(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre I. Convient-il que les Magistrats aillent à la Comédie ? » pp. 8-25
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Chapitre I. Convient-il que les Magistrats aillent à la Comédie ? » pp. 8-25

Chapitre I.
Convient-il que les Magistrats aillent à la Comédie ?

Ce n’est assurément pas à la magistrature à prendre le parti du théâtre ; elle y est très fréquemment jouée, ainsi que tous ses suppôts, Commissaires, Avocats, Procureurs, Huissiers, Notaires, etc. Grand nombre de pièces de Monfleury, de Molière, de Poisson, du théâtre Italien, de presque tous les Poètes comiques, en renferment des traits piquants, la Comtesse d’Escarbagnas, les Fourberies de Scapin, le Sicilien, Pourceaugnac, la Femme juge et partie, Arlequin Procureur, etc. Qui ne connaît la comédie des Plaideurs du doucereux Racine ? On la cite à tous propos, on la sait par cœur, elle a formé nombre de proverbes, ce qui sans doute fait son éloge, mais non pas celui de l’état auquel tout le monde se croit en droit d’en faire l’application. On joue jusqu’au goût des Magistrats pour le spectacle, ce qui en effet est en eux un vrai ridicule. La dernière scène du Sicilien de Molière, qui en fait le dénouement, ne roule que là-dessus. Un Sénateur dont on implore la justice, au lieu de donner audience, ne parle que de théâtre, de danse, de mascarade, renvoie les plaideurs et les procès, et déclare qu’il n’a d’autre affaire que son plaisir. Ce portrait de main de maître n’est-il pas souvent trop ressemblant ?

La bonne police ne devrait pas souffrir qu’on livrât cette profession auguste à la risée du public, non plus que l’état ecclésiastique et religieux. La magistrature est une sorte de sacerdoce, et chez plusieurs nations, les Prêtres étaient les juges nés de tous les différends. Il est du bien de l’Etat qu’on lui conserve la confiance et le respect du public ; mais il faut aussi que les Magistrats se l’attirent et se respectent eux-mêmes. Comment l’obtiendront-ils, s’ils oublient leur dignité, jusqu’à se montrer sur la scène, se familiariser avec les Comédiens, prendre leurs allures, jouer eux-mêmes des pièces ? Quoique à la vérité les poètes Magistrats sont en petit nombre, on n’en connaît qu’un de quelque nom assez distingué d’ailleurs pour n’avoir pas besoin de chausser le cothurne. Rien n’avilit davantage. Si le public a perdu la vénération qu’il avait pour les hommes respectables, on peut dater ce changement du temps où ce goût ayant gagné la robe, on l’a vue s’y confondre avec les libertins et le peuple.

Je ne sais encore pourquoi on n’a pas défendu d’arborer sur la scène et dans les bals masqués la robe du palais, le rabat, le bonnet quarréd, comme on y a proscrit les habits ecclésiastiques et religieux. Il n’y a que le Parlement de Rouen dont le Dictionnaire des arrêts. V. nuit, cite un règlement du 15 mai 1684, qui l’interdit. Ces habits consacrés à l’état, et destinés à le faire respecter, doivent-ils être profanés par une ridicule mascarade ? Ce n’est que pour s’en jouer qu’un Acteur en porte, et ils ne produisent d’autre effet que de faire rire ; il n’en est pas ainsi de l’habit militaire ou bourgeois, dont personne n’est frappé, des habits anciens ou étrangers, les plus bizarres, dont personne ne se moque, tout différents qu’ils sont de nos modes, parce que ce n’est que l’observation du costume. Les cornes d’un bonnet, les longs plis d’une robe, la pointe d’un capuchon, ne paraissent point sans exciter des éclats de rire, surtout le contraste de la gravité du Magistrat et de la folie du théâtre a je ne sais quoi de si comique qu’il réveille le spectateur le plus indifférent. Ce ridicule ne peut qu’affaiblir le respect, et je ne doute pas que le dégoût des jeunes Magistrats pour leur robe, leur empressement à la quitter au sortir de l’audience, leur penchant à se déguiser par des habits de couleur, des galons, des colifichets, des frisures, si opposées à la décence de leur profession, à la disposition des ordonnances, à la discipline du palais, ne vienne principalement du ridicule qu’on lui donne au spectacle. Il n’ose plus porter des habits dont il vient de se moquer avec le parterre. Oserait-on venir en robe à la comédie ? On se ferait siffler. Il faut déposer le caractère de Juge ; il jure avec le théâtre ; n’y en dépose-t-on pas aussi les sentiments ? ils jurent bien davantage.

Mais si l’intérêt de leur état ne suffit pas pour résoudre les Magistrats à s’en abstenir, il serait du moins à souhaiter qu’ils y eussent une place distinguée, comme ils l’avaient à Rome dans les premiers temps. Il est vrai que d’abord tous les Ordres, Sénateurs, Chevaliers, peuple, étaient confondus sans distinction. Le grand Scipion l’Africain trouva ce mélange indécent, et pendant son consulat fit porter une loi qui fixait un rang distingué aux Sénateurs. Le peuple en murmura, regardant cette distinction comme une affectation méprisante de supériorité ; il y porta bien des atteintes. Les Censeurs firent bien des efforts pour les y maintenir, les Ediles les secondèrent. Enfin après plusieurs mouvements, elle fut établie et s’est toujours soutenue. On accorda ensuite des places marquées aux Chevaliers et à plusieurs autres citoyens ; on fit jusqu’à quatorze rangs différents.

Cette distinction pour la magistrature est nécessaire. On devrait l’introduire parmi nous, elle maintiendrait le respect dans le peuple, et mettrait les Magistrats dans la nécessité de l’observer et de se respecter. A combien de mépris et d’insultes ne sont-ils pas exposés au parterre, sur le théâtre, dans les coulisses, aux foyers ? et combien d’indécences n’y commettent pas les jeunes gens qui les peuplent, que rien ne distingue, et moins que tout le reste la gravité et la modestie ? Tout le monde est en droit de les méconnaître. Débarrassés de la gênante décence de leur profession, n’étant point connus, et se flattant de ne pas l’être, ils s’y permettent impunément tout ce que la passion inspire, que le théâtre enseigne, que la mauvaise compagnie applaudit, que l’incognito autorise. En les exposant, comme autrefois à Rome, aux yeux du public, dans des places honorables, où ils seraient obligés de se rassembler, comme dans toutes les assemblées publiques, que de scandales et d’affronts on leur épargnerait ! Le libertinage ne s’en accommoderait pas ; pourrait-il se résoudre à perdre le plaisir de la dissolution qu’il y va chercher ? Mais le bon ordre y gagnerait.

Caton, ce grand Magistrat, ce célèbre Censeur, modèle des vertus morales, dont le nom est devenu un éloge et un proverbe, ne venait que rarement à la comédie, et uniquement pour en imposer aux Acteurs et les réformer. A ce prix on y verrait avec fruit venir des Magistrats. Un jour que Caton y parut, on vit une Actrice fort immodeste, selon le goût et l’usage de ces sortes de femmes, qui ne pouvant soutenir les regards du Censeur, se retira brusquement. Le peuple, monté dans ce moment à la débauche, en murmura, et Caton n’espérant pas de le ramener, s’en alla. Sur quoi Martial dit plaisamment : Que veniez-vous faire à un spectacle, si peu fait pour un Sénateur ? était ce la peine d’y venir pour s’en retourner ? « Cum nosses licentiam, cur in theatrum, Cato severe, venisti ? an ideo veneras ut abires ? » Aujourd’hui les Actrices ne redoutent pas les Magistrats amateurs, le public n’a pas à murmurer de leur sévérité.

Il y a bien de l’apparence que le principe de cette confusion indécente des Sénateurs avec le peuple, c’est l’idée où l’on fut longtemps à Rome et où l’on est toujours parmi nous, que le théâtre n’est point fait pour eux, que si par hasard quelqu’un s’oublie jusqu’à y venir une ou deux fois, ce ne peut être qu’en cachette et sans conséquence. Une place distinguée ne servirait qu’à montrer leur faiblesse. On a cru qu’il valait mieux pour l’honneur de l’Etat, les cacher dans la foule ; n’étant point affichés ni souvent connus, les affronts et les fautes ne retombent point sur le corps, et ne scandalisent pas le public, qui est censé les ignorer. Il est vrai que ni la distinction ni la confusion ne sauraient empêcher les mauvais effets que produit dans les cœurs la corruption des spectacles ; mais du moins on sauve par ces ténèbres l’éclat et le scandale. Ne serait-ce pas un ridicule d’assigner des places pour voir les bateleurs de la foire, les Tabarins du Pont Neuf ? Les Magistrats oseraient-ils y paraître ? Ils ne sont guère moins déplacés à la comédie : mêmes objets, mêmes passions, même danger. L’habitude de les y voir peut seule diminuer la surprise. La même raison qui leur a fait donner des sièges distingués dans les Eglises, les leur a fait refuser au spectacle. Ils édifient en assistant au sermon et à l’office divin ; ils scandalisent en se montrant à la comédie. Hélas ! cependant l’Eglise est déserte, et le théâtre est peuplé.

En voici le portrait, tracé par le Législateur de notre siècle, Président au Parlement de Bordeaux. Dans les Lettres Persanes qui ne sont pas, à la vérité, l’ouvrage d’un Magistrat, l’Auteur de l’Esprit des Lois en parle avec cette légèreté et cette vérité qui caractérisent le style de M. de Montesquieu lorsque la modestie et la religion n’ont pas à se plaindre. « A la comédie, dit-il sous le nom de son Persan, le grand mouvement est sur une estrade qu’on appelle théâtre. Aux deux côtés on voit dans de petits réduits, nommés loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes. Une amante affligée exprime sa langueur, une autre avec des yeux vifs et un air passionné dévore des yeux son amant, qui la dévore de même. Toutes ces passions sont peintes sur le visage, et exprimées avec une éloquence qui n’en est que plus vive pour être muette. Là les Acteurs ne paraissent qu’à demi-corps, et ont ordinairement un manchon par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui sont sur le théâtre, et ceux-ci rient à leur tour de ceux qui sont en bas. Mais ceux qui prennent le plus de peine, ce sont des jeunes gens (des petits-maîtres) qui sont partout. Ils montent et descendent avec une adresse surprenante, d’étage en étage, de haut en bas, dans toutes les loges ; on les perd, ils reparaissent, etc. Enfin on se rend à des salles (les foyers) où l’on joue une comédie particulière. Il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet les Princesses qui y règnent, ne sont point cruelles ; et si on excepte deux ou trois heures par jour, où elles font les sauvages, le reste du temps elles sont fort traitables. Tout ce que je dis ici se passe de même dans un autre endroit qu’on nomme l’Opéra. Toute la différence est que l’on parle à l’un, et que l’on chante à l’autre. Un de mes amis me mena dans la loge ou se déshabillait une des principales Actrices. Nous fîmes si bien connaissance, que le lendemain je reçus d’elle cette lettre. « Je suis la plus malheureuse fille du monde. J’ai toujours été la plus vertueuse Actrice de l’Opéra. Il y a sept à huit mois qu’étant dans ma loge à m’habiller en Prêtresse de Diane, un jeune Abbé vint m’y trouver, et sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J’ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me soutient qu’il m’a trouvée très profane. » » Je demanderais volontiers à M. de Montesquieu en quel de ces endroits qu’il peint avec tant d’agrément et de vérité, il voudrait placer un Officier de Cour souveraine.

Votre morale est bien sévère, dira-t-on, voulez-vous que les Magistrats vivent aussi régulièrement que des Ecclésiastiques ? Pourquoi non ? tout y gagnerait, et eux-mêmes les premiers ; les lois ne les appellent-elles pas les Prêtres de la justice, justitiæ Antistites ? Le Préfet du Prétoire envoyant S. Ambroise Gouverneur à Milan, ne lui recommanda que de se conduire en Evêque, et lors de l’élection de ce Saint, l’Empereur se félicita qu’on eût cru digne de l’épiscopat quelqu’un de ses Juges : « Electos a se Judices ad sacerdotium postulari ». Les ordonnances n’exigent-elles pas pour prendre un office le même âge, autant d’étude, plus de grades, d’enquêtes, d’examen, que l’Eglise n’en demande pour le sacerdoce ? n’y a-t-il pas dans tous les Parlements des offices de Conseillers-clercs ? les Ministres de la Justice ne font-ils pas sur leur tribunal les mêmes fonctions que les Ministres des Autels dans celui de la pénitence ? ne jugent-ils pas les Ecclésiastiques, ne les punissent-ils pas, s’ils sont coupables, même après les Evêques, leurs Juges naturels, dont ils réforment les sentences ? Ils pourraient et devraient faire observer les canons qui défendent la comédie au Clergé, et le punir, s’il y allait. Leur conviendrait-il d’être moins vertueux que ceux qu’ils corrigent, et n’aurait-on pas droit de leur dire avec Jésus-Christ, « Medice, cura te ipsum », et avec S. Paul, « qui dicis non mœchandum mœcharis ». Ne serait-il pas bien édifiant de voir prononcer sur les canons des conciles, sur les bulles des Papes, sur les ordonnances des Evêques, un homme qui vient d’apprendre la discipline ecclésiastique et les règles des mœurs dans la loge d’une Actrice ?

« Il s’en faut peu, dit la Bruyère (C. de quelques usages) que la religion et la justice n’aillent de pair dans la république, et que la magistrature ne consacre les hommes comme la prêtrise. Un homme de robe ne saurait guère danser au bal ou paraître au théâtre, sans consentir à son propre avilissement. Il est étrange qu’il ait fallu des lois pour régler son extérieur, et le contraindre ainsi à être grave et respecté. » M. Coste, dans la clef qu’il a donnée de ce fameux livre en 1746, rapporte sur cet endroit un arrêt du Conseil rendu à la requête de M. de Harlay, alors Procureur général, depuis premier Président du Parlement de Paris, qui oblige les Conseillers d’aller en rabat, comme les Ecclésiastiques, et non pas en cravate, comme plusieurs le faisaient. Je l’ai vu observer autrefois. Très peu allaient à la comédie, la fréquentation du théâtre a tout changé.

Il n’y eut d’abord à Rome que les captifs et les esclaves condamnés à être sur le théâtre les victimes de la volupté publique. Dans la suite les personnes libres, oubliant par libertinage les lois de l’honneur, voulurent se mêler avec les esclaves dans l’action la plus honteuse, regardée comme l’apanage de la servitude. Quoique ce ne fût encore que la lie du peuple, les honnêtes gens en gémissaient, et ne pouvaient comprendre qu’on portât la fureur jusqu’à se vendre soi-même à l’infamie : « Nec sibi parcunt, sed extinguendas publice animas vendunt. » (Lactance L. 4. C. 9.) Ces gémissements furent bientôt plus grands et plus justes. Des citoyens distingués, des Chevaliers, des Patriciens, des Sénateurs, se dégradèrent jusqu’à se montrer sur la scène. Les uns obérés de dettes, et réduits à la misère par la débauche, allaient y chercher du pain, d’autres, pour faire la cour à des Princes qui se plaisaient à ces jeux infâmes, un grand nombre par l’indigne plaisir, ou plutôt par l’ivresse du spectacle, par un air de petit-maître, une sorte de galanterie qui les faisait aimer des femmes (tous les siècles se ressemblent). Sénèque (Epist. 88. et 100.) se moque de ces demi-femmes. Voyez, dit-il, ces jeunes gens de la plus haute qualité, que la débauche a précipité sur le théâtre. J’avoue à leur gloire, que si Caton revenait, il ne pourrait se mesurer avec ces Magistrats petits-maîtres pour la délicatesse, le goût fin, et l’élégance de la parure. Aussi Caton ne serait pas embarrassé de choisir entre l’arène et le théâtre, à qui des deux il se vendrait : « Aspice illos juvenes quos ex nobilissimis domibus in arenam luxuria conjecit. O quam vellem Catoni occurere aliquem ex his trossulis ! Hic sine dubio cultior comitatiorque Catone videretur ; sed Cato non dubitaret an ad saccum an ad cultrum se locet. » Juvénal ne les épargne pas davantage : « Quanti sua funera vendant, quid refert ? vendunt nullo, cogente Nerone. » Jules César, cet homme extraordinaire, ce composé singulier de grandeur et de débauche, de valeur et de mollesse, de tyrannie et de générosité, de rapine et de profusion, de dissolution et de franchise, souffrit cet avilissement dans un Sénat qu’il avait intérêt d’amollir. Auguste dans les premiers temps eut le même intérêt ; mais affermi sur le trône, il écouta les lois de la décence ; il défendit aux Sénateurs de paraître sur le théâtre. Quelque temps après il fit la même défense aux Chevaliers. Tibère y ajouta la peine de l’exil. Caligula et Néron méprisaient trop les bienséances, pour ne pas s’en faire un jeu. Ils firent revenir les Sénateurs, et y en employèrent des centaines, selon Suétone : nombre que je ne crois pas vraisemblable, et je croirais avec Juste Lipse (Saturnal. L. 3. C. 3) que le texte de Suétone a été corrompu, et qu’au lieu de 400 Sénateurs, il faut lire 40, ce qui n’est encore que trop.

Sans doute aujourd’hui on ne voit pas les Magistrats se donner à une troupe de Comédiens, et faire le métier de représenter pour de l’argent. Les Parlements, ni même les Cours inférieures, ne le souffriraient pas ; mais devrait-on souffrir qu’ils fréquentent assidûment le spectacle, qu’ils y perdent leur temps, l’esprit de leur état, les mœurs, la gravité, la décence, qu’ils y forment des liaisons et des intrigues, qui les déshonorent, avec des Actrices qui les corrompent ? devrait-on souffrir qu’ils montent sur le théâtre pendant le pièce, se mêlent avec les Acteurs, se croient tout permis, causent souvent bien du désordre, et présentent au parterre le spectacle d’un Magistrat Comédien, qu’ils aient dans leurs maisons des théâtres particuliers, qu’ils y jouent des comédies, où il serait difficile de décider quel est le plus comique, du rôle qu’ils jouent, ou de leur position sur la scène ? Par une conduite bien différente et bien plus chrétienne les Magistrats de la ville de Burgos firent abattre le beau théâtre de leur ville, qui avait coûté vingt mille ducats. Ce fut le fruit de la lecture d’un ouvrage contre les spectacles, dont le Journal de Trevoux donne un fort bon extrait (Avril 1753. art. 39.). Cicéron, dans l’oraison pro Murena, se plaint amèrement que Caton ait accusé ce Sénateur d’avoir dansé sur le théâtre. C’est, dit-il, le dernier excès de folie et de vice, qu’un honnête homme s’avise de danser, s’il n’est dans l’ivresse ou dans la démence : « Saltantem appellat Murenam Cato ; maledictum est, si vere objicitur, vehementis accusatoris ; si falso, maledici convitiatoris ; nemo enim saltat sobrius, nisi forte insanit. » Cet excès serait précédé de bien d’autres : eh qu’avez-vous à reprocher à Murena ? « Multarum delitiarum comes saltatio, vitiorum omnium postremum. » Toutes les danses n’étant pas également criminelles, on ne peut l’entendre que des danses du théâtre, les bals, les ballets, etc. qui ne sont en effet que des folies et des occasions de crime : « Nemo saltat sobrius, nisi forte insanit. »

Est-ce une sévérité outrée d’éloigner les Magistrats de la comédie ? Non : c’est le bien public, c’est leur propre intérêt. N’ont-ils pas, comme tout le monde, des passions et des faiblesses ? N’ont-ils pas un Dieu à servir, une âme à sauver, une éternité à craindre ? ne doivent-ils pas fuir les occasions du péché, approcher des sacrements, demander les secours de la grâce, pratiquer les vertus chrétiennes ? Ils le doivent plus que d’autres ; les dangers pour eux sont plus grands, les devoirs plus difficiles, les lumières, les grâces plus nécessaires, l’obligation d’édifier plus étroite. Les plus zélés défenseurs du théâtre conviendront que ce n’est pas là qu’on la remplit ; il ne fut jamais l’école de la sainteté. Mais outre les raisons communes de conscience, que n’exigent pas d’eux l’élévation et les fonctions de leur état ? Je sais qu’il en est un grand nombre aussi respectables par leur vertu que par leur charge, qui sont l’honneur de la robe et les oracles du palais, à qui les portraits que nous traçons sont tout à fait étrangers. Nous parlons de quelques autres Ministres de Thémis bien différents, de qui l’assiduité au spectacle ne relève pas la dignité. Leur intégrité n’y court-elle pas de grands risques ? Un amateur, communément épris des charmes de quelque Actrice, se défend mal de ses sollicitations. Un Plaideur libéral peut aisément faire agir ce ressort. La solliciteuse n’est souvent que trop séduisante ; comment résister à une Princesse que tous les jours on admire, et dont le métier ne garantit pas la vertu ? Voilà les mains qui tiendront la balance, et la bouche qui prononcera, comme dit Gresset, « les arrêts dictés par Cypris ». Quel respect, quelle estime peut avait le public pour un habitant de la scène, qui nécessairement en prend l’esprit et les allures, la dissipation et la malignité, la frivolité et les vices ? lui remettra-t-il avec confiance ses intérêts, le voyant continuellement rouler du tribunal au parterre ? comment même la mériter ? La science des lois, des ordonnances, des arrêts, est infinie ; la vie de l’homme suffit à peine pour l’apprendre. Est-ce dans les loges des Comédiens qu’on l’étudie, et que se forment les habiles Jurisconsultes ? Les affaires sont diversifiées, multipliées, compliquées à l’infini. Le labyrinthe de la chicane dérobe la vérité aux yeux les plus attentifs et les plus perçants. Ce n’est pas des mains de l’Ariadne de la comédie qu’il recevra le fil pour s’y conduire. Lui laissera-t-elle même le temps de s’y appliquer ? Elle remplit tous ses moments, dérange toutes ses occupations et le sommeil. A-t-il le loisir de se montrer à l’audience, d’écouter les Procureurs et les parties, en courant, sifflant quelque ariette, répétant quelque pas de trois, quelque geste brillant ? lira-t-il les pièces du procès ? comment déchiffrer ce griffonnage si différent d’une annonce élégante ? le rapport du procès, trop précipité pour être approfondi, se sentira de la légèreté du style dramatique. Cependant on perd le goût et l’esprit de son état ; les devoirs qu’on n’aime pas, se remplissent toujours mal. Le dégoût est inévitable : quelle opposition de Molière à Cujas, d’une scène à une requête, d’une chanson à un paragraphe, de la Dangeville à un Huissier ! qui peut réunir la dissolution et la sagesse, l’étude et la frivolité ? où voit-on ces prodiges ? La vie se passera donc dans un cercle d’amusement et d’ennui, de liberté et de contrainte ? Non : on ne se gênera pas, et la profession sera négligée. Je ne dis pas que cette négligence tarira la source des profits du Palais, que ce goût ruineux expose à mille folles dépenses, qu’une femme et des enfants à qui on le souffre et l’inspire, diminuent tous les jours un patrimoine qui n’est pas toujours opulent, et entraînent dans le précipice que le théâtre a creusé ; ces vues ne sont pas assez nobles, du moins est-il de la noblesse des sentiments de conserver la décence et les marques de la dignité. Les connaît-on, les souffrirait-on à la comédie ? Nous l’avons dit, un habit grave et sérieux oserait-il y paraître ? Il faut se conformer à la mode du pays. Une parure recherchée et une élégante indécence sont la décoration ordinaire de ce peuple frivole. Malgré le serment prêté de garder la décence des habits, les couleurs, les broderies, l’or, l’argent, les parfums, les essences, les bijoux, etc., en un mot l’habit d’un Comédien fait disparaître le Magistrat. Le Marquis petit-maître qu’on joue, est moins ridicule et moins coupable. Il n’est pas revêtu d’une charge, et ne s’assit pas sur les fleurs de lys pour juger des biens, de l’honneur, de la vie des citoyens.

Mais si les Magistrats ne peuvent pas aller à la comédie, peuvent-ils du moins en conscience la permettre ou la tolérer ? Diana, qu’on n’accusa jamais de sévérité, traite cette question (Part. 4. tract. 16. resol. 82.). Il rapporte le sentiment des Théologiens qui décident qu’on ne peut en conscience la permettre ni la tolérer, parce que, selon S. Thomas (4. Distinct. 33. quest. 2. art. 2.), un homme en place ne peut tolérer un mal public que pour en empêcher un plus grand, qui ne peut être évité que par là. Or la comédie est un mal public, et un grand mal ; elle n’en empêche aucun autre, et ceux-même dont on prétend qu’elle préserve, peuvent être arrêtés d’ailleurs, et sont bien moindres que ceux qu’elle fait faire : impudicités, médisances, friponneries, oisiveté, folles dépenses, etc. Tout cela mis dans une juste balance, il est démontré que le public, que la religion y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent. Diana, malgré son penchant à l’indulgence, n’ose pas être d’un sentiment contraire ; il se contente de rapporter celui de Baldellus (Tom. 1. L. 3. disp. 18. n. 13.) qui se montre un peu plus complaisant, et qui cependant entraîné par la force de la vérité y met tant de restrictions, que sa condescendance le réduit à rien. « Un Magistrat, dit-il, pèche mortellement, s’il demande la comédie, s’il appelle des Comédiens, les paie, les approuve, les autorise, les soutient, en un mot, s’il fait quelque acte positif en leur faveur. Il peut seulement fermer les yeux, laisser faire, ne punir ni ne chasser les Acteurs et les spectateurs » : « Se habere mere passive. » « Car, ajoute-t-il, ne pas chasser ou punir tous les criminels, ce n’est pas approuver le crime. » Ainsi en bien des villes d’Italie on souffre des femmes publiques sans approuver leur désordre. S. Louis en souffrait dans Paris, et on ne soupçonnera pas qu’il les approuvât. Il s’appuie de l’autorité de Navarre (L. 4. Consil. 3. n. 2.), et de Hurtado (Disput. 1. q. 3. art. 29.).

Toutes ces décisions peu honorables au spectacle sont moins utiles en France, parce que le Prince le tolérant par des raisons particulières, les Magistrats ne peuvent l’abolir. Leur devoir se borne à y maintenir le bon ordre, à ne pas y aller, ni laisser aller leur famille. Cependant comme le Prince ne s’est expliqué sur la tolérance que pour la capitale, quoiqu’il le laisse en effet dans tous les lieux où on le veut, il est du devoir d’un Magistrat d’empêcher son établissement partout où il n’est pas encore, et jamais ne le favoriser, arrêter les dépenses des villes qui voudraient l’établir, et refuser les permissions de représenter aux troupes de Comédiens qui voudraient l’introduire.

Croirait-on que Ménochius, célèbre Jurisconsulte (de Arbitr. L. 2. C. 9. et 55. n. 30.), autant et plus sévère que les Casuistes, décide que les Magistrats ne peuvent en conscience souffrir les Comédiens dans leur ville, et doivent empêcher les citoyens d’aller à la comédie, sans quoi ils se rendent comptables devant Dieu de tous les péchés qui s’y font ? « Omnem necesse est adhibere diligentiam ne Histriones et Mimi urbes et civium domos inficiant, alioquin non minus peccabunt. »

Il n’y a qu’un Jurisconsulte que je sache, qui favorise le théâtre. Une petite digression sur le personnage singulier ne sera ni déplacée ni indifférente. Etienne Forcadel, natif de Béziers, disputa la chaire de droit à Toulouse avec le fameux Cujas, et l’emporta sur lui. Cet homme célèbre, sans naissance, sans fortune, sans éducation, qui par la force de son génie devint depuis l’un des plus grands Jurisconsultes qui aient paru dans les écoles, sortait de dessus les bancs, et n’avait qu’une trentaine d’années. Il n’est pas surprenant que ses talents supérieurs, alors peu développés, et sa science encore médiocre, ne lui aient pas obtenu la préférence sur son concurrent, homme formé, connu, et, à en juger par son style, bien plus agréable et plus intrigant, et qui d’ailleurs n’était pas sans mérite, comme il paraît par ses ouvrages, où l’on trouve une grande connaissance du droit, beaucoup d’érudition et de subtilité. C’était un caractère singulier et fort enjoué : on est naturellement comédien à Béziers, sa patrie. Les titres qu’il donne à ses traités, sont bizarres et comiques. L’un, la Volière du Droit. Il y traite de tout ce qui regarde les oiseaux, les poissons, les bêtes à quatre pieds, relativement aux lois. L’autre, le Garde-manger du Droit, où l’on trouve toute la matière des aliments et de la nourriture due aux hommes et aux bêtes. Un autre, la Sphère des Lois, en dialogues. Les interlocuteurs sont Momus, Jupiter, Mercure, et le bon Jurisconsulte Accurse, fort étonné de se trouver dans une telle conversation, où l’on se répand sur toute la nature. Un quatrième, la Nécromancie du Droit, en dialogues aussi, où après avoir discuté ce qui dans le droit peut avoir rapport à la sorcellerie, il examine les questions les plus obscures du digeste et du code, qu’il appelle de la magie. Enfin un traité fort extraordinaire et assez peu modeste, intitulé : Cupidon Jurisconsulte, ou la Jurisprudence de Cupidon. C’est là que le galant Jurisconsulte s’égaie sur tous les crimes et toute la matière de cette passion, à l’occasion des lois et des canons qui peuvent y avoir quelque rapport, qu’il entre-mêle d’une infinité de passages, d’histoires et de fables des Poètes et des Auteurs profanes, à peu près dans le goût du recueil des Arrêts d’amour. En voici quelques traits. L’amour est-il un contrat entre deux cœurs ? peut-on acquérir un cœur par prescription, puisque l’inconstance ne permet guère de remplir le temps même de la plus courte ? L’amour est-il une propriété, puisque deux cœurs appartenant l’un à l’autre, ces deux propriétés semblent s’exclure ? L’amour, et par conséquent un Magistrat amoureux, étant aveugle, peut-il être Juge, etc. ? Voici deux traits les plus singuliers. Il compare l’amour à l’Empereur (C. 1.) et au Pape (C. 9.) parce que son empire s’étend sur les vivants et les morts, sur les dieux, les hommes et les bêtes. Il mérite mieux qu’Octavien d’être nommé l’Empereur Auguste, et puisque, selon Orphée, il a les clefs du ciel et de l’enfer, comme le Pape, il peut, aussi bien que lui, déposer les Rois et les Empereurs, et a souvent fait perdre des royaumes : « Sic summus Pontifex privat Reges et Augustos imperio », parce que, dit-il, la tradition des clefs est un transport d’autorité et de domaine :  Traditio clavium operatur dominii translationem. » (L. Clavibus de contrah. empt. C. solit. de majorit. et obed.) Croirait-on que cet ouvrage, imprimé pendant la vie de l’Auteur, en 1572, avec privilège du Roi, a été réimprimé à Paris dix-huit ans après sa mort, en 1595, et dédié par son neveu à M. Achille de Harlay, premier Président au Parlement de Paris ? Je ne crois pas qu’on soit tenté de m’opposer l’autorité de ce Jurisconsulte en faveur du théâtre. En tout cas voilà de quoi l’apprécier ce qu’elle vaut. Tout ce code de galanterie roule sur la fiction d’un palais magnifique et d’un jardin délicieux, dans lesquels l’Auteur se promène, et fait venir ce qui lui plaît. Après avoir parlé de la parure, de la danse, de la peinture, de la musique, et de tous les aliments de la passion, toujours hérissé de lois et de canons, et émaillé de vers et de contes, il ne pouvait manquer de parler du théâtre, l’aiguillon, et le règne brillant de la volupté, à côté de laquelle ce galant amateur le place au premier rang, avec de grands éloges : place qui n’annonce pas que l’Auteur qui la lui donne, le regarde comme l’école de la vertu. Il en trouve un superbe dans ces palais, dont il fait avec complaisance la plus pompeuse description : c’est la plus noble architecture, la plus riche décoration, la plus mélodieuse symphonie, etc. Tel à peu près cet extravagant récit des plus creuses rêveries, intitulé, le Songe de Polyphile. C’est une fatalité que les amateurs et défenseurs du théâtre se soient toujours distingués par quelque erreur, quelque travers ou quelque libertinage, et le plus souvent par tous les trois ; et sans aller plus loin, leur passion même et leur apologie sont à la fois un libertinage, une erreur et une folie. Il est inutile de dire que le compétiteur de Forcadel, le docte Cujas, était trop décent, et même trop sérieux et trop grave, pour donner dans ces extravagances. On peut voir ses savants commentaires sur toutes les lois sans nombre qui condamnent le métier de Comédien et le couvrent d’infamie, comme nous le montrons dans ce livre. Combien ce sage Jurisconsulte était éloigné d’approuver ce que dans tous les temps a si hautement proscrit la jurisprudence dont il était l’oracle !

Finissons ce chapitre par le trait qui termine la première satire de Perse. Ce fameux satirique faisant le portrait d’un Magistrat de province livré à ses plaisirs, et qui par les honneurs attachés à son rang se croyait un homme d’importance, disait de lui :

« Sese aliquem credens Italo quod honore supinus,
His manè edictum, post prandia Calliroen do.
Mollement renversé dans sa chaise à porteurs,
Le matin au palais, et le soir au théâtre. »

On peut voir ce trait de Perse employé au même usage que nous en faisons, dans le Commentaire de Thévenot sur les ordonnances (L. 4. tit. 19. art. 1.).