(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Livre second. » pp. 2-7
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 2 « Livre second. » pp. 2-7

Livre seconda.

L’ordre et le bonheur de la société humaine roulent sur deux pivots que la bonne politique a toujours cru de son devoir et de son intérêt de maintenir et de protéger : la religion et les lois. Celles-ci règlent l’extérieur de l’homme, celle-là dirige l’intérieur. Le cœur est le mobile de tout : sans lui nous n’aurions que de vaines apparences. On ne peut se passer de religion. Mais si la solide vertu manque, du moins l’autorité des lois en conservera les dehors, et obligera ses ennemis même à la respecter. Nous avons vu dans le premier livre combien la religion alarmée lançait d’anathèmes sur le théâtre, jusques dans les pièces où il semble que par respect la scène ait emprunté d’elle la matière. Nous allons voir dans celui-ci que les lois civiles et canoniques ne lancent pas sur lui moins de foudres. Etroitement liées à cette règle primitive, source de toutes les autres lois, qui n’en sont que le développement, elles ont dans tous les temps employé toute leur autorité, qu’elles tiennent de la religion même, pour empêcher toutes les représentations théâtrales, si l’ascendant du vice l’eût permis, ou pour en arrêter les désordres. Forcées à une sorte de tolérance, elles gémissent de ne pouvoir y apporter un remède efficace. C’est dans l’ordre de la législation que nous allons l’envisager.

Mais, dit-on, les Magistrats eux-mêmes, protecteurs par état et interprètes des lois, vont sans scrupule à la comédie ; ils ne les croient donc pas si sévères, et sans doute vous en outrez la rigueur. Les Sénateurs Romains, ce consistoire des Rois, les Censeurs même, ces hommes graves, faits pour conserver les bonnes mœurs, Caton lui-même, ce Censeur si rigoureux, allaient au spectacle. Les grands Magistrats donnaient des jeux au peuple : libéralité dont l’usage fit enfin une loi, et qui allait à des sommes immenses. Pourquoi nos jeunes Conseillers, dépouillant pour quelques heures leur gravité, ne pourraient-ils pas paraître au spectacle ? Je réponds que le nombre n’en est pas si grand que l’on pense, quoiqu’il le soit toujours trop ; mais fût-il plus grand encore, ils savent parfaitement que la transgression ne détruit pas la loi ; tous les jours pour lui obéir ils en punissent les transgresseurs. Ils n’ont pas moins reçu l’épée pour frapper le coupable, que la balance pour peser les droits de l’innocent, et le bandeau sur les yeux pour ne faire acception de personne. Les Magistrats païens ne seraient pas un exemple bien décisif pour des Chrétiens dont la religion est si sainte. Mais rendons-leur justice. Les jeux publics étaient chez eux des actes de religion que leur superstition leur rendait aussi nécessaires que la sainteté de notre morale nous les fait regarder comme dangereux ; car pour les pièces dramatiques qui n’étaient que de pur amusement, elles furent toujours, comme remarque Tertullien, blâmées par les Censeurs et par le Sénat. Les lois innombrables que nous allons rapporter, ne permettent pas de douter de la jurisprudence Romaine. Les Sénateurs Romains ont fait tout ce qu’ils ont pu pour empêcher les représentations théâtrales ; ils ont noté les Comédiens d’infamie, fait vendre leurs meubles, enlevé les sièges, démoli les bâtiments. L’ivresse du peuple pour ces jeux a rendu tous leurs efforts inutiles. Il n’y eut d’abord que des théâtres mobiles que faisaient construire ceux qui voulaient donner quelque fête au peuple, et d’abord après les fêtes ils étaient détruits. Pompée fut le premier qui en bâtit un de pierre, à demeure ; mais comme il craignait la sévérité des Censeurs, il prit la précaution d’y élever un temple à Vénus, et de ne proposer son théâtre que comme un accompagnement de cet édifice sacré. Par là, il désarma l’autorité des Magistrats, qui ne pouvaient toucher aux temples : objet dans toutes les religions réservé aux seuls Prêtres, et ce n’est peut-être pas une fausse conjecture de dire qu’en punition de cet ouvrage, qui ouvrant une source empoisonnée de toute sorte de débauche, acheva de corrompre les Romains, cet homme si puissant, si célèbre, si grand dans la république, qui en était le soutien et l’oracle, fut vaincu par César, et mourut misérablement en Egypte, où il allait chercher un asile. Les impudiques, et à plus forte raison les corrupteurs, attirent sur eux les plus terribles malédictions. Le théâtre, toujours réprouvé par la loi, ne fut à Rome que toléré malgré le Sénat. Le torrent de la corruption, dont la comédie fut la principale cause, y entraîna les Sénateurs même, et coula à grands flots jusqu’à ce qu’il eut englouti la république dans l’abîme des plus grands désordres, mais jamais il n’en effaça la tache légale. La honte, la proscription le suivirent dans son plus grand triomphe sur la vertu. Les Empereurs, qui ne purent lui résister, qui souvent le grossirent, jamais n’abrogèrent ces lois, Néron même les respecta ; et lorsqu’ils les violaient le plus scandaleusement, ils faisaient de nouveaux règlements, ils imposaient de nouvelles peines pour les maintenir. Les Empereurs Chrétiens ne furent ni plus indulgents ni plus heureux. Le vice, toujours plus fort que la loi, a su se maintenir contre elle, et sans pouvoir jamais la fléchir, a rendu ses coups inutiles.

Voltaire (Let. 23. sur les Anglais), et avec lui tous les Apologistes de Thalie, trouvent une contradiction entre la conduite du public, qui va à la comédie, et la loi qui déclare le métier de Comédien infâme. Avouons la dette, c’est une inconséquence frappante. Elle est commune dans la société humaine : l’usure, la médisance, l’impureté, ne sont-elles pas condamnées par toutes les lois ? Il y a pourtant plus de libertins, d’usuriers, de médisants, que d’amateurs du spectacle. Très injustement voudrait-on combattre les lois par la conduite. Au contraire, il faut juger de la conduite par les lois. Est-il rien de plus condamnable que l’idolâtrie ? fut-il jamais rien de plus autorisé ? L’histoire de tous les siècles dans le monde entier fait voir de pareils contrastes. La multitude des coupables peut arracher la tolérance ; mais elle ne change ni le vice ni la vertu, et la sagesse, supérieure à tous ces nuages, n’a garde d’abandonner la sainteté des règles à la corruption de leurs transgresseurs. M. Bossuet, interrogé par Louis XIV sur ce qu’il pensait de la comédie, lui répondit : « Il y a de grands exemples pour, et de grandes raisons contre. » L’ouvrage qu’il a composé contre, ne permet pas de douter à qui des deux il a donné la préférence. Ce mot ingénieux, qui ne condamne pas directement Louis XIV, dont cet habile courtisan ne voulait pas blesser la délicatesse, répond à toutes les objections dans l’esprit d’un homme sage qui fait apprécier les lumières de la raison, et les faiblesses de l’humanité : « Non exemplis, sed legibus judicandum », dit la loi.

Cependant Voltaire charge beaucoup le tableau, pour faire mieux sentir l’antithèse. « On se garde bien en Italie, dit-il, de flétrir l’Opéra. J’oserais souhaiter qu’on supprimât en France je ne sais quels mauvais livres contre les spectacles. Lorsque les Italiens et les Anglais apprennent que nous flétrissons de la plus grande infamie un art dans lequel nous excellons, qu’on excommunie des personnes gagées par le Roi, que l’on condamne comme impie un spectacle représenté dans des couvents, qu’on déshonore des pièces où Louis XIV et Louis XV ont été acteurs, qu’on déclare œuvre du démon des pièces reçues par des Magistrats et représentées devant une Reine vertueuse, quand des étrangers apprennent cette insolence et ce manque de respect à l’autorité royale, cette barbarie gothique, qu’on ose nommer sévérité chrétienne, peuvent-ils concevoir que nos lois autorisent un art déclaré infâme, ou qu’on ose couvrir d’infamie un art autorisé par les lois, récompensé par les Souverains, cultivé par les plus grands hommes, et qu’on trouve chez le même Libraire l’impertinent libelle du Père le Brun à côté des ouvrages immortels de Corneille, Racine, Molière ? »

Il y a bien à rabattre de cette déclamation. Je ne l’ai rapportée que pour montrer combien je suis éloigné de dissimuler ce que l’on dit de plus fort contre nous. Il est faux qu’en Italie les spectacles soient plus permis qu’en France. Mal à propos associe-t-on les Italiens aux Anglais dans la façon de penser, qui est toute différente. Au-delà, comme au-deçà des monts, le théâtre n’est que toléré, comme les femmes publiques en plusieurs villes. Il y est même beaucoup moins répandu et fréquenté qu’en France, où chaque bourgade croit du bel air de jouer la comédie, sans penser qu’elle la donne en la jouant. Il a été fait en Italie, comme en France, de bons livres contre les spectacles. Les statuts des diocèses n’y sont pas moins sévères : on peut voir les PP. Concinna Jacobin, Othonelli Jésuite, les actes de l’Eglise de Milan, par S. Charles, les synodes de Benoît XIV, etc. On y va en Italie, comme en France, malgré la loi et la conscience, parce que le vice fait partout du ravage. On mutile souvent en Italie les Chantres de l’Opéra, Voltaire croit-il que ce soit un exemple à suivre ? Les ouvrages du Prince de Conti, de Nicole, de Bossuet, du P. le Brun, sont très bons et valent bien les mensonges et les impiétés des Lettres sur les Anglais b, de l’Histoire universelle, etc. Les représentations théâtrales des couvents et des collèges sont fort différentes du spectacle public (quoiqu’on fît mieux de les supprimer). Revenons à la vérité du mot de Bossuet, « il y a de grands exemples pour, et de grandes raisons contre », que Louis XIV ne prit pas pour une insolence et un manque de respect à son autorité. Le titre de grand est bien prodigué ; jamais l’Espagne n’a eu tant de grands que le théâtre. Que Corneille soit un bon tragique ; Molière un bon comique, Pecour un beau danseur, Lully un habile Musicien ; mais l’objet où ils ont excellé est trop petit pour faire de grands hommes. Les grandes vertus, les grands talents, employés à de grandes choses, peuvent seuls mériter ce titre. L’Auteur de l’Epître à Uranie, des Cadenas, de la Pucelle, etc.c, est un mauvais juge de la sévérité chrétienne. L’Evangile, si opposé à ses goûts et à ses idées, doit naturellement être à ses yeux une barbarie gothique. Un pareil suffrage met peu de poids dans la balance.