Chapitre V.
Suite des Mêlanges.
RIen de plus beau que les arbres généalogiques de ceux qui sont jaloux de faire connoître leur naissance, & qui les affichent dans leurs appartemens. Ces arbres sont d’autant plus majestueux que leur cime semble toucher aux nues & leur racine aux enfers. Peut-on même regarder sans admiration ces branches ornées des trophées de leurs aïeux, ou des bourses coloriées de leurs peres, qui ont acheté la noblesse, ou leur état ? Vous, qui embrassez avec tant de transport les tiges de vos arbres généalogiques, craignez que leurs branches touffues ne jettent trop d’ombre sur vous.
Rarement les registres rapportent exactement les baptêmes, les mariages, les enterremens : il n’y a de sûr que le jour où ils se sont faits. Les qualités des parties & de leurs familles sont ordinairement fausses ou très-douteuses, On écrit ce que dit le pere, le parain, les parens, de leur nom, surnom, noblesse & état : c’est un curé qui écrit ce qu’on veut, un vicaire qui ne connoît point les gens, un secrétaire à qui on fait écrire, & qui met ce qu’on lui dicte ; & les parens ne manquent pas de se donner toutes les décorations qu’ils imaginent.
Il en est de même dans les contrats, dans les testamens : le notaire, qui n’a aucun intérêt à la noblesse, & ne répond d’aucune des qualités des contractans, écrit ce qu’on veut ; sa fonction se borne à la date, aux clauses, au sens de l’acte, à l’assistance des témoins : mais il ne se charge point du nobiliaire ; c’est la famille qui se donne toutes les illustrations qu’il lui plaît.
A l’Université il y a des priviléges pour les nobles ; ils étudient moins. La noblesse est une science infuse. Ils ont quelque préférence : mais aussi ils achettent ces honneurs, les droits sont plus considérables ; & c’est pour cela même, pour le profit des professeurs que la distinction est établie. Les professeurs sont ils des recherches ? Jamais. Ils offrent la noblesse pour avoir de l’argent, & la donnent à tous les étudians qui payent le titre de noble : sauf à le faire valoir comme ils peuvent.
La Mettrie, chassé de France, fugitif de Hollande, pour son impiété, ses mœurs & sa folie, fut reçu en Prusse, fait lecteur du Roi, reçu dans l’académie de Berlin, & après sa mort, par une distinction singuliere, honoré d’un éloge funebre par le roi de Prusse lui-même, qui le fit imprimer. C’est un fait unique dans l’histoire, qu’un roi compose, prononce, donne au public un discours, l’éloge d’un académicien, bien plus, d’un fou, d’un débauché, d’un impie, reconnu pour tel dans toute l’Europe ; qui n’a échappé plusieurs fois au supplice que par une fuite précipitée, & qui a consigné dans ses livres le systême le plus extravagant, sans même se voiler dans les titres. L’homme plante, l’homme machine, histoire naturelle de l’ame, ils souleverent toutes les sectes en Hollande où tout est toléré, & ont fait sa fortune en Prusse. Quelqu’un ayant dit qu’à sa mort il avoit fait voir quelques sentimens de religion, les philosophes de Sans-souci dirent, la Mettrie nous a déshonoré pendant sa vie, par ses extravagances, & à sa mort, par son repentir. Ils se déshonorent eux-mêmes, par ces sentimens. C’étoit un matérialiste déclaré, un blasphémateur, un athée, qui ne méritoit que le feu, à moins qu’on ne le renfermât dans les petites-maisons par grace. Il se tua lui-même, par sa chimérique médecine, dans une indigestion, suite de ses excès. Il se baigna, se fit saigner huit fois, & mourut comme il avoit vécu Dans la vérité, il ne donna aucune marque de religion. Sa conversation étoit gaie & amusante, mais bientôt elle tomboit dans l’extravagance : il jettoit sa perruque, quittoit ses habits, se mettoit presque nud au milieu de la plus grande compagnie, & continuoit à parler en insensé. Ses ouvrages de médecine ont quelque chose de bon, qu’il avoit retenu de Boerhaave, dont il avoit été écolier, mais quantité de choses fausses, hasardées : c’est un mauvais guide. Voltaire, Maupertuis, le marquis d’Argens le traitent de fou qui ne pensoit que dans l’ivresse.
Le roi de Prusse prétend n’avoir loué que ses talens dans la médecine comme l’Académie, dans les éloges de Moliere & de Lafontaine, n’a voulu venter que leurs talens poëtiques. Mais, outre que dans la Mettrie le mérite étoit médiocre, d’ailleurs c’est un impie, un débauché, quelque talent qu’on lui suppose, qui mérite peu les éloges publics d’un roi & d’une académie.
Le Testament des douze Parriarches est un ancien livre
qu’on appelle apochryphe, quoi qu’il n’y ait rien de mauvais, parce qu’il
n’a jamais été compris dans le canon des
Ecritures. On le croit composé dans les premiers siecles par un chrétien
trop zélé, pour donner de la vogue à son ouvrage, à la saveur d’un nom
respectable. Il y a un trait contre les spectacles dans le testament de
Juda, le plus distingué des enfans de Jacob, qui seul prouveroit qu’il n’est
pas de celui dont il porte le nom. On ne connoissoit pas le théatre du temps
de Jacob. Il est vrai qu’il eût pu faire des prédictions : mais aucun
prophete n’en a fait mention, en décrivant comme lui les désordres du
peuple, & on ne voit nulle preuve de comédie. N°. XIV. pag. 70 de la
traduction de M. Macé, en 1715. Judas avoit été
extrêmement débauché ; il fait sa confession fort humblement, & instruit
ses enfans sur les sources de la débauche, qu’il exprime en ces termes.
« Je seche de douleur, quand je me représente les impudicités
& les idolâtries que vous exercerez dans le royaume que je vous
laisse. Vous suivrez des pythonisses, vous immolerez vos fils & vos
filles aux démons, vous établirez publiquement des
comédiens & des chanteuses effrontées, & vous vous
associerez à toutes les abominations des païens. Dieu vous punira par
bien des fléaux. »
Ce passage prouve évidemment ce que pensoient
de la comédie les chrétiens du premier siecle, où cet ouvrage a paru. Il
regarde avec raison les comédiens & les danseuses commes les plus
dangereux ennemis de la religion & des mœurs, & la source la plus
féconde des impudicités & des idolatries. Le polithéisme est aboli, on
n’adore plus le bois & la pierre ; mais on adore les passions, on adore
les actrices, on se livre à toutes les impudicités que le théatre
enseigne, réalise, présente▶, fait commettre par
ses suppots & ses amateurs.
Les libertins de M…. donnent tous les ans, pendant le carnaval, des bals
parés & masqués, dans la salle de la comédie, comme à Paris à l’opéra.
Ils se cottisent & forment une souscription pour en faire les frais,
& reçoivent quelque argent à la porte de ceux qui veulent y venir, à
l’exception des dames qui sont reçues gratuitement, que même on achete au
taux du pays. Voici comme les gazettes annoncent cette nouvelle. On a établi
un Bureau de Charité dans notre ville. Un pere
de famille, qui ne peut sacrifier le bien de ses enfans au
soulagement des pauvres, a offert de donner à la Communauté des bals
au profil des pauvres. Cette offre, qui ◀présente▶ des plaisirs en
échangent d’une aumône, a été accueillie
(& affichée à tous les carrefours). Ces bals se sont donnés, & la recette
(qui a été employée à payer les frais, n’a rien
produit)
a été versée dans la caisse de Charité. Ainsi les bons
esprits ne verront dans ces fêtes que l’occasion de faire le bien,
ne rougiront pas d’y paroître, & la folie aura été du moins une
fois d’accord avec la raison.
Les grenadiers du
régiment de Picardie, qui sont en quartier dans la ville, ont la garde des
lieux publics, se sont rendus chez le Maire & ont offert de faire
gratuitement le service.
Dès que les bals sont pour le
profit des pauvres
, ont-ils dit, nous serons trop heureux de pouvoir faire ce brin de
charité.
Sur quoi on fait un grand éloge de ce
régiment, & un sermon pathétique aux riches de faire de grandes aumônes
à l’exemple des grenadiers.
Ces grands mots ne sont que du verbiage, & cette charité tant vantée est contraire aux bonnes mœurs. 1°. Dans le fait, cette prétendue charité n’a été proposée que pour amasser de quoi faire les frais du bal. On a commencé de prélever sur la recette, & on a porté au Bureau le reste, qui n’étoit rien. Ce n’est donc qu’un mensonge, pour jetter de la poussiere aux yeux des gens de bien, qui voudroient se laisser duper. 2°. La raison n’est donc pas d’accord avec la folie. Elle blâme toujours les assemblées nocturne où se commettent mille désordres. Mais la folie a voulu se couvrir du nuage de la raison ou plutôt de la religion & de la charité, pour se jouer de l’un & de l’autre, & se procurer plus d’argent par cette voie. 3°. Le prétendu désintéressement des grenadiers n’est qu’une plaisanterie : ils n’ont aucun droit sur la recette, ils sont obligé d’être en faction aux spectacles ; ce n’est que quelques étrennes qu’on leur donne pour boire, qu’on ne leur a pas moins données. Tout cela n’est que farce & charlatanerie. Aussi appellent-ils cette remise, un brin de charité.
Mais ce qui est bien plus important, c’est le mêlange profane du bien &
du mal, de la vertu & du vice ; & cette idée fausse, contraire à
l’oracle de Saint Paul, de ne pas faire du mal pour procurer du bien,
non sunt facienda mala ut eveniant
bona
, cette alliance très-peu religieuse est réprouvée par
le saint apôtre, II Cor. 6.
Quæ participatio justitiæ
cum iniquitate, quæ societas luci ad tenebras ? Quæ conventio
Christi ad Belial, quæ pars fideli cum infideli ? Quis consensus
templo Dei cum idoles ?
Je ne pardonne point aux panégiristes & aux adulateurs la comparaison qu’ils font de leurs héros & de leurs héroïnes avec les dieux du paganisme & de certains hommes célebres de l’antiquité. Quelle comparaison d’un guerrier chrétien avec Mars, d’une honnête femme avec Vénus, un emporté, un furieux qui n’aime que le carnage, une prostituée sans pudeur qui ne connoît que le vice, qu’on n’honore que par l’impureté ! Ne doit-on pas rougir de leur ressembler, & regarder la comparaison comme une insulte ? Ainsi de certains prétendus grands hommes de l’antiquité ; par exemple, Auguste, ce prince qu’on cite à tout moment, dont on donne le nom à tout propos, ne fut qu’un scélérat, un débauché des plus outrés, un ambitieux, un usurpateur qui s’empara de l’Empire romain & le rendit héréditaire ; qui, pour y parvenir, employa les fourberies & la cruauté. C’étoit le plus infame débauché, abusant de toutes les femmes, incestueux, adultere, sodomiste avec le plus grand éclat, sans pudeur & sans ménagement, traité de dieu par les plus grands poëtes, Virgile & Horace, ayant des temples des prêtres, des sacrifices dans tout l’Empire, le poëte le plus infame & île plus ordurier : il reste de lui une épigramme qu’un honnête homme ne peut pas lire. Il a fait assassiner des milliers de citoyens, sur les plus légers soupçons, même ses meilleurs amis, qui l’avoient servi dans ses projets ambitieux, tel que Ciceron qu’il abandonna à la fureur d’Antoine. La Saint-Barthélemi n’approche point des proscriptions du Triumvirat. Auguste fut un monstre heureux : ses dernieres annés, las enfin de tant d’horreurs, il vêcut & mourut en paix. Quelques poëtes, quelques courtisant l’avoient flatté & érigé en divinité. Est-ce là un homme à proposer pour modele aux princes. Quel sujet de leur éloge, que de les comparer au plus méchant des hommes !
Les Questions sur l’Encyclopédie le peignent au naturel. Qu’on examine la plupart des hommes à qui l’on compare les hommes qu’on ne cesse de louer, & on trouvera à-peu-près les mêmes choses. C’est la stérilité des panégyristes, qui, ne sachant que dire & voulant flatter, vont chercher des noms célebres, & font sans discernement des comparaisons qui font rougir. C’est un faux principe de morale & de religion, qui regarde le vice & la vertu comme des choses fort indifférentes, & n’estime que les grandeurs, les richesses, la célébrité.
Lettres des Juifs à Voltaire, 1, 2, p. 373. Le commerce des Juifs du temps de Salomon ne dura qu’un siecle : il suffit pour changer tout dans l’état. L’or & l’argent abonderent, mais le luxe courut sur les pas de la richesse (à l’exemple du prince le plus magnifique & le plus libertin), l’ancienne simplicité que l’on traita de rudesse & de grossiereté, disparut On trouva les habitations de ses peres trop étroites & ses possessions trop bornées, on joignit maison à maison, héritage, à héritage, on eut des palais, des jardins magnifiques ; les chevaux défendus par la loi, se multiplierent, & le pays se remplit de chars brillans & de superbes attelages, & les lits d’ivoire mollement garnis remplacerent les couches des anciens ; le bissus, le fin lin, les laines choisies furent employées dans les vêtemens ; l’hyacinthe, l’écarlate, la pourpre en rechausserent l’éclat & le prix ; les filles de Sion, autrefois si modestes, se montrerent dans les rues & dans les places, & y étalerent la richesse de leur parure ; les mantes, les écharpes, les dentelles précieuses, les colliers, les bracelets, les ceintures garnies de pandeloques, les ajustemens, les bijoux de toute espece, & plus encore leurs démarches & leurs regards, tout annonça leur désir de plaire, la vanité & la mollesse ; elles apprirent à relever leur taille par la hauteur de leur coëffure syrienne, ornée de rubans en forme de couronne, les pierreries brillantes dans leurs cheveux frisés, les anneaux à leurs doigts, & l’or à leurs chaussures ; à l’antique frugalité succederent de somptueux repas, où les vins exquis se servoient sans mesure dans des vases précieux, pour la matiere & pour la forme, couronnés de fleurs, parfumés d’essence ; les riches voluptueux les commencerent avec le jour, les prolongerent jusques dans la nuit, au son de la lyre, de la guittare, de la flûte, du tambour ; au son des instrumens ils joignirent la voix des chanteuses, & ils se flatterent d’égaler dans leurs concerts domestiques le goût & la magnificence des rois.
Brillantes époques, temps de bonheur & de prospérité, sans doute à vos
yeux ? mais nos sages en jugent autrement.
Beatum
dixerunt populum cui hac sunt qui te dicunt beatum ipsi te
decipiunt.
Et ces tristes prédictions ne furent que
trop vérifiées par l’évenement. Les richesses avoient fait naître le luxe,
le luxe les épuisa & les fit désirer avec ardeur ; l’insatiable soif
s’empara de tous les cœurs, & gagna tous les états. Le prêtre, le
prophete, l’homme du monde, tous du plus grand au plus petit brûlerent du
désir d’avoir, tous moyens d’acquérir parurent bons ; les grands furent sans
foi, les militaires sans honneur, les magistrats sans équité ; la porte du
juge inaccessible à la veuve & à l’orphelin, ne s’ouvrit plus qu’à l’or
& aux présens ; les richesses amassées
par l’injustice, on les dissipa dans la débauche, & l’on se fit honneur
des plus honteux désordres. Dans le déréglemens. La religion gênoit, par la
sévérité de ses maximes & le détail de ses pratiques, on l’abandonna, on
désira, on embrassa hautement les religions commodes, ou plutôt cette
irréligion qui, loin de condamner la volupté, la met au rang des devoirs ;
& comme un abyme conduit toujours à un autre abyme, on alla jusqu’à
douter si l’œil de la Providence veille sur les actions des hommes, &
s’il y a une justice dont on ait à espérer des récompenses ou à craindre des
châtimens. On dit dans son cœur, Qui me voit ? qui m’entend ?
Il n’y a point de Dieu. Dès-lors plus de frain, de retenue ; le
vol, le mensonge, l’adultere, le parjure, tous les crimes se debordent,
& attirent enfin sur la malheureuse Jérusalem tous les maux dont le Dieu
de l’univers menace enfin les peuples corrompus. Isaïe, I, 7,
8, 12, 23, III, 12, 24, VIII, 12. Amos, VI, 16. Michée, II, 4 & les
Pseaumes.
L’académie des Inscriptions a donné pour sujet du prix, une Dissertation sur les attributs de Venus. Il y a eu deux ouvrages estimés, l’un du Sieur Larcher qui obtint le prix, l’autre de l’abbé de Lachau, qui a été honoré de l’accessit. La premiere, beaucoup plus savante & remplit de recherches. La seconde, très-galante, comme de raison, étant d’un abbé bibliothecaire, interprête, garde du cabinet, des pieces & portraits de M. le duc d’Orléans, dont il a fait graver un grand nombre, & qui lui ont fourni sa matiere.
MM. Castillon en font l’éloge en ces termes : « L’abbé Lachau a cru
que le premier
devoir d’un écrivain qui parle
de Vénus, est d’en prendre le langage & les graces. Il est difficile
de faire un ouvrage où l’on instruit en amusant, où l’on couvre
l’aridité du savant des charmes d’une diction élégante, où l’on enchaîne
le raisonnement & les images de Vénus. »
Ils appellent ces
explications galantes, cette lecture amusante ; en cela bien différente de
celle de son concurrent, grave, sérieuse, profonde, qui traite fort peu
galamment Vénus de prostituée, & son culte un tissu de prostitution
publique en son honneur : ce que le galant abbé combat de toutes ses forces.
Tout cela
,
dit-il,
n’est qu’une allégorie. C’est la nature elle-même, & la
fécondité modifiée sous une infinité de formes, & indiquée sous
mille attributs divers.
Quand tout cela seroit vrai, il
faut convenir que ces formes & ses attributs ne sont rien moins que
modestes. Il en raconte toutes les histoires qui ne sont que des infamies
Mais ce n’est que le résultat d’un mêlange varié
d’allégories & d’opinions vulgaires, ornées par les fictions des
poëtes.
Mais certainement les opinions & les fictions les plus licencieuses, qu’il veut bien appeler des ornemens, quels ornemens ! ne sont précisément que des
horreurs, & le résultat dans l’esprit des lecteurs n’est qu’un amas de
crimes. Ne sont-ce pas de belles allégories que celles d’une femmes nue dans
toutes sortes d’attitudes ? N’est-ce pas une belle estampe à donner au
public que cette déesse entourée de phallis, symbole de la
fécondité ; c’est-à-dire, des figures infâmes de ce que la pudeur défend de
nommet ? N’est-ce pas commencer de faire le mal par des imaginations
obscènes, pour quelque morale qu’on dit vouloir enseigner ?
L’Abbé disculpe Venus de toutes les accusations de
débauche intentées par les auteurs : sans doute, son adultere avec Mars, avec Adonis sont des actes de
vertu. Il donne en preuve évidente que
son autel dans un
temple de Paphos ne fut jamais souillé du sang de
victimes
. Belle preuve ! Comme si la cruauté étoit
nécessaire à l’impureté ! Mais dans les autres temples sans nombre
n’offroit-on pas des victimes ? Il regarde Vénus comme la nature ou l’ame de
la nature, regnant sur le ciel de Jupiter, sur la mer de Neptune, sur
l’enfer de Pluton. La belle excuse ! Comme si Jupiter, Neptune, Pluton
n’étoient pas tous des débauchés La chanson de Campra est
donc une belle allégorie :
Tu peux quand tu veux nous
brûler dans l’onde. Le flambeau du monde brûle de tes
feux.
Ce paradoxe de l’abbé Lachau, contraire à toutes les
idées du monde entier, sans exception, depuis plus de quatre mille ans, ne
seroit que ridicule, si l’élégance, le goût du style galant, les détails
révoltans de toutes les histoires sans nombre, toutes roulant sur la
débauche, les estampes obscènes en grand nombre, où la déesse est
représentée, n’étoit une très-grande occasion d’offenser Dieu.
La Rosiere de Salenci a fait instituer des prix de vertu en
divers endroits : en voici un singulier. M. Comerson,
habile médecin, dans son testament du 15 décembre 1776, dit : « Je
fonde à perpétuité un prix de Morale pratique, qui sera appellé Prix de Vertu : ce sera une médaille d’or de 200 liv.
portant pour légende, Virtutis pratictiæ præmium,
& sur le revers, vovit immeritus. P. C. Elles sera
livrée le premier janvier à quiconque de quelque condition, âge ou
province du royaume qu’il
soit, qui, dans le
cours de l’année précédente, aura fait, sans pouvoir être soupçonné
d’ambition, de vanité, d’hypocrisie la meilleure action dans l’ordre
moral & politique, comme un génereux sacrifice de ses intérêts pour
un malheureux, la libération d’un prisonnier pour dettes considérables,
le relevement de quelque honnête famille, la dotation de quelques
orphelins, l’établissement de quelque communauté, la construction d’un
pont nécessaire, un acte extraordinaire de piété filiale, d’union
conjugal, de réconciliation, de reconnoissance, &c. Je prie
Nosseigneurs du Parlement de Paris d’en être les protecteurs & les
exécuteurs, & que l’affaire soit décidée à la derniere audience du
mois de décembre. »
La singularité de ce testament, la multitude
des objets, la difficulté de juger, en ont empêché l’exécution : l’intention
est louable apparemment.
Gazette d’Avignon, 17 octobre 1776. Quelques françois nouvellement arrivés dans une ville d’Allemagne, formerent le projet d’aller siffler au spectacle, comme l’on siffle à Paris, & se munirent de sifflets. L’un d’un fut chargé de donner le signal par un coup de talon, & les autres devoient lui répondre. Le coup fut donné & les sifflets jouent de tous côtés : mais malheureusement, en donnant le coup, il appuie son talon sur le pied d’un voisin qui n’étoit pas du complot, & qui lui riposta par un grand soufflet. L’homme est naturellement imitateur : tous les autres siffleurs furent accueillis de même ; &, comme s’ils se fussent donné le mot, les soufflets de toutes parts couvrirent les sifflets. On rit beaucoup de cette scène faite impromptu à ces perturbateurs du repos du parterre & des pauvres auteurs Ils ont été obligés d’aller exercer leur talens ailleurs.
On a imprimé à Berlin en 1773, en trois langues françoise, italienne &
allemande, la Vie de Charles Giacon, maître de chapelle du
roi de Prusse, chanteur & compositeur celebre d’Allemagne. Elle n’est
qu’un détail des ouvrages en très-grand nombre qu’il avoit composés, des
diverses places de musicien qu’il a occupé en différentes cours de Dresde,
de Berlin, de Brunswick, &c où ses talens l’on fait appeller. Il y a
deux choses remarquables : I°. L’excès de l’amour pour la musique. Auguste,
électeur de Saxe, roi de Pologne. Ce prince ne se contentoit pas d’avoir une
troupe de musiciens à son théatre de Dresde, d’y faire venir une seconde
troupes de musiciens italiens, dans les fêtes qu’il donnoit, il envoya
encore en Italie, & y entretint pendant un an le Giacon à la recherche de tous les chanteurs, pour en faire une
recrue & les amener en Saxe. Il en prit à Venise, à Rome ? à Naples, à
Milan, & fit de même une ample récolte des ouvrages des meilleurs
maîtres. Cette folle dépense étoit énorme. Cet homme, dans une pièce de
musique d’église pour le temple de Dresde, avoit sait un chœur sur ces
paroles de l’Evangile.
Mes brebis entendent ma
voix
; ce mot de brebis lui donna une
idée de bergerie, il traita ce sujet comme une vraie pastorale d’opéra :
c’en étoit une double Ces paroles doivent être chantées par une voix seule,
non par un chœur ; & dans la bouche d’un Dieu qui les a prononcées,
elles doivent paroître avec la majesté digne de Dieu. Un bourguemestre
choqué de cette disparate, le déféra au Consistoire qui lui défendu de le
faire exécuter, ni
aucune musique de sa façon,
dans les églises. Le musicien prit condamnation pour son chœur qui ne parut
plus : mais, à force de sollicitation & de protection, il obtint grace
pour le reste, en promettant de ne plus faire de pareille musique. Il avoit
une oreille & une mémoire musicale si heureuse, qu’après avoir entendu
un motet, un opéra, un concert, il alloit chez lui l’écrire, & ne
manquoit gueres de le faire fidellement, comme ceux qui retiennent un sermon
en l’entendant, & vont l’écrire.
Fucus en latin signifie en général une herbe qui donne un
suc rouge comme les bettes-raves. Les femmes s’en sont d’abord servies,
& les paysannes, qui n’ont pas de vermillon, s’en servent quelquefois
encore pour peindre leurs joues. Le françois fard, que Menage fait venir de fucus, & Caseneuve du mot allemand fard, qui
signifie couleur, n’a été d’abord employé que dans le propre pour désigner
les couleurs artificielles qui changent ou rehaussent le teint des femmes,
& que le désir de plaire porte dans le monde à un excès dégoûtant &
pernicieux, qui nuit plus qu’il ne sert à leurs intentions. L’usage dans
l’une & dans l’une & dans l’autre langue l’a trensporté du propre au
figuré ; par une comparaison très-juste & très-naturelle, on l’a étendu
à toutes sortes de déguisemens affectés : on dit un style fardé, une
éloquence, une poësie, une vertu fardée, comme on dit un visage fardé. Même
principe de vanité, même envie de tromper, même effet de séduire d’abord un
moment, & de déplaire quand il est connu ; quoique les moyens soient
différens, les prétextes spécieux, les airs compassés, les expressions
recherchés, sont des couleurs empruntées, des
artifices pour se couvrir & en imposer. Ce que le Seigneur appelle
dans les pharisiens des
sépulcres
blanchis
: car tout fard est une véritable hypocrisie.
Quatre mots françois qui se prononcent de même s’écrivent différemment, Seine, saine, cene, scène. Tout le monde sait l’origine des trois premiers, Seine, riviere, du mot latin Sequana, doit s’écrire avec une S & e, Seine ; sain, saine, en bon état, en bonne santé, du mot latin sanus, sana, demande un S & un a. Le mot cene, souper, on ne s’en sert que pour l’Eucharistie, du latin cena ou cœna, souper, s’écrit avec un c & un e selon son origine. Ce qui fait voir l’utilité de l’orthographe, qui est une espece de carte généalogique des mots dont elle indique l’origine, & les inconveniens de la nouvelle orthographe, où, sous prétexte d’écrire comme l’on prononce, on brouille tout en effaçant les traces de la décadence grammaticale. On en pourroit citer mille exemples de ces mots différemment ortographiés, quoique prononcé de même.
La quatrieme signification de ce mot écrit avec une S, un c, une n & un e, aujourd’hui commun au théatre, a l’extraction comme la destination la plus noble & la plus illustre ; semblable aux grandes maisons dont les ancêtres se perdent dans les siecles les plus reculés Ce mot qui dit de si grandes choses, s’enfonce dans les ténebres de la plus haute antiquité, & quelquefois aussi, comme les plus illustres familles, il déroge & tombe en roture, devient ignoble & une injure. Les plus habiles généalogistes & grammairiens les font sortir des langues savantes, Sken en syriaque, Skes éthiopien, Skan en hébreu, skene en grec, Scene en latin. Toutes les langues de l’Europe dérivant du latin, l’italien, le françois, l’espagnol, en ont tiré leur Scène Je ne sai quelle fortune il a fait chez les bas-bretons & les basques.
Dans son origine, ce mot signifie en général le lieu où se passe un évenement ; ainsi on dit, la scène est à Constantinople, à Rome, à Madrid. Quand le lieu change par une nouvelle décoration, on dit, la scène change. On appelle scène le théatre où les acteurs jouent ; on l’applique encore à la division des parties d’une piece, quand un acteur entre ou sort, ainsi on dit, scène premiere, scène seconde. Dans le moral, car aujourd’hui le théatre s’applique à tout, on dit d’un évenement, c’est une triste scène. D’une action scandaleuse, donne une scène au public, il se prend toujours en mauvaise part. Il y a une opposition innée dans tous les esprits entre les bonnes mœurs & le théatre.
Selon le génie des peuples & les usages des temps, la scène a signifié une tente, un pavillon ; c’étoit l’habitation des premiers hommes, tout se passoit dans les tentes ; les israëlites dans le désert, les soldats dans les armées, les scythes sur leurs charriots. Toutes les histoires de la Genese & de l’Exorde se sont passées sous des tentes. Les grecs lui ont donné une signification riante : c’est chez eux une allée d’arbres, une feuillée, un berceau de branches, un bosquet, sous lesquels on jouoit, dansoit, chantoit ; ce qui est bien plus analogue au théatre, puisque toutes les aventures des dieux, des déesses, des héros, se sont passées à la campagne, à l’ombre de quelques arbres. Le bonhomme Thespis, barbouillé de lie, le premier arlequin qui ait paru dans le monde, promenoit la scène sur un tombereau de village en village. Bacchus avec ses bacchants, Venus avec ses graces, Apollon & ses muses, ne montrent que des scènes rustiques : de-là ce jargon pastoral, ces ruisseaux, ces bocages, ces fleurs, ces troupeaux, &c, une cinquantaine de mots qu’on attache l’un à l’autre, à la faveur desquels on plaît surement aux femmes, on se donne un air galant, on fait des vers pleins de fraicheur, dit-on, & on acquiert à peu de frais la réputation de bel-esprit.
Cette idée est prise du livre de M. Gebelin : Le monde primitif analisé, comparé avec le monde monde moderne,
considéré dans l’histoire naturelle de la parole, l’origine du langage
& de l’écriture, avec des figures en taille-douce, & la réponse
à une critique anonyme. Ouvrage très-savant. L’auteur, naturalisé
dans tous les pays & tous les siecles, parle de toutes les langues &
de leur naissance comme s’il eût vêcu au tams de la dispersion des peuples à
la tour de Babel Il y a bien des choses ingénieuses, mais il y en a bien
d’autres dont on peut dire, comme le chevalier de Méré disoit des
étymologies de Ménage,
en venant de-là
jusqu’ici il a bien perdu sur la route
. Les origines
françoises & italiennes de cet auteur, & le grand Dictionnaire en
deux volumes qu’on a donné en 1750, ainsi que le grand Calepin, n’ont pas
été inutiles à M. Gebelin, qui en a enchassé les richesses dans son Monde primitif : ils lui ont fourni une infinité de
matériaux. Il a encore pu tirer grand parti du Trésor &
histoire des langues de l’univers, leur origine, beauté, décadence,
changemens. Ce Trésor en compte 53, avec la
langue des animaux & des oiseaux. (M. Gebelin n’a pas
porté jusques-là ses promesses.)
C’est un gros
in-4°. de plus de plus de 1000 pages, d’un caractere
menu, dêdié au prince d’Orange, par M Durer, président au
présidial de Moulins ; le privilége est de 1617 La seconde édition que nous
avons, de 1619, imprimée à Yverdum, ville de Suisse, pays
de Vaud, par la Société helvétiale. L’approbateur M Feideau, d’abord doyen du chapitre de Moulins, où il étoit
lié avec M. Durer, ensuite théologal-pénitencier de Bourges, en fait
l’éloge, françois & latin, en homme enthousiasmé ; & il est vrai
qu’il y a une érudition immense, d’autant plus admirable, qu’il n’y avoit
alors rien paru de pareil. Il dit que l’auteur semble avoir reçu, comme les
apôtres, le don des langues. Il y joint une savante préface & une belle
épître de consolation à sa veuve, qui est une oraison funebre. Cet ouvrage
qui est à-peu-près l’exécution du Monde primitif, peut en
avoir fait naître l’idée, du moins il en contient une grande partie : mais
il est vrai qu’on l’a bien augmenté & embelli. La gloire de M. Gebelin
ne doit point en souffrir, ses immenses recherches n’en méritent pas moins
la reconnoissance du public.
Le mot farce n’a pas une si brillante origine : il est pris
d’un terme de cuisine. La farce, dit Ménage, est un mêlange de toutes sortes de viandes, qui n’a point
de goût particulier, mais un résultat de plusieurs goût divers. Ragoût
bizarre que forment les restes des autres alimens qu’on ne veut point perdre
Une piece bouffonne appellée farce, est de même un
mêlange, un composé de plusieurs choses diverses, souvent des restes,
c’est-à-dire, des plagiats de plusieurs pieces qu’on ajoute, qu’on tourne
d’une maniere burlesque où regne la
plus grande
liberté. Les romains en disoient,
Hoc carmen appellatur
satura quia variis rebus refertur & quasi
saturatur
. Chez les italiens on l’appelle favola. Tels sont les operas boussons, les pieces de la Foire, des
boulevards, presque tout le théatre italien & la moitié du théatre
françois, les deux tiers de Moliere. C’est ce qu’on aime davantage : on veut
rire, & il faut servir le public selon son goût. Ce n’est pas moins le
goût des auteurs.
Nous avons déjà marqué nos allarmes sur la tragédie atroce, qui semble avoir passé les mets, & a transporté du théatre anglois sur le nôtre Beverlei, l’honnête criminel, le Roué vertueux, &c. avoient annoncé ce goût. Loredon vient d’en donner une nouvelle preuve. Affiches, février 1776. La Reine honora la réprésentation de sa présence : ce qui attira bien du monde. On avoit répandu que cette princesse ayant désiré de voir un jugement criminel suivant les formes usitèes dans nos tribunaux, on avoit imaginé d’en faire sur le théatre un tableau d’après nature, qu’on pût voir avec moins de répugnance. Le public fut surpris en apprenant que la représentation des grands crimes, de ceux qui conduisent à l’échafaud, fût le délassement de nos-amateurs, qu’un écrivain célebre en a fait une espece de poëtique, qu’il ne tient pas à nos profonds penseurs que ce goût affreux, qui est presque tombé parmi les anglois, ne devienne le goût françois. Les comédiens n’epargnerent rien pour rendre l’illusion complette, l’appareil de la chambre criminelle, les robes des magistrats, le greffier, la sellette, les témoins, tout le costume de la Tournelle y étoit observé. Moliere, dans son Malade imaginaire & son Bourgeois gentilhomme, avoit fait quelque chose d’approchant : mais c’étoient des assemblées ridicules de médecins & de turcs. Ici c’étoit une assemblée sérieuse des conseillers de la Tournelle, & toute la suite de la procédure criminelle : il ne manquoit que le questionnaire, dont il craignit que l’atrocité ne révoltât ; mais qui bientôt sera introduit comme tout le reste, & l’exécution en place de Greve. A la place de la question, on a mis une déclamation pompeuse contre la question (matiere à la mode), & on fait dire en vers une petite partie de ce qu’on a tant de fois répété en prose. Si, par quelque intrigue, les pieces de ce genre prennoient faveur, nos dramatiques n’auroient plus qu’à fouiller dans les greffes des parlemens, pour trouver une foule de sujets de cette force, & même encore plus piquans : c’est une mine abondante que nous leur offrons à exploiter. Toutes les pieces à suïcide dont il y a un grand nombre, ne sont-elles pas d’un goût fort approchant, & même plus atroces que les combats à outrance de l’ancienne chevalerie. La Bataille d’Ivri de Henri IV, représentée musicalement sur la scène, dans la farce du sieur du Rosoi, ces hommes qu’on porte mourans sur la théatre, comme dans Alzire & tant d’autres, tout cela est dans le même goût d’atrocité, quoiqu’un peu nuancé & adouci.
La piece de Loredon occasionna une mortifi aux comédiens. Quoique la Reine fut ◀présente▶, on s’apperçut que c’étoient les doubles qui jouoient, & non les premiers acteurs : cette négligence, regardée comme un manque de respect, méritoit l’animadversion. Les premiers acteurs furent mandés, réprimandés & amandés. Cette faute est fort fréquente : sous prétexte de se reposer de leurs fatigues (dont le théatre est très-innocent), ces messieurs & ces dames manquent au public, en mettant leurs prevôts (leurs substituts) à leur place, quoiqu’on ait payé pour eux, & qu’on ait fait valoir leurs noms pour attirer du monde : ils meritoient des punitions. Le Kain, quoiqu’on en dise, est loin encore de Baron, de Garrik : borné à la tragédie, il d’est que la moitié d’un grand comédien, comme on a dit que Terence n’étoit que la moitié de Menandre. Il est vrai que ces deux talens sont rarements réunis ; Moliere n’a point fait de tragédie, Corneille & Racine n’ont point réussi dans les comédies : mais c’est abuser de la confiance du public, de faire bien payer pour un acteur qui ne joue pas, quelque grand qu’on suppose le Kain dans son genre.
Après la représentation d’Atrée, tragédie de Crébillon pleine d’horreur, on demandoit à l’auteur pourquoi il
avoit adopté ce genre terrible ?
Je n’avois point à
choisir
, répondit-il, Corneille avoit prix le ciel, Racine la terre, il ne me restoit
plus que l’enfer, je m’y suis jetté à corps perdu.
On a
voulu faire une antithese : le premier membre est faux, Corneille n’a pris
ni le ciel païen, ce ne sont point les dieux qu’il fait parler, ni le ciel
chrétien, il ne fait point agir les saints ; à moins qu’on ne l’entende de
Polieucte & de Théodore : mais
en ce cas, Racine par Esther & Athalie, a pris aussi le ciel. Il peut se jetter dans l’enfer, les
comédiens le font tous les jours, leurs ouvrages les y conduisent.
Les Mémoires du comte de Rochefort sont une satyre crue le d’une infinité de personnes de l’un & de l’autre sexes, qui ont paru à la cour & à la ville pendant quatre-vingts ans qu’on le fait vivre ; il n’épargne personne, le duc d’Orléans, le prince de Condé, le duc de Vendôme, le duc & la duchesse de Longueville, &c. y sont accusés d’une honteuse débauche ; MM. Fouquet, Colbert, Louvois, le cardinal de Richelieu son bienfaiteur, n’y sont pas mieux traités. Il le dit amoureux de la duchesse d’Aiguillon sa niece, & pere de plusieurs enfans. A l’entendre, la corruption étoit générale ; il il ne s’épargne pas lui-même & sa famille, à l’exception de sa noblesse, dont il a la fatuité de se vanter à tout propos, quoiqu’il se moque de la prétendue noblesse, de presque tout le monde. Il se donne sans honte les plus mauvaises qualités, & raconte ses duels, ses folies, ses prisons, ses disgraces. On assure dans la préface, que tout ce qu’il dit est vrai : il y a beaucoup d’exagération & de malignité. Cette vie écrite d’un style très-rapide, forme un gros volume. Il est sans vraisemblance qu’un seul homme ait eu tant d’aventures : on a sans doute ramassé de tous côtés un infinité de faits, dont on a fait un tissu, & qu’on a mis sur son compte. Cet homme alloit à la comédie & ne s’en cachoit pas ; sa dissipation, son libertinage, ses sociétés devoient l’y entraîner : mais il ne se donne pas pour amateur. Il raconte quelques traits comiques quî ne sont pas indifférens.
A l’arrivée de la grande Dauphine, une troupe de comédiens & de danseurs
étoit allé à Châlons, où le Roi & le Dauphin allerent recevoir cette
princesse. Le chemin étoit mauvais, la charette qui portoit ses graves
personnages se renversa dans un bourbier, d’où ces princes eurent grand
peine à se tirer tout entier. Le Roi vint à passer, & ayant vu cette
scène comique, il se mit à rire, & dit pour
les consoler :
Il vaut mieux que ce soit eux que
d’autres ; ils ont bonnes jambes, ils se tireront mieux d’affaire :
mais je doute que sur un tel théatre ils puissent jouer comme il
faut.
Le comte de Rochefort étoit du nombre, &
méritoit d’en être ; il ajoute fort naïvement,
quoiqu’on
aït accoutumé d’admirer tout ce que dit le Roi, nous étions trop
chagrins pour avoir envie de rire : mais, comme le génie françois
est d’oublier les maux dès qu’ils sont passés, nous ne nous en
souvînmes plus à la premiere auberge ; nous ne parlâmes plus que de
faire bonne chere ; & ces messieurs ayant trouvé le vin bon, ils
en prirent tant qu’ils eurent besoin d’aller reposer
.
C’est tomber d’un bourbier dans un autre. Mais à quoi peut-on s’attendre en
si mauvaise compagnie ? Scarron rapporte une pareille
aventure dans son Roman comique, embellie à sa façon dans
un style burlesque : car, quoique ce soit un écrivain original dans son
ridicule, il n’a pas d’invention, non-plus que la plupart des auteurs
dramatiques : ils ne sont qu’habiller les faits, l’étoffe non-plus qu’au
tailleur ne leur appartient pas.
Le duc de Lorraine, Charles IV, comme nous l’avons vu ailleurs, étoit un vrai comédien. Il alloit régulierement à la comédie, jouoit fort bien toutes sortes sortes de rôles, & donnoit a tout moment la comédie. On le voyoit dans les rues chanter & danser avec le premier venu, comme les bohémiens & les chantres du Pont-neuf ; il devenoit amoureux de toutes les jolies filles, se déguisoit de mille manieres, il faisoit cent folies pour leur plaire ou tromper leurs parens, en officier, en magistrat, en marchand, &c. Je l’ai vu déguisé en fripier : il avoit pris dans la rue des Fripiers une boutique pleine de vieux habits dont il avoit paré le devant, & se tenoit assis sur la porte, avec un tablier devant lui, comme pour attendre les acheteurs : il y fut attrapé. Un officier faisant semblant de ne pas le connoître, essaya & marchanda un habit, s’enfuit & le lui emporta. Il courut après, mais l’officier fut plus reste que lui. Il avoit grand nombre de prisonniers de guerre : il y avoit un officier françois de considération qui devint amoureux de sa femme ; elle na paroissoit pas insensible. Le Duc connoissoit l’humeur de cette dame, qui avoit été sa maitresse ; il craignit un dénouement comique qui n’auroit pas été de son goût, il se hâta de le prévenir, & faisant le généreux, il le renvoya sans rançon, mais il fit bien payer celles des autres.
Brioché ayant long-temps amusé Paris avec ses comédiens de
bois, s’alla promener de ville en ville, en Lorraine, en Flandres, en Alface
& enfin en Suisse. Les suisses qui n’avoient jamais vu de marionnettes,
furent si étonnés d’entendre parler Polichinelle & ces
petites poupées, qu’ils crurent qu’il y avoit un diable dans chacune, &
que Brioché étoit un sorcier : ils lui firent son procès & le
décréterent. M. Dumont, colonel d’un régiment suisse au
service de France, qui avoit vu les marionnettes à Paris, se moqua d’eux :
mais comme il étoit naturellement railleur, on ne le crut pas, & on
alloit condamner le sorcier au feu. M. Dumont prit alors
un grand sérieux & leur-dit :
Parmi ces marionnettes
il y a beaucoup de princes & de princesses qui seront offensés.
& vous seront de mauvaises affaires : on ne peut prendre trop de
précautions pour ne se pas brouiller avec des
personnes de ce rang.
On assemble le
conseil, & on délibéra de ne plus faire de poursuites, pour vu que
Brioché qui est le pays & payât les frais. Brioché n’en voulut rien
faire. Alors, par le conseil de M. Dumont, on dépouilla ces princes, ces
princesses de leur riches habits, que l’on vendit Brioché s’en alla ouvré
comme lui, & s’en vengea bientôt. Il vint à Dunkerque
où le Sieur Dumont se rendit incognito, pour voir une
maitresse qu’il y avoit faire : il eut l’imprudence d’aller avec elle aux
marionnettes, déguisé en bourgeois. Brioché l’apperçut & le reconnut,
malgré son déguisement, il le montra au doigt, & dit tout-haut :
Voilà M. Dumont déguisé en bourgeois, avec sa
maîtresse.
Tout le monde se moqua de lui & de sa
belle. Ils se cacherent & s’enfuirent tous deux couverts de
confusion.
Les plus braves gens, jouent à la guerre des comédies très inutiles & très-dangereuses. Pendant le blocus de Luxembourg le gouverneur de la place, d’ailleurs officier de mérite, fit venir des violons sur les remparts, pour braver l’armée françoise, & dans toute la ville ce ne fut que bals, comédies, réjouissances : il fut fort heureux que le maréchal de Créqui, qui commandoit le blocus, n’eût pas ordre de l’attaquer, les canons & les bombes auroient bientôt fait taire l’orchestre, & fuir les masques & les comédiens. Le prince de Condé tout grand homme de guerre qu’il étoit, eut en Espagne la même foiblesse au siège de Lerida. Il fit jouer, les violons à la tête de la tranchée, & envoya dire au gouvernement qu’il lui donneroit souvent de pareilles serénades. Le gouverneur lui répondit, qu’il allait accorder ses violons aussi & répondre à ceux du Prince. En effet, il mit le feu à ses batteries, tua huit cens hommes, obligea le prince de Condé à se retirer avec précipitation, & bientôt à lever le siege. Le prologue de la piece avoit été comique ; mais le dénouement fut tragique.
La cinquantaine dramatique de Voltaire & l’inauguration de sa statue, petite piece qui paroit en 1773, mêlée de chant & d’arrieres, n’a pas été représentée, parce qu’il est fort douteux si c’est une satyre ou un éloge, une éruption du volcan de l’enthousiasme, ou une parodie dictée par la malignité. En voici l’idée elle est prise de l’Arrêté centenaire de Moliere, qui fait grand bruit du théatre.
Un chevalier, enthousiaste du Patriarche de Bernai, lisant la nouvelle édition magnifique de cet homme adorable, remarqua que sa Mariamne parut en 1723 ; il en conclut qu’il y a cinquante ans que Voltaire est marié avec la scène, qu’il faut donc célébrer très-solennellement cette année cinquantenaire ou cinquantaine, ou cinquantieme, comme on voudra. Bien des gens font une fête après cinquante ans de mariage, & l’on vient de célebrer la centième année de Moliere, à l’exemple des jeux séculaires des romains. A cette idée heureuse, sublime, divine, il ne se sent pas d’aise ; il va, il vient, se leve, s’assit & trace avec transport le plan de ce drame merveilleux à l’honneur du dieu Voltaire. Sur ce canevas, il arrange & distribue les rôles : on parlera, on déclamera, on chantera, on dansera, on rira : voilà mon intrigue. Le Kain, Molé, Brisard, la Hus, la Raucoux, la Sanelier auront tel & tel rôle, jusqu’aux moucheurs de bougies ; je voudrois en avoir assez pour employer tous les acteurs & actrices, c’est dommage que les graces demeurent oisives. Son pere & son frere arrivent, se moquent de lui, il n’écoute rien, il envoie au plus vîte une belle lettre aux comédiens pour leur offrir sa piece, il prétend encore qu’on porte au milieu de la piece le buste de l’Apollon de cinquante ans ; un amour le couronnera de mirthe & lui donnera son flambeau, Mars le couronnera de laurier & les Graces d’une guirlande de fleurs ; on chantera des odes, des vaudevilles, des sables, des madrigaux, en son honneur, où l’on tâchera de l’imiter.
Mais, ô cruelle destinée ! deux dénouemens imprévus & bien tragiques viennent troubler la fête. Les comédiens répondent fort poliment, mais refusent de jouer sa piece. Adieu la cinquantaine. Un de ses amis fait voir à l’auteur qu’Œdipe, la premiere piece de Voltaire, avoit été jouée en 1718, cinq ans avant Mariamne, que la cinquantaine est passée, qu’il s’y est pris trop tard pour la solemniser. Quel dommage ! quelle désolation ! A ce double revers l’auteur en est transi, pétrifié, il n’en revient que par l’espérance de faire imprimer son chef-d’œuvre, de le faire louer dans le Mercure, de l’envoyer au château des Délices, & d’en entendre chanter les couplets sur le Pont neuf : ils en sont dignes. En voici quelques-uns.
Divin Voltaire !Recevez nos vœux, notre encens.Notre seul but est de vous plaire ;Animez nos foibles accens,Divin Voltaire.Divin Voltaire.Vous avez fréquenté Clio,Euterpe, Thalie & son frere,Même le temple d’Erato,Divin Voltaire.Divin Voltaire,Seul encor qui donnez le goût,Roman, conte, ode & caractere,Vous avez réussi dans tout,Divin Voltaire.
Je ne connoissois pas le temple d’Erato, ni le frere de Thalie, j’ignorois que Voltaire fût lié avec Euterpe : il ne s’est jamais donné pour musicien. Je savois aussi peu qu’il fût vieux de plus de deux mille ans, qu’il n’eût fait que changer de face, de rang & de nom.
Tout ne fait que changer sur terreDe face, de rang & de nom.Le dieu que nous nommons VoltaireLes grecs l’appeloient Apollon.
M. le Batteux, qui dans le fonds n’approuve point les
représentations théatrales dans les colléges, ajoute en les tolérant, ad duritiam cordis, comme Moïse en permettant le divorce
& la pluralité des femmes, un conseil qui, bien examiné, détruit la
tolérance même sur la distribution des rôles. « Les maîtres, dit-il, ne cherchent pas le bien des jeunes
gens, mais veulent se faire honneur de l’exécution de la piece. Ils
choisissent ceux qui ont des caracteres analogues à leurs rôles : ce qui assure aux enfans un défaut & quelquefois même
un vice pour toute leur vie. Un jeune & précieux
petit-maître, on lui sera jouer le marquis, le fat ; il est paresseux,
indolent, on lui-donne à jouer l’indolence, la paresse ; il
est haut, il fera le glorieux ; s’il est polisson,
étourdi, il fera le valet, &c. De sorte que des vices
qu’on devroit corriger par l’éducation, se concentrent par ce moyen
dans son caractere. »
Il y a un avantage au contraire
quand les rôles vertueux sont ainsi distribués : un caractere noble
s’ennoblit, un caractere humain s’adoucit, &c. Il faudroit donc, pour
bien rencontrer cet ordre, donner les rôles mauvais aux enfans vertueux, qui
résisteroient au danger, & les bons aux méchans, qu’ils corrigeroient :
ils ont besoin de prendre une autre tournure,
& repaîtrir leur caractere
.
Les jésuites, dans l’instruction des jeunes régens,
suivoient cette idée pour sujet des discours qu’ils leur donnoient à
composer : ils choisissoient une matiere opposée à leur défaut. A un
caractere violent & emporté, ils faisoient faire l’éloge de la douceur ;
à un orgueilleux, l’éloge de l’humilité : ainsi, en exerçant leurs talens,
ils corrigeoient leurs vices, ils se donnoient des leçons à eux-mêmes : ce
que l’auteur appelle, repaîtrir son caractere. Par ce
choix des acteurs, les pieces seront mal jouées. C’est dommage pour les
spectateurs : mais c’est l’avantage des acteurs, & si la distribution se
fait autrement,
le plaisir du spectateur peut faire à un
jeune acteur un tort irréparable
. Que faut-il de plus ?
Proscrire ces dangers, supprimer ces exercices. Le bien public, la sagesse
des maîtres permettent-ils de faire un tort irréparable à
leurs éleves ? de concentrer leurs défauts dans leur
caractere ? Mais alors personne ne voudra donner des spectacles
dans les colléges, ni les maîtres, ni les jeunes gens : ils auroient trop
peu d’honneur. Où trouver même des pieces dont tous les rôles soient
vertueux ? Les
regles mêmes de l’art exigent même
le contraste du vice & de la vertu. Ce seroit un fort petit mal, ou
plutôt un grand bien.
L’éducation chrétienne,
l’éducation même mondaine, sérieuse & décente a-t-elle besoin
des leçons d’un comédien ?
N’a-t-on point d’autres
moyens d’exercer & de former les jeunes gens ?
Ne
pourroient-ils entrer dans le monde honnête qu’en descendant du
théatre, & prenant les airs impertinens d’un
faquin.
Le théatre est donc inutile & même pernicieux à
l’éducation ? Il doit être banni des collèges.
Cette distribution de rôles analogues au caractere des acteurs ne se borne pas aux théatres de collèges ; elle est observée sur tous les théatre, & contribue a succès de l’exécution. Les rôles d’amoureuse, de soubrette, d’arlequin, de vieillard, de prince, de valet, &c. sont des charges sur la scène qui s’exercent toute la vie. Il n’y a point de comédien qui joue également bien toutes sortes de personnages, il y en a peu qui en joue plusieurs disparates : il faut dans ce métier comme dans tous les autres métiers, suivre pour réussir son talent & son goût. Mais, sur le théatre public comme sur celui de collège, il résulte de ce choix le même inconvénient ; la représentation repêtrit le caractere & concentre les défauts, une fille galante se fortifie dans son libertinage, l’acteur prince est plus orgueilleux, le valet, la soubrette plus faquins & plus indécens. On devineroit sans peine, en fréquentant un acteur, quel est son emploi sur la scène, soit que lui-même en fasse choix, soit que le directeur du spectacle lui donne l’emploi, soit que l’auteur lui-même ait composé les rôles exprès, dans le goût de l’actrice sa maîtresse : ce qui n’est pas rare. Il est certain que c’est lui fare un tort irréparable, d’entretenir, d’exalter ses passions, de concentrer le vice dans son caractere, par la représentation de son personnage. Quelques écrivains ont imagine que c’étoit un bien de renforcer ainsi le caractere de la nation : c’en seroit donc un aussi de renforcer les vices des particuliers ; mais ce n’en est un qu’aux yeux de ceux pour qui les passions, les vices sont des biens. M. le Batteux, la religion & la raison ne parlent pas de même.
Dans les bons & utiles cahiers que M. le Batteux dictoit à ses écollers,
& qu’il a fait imprimer sous le titre de Cours
de-Belles-lettres, cet habile professeur, t. 4,
exerc. 8, ch. I, demande s’il faut faire représenter
des pieces de théatre dans les collèges. Son goût pour l’art dramatique,
qu’il paroît fort aimer, ne lui permet pas de faire généreusement le
sacrifice de la scène à la vertu, il cherche des distinctions frivoles pour
lui ménager quelques momens.
Il y a des jeunes gens qui
ont des dispositions marquées pour les lettres & les sciences ;
c’est pour eux une perte de temps de leur donner des rôles à
apprendre, cet exercice ne leur apprend rien que leur goût & la
lecture ne leur eût appris. Ils perdent le train de leurs études,
& prennent du goût pour la dissipation ; & cet inconvénient,
tout grand qu’il est peut-être, le moindre qui puisse en
arriver.
Comme la force de la vérité entraîne ! Ces
raisons sont communes à tous les écoliers. En est-il quelqu’un à qui ces
représentations ne fassent perdre le train de leurs études & beaucoup de
temps, ne donnent un goût de dissipation ; &, par un autre inconvénient
encore plus grand, en est-ils dont ils ne corrompent les mœurs ?
Il en est d’autres destinés
par la nature pour toute autre chose que les livres & le
cabinet, pour le militaire, le commerce, pour tout ce qui demande
plus d’activité que de goût & de méditation, les représentions
leur apprennent a bien prononcer le françois, à se ◀présenter▶ d’un
air aisé, à sentir ce qu’on dit ou entend. Ils emploient mieux leur
temps qu’ils ne l’auroient fait sans cela.
Quel
raisonnement ! Comme si ceux qui sont destinés aux lettres & aux
sciences, l’ecclésiastique, l’avocat, le magistrat n’avoient pas autant
& plus de besoin de bien parler, de se bien ◀présenter▶, de bien sentir ce
qu’ils disent, qu’un marchand, un soldat, un bourgeois. C’est mieux employer
leur temps d’en faire des comédiens, de leur donner le goût de la
dissipation ; & comme ceux-ci sont le plus grand nombre des étudians,
& qu’un professeur doit travailler pour le plus grand nombre, le théatre
devient un exercice nécessaire dans tous les colléges, & un devoir aux
professeurs. M. Rollin, l’Université, le Parlement pensent
bien différemment : nous l’avons prouvé. Malgré cet air d’indulgence, il est
aisé de comprendre que cet habile professeur n’est pas partisan du théatre
des colléges.
Mais, ajoute-t-il, si on juge à propos de faire usage de ces exercices, tout
dangereux qu’ils sont, il faut 1°. oublier qu’on donne un spectacle,
il ne faut agir que pour agir, non pour plaire :
le soin de plaire distrait & en fait manquer les
moyens
. On peut donner la même leçon à tous ceux qui
parlent en public. 2°. Il vaut mieux ne point faire de gestes, que d’en
faire des mauvais, faux, lâches, outres, monotones, &c. Les acteurs
parfaits comme Racine, Baron, sont
três-rares. Il faut s’identifier
avec son rôle,
en prendre fortement les motifs, les passions, les allures, se monter sur
son ton ; par un enthousiasme artificiel qui donne du feu à tous ses
mouvemens, ménager les nuances, préparer les transports, distribuer l’ame
dans tous l’extérieur, qui la rendre à la fois, & naturelle, &
supérieure à la nature. De toutes ces réflexions, qui sont très justes &
très utiles à ceux qui ne jouent que des rôles vertueux, comme un
prédicateur qui ne parle que pour la religion & la vertu, pour un avocat
chrétien qui ne soutient que des causes justes. Il en résulte que, pour les
rôles vicieux, on doit pendant le temps de la préparation & de la
représentation ; se rendre réellement méchant, orgueilleux, emporté,
médisant, impudique, comme le rôle le demande. Or est il permis de se rendre
volontairement vicieux, même un instant ? Est-il permis de donner un mauvais
pli à son ame, d’autant plus facile & plus durable qu’on en contracte
l’habitude par la répétition de ces actes même factices, comme par la
répétition des actes réels ? Répétition journaliere dans une actrice, un
comédien qui en fait métier. Que le vice doit devenir difficile à corriger
& la vertu à pratique pour tout comédien, si jamais il veut devenir
honnête homme & bon chrétien ! Ainsi si les spectateurs doivent entrer
dans les mêmes sentimens, pour bien goûter les plaisirs du spectacle, &
se rendre mauvais pendant tout le temps qu’il dure, le même danger doit les
faire trembler.
Des fables bien faites sont utiles au public, elles ◀présentent▶ des vérités de
morale d’une maniere agréable ; Esope, Phedre, Lafontaine & les autres fabulistes,
même médiocres,
méritent des éloges. Mais il s’en
faut de beaucoup que ce soit un aussi grand avantage que disent les
enthousiastes de Lafontaine, qui font de son recueil de fables un second
évangile ; sur-tout pour les enfans qu’on oblige de les apprendre par cœur,
& qui n’en tirent qu’un fruit très-médiocre. Selon les cris des poëtes,
écho les uns des autres, ce livre classique, dit-on est un cours complet
d’éducation ; il suffit pour faire des hommes parfaits.
Verba & voces prætereaque nihil.
Les fables de la
mythologie païenne, si elles étoient purgées des images licencieuses qu’on
trouve à chaque pas, seroient plus utiles que les corbeaux, les lapins, les
renards, les cigales du Bonhomme dont on veut faire
l’apothéose. Il vaudroit mieux encore mettre entre les mains des enfans un
recueil des contes sagement écrits. Un auteur nouveau a proposé & tâché
de remplir cette idée, par de petits contes dont chacun porte agréablement
sa morale. Il a beau faire, c’est la mode, l’habitude est prise, on répétera
toujours Lafontaine, comme les cloches répetent leur
carrillon, bon ou mauvais.
Un enfant n’étudie point les fables par goût, on l’y force ; & après avoir reçu la petite récompense de son travail, il n’y pense plus, & n’y pensera de sa vie. A l’exception de quelques poëtes qui veulent être fabulistes & tâchent d’imiter un modele estimé, quel homme, après l’âge de neuf ou dix ans, s’occupe de Lafontaine ? Il a beau être un génie supérieur, un écrivain inimitable, le premier des beaux esprits, qui n’a ni prédécesseur, ni successeur, ni égal ; il est rélégué dans le coin d’un cabinet, avec les rats & les vers, dont il a si bien décrit les hauts faits, avec lesquels il continue de s’entretenir encore. On a beau, par une dépense insensée, lui bâtir un palais magnifique dans quatre volumes in-folio superbement imprimés & reliés ; on a beau, par un nouveau ridicule, ériger quatre ou cinq cens portraits & statues à son honneur, dans des planches très-bien gravées & enluminées : ce luxe typographique tend au profit de l’imprimeur, ne sert qu’à parer des tablettes, & à faire dire, en levant les épaules, à quoi servent ces folies ? Bien loin d’y étudier la morale, & puiser des prétendus germes de vertus, on se contente de voir des images, & on ne jette les yeux sur le reste que pour comprendre l’action & entendre les paroles d’un chat qui court après la souris, & qui certainement ne dit mot ; & après avoir enfin compris ce profond mystere, qu’on dit pourtant si clairement exprimé par le burin, qu’a-t-on appris de plus ?
Une bête qui parle surprend un instant & amuse un enfant, mais la finesse de l’allégorie & les vérités morales lui échappent où l’ennuient, & lui coûtent trop à démêler. D’ailleurs ils voient le faux de ces entretiens des bêtes, & méprisent les conséquences qu’on veut leur faire tirer d’une chimere. Le beau maître qu’un moineau ! les belles leçons que celles d’un tel oracle ! Tous les jours les défauts, les foiblesses, l’ignorance d’un précepteur décréditent ses instructions, en rendant sa personne méprisable, & l’on veut qu’un enfant respecte un chien & un âne, se forme à son école, & qu’il prenne pour vrai ce qui n’est pas même vraisemblable, ou plutôt ce qui est contre la nature & l’état des choses qu’il connoît le mieux ! il prendra pour regle ce qu’a dit un âne qui ne fait que braire. Les contes où les hommes parlent & agissent à l’ordinaire, sont du moins possibles & vraisemblables, la vérité est facile à saisir, le voile qu’on lui donne se leve aisément, & la rend plus sensible. Les enfans ne se souviennent plus des fables, ils n’oublient point les contes, même dans un âge avancé on les cite, on les répete. Quel homme sensé contera les aventures du loup & de la tortue ? Dans un conte de Voltaire, il est dit qu’un homme sage & sa femme, parlant de l’éducation de leur fils à son gouverneur, la mere déclara que son fils n’apprendroit ni grec ni latin, parce qu’on se jouoit l’opéra & la comédie qu’en françois, ni l’histoire, parce que les histoires de Lafontaine étoient les plus utiles, ni la philosophie, parce que Moliere étoit le plus grand philosophe, ni la géographie, parce que son cocher sans elle savoit trouver le chemin de ses terres ; il fut enfin décidé que son fils apprendroit à danser, iroit aux spectacles, étudieroit Lafontaine & Moliere, auroit un baigneur, une toilette. C’est après l’éducation, la science, le mérite d’un petit-maître.
Il y a bien de la différence entre un enfant & un homme fait : un enfant qu’on veut instruire avec des fables, les apprend d’abord, s’en amuse comme d’un chose vraie ; mais en voyant le faux & le ridicule, puisqu’il fait bien que les bêtes ne raisonnent ni ne parlent, il s’en moqué & pense qu’on se moque de lui, il ne fait aucun cas d’une instruction si frivole, qui ne porte que sur une fausseté palpable ; il les apprend comme une tâche à laquelle sont attachées des punitions & des récompenses, des éloges de sa mémoire & de son esprit : pour la morale il n’y pense pas, ce ne sont que des fables. Le beau précepteur qu’un corbeau qui mange un fromage ! C’est trop compter sur la docilité & la simplicité de l’enfance, c’est la supposer stupide. Jamais fable n’a fait faire un acte de vertu à un enfant, ne l’a corrigé d’aucun vice. Un homme fait, qui prend les fables pour ce qu’elle sont, en rit d’abord, mais s’arrête à la morale qu’on en tire. Il y a fort peu de fable dans l’histoire ; on n’en voit qu’une dans l’Ecriture, des arbres qui choisissent un roi ; on voit parmi les grecs celle d’un orateur qui, pour se faire écouter, commence son discours par une fable ; parmi les romains, celle de l’estomac qui digere les alimens pour tout le corps. On n’en voit point pour les enfans : celles d’Esope & de Phedre n’ont point été faites pour eux. Si dans quelques colléges on fait apprendre celles de Phedre, ce n’est point comme leçons de morale, mais comme des morceaux bien écrits, d’une latinité pure, d’un style précis & élégant.
La facilité de composer & d’apprendre ces petits trais fort courts, fort gais, qui ne ◀présentent▶ ordinairement rien que de bon, a fait toute leur fortune, les fait si fort multiplier, ont fait tant louer le Bonhomme qui a mieux réussi que les autres dans ces riens. L’antiquité a eu peu de fabulistes, elle ne donnoit pas dans ces puérilités ; le siecle de Louis XIV. n’a vu que Lafontaine & la Mothe sur la fin ; les pieces d’Esope à la Cour, d’Esope à la Ville, toutes farcies de fables, n’ont pas réussi : ces productions n’ont ni vérité, ni vraisemblance, ni aucun sel. Un siecle frivole a saisi cette veine si analogue à son goût. La demangeaison d’écrire a fait profiter de la facilité de la composition, de l’invention, de la versification libre : jamais on n’a plus fait de fables, ni plus loué Lafontaine dont on parloit fort peu, & c’est un fort petit mérite. Il est aisé de faire parler des animaux dont les especes, les démarches, les mœurs sont si variées & si multipliées ; il est si aisé de composer une vintaine de vers libres de toutes especes, de toutes sortes de rimes, quelquefois des petits mots d’une ou deux syllabes qu’on donne pour un vers, sans ordre & sans regle. Il est visible de voir la prétention qu’on met à ces bagatelles, toujours sous le voile modeste de la préférence donnée à Lafontaine, dont l’éloge gigantesque est devenu d’étiquette.
Je fais que les comparaisons avec les animaux sont d’un usage journalier : la fidélité d’un chien, le travail d’un bœuf, la douceur de l’agneau, la diligence de la fournit, le manége d’un cheval, la tendresse de la poule, la fureur du lien, la malice du serpent, &c. l’Ecriture sainte en est pleine. Il semble que Dieu nous ait donné les animaux, non-seulement pour nous servir, mais encore pour nous instruire : l’Esprit saint nous y ramene sans cesse ; mais ces modeles sont bien différens de la fable. On ne nous dit que la vérité que nous avons sous les yeux, la fable ne conte que des chimeres, qui ne sont pas même sous les yeux, dont la seule proposition fait pitié, & décrédite, & la leçon, & l’instituteur qui la donne. Qui peut faire cas de l’école de la cigale & de la fourmi ? Qui peut regarder comme un bon mot, une sentence utile, une regle de morale, les discours d’une poule, l’entretien d’une taupe ? On se moque avec raison des contes des fées, des mille & un jour, du château de cristal, quoique plein de morale aussi bonne que les fables. En a-t-on jamais fait une matiere d’entretien ? Ils valent pourtant mieux que les tables ; point d’enfant qui ne les écoute plus volontiers, qui n’en profite davantage. Un grillon qui parle vaut-il mieux que la Baguette du Nain jaune ?
Les paraboles, si communes dans l’Ecriture, si ordinaires dans le style oriental, ne sont que des fables : car si les faits qui en font le corps étoient vrais ce seroient des exemples, non des paraboles. Mais du moins les fables humaines sont vraisemblables, & les fables des animaux sont absurdes. Un pere qui reçoit son fils prodigue, un voyageur qui soulage un homme blessé par des voleurs, un pasteur qui cherche une brebis égarée, un riche qui refuse l’aumône aux pauvres, un pharisien & un publicain qui prient dans le temple, n’ont rien de contraire à la nature, il arrive tous les jours des faits pareils : mais un chat qui parle, une belette qui raisonne, des souris qui tiennent conseil, sont rire les enfans mêmes à qui on donne des pareils docteurs. Si Brioché s’étoit avisé de faire tenir école à ses marionnettes, & débiter des graves sentences, celles-la même dont on fait un si grand mérite à Lafontaine, formeroit-il des brillans éleves, des magistrats, des peres de familles, des négocians, des militaires, &c ? Aucun des systèmes d’éducation dont on est inondé n’a imaginé d’établir Polichinel instituteur de la jeunesse. Les bêtes sont-elles plus raisonnables ? Ce ne sont que des marionnettes, selon Descartes. Lafontaine, qui est leur Brioché, qui leur prête de si sublimes idées, réussira-t-il mieux dans son enseignement ? accréditera-t-il des bêtes ?
On a fait beaucoup moins de fables que de romans : le goût du vice en est la cause. Les fables ne flattent point les passions, l’amour n’entre point dans ces aventures. Comment y citer la tendresse, y compter des fleurettes, y former des intrigues ? Leurs beautés femelles n’ont rien de piquant, l’imagination d’un libertin n’est pas flattée des graces en poils, en plume, en écaille, les amours des sauterelles & des pigeons sont épuisées dans deux mots, & n’ont aucune variété. Les Tourterelles de Dorat, quoique semées d’obscénités, n’ont pas réussi, quoiqu’une libertine Zemis y soit mêlée. Le fonds est sans goût & sans sel. Lafontaine n’en a presque point assaisonné ses sables, non par modestie, ses contes sont foi que ce n’étoit pas sa vertu favorite, mais parce que ce genre n’en étoit pas susceptible, & parce qu’il avoit fait ses provisions dans ses contes. Ils ont été le passeport des fables, & en ont fait le crédit : voilà le mot de l’énigme. Le fabuliste doit sa fortune au conteur, & la bonne morale à l’obscénité. Jamais, s’il n’eut fait que des fables, il n’eût en des panégyristes, l’Académie n’eût pas pensé à lui : mais ils plaisent plus que ses fables, ils ont la protection des passions : On n’a pas porté l’impudence jusqu’à faire étudier les contes aux enfans ; mais les maîtres & les maitresses en font leur étude, & le beau monde en fin ses délices, & les savent mieux que les fables. Le théatre, qui est le grand maître des mœurs, y puise ses plus beaux drames. On voit peu de fables dans les comédies, & les contes de Lafontaine ont fourni la matiere de cinquante comédies que tout applaudit, quoique très-médiocres : c’est un livre classique sur la scène. Quel acteur, quelle actrice ne va fouiller dans cette mine de vices, & n’en tire dequoi plaire & égayer. Après avoir fait réciter une fable à un enfant le livre à la main, on n’y pense plus, on va dans le cabinet se dédommager avec les contes. Quel homme, quelle femme du bon ton débite les fables dans les compagnies ? On riroit de son enfantillage, on l’enverroit à l’école. Mais ne parle-t-on pas des Remois, des Troqueurs, de l’Oraison de Saint Julien ? La licence l’emporte toujours sur la morale ; la morale n’est même que le sauf-conduit de la licence, pour la faire recevoir & pardonner. Le théatre n’en fait point d’autre usage : la vertu est ici l’introductrice, le palliatif du vice, pour lequel seul on travaille, qui seul en effet y est goûté sous cette écorce.
L’érudition de Lafontaine est fort mince : il étoit instruit comme les poëtes de son temps, où l’on se piquoit de savoir quelque chose. Elle est inutile aux poëtes, il suffit d’avoir du génie, de l’imagination, de la verves de sentir, d’imaginer fortement. On peut se passer de rien savoir, l’étude appesantit, éteint le feu naturel, émousse l’esprit, rend timide, desseche l’imagination, obstrue les veines de la poësie. En effet, les coulisses ne supposent aucune étude sérieuse ; mais seulement la lecture des poëtes & de la fable : c’est de la prose découpée en différens modeles, & bordée de rimes, il n’en reste rien. On ne lit pas la plupart des poësies, quelques épigrammes, chansons, sonnets. Ronsard, du Bartas, qui étoient savans, n’ont pas réussi comme Malherbe qui ne l’étoit pas : Boileau l’étoit.
Lafontaine avoit un bon caractere, ou plutôt naturellement paresseux, & on veut tourner en vertu l’amour du repos. Ses distractions, ses bévues, ses méprises, ses bizarreries ne sont que l’effet de l’indolence. Il faut vouloir s’aveugler. Négligence de sa famille, dissipation de son bien, duel donné, comédie satyrique, épigrammes malignes contre bien des gens, obscénités innombrables, censures perpétuelles du clergé, des prêtres, des moines, de l’Eglise, des choses saintes, la plupart triviales & plates.
Nous avons parlé fort au long, liv. IV. ch. I, de la sombre tragédie de Cominge, en parlant d’une héroïde de la Trape, en particulier de celle du sieur Dorat, qu’il suppose écrite par Cominge à sa mere ; dont ni le roman, ni le drame ne parlent pas, & supposent même qu’elle est morte.
On a mal-à-propos partagé les Œuvres de Lafontaine en deux recueils, l’un de fables & l’autre de contes ; du moins l’on a mal remplis le recueil de fables, non-seulement parce que ces deux mots sont synonimes, un conte est une fable, une fable est un conte, l’intrigue d’une piece de théatre est une fable, une histoire fausse est une fable, mais parce que, supposant la distinction ordinaire, Lafontaine, bien différent d’Esope & de Phedre, a fait incomparablement plus de contes que de fables. Les contes sont mêlés avec les fables & forment une grande partie du recueil. C’est une adresse pour multiplier les volumes & leur donner un air de variété, un artifice pour ne pas effaroucher la vertu par un nom décrié, & engager à lire par un titre innocent, faire trouver comme par hasard, & conduire par goût à celui dont on se défioit.
La fable dans le sens où on le ◀présente aux enfans, est une action, un discours d’animaux, ou des choses inanimées, à qui on prête une raison, une langue qu’ils n’ont pas. Ce qui se passe entre des hommes, quoique fabuleux, n’est pas une fable, mais un conte, un bon mot, aventure, anecdote. Pour se conformer au titre, il falloit donc se borner aux fables : ce qui auroit fait un fort mince volume. Pour le grossir on y a mêlé une multitude de dits & faits dont on trouve par-tout d’innombrables collections, & qu’il falloit laisser avec les contes qui ne sont que des traits choisis & mis envers : car il n’y a rien de neuf dans cet auteur si célébré, il n’y a de lui que le style, naïf & agréable qui se fait lire avec plaisir. Dans le recueil des contes on en a laissé quantité qui auroient pu trouver place parmi les fables aussi bien que ceux qu’on y a inséré.
Tels sont le gland & le paysan, le laboureur & les jeunes gens, le vieillard & ses fils, l’avare & son trésor, Ulisse & les syrenes, simonides, paroles de Socrate, le philosophe Scythe, le fou & le sage, le charlatan, le charetier embourbé, la jeune veuve & les deux médecins, le Songe du Mogol, la femme & le voleur, le trésor & les deux hommes, le statuaire, le savetier & le financier, les femmes & le secret, la laitiere, Démocrite & le notaire, l’écolier & le pédant, le curé & le mort, le satyre, l’ivrogne, l’oracle, le jardinier & le seigneur, les œufs d’or, l’homme & l’idole, l’homme & son image, l’homme entre deux âges, la fortune & l’enfant, la besace, l’astrologue, Momus & le bucheron, &c. & cent autres qui ne sont point de vraies fables. Qu’on ne dise point que ce choix a été fait par modestie, il y en a plusieurs très-licencieux parmi les fables. Joconde, les deux amis, la matrône d’Ephese, le talisman contre le Pape, le curé & le mort, l’âne chargé de reliques contre le clergé, comme une grande partie de ses contes contre les religieux, les prêtres, les choses saintes. Les dédicaces de ses livres sont ordinairement adressées à des femmes, & du style le plus galant.
Il s’en faut donc bien qu’on puisse mettre sans choix les Fables de Lafontaine entre les mains des jeunes gens. Eh comment faire ce choix que dans une édition faite exprès, puisque le bien & le mal sont continuellement mêlés, soit par l’extrême négligence d’un auteur à qui tout est indifférent, soit par le libertinage d’un cœur qui ne suivoit que ses goûts & ses penchans, soit de dessein formé, afin que l’un servit de passeport à l’autre. Il est singulier que, sans égard à la partie très-mauvaise de ses œuvres, & certainement la plus considérable, on fasse des éloges gigantesques & on donne un mérite sublime sur quelques morceaux qui n’en sont pas la vingtieme partie. On a prétendu que le sel fables de Lafontaine consiste en ce que, par un des air simple, naïf, presque niais, il semble être persuadé de ce qu’il dit, croire bonnement que les bêtes parlent, & ne raconter que ce qu’il a vu, comme une vieille nourrice croit de bonne foi les histoires qu’elle raconte des sorciers & des revenans, qui ne sont pas plus ridicules que les conversations des animaux : au lieu que Lamothe & d’autres fabulistes, par des fables plus ingénieuses, plus naïves, plus morales que celles de Lafontaine, par un air apprêté & un ton railleur, décréditent leur récit, & semblent se moquer de l’auditeur. Il en résulte que ces fables sont fort inutiles à l’éducation des enfans, qu’elles les amusent, sans leur rien apprendre ni former leur cœur à la vertu.
J’admire les savantes dîssertations des admirateurs de Moliere, pour trouver
l’origine du
mot burlesque de Tartuffe, qui est devenu un proverbe. Ce ne fut pas le premier
titre de cette piece, elle fut d’abord appellée Pandulphe ; quand la défense de la jouer fut levée on la nomma l’Imposteur, le faux Dévot, enfin Tartuffe, & tout le monde aujourd’hui donne ce nom aux
gens dévots Les uns le sont trouver chez le Nonce du Pape. Iroit-on l’y
chercher ? Moliere se trouvant chez ce prélat, je ne fait par quel hasard,
car ces deux hommes étoient peu faits l’un pour l’autre, les courtisans
présenterent des truffes à Son Excellence, qui en étoit fort friande, &
pour lui faire plaisir s’écrierent avec transport,
des
Truffes, Monseigneur, des Truffes ! Tartuffoli, Signor Nontia,
Tartuffoli !
& Moliere adopta ce mot qui lui parut
fort plaisant. Ce petit conte est fait à plaisir, pour lancer un trait malin
contre les gens d’église.
Voici une autre origine plus vraisemblable : Tartuffoli, mot italien qui signifie un trompeur, un moqueur, un charlatan. Le Dictionnaire de la Crusca, dit que c’est le nom qu’on donne aux Bergamasques, peuple naturellement comédien, qui fournissent des acteurs à toutes les troupes d’Italie. Son langage est grossier, remplis de ces vilains mots des halles qui font rire la populace. Ils brillent sur les tréteaux & fourmillent de pierrots & de scaramouches. Moliere, qui connoissoit le théatre italien, & en prit des scènes entieres, crut bien peindre un hypocrite par le sobriquet des Bergamasques. Il est plaisant qu’au jugement de ce grand maître, comédien signifie imposteur. On adopte cette idée en France : on dit communément d’un homme qui se déguise pour tromper, c’est un comédien, il joue la comédie. Un comédien joue toutes sortes de rôles, & ne paroît jamais ce qu’il est.
Ce mot est même en France plus ancien que Moliere : dans les vieux comiques,
les livres, gaulois, on en voit vingt exemples dans le Glossaire de du Cange, dans Nicod, dans le Calepin, sur le mot Truffe, Truffares. Moliere ne se faisoit aucun scrupule de s’accommoder de
ce qui lui plaisoit ; & si les espagnols, les italiens, les gaulois
revendiquoient tout ce qu’il s’est approprié, ce seroit le geai de la fable.
Il peut même avoir pris ce mot dans le patois de Languedoc, où il est
commun. Moliere, pendant plusieurs années, avoit couru les tréteaux de cette
province, & il y avoit composé plusieurs farces que pour son honneur on
n’a jamais donné au public ; il avoit appris le jargon du peuple, comme il y
paroît par les scènes gasconnes de Pourceaugnac ; il y
avoit acquis la facilité de composer des mots burlesques dont on lui veut
faire une mérite : mérite médiocre, commun à toute la populace. On
rempliroit des livres des mots imitatifs & très-plaisans qu’inventent
les harangeres dans leurs conversations Boileau, Satyre X. vers
358, parle d’une femme de son quartier qui avoit éminemment ce beau
talent.
Il faut voir de quels mots elle enrichit la
langue. Ma plume ici traçant les mots par alphabet. Pourroit d’un
nouveau mot enrichir Richelet.
Racine, Moliere alloient
l’entendre par curiosité & profiter de ses leçons, les inséroient dans
leurs pieces de théatre, & Boileau dans ses satyres. L’auteur des remarques nous apprend cette anecdote, & nous fait
sentir le prix des beautés de Moliere, en les mettant dans une juste
balance.
On a fait sur les Trois Siecles des observations
dont plusieurs sont très-justes. En voici une qui
est de notre ressort, sur l’enthousiasme qui regne aujourd’hui en faveur des
comédies & des opéras.
Je n’ai vu
, dit l’observateur,
aucune personne, je parle de celles que vous appellez
personnes attentives à respecter les mœurs & la religion, qui ne
fût très-éloignée d’approuver ce que vous dites des spectacles dans
cent endroits, qui n’en fût mal-édifiée, j’ai presque dit
très-indignée.
Le mauvais effet de cet enthousiasme est
d’autant plus dangereux que l’auteur, l’homme d’esprit & de mérite, est
un ecclésiastique que la sainteté de son état doit lui faire plus séverement
condamner les spectacles, qu’il paroit dans tout son livre exactement zéle
pour la religion & pour les mœurs, & que même sa bonne morale sur le
théatre perce quelquefois à travers les éloges dont il le comble, &
devoit être le contre-poison du bien qu’il en dit. Foible contre-poison !
semblable à celui qu’on voudroit nous faire accroire qu’il se trouve dans
quelque bonne maxime que débitent quelque fois les acteurs, qui ne guériront
& n’empêcheront jamais les profondes blessures que font à la vertu le
fonds de la piece, l’objet de l’intrigue, le libertinage des rôles, la
licence des décorations, la très-mauvaise morale qui y domine, & qui,
comme I’ivraie que l’homme ennemi seme dans le champ, l’étouffe totalement
le bon grain.
Le sieur Sedaine, dans sa comédie des Femmes vengées, fait fort valoir qu’il a ménagé trois scènes à la fois par le moyen de quelques coulisses placées perpendiculairement au parterre ; ensorte qu’on peut voir les acteurs qui, dans les trois enfoncemens, jouent chacun leur rôle. Cette idée n’est pas neuve ; les théatres de Rome & d’Athenes étoient comme un place publique où aboutissoient plusieurs rues, dans chacune desquelles étoient des personnages, & se passoient des actions relatives à la piece. Ce qui est plus naturel que ces niches ou armoires qui défigurent le théatre & font une diversion désagréable dans le temps où il n’y a personne. Sur la scène françoise on voit cent fois des acteurs cachés qui écoutent dans des maisons voisines, sur des balcons, à des fenêtres, qui agissent, qui parlent : ce qui forme différentes scènes dans le même temps. L’auteur lui-même cite Britannicus, où Néron derriere une tapisserie, écoute la conversation de Junie avec son amant : idée assez mesquine.
Mais l’auteur doit peu se féliciter de l’usage qu’il en fait. Les trois scènes ne servent qu’à multiplier les indécences d’un drame très-licencieux. & dans le fonds, & dans la maniere de les rendre. Il est pris dans les contes de Lafontaine, qui a tout puisé dans Bocace, Rabelais, Arioste, source bourbeuse qui n’exhale que la corruption, & dont la vertu n’ose remuer le limon insect, Tous ces poëtes ne font que donner un habit neuf aux vices.
Sedaine n’a pas plu à l’auteur des Trois Siecles. Ses poësies, dit ce critique, ne plaisent que sur le théatre, & n’ont aucun mérite à la lecture ; parce qu’elles ne consistent qu’en images, pantomimes & ariettes, & ne disent rien à l’esprit. Il devoit ajouter qu’elles partent du cœur & lui parlent trop, par l’indécence de ses images, malgré un vernis de politesse qu’exige le goût du siecle, & qui le rend plus dangereux que la grossiere obscénité : ce sont des tableaux du vice vivant & agissant, paré de toutes les graces séduisantes, dont l’atelier est la toilette. Les contes de Lafontaine, si propres à corrompre, sont incomparablement plus pernicieux sur la scène que dans son livre, & c’est la malheureuse manie du sieur Sedaine & de bien d’autres comiques, de donner une existence, une vie, une action precisément à ce qu’il y a de plus mauvais dans ces trop célebres conteurs ; ils vont tirer de cet arcenal des passions des armes meurtrieres, qu’ils mettent tout dans la main des acteurs & des actrices, pour blesser les cœurs innocens ; ils ont soin de choisir les glaives les plus tranchans, & emploient tout leur art à les aiguiser. Ce qu’ils appellent un joli conte, une jolie piece, une heureuse découverte : il n’y a que le vice qui puisse souscrire à ces beaux titres.
Dans l’Eloge du Chancelier de l’Hôpital, par l’abbé Remi, Avocat
au Parlement, couronné à l’Académie Françoise & justement
condamné par la Sorbonne, on trouve ces mots, p. 10 :
Catherine de Médicis, investie par des hordes d’histrions &
d’esclaves, qui nous apportoient de l’Italie tous les vices d’une
nation dégénérée, toutes les fourberies d’une politique monstrueuse,
tous les besoins du luxe, l’art meurtrïer de la finance, la fureur
épîdémique du jeu, le goût de la débauche que la nature abhorre,
& la lâche audace des empoisonnemens & des assassinats,
jusqu’alors inconnus chez un peuple qu’honoroient la bravoure &
la loyauté ; Catherine de Médicis, insensible sur les calamités
publiques, ne songeant qu’à ses plaisirs, à sa vanité, à son
ambition, multiplia les spectacles, ordonna des fêtes, prodigua l’or
à ses bouffons, tourmenta ses ministres, se repentit &
s’applaudit tour-à-tour d’avoir choisi l’Hôpital pour Chancelier.
Empire de Charlemagne, quelle est ta destinée ! une femme
ombrageuse & pusillanime, fourbe
& féroce préside à tes mouvemens, éleve & renverse à son gré
les sages faits pour te gouverner.
Ce portrait affreux des effets du spectacles, ce mépris insultant des hordes des histrions ne sont pas d’un homme suspect de morale sévere, ni en faveur d’un héros trop zélé catholique, ni hasardé sans conséquence dans un ouvrage frivole & obscur, ni approuvé par des juges prévenus contre la comédie, ni se glissant furtivement sous la main d’un écrivain peu attentif : c’est l’approbation la plus réfléchie, la plus éclatante, la plus authentique ; l’Académie la plus éclairée la confirme par un prix glorieux qui n’est destiné qu’au mérite d’un ouvrage supérieur à celui de ses concurrens. Comment donc l’auteur, dans un ouvrage composé avec tant de soin, comment ce tribunal suprême, dans un examen fait avec tant d’exactitude, ont-ils pu ne pas appercevoir ou laisser volontairement la matiere d’une condamnation si méritée ? Encens d’ailleurs inutile à l’éloge du Chancelier, ou plutôt nuisible à sa gloire. Enchassés dans son éloge comme des traits qui le peignent, n’est-ce pas supposer que ce qu’il a fait étoit infecté de ses sentimens ? Dieu nous garde, disoit-on, de la Messe du Chancelier ! Ne pourroit on pas dire, Dieu nous garde, de sa doctrine ? Ne seroit-ce pas un blasphême littéraire de soupçonner que ce sont les idées de l’Académie, & de dire d’un corps célebre, Dieu nous garde de la doctrine de l’Académie ?
L’opposition de la Sorbonne aux divers membres de ce corps célebre, dont les décisions sont des oracles dans la République des Lettres, cette opposition n’est ni nouvelle, ni douteuse, Chacune de ces compagnies a sa religion, ses docteurs, ses titres & ses grades. Le plus grand mérite auprès de ces sages maîtres de la langue, est le talent de l’art dramatique. Avoir composé des pieces de théatre c’est avoir droit au bonnet de docteur, sur-tout si la nouvelle philosophie en a dicté les sentences. Un très-grand nombre sont redevables à Thalie, à Melpomene, & presque tous sont enthousiasmés de la scène. Au reste, le portrait des histrions que trace l’abbé Avocat, n’est que trop juste : le luxe, la prodigalité, la débauche, le célibat de libertinage, si opposé à la continence, au mariage, à la population, doivent leurs progrès au théatre. Le vice a inondé le royaume a mesure que le théatre l’a infecté ; ces tristes vérités ont bien augmenté depuis Catherine de Médicis ; l’horde des histrions ne faisoit que passer, elle est aujourd’hui à demeure ; cette reine n’avoit qu’une horde, il y en a trois à Paris, l’opéra, les françois, les italiens, quelqu’une dans chaque grande ville, sans compter les détachemens de pandoures qui voltigent & les théatres de société qui fourmillent. Ces troupes innombrables de barbares attaquent la vertu comme le débordement des visigots, vandales, lombards inonderent & détruisirent l’Empire romain.
La Dixneuf, de la comédie italienne (nom grotesque qui figure avec celui d’Arlequin) a été la favorite de l’ambassadeur de Maroc, pendant son séjour à Paris, sans s’embarrasser de la couleur ni de la religion. L’argent n’est ni negre ni mahométan. Devenue libre par son départ, Son Excellence féminine s’est louée pour six mois au théatre de Bordeaux. On lui paye le voyage & on lui fournit un hôtel ; on lui donne cent pistoles par mois, & ses amans lui payent une pension viagere de cent louis par mois. Quel magistrat, quel militaire, quel ecclésiastique est si bien payé ? Elle ne marche qu’en carrosse avec une belle livrée. Comme Son Excellence a pris les plus grands airs auprès du Ministre maroquin, avant de partir elle avoit donné ordre de lui louer un appartement. On le lui prépara & quoiqu’il fût fort beau, cette coureuse, qui chez son pere avoit à peine le coin d’une boutique, eut l’insolence de dire, quand elle le vit, sans doute que c’est pour loger ma femme de chambre ? Il fallut en louer un autre, & toute une grande ville y applaudit. Cette farce rappelle le trait de la fameuse comédie des Courtisannes, qui troubla si fort la troupe des comédiennes par la vérité des portraits. La sœur d’un fiacre dit à son amant, du ton le plus auguste, faisant la personne de condition :
Moi ! si mon seul partage étois l’obscurité,S’il mettoit entre nous trop d’inégalité,Vous aurois-je permis la plus foible espérance ?Qui moi vous avilir ! le pouvez-vous penser ?J’ai pour vous abuser trop de délicatesse,Et je veux vous sauver, s’il se peut de vous-même.