Chapitre III.
Suites des Mélanges.
L Es princes de tous côtés se déclarent ouvertement pour le théatre, la scène est aujourd’hui une affaire d’état, toutes les gazettes & les journalistes en font régulierement mention à côté des affaires de la guerre & de la paix : A Vienne en Autriche le 3 mai 1766. Le comte de Kaunitz, ci-devant chargé exclusivement de la direction des spectacles, a fait banqueroute : emploi & dénouement très-nobles dans un homme qualifié. La régence de la basse Autriche, par ordre de Sa Majesté Impériale, Royale & Apostolique, a aboli la jurande des comédiens, comme en France on a aboli les jurandes des métiers pour favoriser les arts & ce commerce. Cette jurande des comédiens en France s’appelle troupe Il sera donc libre en Autriche à tout le monde de jouer toutes sortes de pieces, en toutes les langues, de la maniere qu’on voudra ; on élevera des théatres. on assemblera des acteurs, on invitera, on représentera, on dansera, on chantera, on cabriolera : liberté entiere. Si on joue mal, on sera puni pas les sifflets & la désertion du public. Dans l’ordonnance impériale, royale & peu apostolique, affichée par tous les carrefours, donnée pour établir cette précieuse liberté dramatique, il est dit, que le privilège exclusif, ci-devant accordé, nuisoit au plaisir du public & au progrès de l’art. La liberté, l’émulation, la concurrence vont faire fleurir ce commerce au profit des bonnes mœurs.
On eut d’abord cette liberté en France, on l’a encore dans les provinces, il
y avoit plusieurs troupes à Paris & à la cour, & les meilleurs
pieces ont été composées dans ce temps de liberté : elles doivent leur
réputation aux acteurs dont les talens s’exercerent sans contrainte.
Qui sauroit sans Baron que Racine a
vêcu ?
Mais les dépenses des décorations, des habits &
l’entretien des acteurs croissant à l’infini, par le dégré de magnificence
où le luxe a porté la scène : il a fallu pour y fournir, réduire tout à
trois jurandes, l’opéra, les françois & les italiens,
avec un privilége exclusif pour la cour & Paris. Peut-être l’aboliition
des autres jurandes entraînera-t-elle
celle-ci : on
y a fait bien des brêches, par le vaux-hal, les boulevards, le colisée, les
théatres de sociétés, le théatre des petits-appartemens & singulierement
par la troupe de Monsieur frere du Roi, qui sera à
l’avenir un apanage du plus proche héritier de la couronne. Quelle joie pour
les auteurs ! quel débouché pour leurs drames ! mais quelle douleur pour le
tribunal qui n’aura presque plus de procès à juger ! quelle douleur pour le
theatre de la nation dont les rivaux partageront,
peut-être éclipseront la gloire ! quelle douleur pour les actrices dont les
rivales à meilleur marché auront plus de vogue.
Le Grand-Duc à Florence s’est aussi déclaré pour la liberté dramatique. Considérant, dit-il dans son diplôme, que les priviléges exclusifs accordés aux entrepreneurs des spectacles, sur les quatre théatre, n’avoient abouti qu’à les rendre plus mauvais, il abolit tous ces priviléges meurtriers, & permet à tout le monde d’élever des théatres à son gré, d’y représenter en tout temps, à ses périls, risques & fortune, toutes sortes de piéces, en vers, prose, musique, dispensant de toutes les conditions onéreuses qui avoient été imposées : mais ils seront responsables de toutes les dettes contractées, sans avoir droit de faire banqueroute.
Le roi de Danemark qui, dans son voyage à Paris, a pris le goût du théatre, enchérit sur tout ; il a établi des écoles publiques de comédie & d’opéra, comme des écoles de philosophie, de droit, de médecine. C’est une cinquieme faculté dans les universités danoises, où l’on confere les grades de bachelier, licencié, docteur en comédie. C’est à Copenhague une partie de l’éducation nationale Il a déclaré par son édit que l’état de comédien ne dégrade plus, que tous les citoyens honnêtes & de la plus haute noblesse peuvent s’exercer sans déroger, & consacrer leurs talens aux plaisirs du public. Ainsi les acteurs & les actrices auront des mœurs, la saine morale ne gémira plus de se voir proscrite dans la bouche d’une courtisanne : tout peut monter sur le théatre sans rougir L’abbé Coyer, qui vouloit établir une noblesse commerçante, verra avec plaisir dans le Nord éclorre une noblesse comédienne Le Roi, à la vérité, ne leur laisse pas le droit de juger les auteurs, comme à Paris, & de choisir les pieces ; mais ils doivent représenter de bonne foi tout ce que le ministre d’état, chargé du département du théatre, aura permis. Ce qui préviendra bien des différens, & établira le regne de la vertu. Ainsi soit-il.
On a vu pour la premiere fois à Paris, l’hiver de 1766, un spectacle fort en usage dans les pays du Nord, mais inconnu en France : ce sont des courses de traîneaux sur la glace, qui se sont faites aux flambeaux sur les boulevards. La Reine a voulu se donner ce divertissement, commun en Allemagne ; des seigneurs & des dames de la premiere distinction, en ont fait la partie pour lui plaire. Les dames se garantissoient du froid & du vent avec des masques de velours noirs, qui s’appelloient du temps d’Henri III. & s’appellent encore des loups, à cause de la figure hideuse qu’ils donnent. Le plaisir fait des prodiges : la délicatesse des messieurs & des dames du bon ton ne peut souffrir le moindre froid, leur foible sante en seroit altérée, leurs appartemens ne sont jamais assez chauds, ils n’osent aller à la Messe & aux offices s’ils n’ont des chapelles domestiques, où ils se rendent de plein-pied en sortant du lit, ces chapelles ont des poëles, on en met dans toutes les avenues ; & tout-à-coup endurcis comme les lapons & les sauvages de la baye d’Hudson, les voilà en état de courir toute la nuit sur la glace avec un peu de velours sur le nez. Du moins les salles du bal & de la comédie sont chaudes, on y étale les graces, sa parure, son adresse à danser, on s’y entretient avec son amant : grand adoucissement des rigueurs de la saison. Mais on n’a point de poële aux boulevard. Une dame en masque noir, empaquetée sur un traîneau, pendant la nuit au flambeau, peut-elle faire briller sa parure son adresse, ses graces, & s’entretenir tendrement, en galopant sur la glace ?
Ce ne fut-là qu’une ébauche : tout s’embellit & se perfectionne Quatre jours après on vit une file pareille, mais plus brillante. Il partit du palais royal, à deux heures après midi, une file de traîneaux représentant divers animaux, tigres, lions, éléphans, bœufs ; chevaux, dans le ventre desquels étoit un coureur & une coureuse, comme Ulisse & ses gens dans le cheval de Troye. Chacun de ces traîneaux étoit tiré par un beau cheval, richement caparaçonné & orné de grelots, symbole très-expressif de la fête. Après avoir parcouru à grand bruit la ville & les boulevards, on se rendit à une jolie maison de campagne du duc de Chartres, à la barriere des Mouceaux : c’est une loge des francs-maçons dont ce prince est le grand orient (le grand-maître). On y dîna ; ce diné dura jusques bien avant dans la nuit. On fit une nouvelle course, & on donna à tout paris un spectacle nocturne ; chaque traîneau étoit éclairé par un réverbere d’une construction très-ingénieuse ; les cavaliers avoient tous des vice-tours verts (espece de redingote à la mode) fourrés & bordés de blanc, les dames en avoient fourrés & bordés en rouge. Sur le matin on s’alla coucher, fatigué & harassé. Gaz. d’Avig. fév. 1776.
Le goût des traîneaux a passé les Alpes ; la Toscane, pays très-chaud, fut honorée d’une pareille course. Le Grand-Duc, prince allemand, & la Grande-Duchesse son épouse, à la tête de toute leur cour, coururent toutes les rues de Florence, sur quelques verglas qu’un froid assez vif y avoit répandu. Les équipages étoient parés, quoique moins galans que ceux de France. On attendoit avec impatience & on saisit ce moment pour donner aux florentins un spectacle qu’ils n’avoient jamais vus : mais ce ne fut que le jour ; il ne falloit pas exposer ce coup d’essai aux ténebres de la nuit. Ces spectacles ne seront pas fréquens en Italie, les froids piquans y sont trop rares, & les femmes n’y courent pas si aisément : les maris ne les verroient pas volontiers enfermées dans le ventre d’un éléphant.
Le Journal de Trévoux avril 1776, rapporte d’après un voyageur moderne, que les chinois font apprendre par cœur des prieres à leurs enfans, & les leur font réciter chaque jour, matin & soir : ce que négligent assez communément les gens du monde. Il y a deux prieres différentes, une pour les garçons, une pour les filles. Celle pour les garçons, après avoir demandé des graces aux divinités du pays, comme à ses dieux tutelaires, & au philosophe Confucius, comme nous pourrions faire aux anges gardiens & aux saints patrons, s’adresse enfin au grand Tien, être souverain au-dessus de tous les autres. Ce qui justifie les jésuites sur l’accusation d’idolatrie dont on les a chargé, puisqu’on y trouve la distinction du grand Dieu d’avec les genies subalternes, & le culte parfait & suprême au Dieu supérieur & le seul vrai Dieu.
La priere des filles est singuliere. Il n’y a point de femme du monde qui voulût la faire & encore moins l’exécuter. Qu’on la propose à une actrice, elle n’achevera pas de la lire.
Vénérable & divin Ho-am-si, c’est toi qui a voulu que notre sexe passât ses jours dans une rigoureuse & perpétuelle clôture ; j’obéis à tes ordres, je n’en murmure point, & je promets de me conformer à tes volontés. Je sai que nous sommes nées▶ esclaves d’un sexe fait pour nous dominer, je sai aussi que je ne dois comme je ne veux plaire qu’à celui que ta prévoyance m’a destiné pour maître. Ecoutes ma priere, ô Ho-am-si ! & fais que les regards de tout autre homme que celui auquel je dois ètre attachée ne tombent jamais sur moi. J’ai deux points à remplir, & ces deux points renferment tous mes devoirs, être fidele à mon mari & respecter les magistrats protecteurs des nœuds du mariage. Xoun-Toung, regle ma langue & préserve-la du babil & de la frivole coquetterie, de crainte que l’un ou l’autre de ces défauts ne m’attire la disgrace de mon époux. O Xoun-Tung ! reçois mes sermens : je jure au pied de tes autels de ne jamais mettre du rouge sur mes levres, ni de me rendre le visage difforme par du blanc. Les habits que mon époux me donnera, je les recevrai avec reconnoissance, m’en parerai pour lui plaire, & quels qu’ils soient je m’en contenterai. Enseignes-moi à m’observer sans cesse, afin que je parvienne à rendre mon humeur égale & à ne bouder jamais. Je ne négligerai rien pour que la table de mon seigneur & maître soit bien servie, & tout autant que mes facultés me le permettront, j’ordonnerai à mes femmes de lui préparer le nin-sing (racine fort estimée, très-salutaire à la santé). J’espere, ô divin Ho-am-si, j’espere, ô sage & vénérable Xoun-Toung, que, par une conduite aussi pure, j’acquérerai quelque droit à la béatitude éternelle.
On leur explique soigneusement & fréquemment cette priere ; c’est leur cathéchisme, & comme le texte de leurs sermons. On leur répete tous les soirs, sagesse, chasteté, travail, clôture, fidélité à son mari, horreurs de la coquéterie : elles ne sont heureuses & estimées qu’autant qu’elles y sont fideles. C’est l’opposé du théatre & de la vie des actrices.
Journal de Geneve, avril 1776. Suede, p. 73. Le 14 Février, le duc de Sudermanie donna dans ses appartemens, au Roi & à la Reine, une fête qui représentoit la foire S. Germain de Paris. Les différentes pieces étoient remplies de boutiques de toute espece ; on y trouvoit des cafés, des guingettes, des marionnettes, des parades, &c. Toutes les personnes distinguées de la cour & de la ville y étoient en habits de différens caracteres, analogues aux personnages qu’elles devoient représenter. Lorsque leurs Majestés parurent tout se mit en action. On étoit convenu de ne nommer le Roi & la Reine que Milord & Miladi, les princes & les princesses, marquis & marquises, tous les autres sans aucun titre, pour le pas gêner par le cérémonial. Le jeu de marionnettes fini, on servit dix tables de huit couverts chacune, où on se plaça sans distinction ; après soupé on passa dans les petits appartemens où il y eut bal, la cour dansa jusqu’à quatre heures du matin. L. M marquerent la plus grande satisfaction d’une fête si variée. Un françois, maître-d’hôtel du Prince & anglomane, en étoit l’inventeur. Ces jeux étoient inconnus en Suede : on ne peut à leur frivolité méconnoître le théatre de Paris, & le goût de la nation qui l’a répandu.
Pour se venger du mauvais accueil que le sénat des comédiens fait à leurs nouveautés, les auteurs dramatiques demandent l’érection d’un second théatre françois, plus nécessaire, disent-ils, que le théatre italien & ses appartenances, foire, boulevards &c. Quelques acteurs entrent dans la cabale. C’est jalousie de métier. Les italiens ont plus de foule, on y rit davantage : les plus sages arrangemens feroient de les supprimer tous.
Il a paru dans le même temps un nouveau drame, la Dame de charité, la Sœur grise. C’est une imitation du Tartuffe de Moliere, l’ébauche d’une Tartuffe femelle, une satyre fort plate & mauvaise d’une œuvre si utile & si sainte. Cette prétendue dame de charité est dure pour les pauvres, avide de leur bien, s’emparant des aumônes, se les appropriant, faisant enfin banqueroute. Ces calomnies sont grossieres. Les dames qui, par dévotion, se chargent de cet emploi, sont communément des dames distinguées, pleines de mérite & de vertu ; & les Sœurs grises sont toutes des filles très-pieuses qui se consacrent volontairement au service des pauvres, & n’y sont reçues qu’après de grandes épreuves. Cette production insipide du mensonge & de la malignité ne mérite que du mépris. Nous n’en parlons que pour faire sentir les excès du Tartuffe. Le Tartuffe de Moliere ne mérite pas moins le mépris des gens de bien.
Parmi une foule de vers frivoles & galans, qui ne conviennent qu’aux gens de ce caractere, & dans un livre où il assure n’avoir eu en vue que l’instruction de ses enfans, M. le comte de Tremon, homme célebre, fait un observation singuliere sur la décadence du goût & de l’esprit de société, qu’il attribue à la mémorable révolution que causa dans les rangs & les fortunes des citoyens, le systême des billets de banque du sieur Law.
On ne connoissoit auparavant que très-peu d’alliances de
l’ancienne noblesse & de la haute robe avec les gens riches. On
vit alors se multiplier tout-à-coup ces alliances, la société
changea de composition, les mœurs changerent avec elle, & le
goût national dépérit à proportion, les gens riches s’éleverent
autant qu’ils purent au ton noble & au goût éclairé, les nobles
se rapprocherent de ceux avec qui ils étoient forcés de vivre, &
perdirent beaucoup, les nouveaux admis gagnerent ce que les autres
perdoient, ils devinrent presque égaux. Voilà la catastrophe par
laquelle le siecle de Louis le Grand se dégrada.
Le
théatre augmente le mal. Il fut plus fréquent d’abord par air, ensuite par
goût, rapprocha les gens dans les loges, & précipita la décadence du
goût & des mœurs.
On a toujours crié à Paris, à Londres, à Rome contre l’immense grandeur des capitales ; le gouvernement a plusieurs fois voulu y mettre des bornes. On voit à Paris & à Londres différentes enceintes fixées en divers temps pour empêcher l’agrandissement, au-delà desquelles, malgré les défenses, la fureur d’habiter la capitale a fait bâtir à l’infini. Les grandes villes sont celles qui ont éprouvé les plus grandes révolutions, dont la prise a entraîné la chûte des empires : Ninive, Babylone, Thebes, Persepolis, Tyr, Carthage, Jerusalem, Memphis, Athenes, Rome. Pekin, la plus grande ville de la Chine & du monde, est une campagne immense, peuplée par un million d’habitans qui cultivent des champs, des vignes, des jardins, des prairies, & ne risque point d’être affamée comme les autres capitales, qui attendent tout des provinces voisines, & par la proximité & la hauteur des bâtimens, sont exposés a de fréquens & de violens incendies.
Un des grands inconvéniens de ces villes énormes (Journ. du 9 mai 1771) c’est que la moitié de ces hommes entassés pêle-mêle, ne vivent qu’en procurant au public des amusemens dangereux & criminels, qu’ils sont intéressés à rendre plus séduisans pour en tirer parti, opéra, comédie, bal, mascarades, vauxhal, café, brelan, maison de jeu, scênes de toutes especes, &c. ce qui produit & entretient tous les vices, & attire les scélérats & les débauchés de tout le royaume ; on y trouve plus d’objets de crime, plus piquans, plus faciles, plus rusés, mieux exercés, prévenans, accomodans ; le vice moins connu & plus protégé y est en sureté, c’est une forêt épaisse où il se cache. Les moyens s’offrent en foule, mauvais livres, tableaux, sociétés, courtisannes, femmes coquettes, libertins, artistes habiles, un luxe sans borne, en habits, équipages, bâtimens, folles dépenses : tout cela est presque inconnu dans les campagnes, où regnent l’innocence, la frugalité, le travail, que ne vont pas infecter cette troupe d’acteurs & d’actrices qui font pleuvoir le poison, & par des charmes pernicieux dont ils se parent, blessent mortellement le cœur de ceux à qui ils le font avaler.
Ces villes sont un monde où l’embarras des affaires est accablant : il faut faire de longs voyages, pour trouver ceux dont on a besoin, dispersés au loin de toutes parts, on ne se connoît pas d’une rue à l’autre, le théatre lui-même y est coûteux & difficile, quelque vaste que soit la salle, à peine peut-elle contenir la millieme partie des habitans, elle ne suffit pas même aux oisifs embarrassés de leur existence, inutiles & à charge au public & à eux-mêmes, pour qui on dit être nécessaire un amusement devenu pour eux insipide. Le théatre n’est à portée que de son quartier, il faut, de tous les autres quartiers, l’aller chercher bien loin, & s’en retourner la nuit avec peine. Il devroit y avoir à Paris une cinquantaine de théatres publics distribués de tous côtés, comme les fontaines. Ce prétendu remede aux désordres ne peut servir qu’à peu de malades, n’en guerit aucun, & au contraire les multiplie, aigrit leurs maux & les rend incurables. Les innombrables théatres de société semblent y suppléer ; le vice les a fait éclorre & les entretient. Dépenses considérables, dissipation continelle de la jeunesse, qui devient toute comédienne, ne s’occupe que de ses jeux, néglige le travail & l’étude, s’en dégoûte pour le reste de sa vie, & ne goûte plus que ce qui la perd. Les vices & la passion, dit-on, contribuent au bien public, leur ressort fait l’héroïsme ; c’est-à-dire, que la sagesse de Dieu tire le bien du mal, & fait tout servir à sa gloire, même le péché. Est-ce-là une raison de le commettre ? en est-on moins damné ? Les maladies ont fait ◀naître▶ la médecine, la chymie, la botanique ; on tire des remedes du poison, l’ambition a fait ◀naître▶ l’art de la guerre, l’injustice a fait porter des loix & établir la jurisprudence. Faut-il donc prendre du poison, faire la guerre & des procès, se blesser & se donner des maladies, les rendre contagieuses ? Le théatre fût-il un remede & l’art dramatique un art utile, ce qui est bien éloigné de la vérité, ce seroit toujours une folie de s’empoisonner pour user d’un antidote.
Le gouverneur de Rome, à l’occasion du Jubilé de l’année sainte, est tombé dans plusieurs contradictions sur les théatres, sans doute sans ordre du Pape, qui lui abandonne le détail de la police, & ne fait que tolérer ses arrangemens. Ce gouverneur avoit fait fermer les théatres pendant tout ce saint temps, comme capable d’en empêcher le fruit, & les a fait ouvrir après la clôture, sans doute pour conserver le saint fruit qu’on y avoit recueilli. Il est aisé de sentir que, les mêmes raisons de piété qui les font fermer, doivent empêcher de les ouvrir. S’ils sont innocens, utiles même, & une école des mœurs, comme les sages peu chrétiens le disent en France, pourquoi les interdire en aucun temps ? Si, au contraire, ils sont des obstacles à la sainteté, s’ils empêchent de gagner les indulgences, & de mettre à profit ce temps de grace, pourquoi le permettre en aucun temps ? Il sont perdre cette grace précieuse qu’ils auroient empêché d’acquérir. N’est-ce pas le même spectacle, le même dander qu’on redoutoit ? Apparemment les acteurs ont gagné le jubilé & sont devenus des saints. Le saint temps en seroit profané, la confession & la communion pascales en souffriroient, les acteurs, actrices, amateurs n’approcheroient pas des sacremens avec tant de serveur. Tous ces obstacles sont levés d’abord après Pâques, le théatre sanctifié va maintenir, augmenter cette piété qu’on craignoit qu’il n’empêchât d’acquérir : ce sera un exercice de dévotion.
Le sage gouverneur a non-seulement renouvellé sous de grandes peines de faire aucun bruit, qui puisse troubler le spectacle, ce qui est défendu par-tout, mais encore ce qui est nouveau, il exclut absolument du théatre toutes les femmes de mauvaise vie, sous peine du fouët pour elles, & de cinq ans de galeres pour les hommes qui les y conduiroient, les courtisannes, tolérées en Italie, sont reléguées dans des quartiers qui leur sont affectés ; elles violent leur ban quand elles en sortent. Il eût suffit ce semble de leur faire observer la loi : mais le théatre a paru au gouverneur le lieu le plus dangereux, où elles pouvoient faire le plus de mal, parce que tout les y favorise. Ce lieu consacré au vice mérite une exclusion particuliere : on a cru ce magasin suffisamment approvisionné par les actrices ; de nouveles provisions y seroient à charge & augmenteroient le mal : c’est même un acte de justice, les actrices sont en possession. De quel droit aller chasser sur leurs terres ? Cette liberté occasionneroit des rivalités & des troubles qui nuiroient au spectacle, & donneroient de nouveaux embarras à la police, pour maintenir l’ordre & peut-être pour tenir la balance, sans partialité, entre les rivales.
La gazette a annoncé une piece du comique larmoyant
jeudi dernier 1776. Une société
d’amateurs s’étoit cotisée pour avoir un spectacle, soupé &
bal ; ce spectacle devoit avoir lieu sur le
théatre de la Guimard, sur la chaussée d’Antin ; des seigneurs
& des dames devoient en remplir les rôles, le soupé & le bal
étoit préparés sur le boulevard, on se disposoit à avoir beaucoup de
plaisir, lorsqu’il est arrivé un ordre supérieur qui a défendu tous
ces divertissemens, & qui a jetté la consternation sur tous les
intéressés.
Il auroit pu ajouter, que le théatre a été
démoli, & tous les effets confisqués & vendus au profit des pauvres,
comme la police fait jetter par les fenêtres les meubles des femmes de
mauvaise vie : rien de plus juste. Une actrice qui joue tous les jours sur
le théatre public, avoit encore un théatre chez elle : quelle fureur
théatrale ! Une misérable de la plus basse lie du peuple avoir aux portes de
Paris une maison de campagne magnifique, où elle étale le fruit de ses
débauches, & insulte à la misere publique : quelle insolence ! Des
princes, des seigneurs, des dames se cotiser pour faire cette fête
insensée : quel scandale ! Choisir un jour de carême, le lendemain des
cendres, pour secouer les loix de l’Eglise par ces excès : quelle impiété !
Quels éloges ne mérite pas le religieux Prince qui arrête ces désordres,
& en punit les auteurs !
La bulle du jubilé de l’année sainte ayant été publiée à Paris, il y eut ordre de fermer les spectacles pendant tout le temps du jubilé. Rien en effet n’est plus opposé à l’esprit de pénitence, & ne met plus d’obstacle à la grace de l’indulgence. Mais cette défense étoit bien sévere, puisque le temps du jubilé dure six mois. Vivre six mois en chrétien, sans avoir sous les yeux les objets du libertinage ! Qui peut y tenir ? Les pleurs, les gémissemens, les sollicitations, les intrigues ont fait adoucir la loi : on la bornée aux dimanches & fêtes dont le théatre est la profanation Est-ce trop ? Par les canons & les ordonnances des rois, on ne doit jamais ouvrir le théatre dans ces saints jours : les offices divins sont les seuls spectacles permis, ordonnés même aux fideles.
La feu du ciel semble poursuivre les spectacles ; l’opéra de Paris, les théatres d’Amsterdam, de Rome, de Marseille ont été réduits en cendres, celui de Genes nouvellement érigés vient de subir le même sort. La gazette d’Avignon, mars 1776, rapporte que le 25 février précédent, premier dimanche du carême, jour peu fait pour donner ce scandale, il y eut un grand bal toute la nuit, & beaucoup de rafraichissemens. Le bal finit le lundi matin. Deux heures après la salle du spectacle fut embrasée & dans peu de temps toute consommée ; une partie du palais ducal, le Ridotto, l’appartement de la princesse Malzi, plusieurs boutiques attenantes à la salle furent aussi la proie des flammes. Le gazetier évalue le dégât à trois millions, sept personnes y périrent ; il en périt plus de cent à Amsterdam.
Armand-François Huguet ◀naquit▶ dans la ville de Richelieu cinq ou six jours après le maréchal de Richelieu. Son pere lui donna ce seigneur naissant pour parrain ; le curé le reçut pour caution de la foi & des mœurs de son filleul : il ne parloient ni l’un, ni l’autre, il auroit fallu un parrain du parrain : ainsi le parrain & le filleul étoit dignes l’un de l’autre, & le début sembloit le prologue d’une comédie. On donna à Huguet le non d’Armand que porte toute la famille, en mémoire du cardinal de Richelieu. Il s’en faisoit honneur, & le mettoit par-tout. Cet homme étoit ◀né▶ tabarin : il avoit le talent, si c’en étoit un, de l’abbé Abeille & du comédien Garrik ; il étoit grimacier & pantomime, il copioit la voix, les gestes, les démarches, la physionomie de tous ceux dont il jouoit les rôles & racontoit les aventures. Le libertinage le fit comédien, il courut le royaume avec la troupe, il eut cent aventures qui feroient un Gil Blas de Santillane, ou un Ragotin, ou Larancune du roman comique de Scarron. C’étoit un Démocrite qui se moquoit de tout & n’épargnoit ni amis, ni parens, ni protecteurs, & ne pouvoit se refuser une sottise. Enfin il se donna au théatre de Paris, où il a joué les rôles de bouffon, & est mort misérablement. Le Maréchal n’a pas cru qu’un enfant au berceau pût contracter l’obligation de parrain, & se rendre caution de la religion & des mœurs de son filleul : il n’a pas voulu en répondre ; il s’est seulement borné à lui donner des exemples admirables de religion & de bonnes mœurs.
Le journal de Geneve, avril 1776, rapporte le même évenement, l’attribue au théatre ducal de Milan, l’un des plus vastes & des plus beaux de l’Europe, on ajoute la comédie donnée avant le bal On croit excuser un peu le péché, en disant qu’ Milan, selon le rit ambroisien, le carême ne commence que le premier dimanche du carême : ce qui est vrai. Le carême étoit donc commencé dès le matin du jour de l’incendie. Ce journal ajoute, il est arrivé à Perouse, le dernier jour de carnaval, un accident encore plus tragique, le toît du théatre s’écroula au milieu de la représentation, où se trouvoient plus de quatre cens personnes dont plusieurs ont été écrasées.
La gazette d’Avignon, 3 mai 1776, raconte
sérieusement qu’on a joué à Rome un opera sur les airs
de l’abbé Antossi, maître de chapelle du Vatican en
survivance. Elle ajoute :
ce musicien a obtenu
la permission de travailler pour le théatre jusqu’à ce qu’il possede
en entier cette importante place.
Cette anecdote est
absolument fausse. Le Pape, il est vrai, tolere le théatre avec bien des
restrictions gênantes, comme il tolere les courtisannes : mais il n’a jamais
permis à ses musiciens de travailler pour le théatre, ni de le faire par interim, en attendant qu’il soit maître de chapelle. On a
voulu, par cette plaisanterie, donner à la scène un air de légitimité &
d’importance qu’elle n’obtient jamais du S. Siége. Quelques musiciens
peuvent avoir fait la contrebande, comme ceux des cathédrales, mais n’y ont
jamais été autorisés.
Dans le Recueil des loix des juifs de Constantin l’empereur, livre très-singulier & très-savant en
érudition rabbinique, cod. 1, cap. 9,
§. 4, on trouve une loi sur un bœuf blessé par un autre bœuf d’un coup de
corne. La loi ordonne au propriétaire de payer le dommage à celui dont le
bœuf a été blessé : elle excepte les sourds, les aveugles, les foux, les pupilles, comme incapables de garder leurs bestiaux, &
méritant quelque grace par leurs infirmités. Cette loi ajoute une autre
exception en faveur des spectacles où l’on fait combattre les animaux : ce
qui regarde les juifs d’Espagne, où l’on donne des combats de taureaux.
Bos in theatro pugnans non fit reus mortis quia
dicitur cum cornu fert spontè non cum adigitur eum ut
feriat
Subtilité frivole ! Qu’il frappe de lui-même ou
qu’on l’éguillonne, le dommage est toujours réel ; & quand on
l’éguillonne on est plus coupable. Le commentateur cite plusieurs
rabbins, pour prouver que, sous le nom de théatre, il faut
entendre le stade & le cirque.
Erudition perdue : on entend en général tout spectacle sous le nom de
théatre ; d’autant mieux que jamais on n’a fait battre des animaux sur la
scène proprement dite. Mais la décision est juste, par une raison toute
simple ; c’est que celui qui livre les bœufs au théatre, les chiens, les
coqs à de pareils combats, s’expose volontairement à tous les risques, &
ne peut se plaindre & demander un dédommagement, si les animaux sont
tués ou blessés. Il en étoit de même des esclaves qu’on livroit pour les
combats des gladiateurs. Les parens ont aussi peu droit de se plaindre, si
leur fille, qu’ils ont livrée pour actrice, vient à être séduite : c’est un
risque attaché au métier, comme à la guerre d’être tué ou blessé, & plus
encore. Le soldat ne désire pas les blessures, l’actrice les désire, les
cherche, en triomphe ; on ne se bat pas tous les jours, l’actrice est sans
cesse dans la mêlée.
Dans le Voyage de la nouvelle Guinée (V. Journ. des Savans, juin 1776) M Conaxara fait la description des Philipines, en
particulier de Manille la capitale. Dans l’intérieur du
pays, il y a divers peuples sauvages & féroces, sans religion & sans
mœurs, toujours prêts à se battre, même avec leurs propres enfans. Le
croiroit-on ?
Les arts y ont pénétré.
J’y vis représenter
une tragédie dont l’action dura trois jours ; la décoration
& la déclamation, le jeu des acteurs étoient au-dessus de ce que
j’attendois de ce peuple grossier.
Ce ne seroit pas
beaucoup dire, puisqu’il n’en attendoit rien. Mais l’auteur a-t-il voulu
faire honneur au théatre ou s’en moquer ? Il est glorieux à la
scène de régner dans tous les pays & chez les peuples
les plus barbares, il est peu honorable pour elle de n’avoir pu adoucir leur
férocité. Quelle école des mœurs dont la férocité fait les délices comme le
vice parmi nous ! La comédie nouvelle, l’Ecole des Mœurs,
n’a pas réussi à la cour. La Reine y a assisté. Quand Elle est sortie de sa
loge, le principal acteur, le Kain, portoit le flambeau,
selon l’usage ; une dame lui demanda, pourquoi les comédiens
jouoient de pareilles pieces.
Madame
, lui dit-il, c’est le secret de
la comédie.
Réponse maligne qui peut faire entendre
qu’elle n’a pas réussi,
parce que l’acteur & le
spectateur n’ont point de mœurs
.
Pendant le siége de Boston, au milieu des horreurs d’une guerre civile & d’un ville à l’extrémité au moment d’être réduite en cendre, la comédie n’a pas cessé depuis deux mois, écrivent les habitans. Nous cherchons à nous distraire de l’ennui auquel nous sommes condamnés. Nos bals & nos comédies étoient des institutions politiques, lorsque nous fûmes rappellés au souvenir de notre état par une batterie de bombes qui commença à jouer. Plusieurs maisons ont été endommagées & les coulisses renversées, nos actrices ont oublié leurs rôles & pris la fuite avec leurs amans. Ce coup de théatre a interrompu la scène & dénoué l’intrigue très-brusquement, d’une maniere inattendue & fort peu amusante.
Le rétablissement des parlemens a été partout célébré par des comédies, genre
de fête peu analogue au caractere de ceux dont on célébroit le retour.
Chaque état a ses attributs, son cérémonial, ses divertissemens propres ; le
militaire tire le canon, l’église fait des
processions, les académies débitent des ouvrages, les comédiens jouent des
pieces de théatre. Mais des graves magistrats se réjouissent-ils comme des
comédiens ? C’est une fête comique & ridicule. Les rois portent des
couronnes, les militaires arborent des trophées d’armes, les gens du palais
s’affublent d’une vaste robe, les bergers portent la houlette : c’est le costume. Vit-on jamais sur un médaillon le buste d’un
sénateur environné de trompettes, de masques, de violons comme celui
d’arlequin ? Ces bizarres réjouissances, le mêlange absurde du tribunal
& des tréteaux, sont comme si on donnoit un combat de taureaux dans une
fête turque, des habits chinois, des turbans, la coëffure des plumes des
sauvages dans une fête italienne. Le théatre même observe ces loix : un
acteur ne se montre sur la scène qu’avec la décoration propre à son rôle ;
dans tous les balets, toutes les danses de l’opéra, même analogie avec
l’action, des bergers dans les pastorales, des démons, des furies dans les
enchantemens, des matelots dans les marines : la fête fait corps avec la
piece, & semble ◀naître▶ avec la scène. La comédie jure avec le sénat ;
l’Eglise n’a jamais souffert cet indécent contraste. Jamais pape
signala-t-il son exaltatîon, jamais évêque signala-t-il son entrée par des
farces ? On ne solemnise pas ainsi les canonisations & les fêtes des
saints. La magistrature n’est-elle pas après l’Eglise le corps le plus
grave, le plus sérieux, le plus éloigné des folies du théatre ? C’est s’en
moquer, & faire une espece de parodie de sa renaissance, de lui donner
des comédies. C’est renouveller la fête des foux, toujours condamnée par
l’Eglise, & enfin abolie, dont le théatre faisoit les plus grands
désordres. Ne
nous moquons pas de nos peres, nous
ne sommes pas plus décent.
Mutato nomine dete fabula
narratur.
Des circonstances particulieres ont souvent ajouté un ridicule ; par exemple
le choix du sujet, les Plaideurs de Racine, Pourceaugnac de Moliere, la Femme Juge &
Partie, Grapignant Procureur, &c. On croyoit
avoir rencontré fort heureusement, parce que dans ces drames il est question
de procureur, de juge, d’avocat. On ne sentoit pas que c’étoit se moquer d’eux, & jouer
ce qu’on célébroit. Le concours des magistrats, qui, en
sortant de l’audience, alloient en foule à la comédie, remplissoient les
loges comme ils avoient rempli la grand’-chambre ; la multitude
des spectateurs, outre la comédie ordinaire qui jouoit tous les
jours & les premiers jours gratis, on avoit dressé à
Toulouse quatre théatres aux quatre coins de la place royale, où l’on jouoit
du matin au soir pour le public. Le parlement de Paris à sa rentrée fut plus
réservé ; il n’y eut point de comédie en son honneur, les spectacles
alloient à l’ordinaire, on n’y fit aucune mention du lit de justice, les
trois théatres parurent ignorer cet évenement : la cour des pairs ne voulut
point de cet hommage, en effet, très-peu digne d’elle, il n’y eut point de
lauriers offerts de la main des graces à ceux qui y parurent. L’auguste
majesté des parlemens de province est plus populaire, elle passe volontiers
des fleurs-de-lys aux tréteaux, & se fait chanter par les impératrices
romaines. En effet, il y eut réellement des vaudeville sur le parlement
chantés mélodieusement sur la scène, & répétés par le parterre, &
de-là dans toute la ville, qui croyoit ne pouvoir mieux plaire
aux sénateurs qu’en parlant le langage de Thalie. Cette
fête couronna tout le reste. En effet, que manque-t-il à leur glorieux
triomphe, quand les actrices, après les avoir
si souvent
traînés à leurs chars, daignent s’attacher au char de
Themis
. La capitale du Béarn fit
représenter les deux pieces dont Henri IV. étoit le sujet. Ce choix étoit
juste au spectacle, pardonnable dans les lieux où il vit le jour.
Les maire & échevins de Bordeaux viennent de donner des marques éclatantes de leur zele pour les bonnes mœurs, par deux ordonnances des 17 & 20 Septembre 1774, sans attendre les ordres de leur gouverneur M le maréchal de Richelieu, alors absent. Par l’une, ils font inhibitions & défenses à tous hommes & femmes attachés aux spectacles (outre la comédie & l’opéra il y a un vauxhal, aux danseurs de la comédie, aux maîtres de danses, aux femmes & filles du monde (c’est-à-dire de mauvaise vie), soit qu’elles logent aux environs de la salle des spectacles (c’est leur quartier), ou par-tout ailleurs, aux cabaretiers, cafetiers & à tous autres, de faire chez eux aucune assemblée de danse, loterie ou café, à peine de 500 liv. d’amende pour chaque contravention, & d’être chassé de la ville. Par l’autre, ils ordonnent que, dans quinze jours, il sera fait un recensément général de toutes les femmes & filles du monde qui n’ont d’autre profession, état ou métier que de femmes publiques, & enjoignant aux commissaires de police d’y procéder chacun dans leur quartier (comme ces troupes sont nombreuses, les commissaires auront de l’occupation dans leur quinzaine). La publication de cette loi est remarquable : elle sera imprimée, lue, publiée & affichée dans tous les carrefours accoutumés de la ville & des fauxbourgs, & notamment aux portes de la salle des spectacles & aux environs, & même signifiée, si besoin est.
Voici un extrait du requisitoire du procureur-syndic : Les loix de réprimer la licence & de la corruption des mœurs, étant un des principaux objets de la police, l’incontinence des filles publiques doit principalement fixer ses regards & fixer son attention. L’esprit de débauche, dangereux par-tout, l’est encore plus à Bordeaux qu’ailleurs, par l’affluence des étrangers, qui, aux foiblesses du pays, viennent joindre les vices des deux hémispheres & les passions brûlantes du nouveau monde. La contagion se communiquant de proche en proche, porteroit bientôt la mort dans toutes les sources de la ville : c’en seroit fait des mœurs, & les races futures seroient même perdues avant que de ◀naître▶. L’oisiveté & le désœuvrement en sont les causes les plus ordinaires. C’est de la source même du mal qu’il faut tirer le remede. Parmi les femmes qui se dévouent à ce commerce honteux de faire acheter des repentirs, la plupart ◀nées▶ dans la misere, n’auroient besoin que des ressources du travail, les unes peuvent être rendues à leur famille, d’autres à leurs maris, les autres enfin trouver place dans les manufactures ou les hôpitaux.
Plus les hommes cherchent à abuser de tout, plus les loix & les magistrats doivent les retenir sur les abus où ils tomberoient, lors même qu’ils en cachent les dangers sous des actions dont les dehors semblent n’avoir rien que de licite. Les assemblées de danses sembleroient au premier coup-d’œil n’avoir rien de dangereux pour les mœurs : mais si on les considere sous tous les rapports de vice, corruption, de scandale, dont elles peuvent être la source ; si des dangers de la licence, dont elles sont le prétexte, on passe à la qualité, à l’examen de la vie & de la conduite des personnes qui les goûtent ou les fréquentent, comment ne pas s’effrayer pour les mœurs du concours de tant d’ames viles ou corrompues ? Ne risquent-elles pas de devenir le rendez-vous général de tout ce qu’il y a de suspect ou de dépravé dans les deux sexes ? Ne sont-elles pas une occasion continuelle aux filles ou femmes du monde de répandre la corruption avec plus de facilité & d’impudence ? Il est du devoir des magistrats d’aller au-delà des précautions, que de n’en pas prendre de suffisantes, pour maintenir l’ordre public & les bonnes mœurs. Tout ce qui est relatif à cette portion déshonorée de l’humanité, qui part d’elle ou en rapproche, porte avec elle le poison de l’impurêté de sa source, & de pareilles assemblées ne peuvent que le mieux répandre, ainsi que celle du jeu de hasard, de loterie ou de café. Partant requiert, &c.
M. de Saint-Lambert ne fut pas tours un sévere philosophe,
ou la philosophie compatissante aux besoins de l’humanité, n’est pas
incompatible avec le libertinage. Cet accord est fréquent ; les pieces
fugitives de cet encyclopédiste prouvent qu’il a eu ses foiblesses, ou
plutôt qu’il a fait son cours d’humanité, qu’il a pris ses licences. La
plupart de ses pieces sont très-licencieuses, les contes de Lafontaine le
sont moins. Qu’on ne dise pas que ce sont des folies de jeunesse ; ses
drames, son poëme des Saisons, fruits d’un âge mûr, comme
il l’avoue, renferment beaucoup de tableaux tracés par un pinceau
voluptueux, qui n’est rien
moins que dirigé par la
saine morale : ce n’est pas le hasard ou quelques saillies qui défigurent
ses œuvres par la licence des images. Il confesse dans l’avertissement
qu’elles ne méritent pas l’impression, & qu’il ne les feroit pas
paroître si elles n’étoient pas connues : mais, puisqu’elles ont été si
souvent imprimées, il n’y a point d’inconvénient à ce qu’elles
soient connues du public. Cette construction louche, qui fait un
mauvais vers alexandrin, ne justifie pas le scandale. Faut-il réimprimer ce
qu’on fait être mauvais ? Il ne l’a que trop été, & la vertu exige qu’on
tâche de supprimer ce qui en reste. L’auteur des Trois
Siecles, qui ne paroît pas craindre les prisons, n’a pu être
intimidé par le malheur de M. Clément, & dit de lui
très-franchement & très-justement,
son ouvrage
manque souvent de chaleur, de force, d’élévation, d’élégance ; la
prose en est communément froide, la vérsification foible, les vers
pénibles & solitaires, la monotonie fatiguante, la philosophie
trop forcée & infiniment parasite ; sa prose ne vaut pas mieux
que ses vers
. Il pouvoit ajouter, que les innombrables
épithetes, cent fois répétées, font la moitié de son livre ; que les mêmes
mots, les mêmes tours, les mêmes rimes, les mêmes objets, les mêmes images,
qui reviennent à tout moment, ne sont qu’un jargon que le poëte le plus
médiocre peut mettre en œuvre comme lui. Il y a quelquefois des vers
heureux, des tableaux rians, des sentimens nobles : mais ces beautés sont
noyées dans un verbiage poëtique continuel qui ne dit rien. C’est un ouvrage
à pieces rapportées de la réminiscence de cet homme qui a lu des bucoliques,
& long-temps habité les campagnes. Sans doute le même crédit qui a
ouvert les
cachots à ses adversaires, lui a ouvert
les portes de l’académie. Il y avoit de très-grands titres : encyclopédiste,
philosophe, poëte galant & dramatique, enthousiaste de Voltaire, qui
pouvoit le lui disputer ?
Voici quelques traits que ce corps illustre n’a pas examiné : il y a
apparence qu’il a voulu les éprouver.
Il a chanté sa
maîtresse & son Dieu.
Cette pensée commune qu’on
trouve en cent endroits, ne vaut pas la peine d’être volée : un air
d’impiété en fait tout le sel. Un chrétien ne se permet pas un assemblage
profâne de deux objets de son amour & de ses chants qui s’excluent
mutuellement, le vice & la vertu, Dieu & le péché.
Je m’égalois à cet Etre suprême.
Péché du
démon.
Heureux par le bonheur de tant d’êtres qu’il
aime.
Erreur grossiere. Dieu n’étoit donc pas heureux
avant la création du monde ? Il est heureux par lui-même, & n’a besoin
d’aucun être créé.
L’amour vainqueur des foibles loix
& des dogmes trompeurs que les vains préjugés opposent à nos
cœurs.
Les
dogmes
de la religion sont-ils
trompeurs, des préjugés
vains, des loix
foibles ? Amour, vous êtes des mortels la volupté suprême
& le plus grand bienfait du Dieu qui nous aime.
La
rédemption, la grace, la vertu, le paradis sont des bienfaits de Dieu moindres que la volupté du
libertinage.
Je sens, j’ai des goûts, des désirs, Dieu
les inspire ou les pardonne. Le triste ennemi des plaisirs sent
aussi le Dieu qui les donne.
Aussi un curé, qu’il fait
parler, prononce sérieusement,
la privation d’un plaisir
innocent est un très-grand péché
. Ainsi la
mortification, l’humilité, la pauvreté, l’abnégation, la virginité, le
recueillement, l’obéissance, toutes les vertus évangéliques, qui ne sont que
la privation de
quelque plaisir, sont de
très-grands péchés. On n’avoit pas encore porté l’absurdité si loin. On
avoit confondu la vertu & le vice : mais non transformé la vertu en
vice, les actes de vertus en très-grands péchés. Il suppose tous les hommes
◀nés▶ sauvage, se civilisant peu à peu : supposition commune chez les
philosophe contre la vérité. Adam & sa famille au commencement du monde,
Noé & la sienne après le déluge, étoient instruits & vivoient en
société, & toute leur postérité après eux.
Entraînés, vaincus, sans liberté, cédant à la nature, à la
nécessité.
Quelle morale détestable !
Toi, qui fait végéter & sentir la matiere. Ce feu qui
fait sentir & vivre la matière. Tout se meut, s’organise, &
sent son existence.
Une matiere qui a du sentiment, qui
sent son existence, n’est pas loin de la pensée ; le sentiment du plaisir,
de la douleur, le sentiment de son existence, de ce moi qui fait l’individu
spirituel. Ce systême n’est-il pas une modification uniquement propre à la
substance indivisible & immatérielle ? Les matérialistes n’en demandent
pas davantage. Excusons un militaire qui n’est gueres qu’un écho dans ces
matieres, & les traits de métaphysique qu’il met volontiers dans ses
ouvrages sans les entendre.
Ses grands principes se réunissent à deux choses essentielles, à l’éducation
de la jeunesse & à l’instruction des peuples. L’exclusion des prêtres
& la fréquentation du théatre. Dieu a chargé le clergé de l’instruction,
docete omnes gentes
. Il n’est bon
qu’a tout corrompre. L’Eglise dans tous les temps a proscrit le théatre. Lui
seul peut tout corriger, tout enseigner. Dans un roman, ou plutôt dans une
satyre insipide, sous le nom d’un negre qu’il appelle Zima, il
donne des regles pour l’éducation
des princes qu’on n’a jamais connus dans aucune cour. Il envoie son
Télémaque dans un village, & lui donne un paysan pour instituteur, le
fait travailler à la terre, comme les valets de son maître. Les querelles,
les mensonges, la paresse, l’oisiveté, les prêtres
n’entrent point dans son village : aussi le jeune prince n’y voit que de bons exemples. En revanche, ils peuvent avoir des
maitresses : Zima s’en fait une ; c’est la fille de son
instituteur, qui partage avec son pere le soin de son éducation, son pere
l’y emploie. Est-il de meilleures leçons que celles que donne l’amour ? Ils
s’aiment éperduement pendant cinq ans, d’un amour platonique qui n’effleure
pas même la modestie : prodige qu’il exprime par un galimatias néologique
qui fait rire.
Mes lumieres étoient en elle & ses
succès étoient en moi.
Que veut-il dire ? Trouvez-vous
là un negre & une négresse, toujours presque nuds, dans un climat
brûlant, toujours ensemble, dans une liberté entiere & les plus grandes
familiarités, qui vivent comme des anges & ne font que se prêcher les
vertus les plus pures ? Le terrein est plus glissant en Europe. Quel pere
sage oseroit y faire marcher ses enfans ?
Il est vrai qu’en France la vertu a un secours & une école qui la rendent
invariable, & que les sables brûlans de l’Afrique ne lui offrent pas :
ce sont les spectacles.
O spectacles divins ! écoles
respectables du véritable honneur, des vertus véritables ; théatre
où pour instruire & les grands & les rois, l’auguste vérité
fait entendre sa voix.
Il parcourt tous les spectacles,
le bal, la comédie ; par-tout le même enthousiasme lui fait écouter, admirer
les mêmes instructions.
Peu content d’avoir débité
en vers cette belle morale, il fait dans ses notes une longue dissertation
pour l’approuver. Que ne dit-il pas ? Les poëtes dramatiques sont les vrais,
les seuls philosophes, Moliere le meilleur de tous. La philosophie prouve la
nécessité de la vertu, le théatre l’inspire, la fait aimer. Quel bonheur
pour les peuples d’Europe que les souverains, les hommes en place se
plaisent à la comédie, qui est une véritable école de justice, de
bienfaisance, de grandeur d’ame ! Il est impossible que des hommes qui
choisissent par goût un si noble amusement soient sans vertu. Disons plutôt,
il est impossible qu’ils conservent la vertu & ne donnent dans le
libertinage. L’expérience est journaliere. On ne sauroit porter plus loin
l’aveuglement & le fanatisme théatral.
Il porte l’aveuglement jusqu’à ne pas sentir qu’il se condamne lui-même, dans
l’idée qu’il donne des spectacles. Voici le bal.
Entrez
dans ce salon où de rians Protées échangent en riant leurs formes
empruntées, où la nuit le tumulte & le masque trompeur font
◀naître▶ à chaque instant d’agréables erreurs, où le maintient décent,
la froide retenue n’imposent point de gêne à la joie ingénue, où les
sexes, les rangs, les âges confondus suivent en se jouant la Folie
& Momus.
Les sexes confondus, la
décence & la retenue bannies, la Folie & Momus dirigeant tout.
Est-ce là une assemblée vertueuse, raisonnable, une belle école, qu’il soit
utile de fréquenter ?
Voilà l’opéra.
Mais ne peut-on jouir sans songer à
s’instruire ? Les muses, les amours unis pour me séduire, m’enlevent
à l’instant dans ce monde enchanté, où tout vante, respire &
peint la volupté, Melpomene est plus tendre que terrible ; c’est
un plaisir d’ailleurs qu’elle me rende
sensible. Quels sons harmonieux ! quels tableaux ravissans ! Tous
les arts à la fois séduisent tous mes sens. Là de jeunes beautés
dansent sous les ombrages ; leurs pas pleins de noblesse irritent
mes désirs, leurs bras voluptueux m’invitent aux
plaisirs.
Il ne cache pas l’objet, le danger, les effets,
les crimes, les termes, tout est à découvert Lui seul ne s’en apperçoit
pas ; il avoue son ivresse, il convient que, dans la fleur de ses ans, ces
spectacles charmoient sa tristesse.
L’amour des femmes, cette mer si fameuse en naufrages, où se sont perdus
& se perdent encore les plus grands hommes ; c’est pour lui le bonheur
suprême, le seul bonheur où tout l’univers aspire, sur-tout la France ;
& comme il regne souverainement sur la scène, il n’est pas surprenant
que le théatre soit l’école de toutes les vertus.
Des
mœurs & du plaisir arbitres éclairés, vous avez en tout temps
illustré nos contrées ; vous changiez en héros nos stupides aïeux ;
c’étoit pour mériter un regard de vos yeux, un mot de votre bouche
étoit leur récompense ; on vous rendoit un culte, & les honneurs
suprêmes vous élevoient encore au-dessus de vous-mêmes.
Au reste, ce n’étoit pas par leurs vertus modestes que les femmes opéroient
ces prodiges.
Illustres par vos choix & non par vos
rigueurs, vous cédiez noblement à des nobles vainqueurs, des amans
respectés vous rendoient respectables.
Voilà
l’illustration des nobles actrices.
Régnez, sexe
charmant, régnez sur l’univers ; c’est sur-tout aux françois à
respecter vos fers. Qu’il doive encore sa gloire au désir de vous
plaire.
Presque tout l’ouvrage, sur-tout le quatrieme
chant sur l’hiver, est plein de cette pernicieuse
philosophie. Les notes qui la répetent, la
développent & l’étendent, confirment en prose ces pernicieux
enseignemens dont l’auteur paroît infatué ; & où, malgré les mots
d’étiquette, humanité, bienfaisance, vertu, honnêteté, repandus dans son
livre, il se montre un vrai débauché ; mais sérieux, triste, pesant, parfois
acariâtre, plein d’idées champêtres, qu’il ne fait que ressasser cent &
cent fois, en cinq ou six façons. On y chercheroit envain la légereté, la
gaieté, la finesse, la naïveté, qu’il s’efforce d’y montrer, & que
l’académie a cru y trouver.
On voit dans les écoles de peinture ce qu’on appelle modele ; c’est-à-dire, une femme qui, pour de l’argent, se prostitue sans pudeur (selon l’expression de Tertullien) aux regards des maîtres & des éleves, & de tous les spectateurs qui peuvent s’y trouver, dans l’état le plus infâme, & dans toutes sortes d’attitudes, afin qu’on apprenne à les dessiner & à les peindre, comme dans les théatres d’anatomie on étale les corps qu’on disseque. Le dessein est une espece d’anatomie qui rend en détail, dans différentes situations, les membres du corps humain. Tous les traités de peinture exigent qu’un peintre soit un peu anatomiste, du moins pour l’extérieur des différentes parties du corps. Ce détail est nécessaire aux médecins & aux chirurgiens, qui, dans certaines maladies, sont obligés de visiter les malades & de faire l’opération césarienne. Un peintre n’a pas besoin de voir ce qui ne lui est pas permis de peindre. Et qui ne fait qu’il peche, s’il peint ce que la pudeur défend de montre ? Quel besoin a-t-il donc d’apprendre sur modele à le dessiner ? Il y a une grande différence entre un corps mort qu’on disseque, qui n’a rien que de dégoûtant & d’horrible, & une femme vivante, dans un état & des attitudes infames, qui excitent tous les mouvemens de la sensualité.
Je ne sais sur quoi les peintres peuvent se croire en sureté de conscience ;
mais il est évident que cette sorte d’enseignement blesse toutes les loix de
la bienséance, les bonnes mœurs & la religion : c’est une occasion,
non-seulement prochaine, mais violente des plus grands péchés d’impureté. Il
n’y a point de spectateur qui en revienne innocent ; au contraire, il forme
l’habitude de s’occuper des objets que l’imagination a saisi & que le
crayon s’est efforcé de rendre, il sera tenté, & se croira autorisé de
peindre des nudités. Mais il n’abuse point de son talent Qui le fait ? qui
peut se le promettre ? Et, s’il ne doit pas en user, pourquoi s’y,
exerce-t-il ? On ne doit pas même regarder ces objets, selon les principes
de l’Evangile. Se plaire à des mauvaises pensées, à des mauvais regards, s’y
exposer volontairement ; la morale la plus indulgente le traite de péché
mortel. Un coup-d’œil, un instant, un acte de consentement suffit pour le
commettre. Ici on s’en occupe, non un instant, en passant, mais des heures
entieres, & d’un dessein formé, pour le copier, pour le faire voir à
mille autres. Les peintres sont-ils plus privilégiés, sont-ils plus forts,
sont-ils moins sensibles que les autres ? Les loix de la pudeur sont-elles
moins faites pour eux, & n’ont-ils pas à rendre compte au souverain Juge
de leurs désirs & de leurs pensées ? Art funeste de la peinture, s’il ne
s’apprend, s’il ne s’exerce qu’aux dépens de la conscience ! Il vaudroit
mieux mille fois ne toucher jamais de pinceau que de perdre son ame, &
en perdre une infinité d’autres.
Si
quis viderit mulierem ad concupiscendum jam
mœchatus est eam in corde suo.
M. de Saint-Lambert s’est servi du pinceau licencieux de la poësie pour étaler l’infame spectacle de l’anatomie des peintres dans le cadre de l’histoire de Campargue, que personne ne connoissoit, comme Saint-Foix dans le sables de Pigmalion, Deucalion & Pirrha. Pline le naturaliste, l. 3, c. 16 de son histoire, faisant le détail des ouvrages des peintres de l’antiquite, rapporte en deux lignes ce trait d’Alexandre, des imaginations que l’obscénité rend fécondes ont trouvé le moyen d’en composer divers ouvrages. Ce prince, parmi une foule de courtisannes qu’il entretenoit dans son palais, en entretenoit une fort belle appellée Campargue. Dans un moment d’ivresse, il voulut la faire peindre sans habit par le fameux Apelles. Ce n’étoit pas son coup d’essai : Apelles entretenoit chez lui la fameuse Laïs, pour s’en servir continuellement de modele ; & quand il peignit la fameuse Vénus, que ses modeles ont fait imiter, & dont on a fait une infinité d’infames copies, Appelles assembloit plusieurs belles filles, pour prendre quelques traits de beauté de chacune. Les païens sont les guides de nos peintres, ils ne se dégraderoient point en peignant la religion & la vertu.
Appelles, en peignant Campargne (tel est le poison mortel des peintures licencieuses), en devint éperduement amoureux & fut payé de retour : tant les dames sont reconnoissantes des services sans prix qu’on leur rend en peignant leurs graces. Ainsi les peintres à portraits, qui savent bien flatter, font des fortunes immenses. Il a plu à M. de Saint-Lambert d’imaginer qu’Apelles l’avoit autrefois connue, l’avoit aimée, & s’en étoit fait aimer ; qu’elle lui avoit été enlevée, & qu’ils se trouverent & rallumerent leurs feux Ce que Pline ne dit pas ni Elien qui en parle : ce qui diminueroit l’héroïsme d’Alexandre. Il coûte peu d’abandonner les restes d’un autre : mais cette invention donne plus de jeu à l’obscénité, & y répand un sel plus piquant ; le vice embellit ce qui le flatte. Alexandre s’apperçut de cette intelligence : il est rare que la passion ne se trahisse elle-même, & les yeux de l’amour sont perçans. Il en fut vivement piqué, & au moment de punir les coupables en amant irrité. On craignit toute sa vengeance, on se jette à ses pieds (attitude très-lascive), on lui fait l’aveu de tout, on lui débite l’anecdote ou plutôt la sable des anciennes amours, on demande grace, on renonce au portrait commencé, on promet la plus grande fidélité.
Ce prince, en suspens sur la vengeance qu’il doit prendre, jugea que le
souvenir de la trahison de sa maitresse empoisonneroit ses plaisirs, à
l’abandonne à son rival, ne veut plus de portrait, & se fait honneur de
son sacrifice. Cet héroïsmes est fort commun au théatre ; tous les jours un
amant qui connoît l’infidélité d’une actrice, la quitte & en prend une
autre. Le maréchal de Saxe enchérit sur le conquérant de
l’Asie ; il alla chercher son rival, le conduisit à la Lecouvreur, & le met en possession de sa conquête. C’est ce
que Saint-Lambert appelle pompeusement le triomphe
d’Alexandre, & le baladin Novere, la générosité d’Alexandre. Il faut mettre bien de
l’importance dans la possession d’une courtisanne, pour en avoir des idées
si folles, & en être soi-même bien épris, pour en faire un mérite ; il
faut bien
compter sur la crédulité ou sur la
dépravation du public, pour les imprimer & les embellir de tous les
traits de l’obscénité la plus rafinée, & lui présenter un tableau de
l’Arétin, pour peindre une vertu héroïque, & il faut être bien aveugle
pour ne pas sentir qu’il dépare lui-même ce prétendu héroïsme.
Apelles, en te l’ôtant
,
dit-il, je n’en jouirois pas, elle te
regretteroit, & l’image de tes amours la suivroit.
Apelles le sentoit bien.
Mon rival est moins heureux que
moi, il est moins aimé.
Le vice se connoît peu en
héroïsme.
Le vrai triomphe d’Alexandre fut auprès de la femme & de la fille de Darius, ses captives, aussi belles que Campargne, &
plus dignes de lui, qu’il traita toujours avec le plus grand respect.
Pourquoi ne pas célébrer ce trait vraiment grand, plus digne du pinceau d’un
académicien vertueux, admiré de toute l’antiquité, que cette aventure de
théatre qu’un honnête homme devroit ignorer & mépriser. Tel fut
l’héroïsme de Scipion en Espagne, qui rendit à son amant
une esclave d’une rare beauté, dont il étoit le maître. Scipion, tout jeune,
tout vainqueur, tout célibataire qu’il étoit, n’avoit point de concubine
& fut toujours vertueux. Alexandre l’étoit encore, il ne se livra à la
débauche qu’après ses conquêtes. L’aventure de Campargue n’annonce que la
corruption ; on auroit dû pour sa gloire l’ensevelir dans l’oubli. L’auteur
n’a pas mieux ménagé sa propre gloire, la peignant & la chargeant
d’obscénité, pour mieux souiller l’imagination de ses lecteurs, par une
amorce trompeuse de vertu. En imposai-je ? Qu’étoit Alexandre ?
Livré à ses goûts sans réserve, abandonnant son cœur, les
jeux & les festins, dans les murs
d’Ecbatane, remplissoient ses momens, varioient ses plaisirs,
Statira, Taïre & Roxane partageoient tour à tour &
combloient ses désirs, ses yeux étincellans, a peine à commander à
ses sens irrités.
Quel héros, un héros de théatre dont
la débauche est la vertu ! Apelles & Campargue, sont peints avec de
pareils traits. Ces trois acteurs enivrés de volupté, avec les regards, les
attitudes, les sentimens de la passion la plus effrénée, forment sous les
crayons de l’académicien une scène infame, un vrai tableau d’Arétin, où le
vice le plus impudent a tenu le pinceau.
Cette scène ne cede en licence qu’au ballet pantomime de Noverre, qui, jaloux de la gloire honteuse du poëte, la transporte sur le théatre pour la peindre plus vivement par l’action, & la partageant en plusieurs actes, la fait durer pendant plusieurs heures. Cet homme célebre par sa facilité à varier & à rendre, par les gestes, les pas, les mouvemens des danseurs, les progrès & les nuances du vice, a si fort plus par ses talens honteux & méprisables, d’empoisonneur public, que les directeurs de l’opéra l’ont fait venir d’Italie à grands frais, lui ont donné la préférence, contre l’usage, sur tous les autres danseurs & compositeurs plus anciens & aussi habiles que lui, mais moins licencieux ; &, pour payer le profondes blessures qu’il fait aux bonnes mœurs, lui ont assuré vingt mille livres de pension. Il a eu la témérité de dédier sa piece à la Reine, & de faire jouer sous ses auspices les ballets de Campargue.
Il enchérit beaucoup sur son guide Saint-Lambert, il remplit l’attelier d’Apelles d’enfans déguisés en amours, qui y font des jeux & des groupes, & des femmes qui le servent à demie-nues, qui lui tiennent sa palette, essuient ses pinceaux, les lui présentent, déguisées en graces & en nymphes : ce qui ne fut jamais dans aucun attelier, & ne fait qu’embarrasser le peintre ; mais qui augmente la licence & en multiplie les objets, Alexandre vient accompagné de ses guerriers & de ses concubines, menant sa Campargue par la main pour la faire peindre. Est-il vraisemblable que ce prince decouvre sa favorite à tant de spectateurs, qu’il veuille tant de témoins de son portrait, & qu’au milieu de cette foule Apelles fasse en un instant cet ouvrage ? Les acteurs ne demeurent pas oisifs, toutes ces courtisannes effrontées se mettent à danser, l’attelier devient un théatre. Alexandre livre sa favorite au peintre ; ils deviennent amoureux l’un de l’autre : il falloit s’y attendre. La jalousie des concubines, qu’on a fort mal à propos menées à l’attelier, forme une scène de fureur qui exprime leurs sentimens par des danses de furies. Alexandre, que l’on jette dans cet orage, a bien de la peine à modérer leurs emportemens. Apelles troublé, éperdu, hors de lui-même, par l’excès de sa passion, crayonne, esquisse, efface, revient, efface encore, essaye différentes postures, l’habille en Pallas, en Diane, en Flore : il n’est jamais content ; il se perd dans ce labyrinthe de beautés ou plutôt de folies, où le licencieux danseur s’égare encore plus que lui. Enfin il l’habille en Vénus & la mer à sa toilette ; ses femmes de chambre placent artistement les rubans, les plumes, les mouches, les aigrettes, les boucles de cheveux, les greques. Apelles est dans l’ivresse & le transport, ne se possede plus, le pinceau lui tombe des mains, il entre en fureur, il brise sa palette, se jette aux pieds de Campargue & lui avoue son impuissance à peindre un si bel objet. Dans ce tissu de libertinage qui choque toute vraisemblance, dans un vieux artiste & un peintre aussi célebre, qui a peint toutes les courtisannes de la Grece. Qui est le plus en délire du danseur ou du peintre. Cette femme s’enflamme subitement, tant le feu qui brûle Noverre se communique rapidement ; & contre toute vraisemblance encore, lui déclare qu’elle le préfere à Alexandre & à toute sa grandeur. Autre épisode : conduite par la jalousie & par la curiosité, la premiere des concubines vient à l’attelier ; elle est témoin de l’infidélité de Campargue, & fait éclater sa joie que lui donne l’espérance de perdre sa rivale, en découvrant sa perfidie. Elle sort au plus vîte pour aller tout dévoiler.
Le baladin n’est d’accord, ni avec l’historien, ni avec le poëte. Chez Pline & Saint-Lambert tout se passe entre trois acteurs, Alexandre, Appelles & Campargue, & forme une scène de caractere : il n’en faut pas davantage. Cette foule de guerriers, de femmes, d’amours, de nymphes, les changemens de décorations, les métamorphoses sont toutes de l’invention du faiseur de ballet, qui veut des pantomimes, des cabrioles, des images lascives, des attitudes voluptueuses, des objets indécens. Comme la suite de l’aventure n’est fabriquée que pour la danse, il n’y a dans le fait, ni rivalité, ni déclaration d’amour, ni colere, ni générosité d’Alexandre. Ce prince sur le champ dégoûté d’une esclave scythe qui le trahit, l’abandonne à son peintre : dégoût & délicatesse qu’on traite pompeusement d’héroïsme, & qui n’est qu’un trait de mépris d’une femme de mauvaise vie. Le danseur n’a pas des sentimens si nobles : Alexandre entre en fureur, fait enchaîner & mettre en prison les coupables, ce peintre, cet artiste si célebre, sans aucun égard pour ses rares talens.
Alexandre dégoûté avec raison d’une misérable indigne de lui, revient à ses premieres amours, épouse Roxanne, & la fait monter sur le trône, sans s’embarrasser des prisonniers. On profite de la joie qu’inspire la fête pour demander leur grace : il la leur accorde & les abandonne Valoient-il la peine d’être punis ? Tout devoit finir là. Mais la danse, qui ne connoît pas plus la dignité des rangs que la décence des mœurs, fait jouer à ce grand prince un rôle fort indigne de lui. Il descend de son trône, quitte sa nouvelle épouse, pour faire à ses yeux, sans égard à la jalousie, la fonction d’un prêtre unissant les deux amans, leur présentant la coupe nuptiale, selon l’usage du temps, & les comblant de présens. Il se met à danser avec son esclave & son peintre ; il fait aussi danser la reine son épouse, Ephestion son favori, les guerriers & les femmes ; c’est une double noce de guinguette. On est surpris de ce charivari grossier & indécent, qui avilit le plus grand prince, par un excès, sans vraisemblance, de bouffonnerie & de bassesse. Mais il faut se souvenir que la danse & le théatre mettent tout de niveau, sans distinction de rang, le roi se confond avec l’esclave, la reine avec le peintre, ils cabriolent tous comme des foux.
Plusieurs choses cependant semblent autoriser ce cahos : 1°. le bal masqué,
où
la nuit le tumulte & les masques trompeurs font
◀naître à
chaque instant d’agréables
erreurs, où sans décence & sans retenue tous les âges, les
rangs, les sexes confondus, suivant en se jouant la Folie &
Momus
; 2°. les drames de Collé &
de Durosoi, &c où, sans pudeur ; on fait danser des
rondes à Henri IV, chanter des chansons grivoises, boire à sa santé avec un
meûnier, un paysan, sa fille, &c. les maréchaux de France ; 3°. les
foyers, où les plus grands seigneurs, aux pieds des actrices, sont hommage
de la croix de Malthe, de S. Louis, du cordon rouge ou bleu. Il est vrai
qu’il en est qui quelquefois mettent leur chevalerie à la poche. Le vice
égale toutes les conditions, ou plutôt, en les dégradant, met les plus
élevés au-dessous des plus viles. Enfin, si l’on veut de l’érudition, les
Saturnales de Rome, où les esclaves étoient les
maîtres, & les pantomimes qu’on n’osoit pas jouer devant Caton. Il ne manque ici que de faire dépouiller les actrices :
mais il n’en est gueres besoin, l’immodestie de leurs habits, la licence de
leurs gestes, de leurs mouvemens, de leurs œillades, favorisent le vice
autant & peut-être plus que la nudité des actrices romaines.
Les éloges que les papiers publics ont prodigué à cette étrange composition,
sont le langage de la passion dont elle a excité les mouvemens criminels. Le
ballet
moëlleux
, dit-on,
magnifique, admirable ; rien de plus ingénieux, de
mieux composé ; c’est un ensemble charmant, intéressant,
pittoresque ; c’est le chef d’œuvre d’un génie supérieur : on ne
peut assez lui marquer son admiration
. Fort supérieur à
la peinture qui ne peut saisir qu’un instant, cette peinture animée est une
suite de tableaux plus vrais & plus frappans que ceux des plus grands
peintres. Cette
danse figurée, fort au-dessus de
la danse ordinaire où l’on ne fait que battre des entrechats, aller de
gauche à droite, s’élancer en avant, en arriere, tourbillonner sur soi-même,
faire des évolutions, comme des gens en délire. Ici, par un poison plus
subtil & plus dangereux, c’est une corruption réfléchie, un vice artisé,
une licence systêmatique, où l’on diversifie, multiplie, combine les objets
séduisans, pour satisfaire plus long-temps, plus agréablement, plus
tranquillement un cœur dépravé.
On s’attend bien que les Guimards, les Allards, les Arnoulds, &c. & cette
troupe de nymphes qui ont rempli les rôles, ont une bonne part à
l’admiration ou plutôt à l’adoration. Elles ont fait le vrai & même le
seul mérite de la piece. Ce sont elles qui ont allumé le feu & causé la
révolte des sens. La passion leur devoit ce tribut de reconnaissance. Elles
ont été célébrées en vers & en prose, l’une à la vérité aussi mauvaise
que l’autre : mais toutes les deux en convenant qu’il est impossible de
résister à de si violentes tentations, reconnoissent combien sont justes les
gémissemens de la vertu.
Tous les cœurs sont forcés de
vous rendre les armes. Et le moyen de braver tant de
charmes ?
Ne diroit-on pas que les écrivains périodiques
sont des devots habitans d’Amathonte qui chantent des cantiques en l’honneur
de Vénus & de Cupidon.
Le sieur Gardes, autre faiseur de ballet, piqué de la préférence donnée à son concurrent Noverre, & qui a consigné ses plaintes dans les journaux, annonce un ballet de sa façon intitulé Enée & Didon, où, rassemblant & animant tout ce qui en a été dit dans Virgile, à l’opéra, au théatre, peignant les amours & la mort de Didon, sa chasse & sur-tout sa grotte, & tout ce qu’il lui plaira d’imaginer de licencieux. Il fera briller les graces de ses vestales ; & s’il peut enchéris sur la licence, il aura certainement l’accessit & quelque portion à la pension de 20000 liv.
Revenons à Saint-Lambert, qui a occasionné ce ballet & notre digression.
Deux choses ordinaires dans la philosophie moderne, le mépris des puissances
& l’enthousiasme pour Voltaire. Il parcourt rapidement les peuples de la
terre, & donne pour une rare érudition & une profonde philosophie,
un coup de pinceau sur leur gouvernement dont il fait l’éloge, & un
trait de satyre en deux ou trois lignes sur ceux de l’Europe. Rien de plus
superficiel, mais rien de plus malin que cette géographie & cette
politique cavaliere, qui porte presque toujours sur des faits faux ou mal
rendus.
Le Perruvien fera le parallele de la tyrannie de
ses maîtres modernes, & du gouvernement sublime des incas, dont
l’esprit de communauté étoit le ressort, dont on voit une foible
image au Paraguai.
Tout cela est faux. Les incas
autorisoient l’idolatrie, la polygamie, la prostitution publique.
Quelques-uns ont été de bons princes, la plupart étoient des tyrans. Le
gouvernement espagnol est chrétien & modéré ; la communauté de biens,
impossible dans un si vaste empire, ne fut jamais établie au Perou, &
rien n’y approche de la vertu qui régnoit au Paraguai.
Le Mexiquain dira que tout est à peu près égal entre les
empereurs & les vices-rois espagnols ; que ses ancêtres étoient
tyrannisés par les prêtres de ses idoles, & qu’il l’est par son
évêque, les moines & son curé.
Je demande à M. de
Saint-Lambert s’il y a de la pudeur, de la
probité, de l’honneur, non-seulement d’un homme de condition comme lui, mais
d’un honnête homme, de comparer les évêques, les curés, les moines à des prêtres
idolâtres, qui chaque année égorgeoient des milliers de victimes humaines,
dont ils arrachoient le cœur pour l’offrir à leur Dieu. La philosophie
enfante-t-elle de si atrocés calomnies ? a-t-elle l’impudence de les
imprimer ?
Les Japonnois me diront qu’il en a coûté la vie à quatre
à cinq cens mille d’entr’eux, pour avoir fait connoissance avec les
jésuites.
Sur le même ton, les chrétiens des trois
premiers siecles de l’Eglise me diront, il en a coûté la vie à plusieurs
millions de chrétiens, pour avoir fait connoissance avec les apôtres &
leurs disciples. Est-ce un langage chrétien ? Non. C’est un langage déiste
qui méprise toutes les religions & n’en a aucune.
Les Chinois nous appellent des demi-diables ; ils disent que nous
n’entendons rien à l’agriculture, à la morale, à la police, &
que s’ils n’avoient pris la sage précaution de nous arrêter sur
leurs frontieres, nous aurions corrompu leurs peuples &
bouleversé leur empire.
Nous avons pourtant la morale
de l’Evangile. Jesus-Christ n’y entend-il rien ? Nous avons les ordonnances
de nos rois, les arrêts des parlemens ; les rois ni les parlemens
n’entendent-ils rien à la justice ? Et pour l’agriculture, n’avons-nous pas
son propre ouvrage des Saisons, où il en donne tant de
regles, où il loue si fort nos campagnes, nos paysans ; la culture de nos
terres ? N’y entend-il donc rien lui-même, & ses éloges portent-ils tous
à faux ? Il est faux que l’empire de la Chine soit absolument fermé aux
européens, puisqu’il y va
une foule de
missionnaires de tous les ordres, jusques dans la cour de l’Empereur,
honorés de ses saveurs, qui ont tant écrit sur la Chine. Les demi-diables font de sa façon, non de la nation entiere.
Dans tout le reste du globe, Antilles, Moluques, negres, sauvages, Asie, Afrique, Amérique, sa philosophie acariâtre, fausse, irréligieuse, qui les parcourt rapidement en deux pages, distille les mêmes horreurs. A ses yeux, les trois parties du monde ne sont remplies que de malheureuses victimes de la scélératesse des peuples d’Europe. Heureusement pour les terres australes, il n’en avoit point entendu parler, le poison du christianisme n’auroit point manqué de l’infecter, dès que les françois, anglois, espagnols y avoient mis le pied. Une philosophie si misantrope formera peu de prosélytes.
Ce qu’il refuse à l’univers il le concentre dans Voltaire.
Voltaire est pour lui l’univers, & la lecture de ses ouvrages un
paradis,
il remplit seul mes jours d’instans
délicieux
. Ces deux excès d’admiration & de
malignité coulent de la même source. Voltaire a peint avec force les
chinois, tartares, turcs, arabes, grecs, espagnols, toutes les nations :
c’est un peintre cosmopolite.
Racine n’a peint que les
juifs.
En effet, Bajazet, Mithridate, Neron, Alexandre ? Phedre, Iphigénie
sont de la race d’Abraham. On doit à M. de Saint-Lambert cette heureuse
découverte. Il inspire plus que toutes les tragédies anciennes &
modernes, l’humanité & la bienfaisance ; témoins Hérode dans Mariamne, Brutus
& ses enfans, la Mort de César, Mahomet & Oreste, Semiramis. Toutes ses tragédies sont des sermons excellens ;
Bourdaloue
ne prêcha jamais si bien. Voltaire
répand les lumieres & la saine
philosophie
. Témoins l’Uranie, la Pucelle, le Cadenat, le Dictionnaire philosophique. Il l’emporte sur Corneille &
Racine. L’auteur des Trois Siecles ne peut lui pardonner
ce blasphême dramatique, ce crime de leze-cothurne, qu’il
croit devoir détruire sa réputation littéraire, & lui attirer de plus
terribles disgraces que lui-même n’en a fait essuyer à
ses critiques. Outrager Jupiter en faveur de Mercure,
c’est
, dit-il,
déshonorer l’autel, la divinité & le
sacrificateur
. C’est braver toutes les idées du théatre.
Mais le théatre mérite-t-il plus de respect que l’Eglise ?
Si la fadeur des éloges gigantesques fait rire ; leur objet, dont
l’irréligion a tant abusé, nous étonne & nous fait gémir. Nous prenons
peu d’intérêt à ces farces littéraires : mais l’intérêt de la religion doit
exciter le zele d’un chrétien.
Du plus grand de nos rois
le chantre harmonieux.
Henri IV. avoit de grandes
qualités, & plus qu’il n’en a dans la Henriade, où il
très petit. C’est bien mal connoître S. Louis, & rendre peu de justice à
ses vertus éminentes de le mettre en rien au-dessous d’Henri IV. Mais S.
Louis fut religieux, chaste, charitable : que de titres pour son
petit-fils !
De la crédule histoire, il montre les
erreurs.
Bien loin de corriger l’histoire, Voltaire l’a
défigurée par d’innombrables erreurs & une infinité de calomnies, la
plupart essentielles. Le panégyriste est peu versé dans l’histoire, s’il
l’ignore, ou peu sincere, s’il le dissimule
Il peint de
tous les temps les esprits & les mœurs
;
C’est-à-dire, il parle à tous les siecles des esprits & des mœurs de sa
façon, pour ramener tout à la philosophie. Il a fait de jolis romans.
Que n’a-t-il point tenté dans
la carrière
immense ?
Il est vrai que, pour se donner la réputation
d’homme universel, il a porté sur tout, & singulierement sur les choses
saintes, une main téméraire : mais, superficiel en tout, il ne fait
qu’effleurer ce qui revient à son système ; il n’a réussi en rien de solide,
il n’approfondit rien : ce n’est qu’un demi-savant qui a des réminiscence de
ses lectures.
Lui seul réunit tout, le premier de son
siecle & de tous les siecles, il vit pour l’univers, je lui doit
tout, je lui dois mes plaisirs.
Peut-on s’aveugler
jusqu’à ne pas voir que le délire d’adulation de crédite même le peu qu’il y
a de bon & de vrai dans Voltaire, & qu’il est encore plus ridicules
que la préférence sur Corneille & Racine ? Mais pourquoi ne met-il pas
au-dessus de Moliere un homme qui est le premier en tout ? C’est que
Moliere, licencieux, sans religion, ce que n’étoient ni Corneille ni Racine,
étoit un philosophe, &,
de tous les philosophes,
celui qui a mieux vu les defauts
des hommes. Il faut
bien se faire grace entre philosophes. Mais la particule exclusive tous & de mieux, n’ébranle-t-elle
pas la primauté de Voltaire ? L’enthousiaste n’est pas toujours d’accord
avec lui-même.
Le Pygmalion de Saint-Lambert, autre piece aussi
scandaleuse que sa Campargue, a donné lieu
vraisemblablement à une nouvelle pantomime qui ne vaut pas mieux. Il est
vrai cependant qu’il n’est pas le premier qui ait pris plaisir d’embellir
des graces de la poësie le sujet de l’amour le plus détestable Ovide, le plus licencieux poëte de l’antiquité, en a souillé ses
licencieuses Métamorphoses, & n’en a pas pourtant fait
un tableau si obscène que le poëte moderne. Les théatres de l’opéra, de la
comédie françoise & de la foire n’ont eu
garde de laisser échapper des objets si fort de leur goût Saint-Foix, sous les noms de Promethée, Deucalion, Pirrha, l’avoit plusieurs
fois rajeuni. Enfin on en a fait une pantomime qui en met sous les yeux tous
le détails, & une actrice très-propre à jouer la statue, que la volupté
extasie & anime tour à tour, réalise la description du poëte philosophe.
Quelle fureur d’aller choisir dans le bourbier de la mythologie, &
d’étaler sur un théatre des objets qu’on ne peut traiter sans le plus grand
danger, & pour le public, & pour soi-même. Juvenal ne pourroit-il
pas dire des nouveaux pantomimes comme de ceux de son temps,
Lædam molli saltante Batillo appia
gannit
?
Il a échappé un vers singulier à ce philosophe, qui affecte souvent le
langage, la précision, la subtilité métaphysique au milieu des troupeaux,
des ruisseaux, des amours & des graces, qui doivent en être tout
étonnés.
Son ame est sans idée, & n’a que des
désirs ; vous vivez, vous aimez & j’aime.
En bonne
philosophie, a-t-on des désirs sans idées ?
Nil volitum
quin præcognitum.
A-t-on de l’amour sans connoissance ?
L’auteur a peu de délicatesse, de trouver le bonheur en
lui-même, dans un amour purement animal où il n’y a que des désirs.
Ah ! désormais mon cœur
content des dieux, n’a rien à demander à leur bonté
suprême.
La grace qu’il fait à ses dieux d’être content
d’eux n’est pas trop respectueuse ; l’idée de leur puissance & de leur
bonté suprême, qui en faisant les plus grands efforts
pour animer une statue, n’est pas trop sublime. Un homme qui y met tout son
bonheur est facile à contenter ; il n’est gueres plus spirituel que la
statue. Les
ténebres du vice sont bien épaisses,
elles abrutissent jusqu’aux philosophes & aux poëtes.
Le mot que nous venons de dire de Saint-Foix, nous engage à faire quelques réflexions sur ses ouvrages, sur sa mort Nous nous sommes expliqués assez au long sur son théatre. liv. 7, ch. 3 & 5, par rapport à ce qui concerne la religion & les mœurs que cet auteur n’a point du tout respectées. Il vient de mourir, il a paru devant son juge : plaise au ciel qu’une sincere pénitence ait expiré le crime & le scandale de ses licences, à un tribunal qui les punit éternellement ! On vient de faire au Louvre une nouvelle édition de son théatre, qui, dit-on, est un chef-d’œuvre typographique. On n’a pas fait encore le même honneur à ses recueils d’anecdotes gaillardes, Mémoires turcs, Essais sur Paris, &c. qui ne méritent pas mieux qu’on invite le public, par cet embellissement, à avaler agréablement le poison. La veuve du libraire Duchesne, moins délicate, quoique la pudeur soit le partage de son sexe & celui d’une veuve chrétienne, vient d’imprimer ces mémoires obscènes dans le recueil des discours de cet écrivain licencieux : elle auroit pu lui épargner cette tache, & se l’épargner à elle-même.
Le Journal des Savans, octob. 1776, fait un éloge outré de tous ces drames ou farces : c’est sans doute quelque ami de l’auteur qui a fait cette oraison funebre. Il lui attribue de la délicatesse, un ton noble ; & il est vrai qu’en cela le ton du poëte est supérieur à celui de la foire : car pour le fonds il ne vaut pas mieux. Il y a en effet de l’esprit & des graces dans la gase légere dont il couvre les nudités sans nombre qu’il y étale. Un homme de cour, peu scrupuleux, qui a servi à tant de sortes de plaisirs, & qui lui-même y fut toujours livré, doit avoir par son caractere ou doit avoir acquis par son métier des manieres, une diction, un tour d’esprit qui répand les graces de la galanterie. Anacréon, dit-on, s’il composoit pour le théatre, ne parleroit pas autrement : mais un chrétien parleroit autrement. Nous ne lui disputons aucune couronne littéraire ; mais nous voudrions qu’il eût respecté la piété & les bonnes mœurs, & que le Journal des Savans, ouvrage sérieux & sage, qui mérite l’estime & la confiance du lecteur, n’eût pas donné de la vogue, par un éloge sans borne, mais plutôt par des restrictions de préservatif qui missent à couvert les intérêts de la vertu, & éloignassent l’innocence du danger qu’elle court.
Voici de quoi calmer un peu nos allarmes. Cet extrait n’est pas l’ouvrage du journaliste, c’est celui de l’auteur même, qui se loue sans mesure, & s’attribue les plus grands succès. On ne parle que d’après lui-même, on ne rapporte que ses préfaces & l’histoire qu’il a faite de son théatre : c’est le moyen le plus propre à le décréditer, & à réduire le panégyrique à sa juste valeur. Tout homme est suspect dans les éloges qu’il se donne, les poëtes le sont plus que d’autres, les dramatiques le sont souverainement. M. de Saint-Foix étoit l’homme le plus plein de lui-même ; à l’entendre, ses pieces étoient parfaites, aucune qui n’ait eu le plus brillant succès : si quelqu’une a d’abord essuyé quelques revers, le lendemain tout a été glorieusement réparé, la cour & la ville ont également applaudi ; si le public a trouvé quelques obscénités, le magistrat n’a trouvé que de la décence. Il a pourtant retiré telle piece munie, dit-il, de l’approbation publique, & n’a plus osé la faire représenter.
Le Journal de Trévoux ne prend pas plus de précaution pour
la sureté des bonnes mœurs : il va même plus loin. Moins timide, il prend
tout sur son compte, ne se borne pas à l’ordre littéraire, mais approuve la
morale & la religion de Saint-Foix.
C’est un
historien philosophe qui n’abuse jamais de la raison pour prouver
des paradoxe ; les fastes sous la plume se convertissent en vérités
philosophiques & morales.
Les morceaux qu’il
choisit sont dans le même goût. Il fait tenir au pape Paul IV, toutes les fois qu’il donnoit audience aux ambassadeurs,
pour les rendre ridicules, un langage qui n’est pas même dans les idées
ultramontaines. Les papes ont cru pouvoir dispenser les sujets du serment de
fidélité, quand un roi hérétique veut les entraîner dans l’erreur. Jamais
ils n’ont prétendu avoir la propriété de toutes les couronnes. L’aventure de
l’évêque qui fait porter la croix devant lui pour se faire saluer, est un
conte fait à plaisir ; ce droit qui n’est accordé qu’aux archevêques, est
une affaire d’étiquette postérieure à ce temps.