs fonctions trop importantes, les Tribunaux trop respectables, pour entendre des voix si méprisables. Qu’ils aillent jouer George Dandin ou Arlequin Grapignan, ils ne sont pas faits pour le langage des lois ; ce serait les profaner de les mettre sur des lèvres infâmes : « Peccatori dixit, quare tu enarras justitias meas ? » La loi, jalouse de son honneur, se refuse à leurs attentats (L. 1. de Postul.).

Ils ne peuvent être ni accusateurs ni témoins en matière criminelle, que dans les affaires de leurs semblables, ou qui se sont passées sur le théâtre, dans lesquelles ils sont plaignants ou témoins nécessaires, de même que les femmes prostituées ne sont recevables à accuser ou à déposer que de ce qui se passe dans le lieu public. Tous les Praticiens enseignent unanimement cette doctrine. Julius Clarus, farinacius Damhouder, etc. Quelle foi peut-on ajouter aux dépositions de gens frivoles et méprisables, qui ne font profession que de mentir ? serait-il juste que l’honneur et la vie des hommes fût à la discrétion d’une bouche infâme qui ne s’ouvre qu’au langage de la passion et du vice ? Le concile septième d’Afrique les met au rang des Juifs et des Païens : « Histriones infamiæ maculis aspersi, turpitudinibus subjecti, ut Pagani et Judai, ab accusatione prohibentur. » (4. Q. 1. C. 1.)

Un Soldat qui se fait Comédien, est indigne de servir la patrie : la loi le juge même indigne de vivre ; les Romains connaissaient et savaient conserver la gloire des armes : « Militem qui artem ludicram fecisset, capite plectendum. » (L. quadam 14. de Pœnis.) On n’a pas à craindre qu’un Comédien entre au service, cette nation n’a de bravoure que sur le théâtre ; mais si par hasard quelqu’un se fût avisé de s’enrôler, il est certain qu’il n’eût été incorporé dans les légions et qu’il ne serait enrégimenté qu’à condition de quitter un métier totalement opposé à l’esprit du service. On ne voit pas dans l’histoire que les Officiers Grecs, Romains, ou d’aucune nation guerrière, aient jamais fait représenter des pièces dans leur camp, encore moins y aient joué des rôles. La discipline militaire n’eut jamais besoin d’interdire ces folies : l’idée même pouvait-elle en venir ?

Les Comédiens n’ont pas droit de bourgeoisie et ne sont pas mis au rang des citoyens Romains, quoique nés à Rome. Ils ne sont pas même reçus dans les tribus de campagne, et s’ils s’y étaient glissés, le Censeur les en fait retrancher, ils n’ont pas d’état civil ; la loi ne les connaît que pour les mépriser, et les retrancher de la société par l’infamie. C’est ce que rapporte Cicéron dans son livre de la République, dont S. Augustin, dans le livre de la Cité de Dieu, nous a conservé le témoignage : « Romani, cùm artem ludicram totamque scenam in probro ducerent, id genus hominum, non modo reliquorum civium honore carere, sed etiam tribu amoveri, notatione censoria voluerunt. » Ce Saint ajoute, et après lui Orose (Histor. L. 4. C. 21.), que Scipion Nasica, ce sage et fameux Censeur, fit exécuter cette loi, et Valère Maxime (L. 2. C. 4) rapporte que ce même Scipion, si estimé et si estimable, fit supprimer le théâtre, et en vendre à l’enchère les décorations et les meubles. Mais le vice reprit bientôt le dessus, et le théâtre fut rétabli.

Cette exclusion de toutes les charges et de toutes les fonctions publiques est fondée sur la légitime et générale suspicion que donne de leurs mœurs, de leurs droiture et de leur probité, l’exercice habituel du théâtre. Qu’on s’amuse à en faire un moment l’application détaillée, qu’on dise à Rome, un Consul, un Préteur, un Sénateur, etc., Comédien ; dans tous les pays du monde, un Ministre d’Etat, un Ambassadeur, un Gouverneur de province, Comédien ; qu’on dise parmi nous, un Général, un Colonel, un Capitaine, un Président, un Conseiller, un Avocat, un Notaire, etc., Comédien ; ces idées sont si disparates, les personnes et l’emploi sont si opposés l’un à l’autre, que ce seul langage révolte : la seule proposition serait une insulte et une folie, exciterait l’indignation, ou ferait rire par le ridicule ; ce serait allier le bon ordre et la dissolution, la sagesse et la folie, la considération et le mépris, la confiance du public et la friponnerie. Rien au monde ne fournit ni plus de contrastes à l’esprit, ni plus d’antithèses au langage, et toutes justes, que les charges publiques et le métier de Comédien. Rousseau, dans son ouvrage contre le théâtre, Marmontel, dans son apologie, et tous, tant défenseurs qu’adversaires, en conviennent également ; qui pourrait en disconvenir ? les pierres parlent. « Il est difficile, dit Rousseau, que celle qui s’est mise à prix en représentation ne s’y mette bientôt en personne » (et n’est-ce pas le plus souvent pour s’y mettre en personne qu’elle s’y met en représentation ?). « Ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la scène, n’auront-ils jamais dans le besoin de distraction utile, et ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un père avare pour celle de Léandre ou d’Argante ? »

Marmontel, ne sachant comment se tirer d’affaires, dit d’abord avec beaucoup de charité : « Je n’examine point le fait (il a raison, le fait n’a pas besoin d’examen), je parle de ce qui peut être, sans m’attacher à ce qui est ; je considère la profession faisant abstraction des personnes. » Cette abstraction d’une profession d’avec tous ceux qui la pratiquent, est de la plus profonde métaphysique. Ensuite il distingue la galanterie de la friponnerie. « Pour celle-ci, je passe, dit-il, rapidement (il fait bien, un chat qui s’arrête sur la braise s’y brûle), je n’ai pas le courage d’en plaisanter » (en effet, être volé, trompé, ruiné, passe la raillerie). Ces embarras, cette rapidité de justification, cet air de tristesse qui ne veut pas plaisanter, même en parlant des gentillesses des Comédiens, sont véritablement dans le ton de cette multitude de jeunes gens que nous voyons si souvent se récrier au théâtre, et des parents qu’ils ont volé pour quelque Acteur ou quelque Actrice, et qui véritablement ne sont pas trop d’humeur d’en plaisanter. C’est encore le ton et l’humeur des Comédiens et Comédiennes, qui amassent des richesses et font de très grandes dépenses, tandis qu’eux et leurs apologistes ne cessent de dire, d’un ton lamentable, que leur métier ne leur donne pas de quoi vivre. D’où tout cela vient-il donc ? C’est la pluie d’or qui tombe dans le sein de Danaé ; car peut-on penser, comme Rousseau, que dans un métier dispendieux et peu lucratif, on fasse usage de l’adresse qu’on a si bien étalée sur le théâtre ? Passons rapidement aussi, et gardons-nous de plaisanter.

Pour la galanterie, Marmontel est de fort bonne composition ; il porte l’indulgence jusqu’à faire de l’amour physique, que M. de Maupertuis appelle Vénus physique, et que nous bonnes gens appelons grossièrement l’impureté, jusqu’à en faire un bien, un mérite, un besoin périodique, une nécessité publique et particulière. Il prend condamnation. « Vous demandez, dit-il, si ces personnes si bien parées, si exercées aux accents de la passion, n’abuseront jamais de leur art pour séduire la jeunesse. Votre crainte est fondée ; un Comédien doit savoir mieux que personne l’art de, etc. Un bon Comédien sans mœurs (eh qui sont ceux qui en ont ?) est plus dangereux que personne. S’ils ont des mœurs, ce ne peut être qu’en s’élevant au-dessus des hommes. Un Comédien vertueux, une Comédienne sage et honnête, est une espèce de prodige. Cet être céleste, où se cache-t-il ? » disait Rousseau. Dans la loge de la N….

Les pauvres Comédiens sont pourtant excusables ; ils ne lâchent la bride aux passions que par dépit et par désespoir. En les excommuniant et les déclarant infâmes, on leur ôte la religion et les mœurs, on les livre sans frein, à leurs passions. Puisqu’ils ne tirent aucun fruit de la gêne incommode de la vertu, ils seraient bien dupes de se priver des plaisirs tolérés par les lois et permis par la nature. Cette morale assurément n’est pas d’une sévérité outrée, elle vaut bien celle de Sanchez et de Busembaum ; elle excuse tous les criminels. Les lois ont grand tort en effet de punir les voleurs, les assassins, les femmes publiques ; que ne leur laisse-t-on la vie, les biens, l’honneur, la religion, les freins du vice, les mêmes contrepoids à leurs penchants qu’aux nôtres ? Eh qui leur ôte ni la religion ni l’honneur ? Ce sont eux-mêmes qui l’abandonnent. La religion condamne leur état, l’honneur le réprouve ; pourquoi l’embrassent-ils, pourquoi y demeurent-ils ? Ils retrouveront quand ils voudront la religion et l’honneur dont ils sont déserteurs. Dieu lui-même a grand tort de priver le pécheur de la grâce et de la gloire, et de le déclarer indigne des sacrements ; c’est lui enlever le frein et le contrepoids du vice. Mais le véritable frein et le plus fort, s’il en était aucun pour des Comédiens, ne serait-ce pas la crainte de cette privation de l’honneur et des biens de la communion des fidèles ? quel frein lui mettrait l’idée de l’honneur, puisqu’il ne craint pas de le perdre en s’exposant à l’infamie ? Le véritable déshonneur est dans la profession, l’infamie légale n’en est que la déclaration. Quelles expressions ! les a-t-on bien pesées ? Oter la religion et l’honneur. Les Comédiens n’ont donc ni honneur ni religion, puisqu’on les leur a ôtés. Eh qui peut ôter la religion ? est-il rien de plus libre ? n’est-elle pas dans le cœur ? Qui peut ôter l’honneur, si on ne le mérite ? Reste donc que tous les Comédiens sont sans mœurs, ils n’ont ni intérêt à la vertu, ni contrepoids au penchant, ni frein au vice ; ils goûtent tous les plaisirs, ils savent tout séduire. Quel peuple ! Les barbares de l’Amérique sont moins dangereux, moins méprisables, moins détestables. Je parle d’après leur Apologiste.

Cinquième effet. Les Préteurs et les Ediles, chargés des lois des théâtres, avaient droit, ainsi que les Consuls et tous les autres Magistrats chargés de la police, de faire fustiger les Comédiens, sans autre forme de procès, partout où ils les trouvaient coupables de quelque faute, de même que les maîtres avaient la liberté de châtier leurs esclaves. Les comédies de Plaute et de Térence sont pleines de ces traits, toujours les verges à quelque esclave. La bassesse et l’infamie du métier dispensait de tout ménagement à leur égard ; ils n’étaient que de vils esclaves, et si difficiles à contenir qu’on était forcé de les punir sans cesse, et les punitions infamantes, qu’il n’était pas permis de faire subir aux citoyens sans leur faire le procès, étaient pour eux indispensables : « Correctionem in Histriones Magistratibus in omni loco et tempore lege vetere permissum », dit Suétone in August. C. 35. Auguste, qui dans les commencements de son règne, pour gagner l’amitié du peuple, favorisait les Comédiens, trouva cette liberté de punir trop étendue : il la borna au théâtre, et ne voulut point qu’on les fît fouetter ailleurs, et aux fautes commises pendant le spectacle, qu’il laissa punir comme auparavant sur le champ devant tout le monde. Mais à la place du fouet qu’il supprima, il substitua la prison et l’exil. Tous les Magistrats purent donc chasser ou emprisonner les coupables, comme font parmi nous les Magistrats municipaux chargés de la police. Auguste ne tarda pas à se repentir même de cette légère indulgence, et bientôt, comme remarque Juste Lipse (sur le premier livre des Ann. de sa vie), il rétablit les choses sur l’ancien pied (V. Paulum. L. 5. tit. 26. Senten.). Il l’exécuta même, car, comme remarque Suétone (ibid.), Auguste affermi sur le trône, n’ayant plus tant à ménager le goût du peuple, maintint l’ordre et la décence. Il fit fouetter publiquement sur les trois théâtres de Pompée, de Marcellus et de Balbus, un fameux Comédien qui entretenait une femme déguisée en homme. Il en fit encore fustiger un autre aussi célèbre, dans sa maison, à la vérité, mais ordonnant que les portes fussent ouvertes, et que tout le monde pût y entrer pour en être témoin. Enfin il chassa de Rome et de l’Italie l’Acteur Batille, le plus habile et le plus célèbre de tous, à qui pourtant il pardonna dans la suite, à la prière du peuple.

Il n’est pas dans nos mœurs de faire fouetter personne en plein théâtre, ni personne publiquement qu’après une condamnation en justice ; mais dans toutes les villes du royaume le Magistrat chargé de la police fait sans façon emprisonner les Comédiens qui font quelque sottise, et leur fait faire sans bruit dans le cachot une correction paternelle. A Paris on les traite souvent en Princes, on les enferme dans les maisons royales, les Acteurs à Bicêtre, les Actrices à la Salpetrière, où l’on ne leur épargne pas la correction. Il s’y en est trouvé quelquefois assez pour y jouer des pièces ; mais les Gouverneurs de ces maisons royales sont gens de mauvaise humeur, qui n’aiment point la comédie, et qui font jouer des tragédies de toute une autre espèce, assez propres à exciter la terreur et la pitié, selon les règles d’Aristote.