Chapitre III.
Jurisprudence du Royaume.
Il est surprenant qu’il faille exhorter la Magistrature à s’éloigner du théâtre. Aucun état dans tous les temps ne s’est plus déclaré contre lui qui la Magistrature ; les canons des conciles, les Pères de l’Eglise, les livres de piété n’ont jamais parlé plus fortement et plus constamment. Tous les recueils des lois civiles, aussi bien que des lois canoniques, le digeste, le code, les nouvelles, le code Théodosien, le décret, les décrétales, le sexte, les anciens canons, tout s’élève contre les spectacles. C’est la voix de tous les Législateurs, de tous les tribunaux, de la jurisprudence entière. Pour les Auteurs et les Commentateurs de tous ces textes, qui peut douter de leurs sentiments ? Ils sont sans nombre : nous n’en citerons que quelques-uns des plus distingués ; on en verra quantité d’autres dans le cours de cet ouvrage.
Gregorius Tholosanus, Jurisconsulte célèbre, a fait un traité contre les spectacles. (Syntagma Juris L. 39. C. 5. pag. 19.) Il en parle encore au long (Partit. jur. canon. L. 4. tit. 6.) ; il distingue quatre choses dans la comédie, le fond du sujet, le caractère des Acteurs, la manière de représenter, et le temps qu’on y donne. Les sujets sont tous des crimes et des passions, des satires, des bouffonneries, des friponneries, des enchantements. Il n’y en a pas un où il ne se trouve plusieurs de ces choses, et souvent. Les personnes. Les Acteurs sont la plupart de la plus vile canaille, des gens de mauvaise vie, des misérables, sans pudeur et sans religion. Grand nombre des spectateurs ne valent pas mieux ; les honnêtes gens devraient rougir de leur compagnie. La manière de représenter est communément indécente : gestes, parures, nudités, emportement, licence, mollesse. Le temps. Pour les Acteurs, c’est toute la vie ; pour les spectateurs, quatre ou cinq heures de suite, plusieurs fois la semaine, les fêtes, comme les autres jours, etc. Tel était le théâtre à Toulouse, à Cahors, à Pont-à-Mousson, où ce grand homme a enseigné le Droit avec le plus grand succès. A-t-il changé depuis ? n’a-t-il pas empiré, non par la grossièreté, mais par les raffinements, qui le rendent plus contagieux ?
On lira avec plaisir les réflexions éloquentes de Mornac sur les lois du digeste et du code, le style éloquent de Gonzales sur les chapitres des décrétales, l’inépuisable érudition de Tiraqueau (de nobilitate C. 34. n. 13. de legibus connubialibus § 34.), la précision et l’exactitude de Menoch. (de Arbitrio art. 60. L. 1.), de Balde, de Barthole, etc. sur ces mêmes endroits. On sera étonné du zèle et de l’énergie avec laquelle ils enchérissent à l’envi dans leurs anathèmes. Ces grands hommes étaient trop éclairés et trop sages pour parler et pour penser différemment. Instruits à l’école des lois, c’est-à-dire de la raison, de l’ordre, des bonnes mœurs, pouvaient-ils ne pas proscrire ce qui en est le renversement ?
Le Président Barnabé Brisson, si célèbre par son érudition, son habileté, ses vertus et ses malheurs, a composé une espèce de traité contre la comédie, dans son savant commentaire sur la loi Dominico (Codex Theodosianus de spectaculis), où après avoir rapporté quantité de passages des saints Pères contre les spectacles, il conclut qu’on les a toujours proscrits avec raison, et que tout le monde doit les éviter avec soin. On peut croire après cela que ce grave Magistrat était bien éloigné de les fréquenter et d’y souffrir les arbitres de la justice : « Scenica arti spectacula ut irritamenta vitiorum, et ad corrumpendos animos potentissime valentia, caute et studiose vitanda. »
(pag. 364.)
Les chapitres suivants développent en détail la jurisprudence du royaume sur le théâtre et les Acteurs. Nous y verrons un corps de lois civiles et ecclésiastiques qui partout le poursuivent. Quant à la police du théâtre, on en trouvera beaucoup d’articles dans le beau traité du Commissaire Lamarre (Tom. 1. L. 3.), où il parle fort au long et en bon Magistrat de tous les spectacles ; on y verra divers ordres du Roi, nombre de règlements du Lieutenant de police, et quantité de précautions prises pour y maintenir l’ordre. On en voit aussi pour les villes d’Aix et de Marseille, dans les arrêts de Boniface (Tom. 4. L. 4. C. 14. tit. 1. L. 10. tit. 1. C. 13., etc.). Chaque ville a eu besoin de prendre bien des mesures pour arrêter les désordres trop communs dans des assemblées malheureusement tolérées, qui sont elles-mêmes un très grand désordre. Ce détail n’est pas de notre objet, il serait ennuyeux et infini. Je remarque seulement que Lamarre, à l’endroit cité, rapporte le brevet du Roi, qui applique à l’Hôtel-Dieu le sixième du produit des représentations, et (Tom. 4. L. 6. tit. 10. C. 2.) un autre ordre qui fait une augmentation d’un neuvième sur le prix des places, dont Lamarre eut une portion, pour le récompenser de son excellent ouvrage, et tout le reste appliqué aussi à l’Hôtel-Dieu. On y voit de quoi apprécier ce que les défenseurs du théâtre appellent charité, générosité des Acteurs, et qui dans le vrai n’est que l’exécution des ordres absolus du Roi.
Voici un fait rapporté dans l’histoire de la ville de Paris (Tom. 2. pag. 727.), et dans l’histoire du Théâtre (Tom. 5. pag. 49.). Sur la fin de 1633 il se forma un nouveau théâtre dans un jeu de paume. Les habitants des rues voisines présentèrent requête au Parlement pour en demander la suppression, et l’obtinrent. Voici l’arrêt, où l’on trouvera les désordres que causent les Comédiens, leur peu de religion, les plaintes du public, et le zèle du Parlement à les chasser de partout.
« Du mardi 22 mars 1633. Vu par la Cour la requête présentée par les habitants des rues Michel-le-Comte, Grenier S. Lazare, et autres circonvoisines, contenant que depuis quelque temps Jacques Avenet, locataire du jeu de paume de la Fontaine, aurait introduit des Comédiens en icelui, encore que ledit lieu soit des plus incommodes de la ville, pour être la rue fort étroite et la plus passagère des carrosses, étant ladite rue Michel-le-Comte composée de maisons à portes cochères, appartenantes et habitées par plusieurs personnes de qualité, et Officiers des Cours souveraines,
qui doivent le service de leurs charges, lesquels souffrent de grandes incommodités tous les jours, à cause que lesdits Comédiens exercent et jouent leurs comédies et farces, même en ce saint temps de carême, et par le moyen des embarras, des carrosses et chevaux qui se rencontrent dans ladite rue à toutes les avenues, tels que les gens de pied n’y peuvent trouver passage, et sont tous les suppliants, leurs familles et domestiques, empêchés de sortir, non pas même d’une maison à l’autre, contraints le plus souvent d’attendre la nuit bien tard pour rentrer dans leurs maisons, au grand danger de leurs personnes par l’insolence des laquais et filous, coutumiers à chercher tels prétextes et occasions pour exercer plus impunément leurs voleries, qui sont à présent fort fréquentes dans ladite rue, et plusieurs personnes battues et excédées, avec perte de leurs manteaux et chapeaux ; étant les suppliants tous les jour de comédie en péril de voir voler et piller leurs maisons, dont s’étant plaints plusieurs fois audit Avenet et fait dire aux Comédiens de se retirer et pourvoir en lieu moins incommode et passant, ils se seraient vantés d’avoir permission du Lieutenant civil, et en avoir passé bail pour ledit temps. Requéraient les suppliants les recevoir appelants de ladite permission du Lieutenant civil, si aucune y a d’exercer et jouer comédies audit jeu de paume de la Fontaine, en ladite rue Michel-le-Comte, comme rendue sans avoir ouï les suppliants, tenus pour bien relevés ; cependant défenses audit Avenet de plus permettre ledit exercice audit jeu de paume, et auxdits Comédiens d’y faire aucun exercice, et qu’ils videront dudit lieu, à peine de prison, et de quatre mille livres d’amende applicable à œuvres piesh, et commission
pour informer des insolences, voies de fait et vols commis a l’occasion de l’exercice des dits Comédiens, pour être contre l’introducteur tous dommages et intérêts répétés. Conclusions du Procureur du Roi, et tout considéré,
« La Cour ayant égard à ladite requête, a reçu les suppliants appelants, et en conséquence ordonne que sur ledit appel les parties auront audience au premier jour d’après Quasimodo, et cependant a fait inhibitions et défenses aux Comédiens de faire aucun exercice de comédien audit jeu de paume de la Fontaine jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné. »
. Il ne fut pas nécessaire de faire juger l’appel, la défense provisoire arrêta tout, et la troupe fut dissipée.
Il s’en forma une autre l’année suivante au faubourg S. Germain, ou peut-être est-ce la même qui voulut s’y établir. La gazette du temps en parle, et par une flatterie bien singulière qui caractérise le verbiage ordinaire aux gazettes, on y fait un grand mérite au Roi (qui peut-être n’en savait rien), comme d’une des plus belles actions de sa vie, d’avoir favorisé l’établissement de cette troupe. Mais elle ne fut pas plus heureuse que l’autre, elle s’évanouit bientôt, malgré cette royale protection, et si parfaitement, qu’on n’en trouve ni détail ni vestige (Histoire du Théâtre, ibid.). Ce siècle fut fécond en établissement de troupes de Comédiens ; on en voit je ne sais combien se former, se dissiper, se réunir, se séparer, se disputer, se battre, plaider. On en pourrait faire une histoire plaisante par bien des traits et des aventures comiques qu’elle doit fournir ; mais elle est étrangère à notre dessein, et mérite peu de nous occuper, d’ailleurs les désordres et les scandales dont elle est encore plus remplie, affligeraient plus que ces plaisanteries ne réjouiraient. La propagation du théâtre dans toutes les villes du royaume ne fournirait pas moins, et de comique et de tragique, de scandale et d’amusement. Personne n’a daigné prendre la peine de les faire passer à la postérité, et nous sommes bien éloignés de vouloir les tirer de l’oubli où ils sont et qu’ils méritent.
La Comédie Française ne fut pas plus heureuse dans son établissement ; elle fut chassée de cinq ou six quartiers de Paris, où elle avait successivement acheté des maisons, jusqu’à ce qu’enfin elle trouva plus accommodants et plus faciles à vendre leur consentement, les habitants de la rue des Fossés, où elle a bâti son hôtel, et lui a donné pompeusement le titre de la rue de la Comédie. Nous en parlerons ailleurs. On n’a pas éprouvé moins de contradiction dans la plupart des villes de province ; on n’y a vu d’abord que des tréteaux élevés dans les places publiques. Ce n’est que peu à peu, à mesure que l’esprit de frivolité et le goût du vice ont pris le dessus, qu’on a souffert, après bien des oppositions des voisins, et des gens de bien, que la folie et le scandale eussent des établissements fixes et des maisons publiques, où tout le monde fût reçu et invité à en aller prendre des leçons et voir des exemples. Nos ancêtres auraient-ils jamais deviné que l’objet de leurs mépris et de leurs alarmes, qu’ils avaient chassé avec indignation, pût être recherché avec empressement par leurs descendants, et devenir la matière de leur enthousiasme ?
Montaigne (L. 1. C. 25. de ses Essais) parle de la comédie pour apprendre au public (chose fort intéressante et fort rare !) qu’il a représenté des comédies au collège, et, pour tirer avantage de tout à son ordinaire, qu’il y jouait les premiers rôles, et qu’il y était « maître ouvrier »
. Il se jette ensuite sur ceux qui blâment la comédie, qu’il
traite « d’impertinents et d’injustes »
. Il faut croire qu’il ignorait que les conciles, les saints Pères, les lois Romaines, les canons, les Magistrats, les avaient condamnées. Sans doute il n’eût pas fait ce beau compliment à tous ces graves personnages, qui le valent bien. Aussi ne tient-il que peu à la robe ; il ne fut que cinq ou six mois Conseiller au Parlement de Bordeaux ; il n’aimait pas un état où il n’avait pas « les coudées franches »
. Voici la raison politique qu’il donne de son sentiment. « Les bonnes polices prennent soin d’assembler les citoyens et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et jeux ; la société et amitié s’en augmentent, et puis on ne leur saurait concéder des passetemps plus réglés que ceux qui se font en présence d’un chacun et à la vue des Magistrats. Il serait à propos et raisonnable que le Prince à ses dépens en gratifiât quelquefois la commune, et qu’aux villes populeuses il y eût des lieux destinés pour le spectacle. »
Si Montaigne vivait, il verrait aujourd’hui ses vœux accomplis ; il n’y a point de ville populeuse dans le royaume qui n’ait son théâtre. Plusieurs même très peu populeuses ont le leur, et dans les petites villes il y a toujours quelques gens officieux qui jouent des pièces. Les grands Seigneurs solennisent leurs fêtes en donnant la comédie au public, et dans les occasions importantes les Comédiens font au public la galanterie de lui donner le bal et la comédie gratis, et Brioché les marionnettes, à peu près comme sur le Pont-Neuf le gros Thomas montre sa joie pour la convalescence de quelque Prince, en arrachant les dents gratis. Il est vrai que comme les Comédiens sont gagés du Prince, ils auraient tort de faire trop valoir leur libéralité ; c’est au Prince que la gloire en doit revenir. La comparaison que fait Montaigne des offices de dévotion avec les « ébattements
du théâtre »
, en les mettant sur la même ligne de l’utilité publique, n’est pas assurément puisée dans l’Evangile. Aussi n’est-ce pas la source où Montaigne va puiser. Il est très faux qu’il soit utile au public de rassembler les citoyens au spectacle ; ils n’y voient que les excès, les intrigues, le succès des passions ; il n’y forment que des parties de débauche, des sociétés de vice, des liaisons de crime. C’est là que les jeunes gens trouvent les scélérats qui les corrompent, que les filles se font les amants qui les séduisent, les femmes mariées voient les libertins qui portent le désordre dans les familles. Parmi un petit nombre d’honnêtes gens qui y vont rarement, et qui s’y trouvent fort déplacés, ce n’est que l’assemblage de la lie d’une ville, je ne dis pas de la lie du peuple, mais la lie pour les mœurs et la religion. Il est vrai qu’en ce point le beau monde est très peuplé. Bien loin de convoquer une si mauvaise compagnie, et d’inviter les citoyens à s’y unir, la bonne police demande qu’on la dissipe, et qu’on empêche les citoyens d’y venir. Ils y perdraient leur vertu, et y apprendraient tous les vices. Il est vrai que des jeux publics, donnés sous les yeux des Magistrats, doivent être moins licencieux que des parties de plaisir secrètes, où les ténèbres et l’impunité ouvrent une libre carrière à la débauche. Mais dans le fait les yeux du public et des Magistrats n’obtiennent et n’obtiendront jamais que d’arrêter les querelles, et de supprimer les grossièretés. Le poison déguisé des passions voilées, qui n’en est que plus dangereux, parce qu’on ne s’en défie pas, et qu’on l’excuse, l’immodestie, les dérangements des Acteurs et des Actrices, le mauvais exemple, la perte du temps et de l’argent, la dissipation, la malignité, y auront toujours les coudées franches. Peut-on même bien compter que
les Magistrats soient toujours si rigides, et le public si délicat ? Ce public, qu’on suppose si régulier, y viendrait-il, si le spectacle était tout à fait châtié ? Montaigne, qui se vantait de connaître le monde, croyait-il le public décidé pour la modestie, le protecteur zélé des bonnes mœurs ? Mais Montaigne jugeait du goût et des idées du public par les siennes, et appelait passetemps bien réglés une liberté pareille à celle qu’il se donne dans son livre, où l’obscénité, l’irréligion et la hardiesse des sentiments sont répandues à pleines mains, et souvent d’une manière plus révoltante que dans nos comédies, dont le grand nombre est plus châtié que ses essais. Un Législateur qui mesure si peu ses expressions, peut être aisément édifié de la modestie du théâtre ; est-il un bon garant de ce qu’il honore de son suffrage ? Mais ici plus qu’ailleurs ce sont des questions de nom, personne ne se déclare pour la licence contre les mœurs ; mais qu’est-ce que licence ? qu’est-ce que bonnes mœurs ? Chacun s’en forme des idées à sa mode, où le goût et l’intérêt sont plus consultés que la raison et l’Evangile.
Quoique Cicéron ne soit ni Législateur ni Jurisconsulte, il est d’un mérite fort supérieur à Montaigne, et mérite une attention particulière, non seulement comme un des plus beaux esprits, des plus éloquents orateurs, des plus sages philosophes qui aient jamais paru, mais parce que c’était un homme élevé aux plus hautes magistratures, Sénateur, Consul, Gouverneur de province ; qui avait toujours vécu avec le plus grand monde, fréquentant, connaissant parfaitement le théâtre, lié avec le plus célèbre Comédien, Juge éclairé et équitable du mérite des pièces et du prix de la bienséance et de la vertu ; qui vivait dans un temps où le théâtre n’était point parvenu à la dissolution où il fut porté sous les Empereurs et où se jouaient les comédies de Plaute et de Térence, qui nous restent encore, et par lesquelles on peut comparer le théâtre Romain avec le nôtre. Quel suffrage, et de quel poids !
Dans l’oraison pro Quintio, parlant du fameux Roscius, son ami, homme dans le métier de Comédien aussi unique par sa vertu que par son talent, il fait son éloge avec autant d’esprit que de vérité. Roscius, dit-il, est un si habile Acteur, qu’il n’y a que lui qui mérite de paraître sur la scène, mais en même temps si honnête homme, qu’il est le seul qui mérite de ne pas y monter. Je ne sais si l’on peut plus vivement et plus ingénieusement peindre et le mérite personnel de Roscius et la bassesse de sa profession : « Cum Roscius artifex hujusmodi sit, et solus dignus videatur qui in scena spectetur, tunc hujusmodi vir probus, ut solus dignus videatur qui eo non accedat. »
Je ne puis m’empêcher de rire quand j’entends l’éloge de la comédie sur les leçons de morale qu’elle débite et les exemples de vertu qu’elle donne. Ecoutons Cicéron (Tusculanes quæst. 4. n. 55. 69. 2. n. 27.). O la belle réformatrice des mœurs ! « o præclaram emendatricem vitæ »
, qui fait une Divinité de l’amour du vice et de l’auteur du crime, « quæ amorem flagitii et levitatis auctorem in conciliis Deorum collocat »
. On ne représenterait pas la comédie, si on n’aimait le vice : « Si flagitia non probaremus, comedia nulla esset omnino. »
C’est le comble du désordre de louer le désordre, et une maladie extrême de louer la maladie : « Libidinem laudare summæ libidinis, ægritudinem laudare maxime detestabile. »
Les comédies affaiblissent les hommes les plus forts, amollissent le cœur, énervent la vertu, ce qui les fait chasser avec raison de la république de Platon : « Lamentantes inducunt, fortissimos molliunt animos, discuntur
vitia, nervos omnes virtutis elidunt ; recte igitur a Platone excluduntur in ea civitate quam finxit, etc. »
Pour imprimer à son fils l’amour de la décence, il cite (Officiis C. 1.), comme une espèce de prodige un reste de modestie que la force de l’usage et la pudeur avaient fait conserver sur le théâtre, où l’on n’en connaît presque plus. C’est de ne pas y paraître sans ceinture : « Hanc habet a vetere disciplina verecundiam, ut in scena sine subligaculo prodeat nemo. »
Quoi ! sur un théâtre païen les Actrices n’osent paraître sans ceinture, quoique les robes Romaines fussent très modestes et même embarrassantes ! eût-on osé s’y montrer en panier, en robe volante ? Les apologistes du théâtre peuvent-ils dire que l’ancienne comédie était plus licencieuse que la nôtre ? Ce n’était pas du moins dans les habits des Actrices : était-ce bien dans leurs mœurs ?
Dans la septième Epître (C. 7.) il décrit les magnifiques jeux que donna Pompée, où quatre cents lions et grand nombre d’éléphants furent tués, où parut le fameux Esope, le plus grand Acteur du temps, et les tragédies de Clytemnestre et du Cheval de Troie furent représentées avec les plus riches décorations. Ce grand homme vit avec tant de dégoût des objets si frivoles, qu’il félicite son ami, à qui il écrit, d’avoir préféré la tranquillité de la campagne, et la douceur de la lecture, aux fêtes bruyantes dont l’éclat frappe le peuple, mais ne peut plaire à un homme sage : « Lætor te animo valuisse ut ea quæ cæteri mirantur, neglexeris. »
Dans le livre de la corruption de l’éloquence, que quelques-uns attribuent à Cicéron, et qui n’est pas indigne de lui, on assure que le théâtre est une des principales causes de cette corruption. Dès la plus tendre jeunesse, tout occupé de ces folies, a-t-on un moment à donner aux sciences ? de quoi parle-t-on chez soi et dans les écoles ?
Les Maîtres eux-mêmes ne parlent aux Ecoliers, ne les louent d’autre chose : « Urbis vitia pene in utero matris concipi mihi videntur histrionali favore, his occupatus obsessusque animus quantulum loci bonis artibus relinquit, quos alios adolescentium sermones excipiunt ne præceptores quidem ullas crebriores fabulas habent. »
Voilà ce qui se passe dans tous les collèges plusieurs mois avant et après les pièces de théâtre. Nous rapporterons bien d’autres traits de Cicéron dans cet ouvrage : ceux-là suffisent pour faire connaître ses sentiments.
Il faudrait extraire une grande partie de l’Oraison qu’il prononça pour Roscius, le plus honnête homme, le plus grand Acteur de son temps (ce qui est un phénomène), si on voulait rapporter tout ce que l’Orateur dit contre la comédie, car il ne s’occupe qu’à excuser Roscius d’exercer un si vil métier. Sa partie voulait rendre sa bonne foi suspecte, à titre de Comédien. Cicéron ne conteste pas la justice de ce reproche en général ; il se retranche sur le mérite personnel de Roscius, qui bien loin d’être infecté des vices de son état, était par une espèce de prodige plus honnête homme qu’habile acteur :« Audaciter dico plus fidei quam artis, plus veritatis quam disciplinæ possidet, quem populus Romanus meliorem virum quam Histrionem arbitratur. »
Une pareille exception fait-elle l’éloge de la profession et de ceux qui l’exercent ? J.J. Rousseau, dans son ouvrage sur le théâtre, convient aussi qu’il a trouvé un Comédien honnête homme, que son métier n’avait point corrompu : « Rara avis in terris alboque simillima corvo »
. Nous admirons ces miracles dans les Acteurs : seraient-ils moins admirables dans les Actrices ? Nous n’en avons vu citer aucun.
En 1759 il y eut à Paris un procès singulier. Ramponeau, Cabaretier de la Courtille, qui avait été mendiant et chantre du Pont-Neuf,
était un bouffon dont les propos, la face, les allures comiques, firent espérer à Gaudron, Entrepreneur des spectacles sur le Boulevard, d’attirer beaucoup de monde à son théâtre, s’il pouvait l’y faire monter. Ils passèrent un accord, par lequel Ramponeau s’érigeant en acteur, s’engageait à représenter pendant trois mois, avec un dédit de mille livres, et Gaudron lui promettait la moitié du profit et une gratification de quatre cents livres. A la veille de la première représentation, Ramponeau, qui avait fait ailleurs un nouveau marché où il trouvait mieux son compte, fit signifier à Gaudron un acte, où prenant le ton dévot, il lui déclare qu’« il ne peut faire son salut en exécutant ses promesses, et que le zèle avec lequel il veut travailler à conserver ses bonnes mœurs, l’oblige de renoncer pour jamais au théâtre »
. Gaudron, fort surpris de cet accès de dévotion, et fort embarrassé de l’exécution de son entreprise, demanda que le dévot Ramponeau fût du moins condamné à lui payer le dédit de cent pistoles, et des dommages et intérêts pour les frais faits en décorations, habits, impressions d’affiches, estampes (car on avait fait graver le grand Ramponeau couronné de lierre). Ils avaient tous deux raison. Personne ne peut être obligé de monter sur le théâtre, les lois sont expresses, même pour les esclaves ; personne même ne devrait y monter, la loi et la conscience n’y sont pas moins positives. Mais les autres théâtres fussent-ils tolérables, personne assurément ne peut paraître sur celui des Boulevards, qui n’est qu’un tissu d’infamies : les Parades de Vadé en font foi, et il est étonnant que les défenseurs du théâtre osent dire en général et indifféremment que la nouvelle comédie est plus décente que celle des Païens, tandis qu’il y aura des spectacles aux Boulevards et à la Foire.
D’un autre côté la convention étant faite, et ayant occasionné des frais, et la police tolérant les spectacles, il était de l’équité qu’on accordât quelque dédommagement. D’ailleurs Ramponeau, qui n’était, non plus que son cabaret, guere plus dévot que Gaudron et son théâtre, ne faisait pas présumer les motifs d’une sublime sainteté. Il y a bien de l’apparence que si ce procès a été jugé (ce que j’ignore), il a eu le dénouement de celui d’Horace, et aura fourni matière à quelque farce : « Solventur risu tabulæ, tu missus abibis. »
Le Mémoire fait pour Gaudron par Me. Beaumon, Avocat au Parlement, qu’on trouve dans le Recueil des facéties Parisiennes, est très ingénieux et très sage ; et quoique obligé par la nécessité de la cause d’excuser la comédie, bien différent de son confrère Huerne de la Mothe, il convient de bonne foi, « que la religion n’approuve point et même condamne les spectacles, qu’on ne peut y assister quand un mouvement intérieur de la conscience s’y oppose (ce qui assurément arrive à tout le monde, s’il est de bonne foi), et qu’un guide éclairé (l’Eglise) le défend▶, et que sans avoir égard aux exemples contraires, la règle la plus sûre est de déférer sans réserve à ceux qui sont chargés de notre conduite »
(leurs sentiments ni sont ni douteux ni ignorés). Il se retranche sur la tolérance de l’autorité publique, pour faire voir qu’en justice on ne peut regarder la convention comme illicite, et qu’en conséquence le Juge doit accorder un dédommagement. Il compare cette convention à la stipulation des intérêts tolérés en certains Parlements et en certains pays, comme en Hollande, etc., quoique rejetée dans d’autres, et généralement condamnée par l’Eglise ; ce qui appuyant son raisonnement, par la comparaison très appropriée des Comédiens et des usuriers également pernicieux aux familles, également condamnés
par les lois de l’Evangile, caractérise parfaitement l’illégitimité du théâtre, qui aussi bien que l’usure, malgré la tolérance, est véritablement mauvais et ◀défendu▶ en conscience.
M. Beaumon cite diverses permissions accordées aux Comédiens, ce qui était inutile, puisqu’il est notoire que les spectacles sont tolérés dans le royaume, et qu’il n’est pas moins notoire que la religion et les bonnes mœurs les interdisent. Il y a bien des arrêts opposés qui en diverses occasions ont blâmé, réformé, supprimé des théâtres, et en constatent le désordre. Règlement du Parlement de Paris du 12 novembre 1543, rapporté par Fontanon (Tom. I. art. 6. pag. 129.) qui dit : « La Cour, avertie que le peuple et les gens de métier s’appliquent au jeu des Bateleurs, ◀défend▶ à tous Comédiens de jouer quelque jour que ce soit, sous peine du fouet et du bannissement, et au Prévôt de Paris et tous Seigneurs justiciers de le permettre. »
Il y a deux autres arrêts pareils du 6 octobre 1564, et du 10 décembre 1586. Arrêts du Parlement de Bretagne du 11 septembre 1574, et du 3 octobre 1578, qui le ◀défendent▶ sous les plus grièves peines. Dictionnaire des Arrêts, verb. Jeux profanes. Arrêt du Parlement de Rouen, du 15 mai 1684, sous peine de trois cens livres d’amende. Ibid. verb. Nuit. Arrêt du Parlement de Toulouse qui fait pareilles défenses. La Roche, verb. Bateleurs, etc.
Tous les défenseurs du théâtre font beaucoup valoir, et d’un ton bien plus décisif et plus tranchant que M. Beaumon, parce qu’ils sont bien moins habiles, la prétendue approbation de l’autorité civile, par l’inspection de la police, les arrêts du Parlement, les lettres patentes, qu’ils disent avoir en foule, mais qui n’existent que dans leurs idées.
1.° L’inspection de la police et la protection qu’elle y donne pour y maintenir l’ordre, ne prouvent rien. Le Prince seul peut autoriser légalement un Corps par des lettres patentes enregistrées au Parlement. La tolérance, sans être une approbation, suffit pour lui accorder la sûreté, et obliger les Magistrats municipaux à y empêcher les abus et le désordre, et le garantir de toute insulte. Les spectacles sont établis à Rome. Le Pape, Pontife et Souverain dans le patrimoine de S. Pierre, qui a le double pouvoir de les abolir, et la double raison de la discipline et de la police, les souffre et les fait protéger, sans les approuver, puisque dans le même temps qu’il les laisse représenter, il maintient les canons qui les condamnent, les Prédicateurs et les Confesseurs qui les proscrivent, que Benoît XIV dans ses ouvrages les a très authentiquement et très savamment censurés. A Venise la République en tire un gros revenu, ainsi que de son carnaval, où il se commet mille crimes, que personne ne s’avisera d’excuser. Qu’en conclure ? Ce qu’on peut conclure à Rome, à Venise, à Naples, de la tolérance publique des femmes de mauvaise vie, desquelles on tire quelque profit, sur lesquelles la police veille avec le plus grand soin, pour le maintien de l’ordre ; qu’il est des maux presque inévitables qu’on croit devoir tolérer. Est-ce une approbation ? et ceux qui dans ces lieux publics vont satisfaire leurs passions, sont-ils moins coupables ? Si les hôpitaux reçoivent la portion du profit que les Comédiens leur donnent, et même quelquefois des aumônes, il en est comme des impositions sur les femmes débauchées, comme de l’argent volé dont on ne connaît pas le maître, comme des restitutions des usuriers : tout cela doit être employé en bonnes œuvres. Au reste, c’est proprement le Roi qui donne cette portion du profit, puisque ce n’est ni par charité ni par religion, mais par l’ordre exprès du Roi, que la Comédie Française est obligée sur sa recette de délivrer une portion fixée à l’Hôtel-Dieu. Aussi à l’Opéra, aux Italiens, et dans toutes les comédies de province où il n’y a pas de pareils ordres, les pauvres ni les Eglises n’ont jamais eu à se mettre en garde contre l’excès de leurs libéralités. Qu’en conclure encore ? C’est que toutes les lettres patentes, tous les arrêts du monde, fussent-ils aussi réels qu’ils sont imaginaires, ne peuvent point, en le tolérant, rendre bon ce qui est mauvais, et sûr ce qui est dangereux, ni sauver de péché ceux qui ont la faiblesse de s’y livrer.
2.° Dans le fait est-il vrai que la Comédie Française ait eu des lettres patentes enregistrées, et des arrêts du Parlement en sa faveur ? Non, jamais. Il n’y a que des brevets particuliers, des ordres adressés au Lieutenant de Police, pour le règlement des spectacles, que l’on trouve dans le Traité de la Police de Lamarre, et cités en divers endroits, dont aucun n’a été ni dû être adressé au Parlement. Il n’y a que des arrêts qui jugent des différends particuliers survenus entre les Comédiens. Tout cela n’a rien de légal, et ne forme point un état avoué par les lois. Tout le pompeux étalage de ses titres porte à faux : la communauté des Savetiers est plus légitime que la troupe des Comédiens. On ne les écoute pas en corps dans leurs procès, ils n’en font pas un aux yeux des Juges ; on ne leur doit aucune audience, et ce n’est que par grâce qu’on souffre qu’ils prennent dans leurs écritures la qualité de Comédiens, que les Tribunaux ne connaissent pas. C’est la remarque de M. l’Avocat général dans un procès que les Comédiens eurent en 1709, rapporté dans le Journal des Audiences (T. 6. L. 8. C. 19.), dont nous parlerons ailleurs. Comment le Parlement, si attentif à n’admettre l’existence légale d’aucun Corps qui ne soit autorisé par des lettres patentes dûment enregistrées, eût-il établi la troupe des Comédiens, pour qui il n’y a jamais eu rien d’enregistré, qu’il a toujours réprouvée, et contre laquelle il a rendu beaucoup d’arrêts ? Voyez Pontas et Lamet, verb. Comédie.
Le plus grand de nos Rois de la seconde race, deux des plus grands de la troisième, se sont ouvertement déclarés contre le théâtre. Charlemagne, par un capitulaire de l’an 789, supprima tous les jeux des Histrions, restes de la comédie Romaine, qui après la destruction de l’Empire, se soutint encore sous les Rois Wisigoths, comme on le voit dans les Œuvres de Cassiodore, Ministre de Théodoric, qui la condamne sévèrement. Elle expira avec leur empire, elle fit quelque effort pour se rétablir sous Charlemagne, elle y fut foudroyée sans retour. Il n’en reste aucun vestige sous les Rois de la seconde race. On voit seulement trois siècles après la fête des Fous introduite dans quelques Eglises, qui semblait être un rejeton du théâtre. Elle fut généralement proscrite par les deux puissances, malgré la fureur du peuple, qui s’opiniâtra longtemps à la soutenir. S. Louis et Philippe-Auguste, l’un et l’autre très pieux et très grands Princes, qui ont le plus sagement gouverné ce royaume, et sur qui Dieu a le plus abondamment répandu ses bénédictions, ont rendu, au rapport de tous les historiens, des ordonnances dans les termes les moins flatteurs pour les élèves de Thalie. « S. Louis, dit du Tillet, chassa de son royaume les Farceurs et Comédiens, comme une peste publique, capable de corrompre les mœurs de tous ses sujets. »
Dupleix et Mézeray, qui le copie, disent sur Philippe-Auguste : « Ce Prince signala sa piété par l’expulsion des Comédiens, qu’il chassa de sa Cour, comme gens qui ne servent qu’à efféminer les hommes, flatter les
voluptés, et remplir les esprits oiseux de chimères qui les gâtent, et à causer dans les cœurs des mouvements déréglés, que la religion et la sagesse nous recommandent si fort d’étouffer. Les Princes leurs prédécesseurs avaient accoutumé de faire des présents à ces gens-là, et de leur donner leurs vieux habits (quels présents !). Mais lui était persuadé que donner aux Comédiens, c’est donner au Diable. Assurément ce ne sont pas là des lettres patentes. »
Il y en a pourtant de trois espèces, 1.° en faveur des Basochiens, 2.° pour les Confrères de la Passion. 3.° Aux Comédiens Italiens. Mais la Comédie Française n’en peut tirer aucun avantage, elles lui sont même contraires. 1.° La Basoche a eu des lettres patentes de Philippe le Bel et de quelques autres Princes ; mais elles ne regardent que leur juridiction et leurs privilèges, et ne font aucune mention de comédie, qui ne s’y introduisit que longtemps après. Nous avons vu que les Clercs des Procureurs s’avisèrent de composer et de jouer des pièces qui ne furent d’abord que des mystères, qu’on déguisa sous le nom de moralités. Il est vrai que le Roi et le Parlement les laissèrent faire, et même les favorisèrent ; mais on ne tarda pas longtemps à s’en repentir. Vingt arrêts plus sévères les uns que les autres, parvinrent enfin à les anéantir. La Comédie Française voudrait-elle de tels ancêtres ? ambitionnerait-elle leurs titres ? Elle devrait être aussi comprise dans leurs arrêts : un héritier succède aux charges comme aux avantages. Des arrêts qui condamnent au bannissement, au fouet, à la confiscation, à la corde, ne sont pas des titres de noblesse.
2.° Les Confrères de la Passion ont été authentiquement établis et ont régné plusieurs siècles. La nouvelle comédie leur a si peu succédé, qu’elle a joué longtemps sur des théâtres différents, qu’elle a eu des procès avec eux, les a vaincus et chassés, et a acheté leur hôtel. Quel rapport entre des mystères de la religion grossièrement rendus, il est vrai, mais édifiants, et des intrigues profanes, le plus souvent criminelles, polies, si l’on veut, élégamment composées, mais très pernicieuses, entre une confrérie formée par la religion pour des exercices pieux, et une troupe de gens dissolus rassemblés par le libertinage ? Tout cela dégénera dans la suite : l’indécence, la frivolité, l’irréligion vinrent les profaner, et dès lors ils méritèrent d’être abolis. La nouvelle comédie ne recueillit que ce qui fit détruire l’ancienne ; toute sa ressemblance avec elle ne consiste que dans l’imitation de ses défauts. Ce serait en mal connaître l’institution que de la comparer avec nos pièces dramatiques. Les mystères des Confrères furent d’abord de vrais exercices de religion approuvés par le Clergé, comme le sont encore certaines représentations employées dans les missions, surtout en Bretagne, en Italie, etc., et autrefois dans toute la France, que les Confrères embellirent et représentèrent avec plus d’art et de magnificence. Tout s’y passait avec beaucoup de piété et de décence pour le temps. La plupart de ces mystères furent composés par des Ecclésiastiques, des Religieux, et même des Evêques : les Prêtres, les Curés y jouaient les premiers rôles ; c’était même un honneur qu’on réservait aux personnes constituées en dignité. Ils commençaient par le Veni Creator, ils finissaient par le Te Deum. On y faisait des sermons, on y chantait les psaumes et les prières de l’Eglise. Tout cela faisait sur les assistants des effets admirables. C’étaient des instructions vives, animées, amusantes, intéressantes. L’histoire de la Bible, la vie du Sauveur, sa mort, sa résurrection, son ascension, les actes des Apôtres, les actions des Saints étaient mises sous les yeux élégamment pour le temps, quoique grossièrement pour le nôtre, avec une simplicité et une naïveté touchante, qui valait bien nos raffinements, nos pointes, notre luxe, et surtout les galanteries, les friponneries, les fureurs, la morale lubrique, en un mot, le pompeux étalage de tous les vices, qui fait le fond de toutes nos scènes. Est-il surprenant que l’autorité publique ait mis le sceau à ces actions religieuses, et qu’elle ait refusé de le mettre à nos dissolutions profanes ? Les nouvelles troupes se sont rendu justice, et n’ont jamais prétendu succéder aux Confrères de la Passion. Il est même vrai qu’ils s’étaient si fort décriés par le mélange des choses profanes, qu’il eût été honteux de recueillir leur succession. Ce qui m’étonne, c’est que les apologistes du théâtre moderne aient été assez peu instruits, ou assez peu de bonne foi, pour confondre ces objets, et ne pas voir par les dates même des lettres patentes et des arrêts qu’ils citent avec tant de confiance, que ces titres ne peuvent appartenir à des hommes nouveaux, si différents de ceux qu’on a voulu autoriser, qu’ils ne peuvent au contraire que proscrire des gens si opposés à l’esprit et aux vues religieuses qui les firent accorder.
3.° Les Comédiens Italiens ont des lettres patentes fort anciennes, cela est vrai ; mais je doute que les Comédiens Français veuillent faire avec eux cause commune. Ces deux théâtres, depuis un siècle plus rivaux qu’amis, n’ont cherché qu’à se décrier et à se nuire. Quoi qu’il en soit, il est vrai qu’en 1588 les Comédiens Italiens, attirés par la Reine Catherine de Médicis, obtinrent des lettres patentes, et les présentèrent au Parlement pour les faire enregistrer ; mais malheureusement le Parlement alors n’avait pas envie de rire. Sur les conclusions de M. Séguier, Avocat général, « il fut ◀défendu▶ aux Comédiens Italiens
ou Français de jouer aucune comédie, soit aux jours de fêtes, soit aux jours ouvrables, sous peine d’amende arbitraire et de punition corporelle, quelques permissions ou lettres patentes qu’ils eussent obtenues. »
En 1594, par autre arrêt de la Chambre des Vacations, qui dans cette saison aurait dû être plus indulgente, à la requête du Procureur général, il fut ◀défendu▶ aux Comédiens, qui jouaient alors à l’hôtel de Cluny, « de jouer leurs comédies, et de faire aucune assemblée en quelque lieu de la ville ou faubourgs que ce fût, à peine de mille livres d’amende »
.
On est étonné de voir dès lors des Comédiens Italiens, et leurs lettres patentes rejetées. Mézeray nous explique cette énigme sur le règne d’Henri III, l’an 1577. La Reine Catherine de Médicis a la première introduit en France la comédie profane, pendant les dissolutions énormes du règne de son troisième fils, époque bien digne d’un tel établissement. « Le luxe, dit cet Historien, à peu près dans les mêmes termes que le Journal d’Henri III, le luxe, qui cherchait partout des divertissements, appela du fond de l’Italie une bande de Comédiens, dont les pièces toutes d’intrigue, d’amourettes et d’inventions agréables pour exciter et chatouiller les passions les plus douces, étaient de pernicieuses écoles d’impudicité. Ils obtinrent des lettres patentes pour leur établissement, comme si c’eût été quelque célèbre compagnie. Le Parlement les rebuta, comme personnes que les bonnes mœurs, les saints canons, les Pères de l’Eglise, et nos Rois même, ont toujours réputés infâmes, et leur ◀défendit▶ de jouer, ni de plus obtenir de semblables lettres ; et néanmoins dès que la Cour fut de retour de Poitiers, le Roi voulut qu’ils rouvrissent leur théâtre. »
Le Journal dit que ce fut le 19 mai que ces Italiens nommés li Gelosi, apparemment du nom de leur chef, parurent sur la
scène à l’Hôtel de Bourbon, qu’ils prenaient quatre sols par tête à l’entrée, et que l’affluence du monde était si grande, « que les quatre meilleurs Prédicateurs de Paris ensemble n’en avaient pas autant »
. Il ajoute : Le Parlement leur ◀défendit de jouer, mais ils obtinrent des lettres patentes pour qu’il leur fût permis de le faire, malgré le Parlement. Ils présentèrent leurs lettres le 27 juillet pour être enregistrées ; elles furent refusées, et « défenses à eux faites de présenter et plus obtenir de pareilles lettres, sous peine de dix mille livres d’amende »
. Nonobstant ces défenses, ils recommencèrent leurs comédies le mois de septembre suivant, par jussion expresse du Roi. « La corruption du temps était telle, que les Bouffons, farceurs, etc., avaient tout crédit auprès du Roi »
, dit l’Auteur, qui n’était pas un dévot. Depuis ce refus authentique, ils n’ont plus osé se présenter, ni obtenir des lettres, qui sans doute leur auraient été refusées ; mais ils s’en consolèrent aisément par la liberté que le Roi leur laissa de jouer, l’honneur qu’il leur faisait de venir à leurs pièces, la pension qu’il leur payait, et l’argent que l’affluence du peuple leur apportait. Cette pension se payait encore en 1608, comme il paraît par une lettre du Roi à M. de Sully pour la faire payer (Mémoires de Sully, Tom. 3. lettr. 1. pag. 247.). Il est vrai qu’elle était médiocre : elle ne devait pas passer douze cents livres, puisqu’on n’en demande que six cents pour plusieurs mois. Cependant d’Aubigné, dans sa fameuse Satire (la Confession de Sancy, L. 2. C. 1. p. 267.), fait de vifs reproches à Henri IV et à son Ministre sur ce qu’ayant retranché beaucoup de dépenses à la Cour, pour payer les dettes de l’Etat, il laissait subsister la pension des Comédiens, « de toutes les dépenses la plus inutile, et la première à supprimer »
. Je ne doute pas que Sully n’y eût regret, et il lui fallut des ordres exprès pour la payer. Il est donc
certain que jamais la comédie profane, Italienne ou Française, n’a été légalement autorisée dans aucun Parlement. Celui de Paris rejeta constamment les lettres patentes qu’on lui présenta, et on n’en a jamais présenté à aucun autre. Les Comédiens se sont introduits par voie de fait, et on a fermé les yeux. Voilà l’origine de la comédie en France. Le caractère de la Reine qui l’introduisit, du Prince qui la goûta, du règne où elle se montra, la résistance du Parlement : voilà son berceau, il fut digne de la porter.
Mézeray ajoute que dans le même temps la Reine donna un grand repas à son fils, où les Dames de la Cour parurent par son ordre la gorge découverte, ce qui fut regardé comme un excès de débauche ; car jusqu’alors les femmes avaient été modestement voilées. Le théâtre leva tous les scrupules, il adopta aussitôt cette indécence. Les Actrices arborèrent une parure si fort de leur goût, elles y parurent à demi nues. Cet usage s’y est si bien établi, qu’il y est devenu une loi : une Actrice modeste ne serait pas soufferte dans la troupe, et n’oserait paraître sur la scène. Ce serait aujourd’hui un ridicule de réformer ce qu’il fut un crime d’établir. Leur exemple a été contagieux, l’indécence a gagné du théâtre dans le monde ; par une criminelle émulation, les femmes se font gloire de l’imiter, et elles croient se donner des grâces, en s’habillant comme des Actrices. Concluons que c’est bien mal connaître l’histoire et la jurisprudence, ou vouloir en imposer au public, que de fonder la légitimité de la comédie sur des lettres patentes enregistrées.