(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE V. Des Pièces tirées de l’Ecriture sainte. » pp. 96-119
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « CHAPITRE V. Des Pièces tirées de l’Ecriture sainte. » pp. 96-119

CHAPITRE V.
Des Pièces tirées de l’Ecriture sainte.

Ces Pièces méritent une attention particulière, ce livre divin est digne de tout notre respect. On a toujours cru dans toutes les religions que les choses saintes ne doivent pas être prodiguées au peuple ; en se familiarisant avec elles, il cesse de les respecter. Dieu l’avait expressément ordonné ; le Grand Prêtre avait seul droit d’entrer dans le Saint des Saints une fois l’année ; l’Arche d’alliance était toujours couverte, il en coûta la vie à cinquante mille Bethsabites pour avoir osé la regarder ; lors de la publication de la loi il fut défendu, sous peine de mort, d’approcher du mont Sinaï. L’Eglise a longtemps caché les mystères eucharistiques, et garde encore un silence mystérieux au canon de la messe ; elle n’a jamais approuvé qu’on mît l’Ecriture sainte entre les mains de tout le monde par des traductions en langue vulgaire. Les Juifs ne permettaient la lecture d’Ezéchiel, du Cantique des Cantiques, et de quelques autres livres, qu’à des gens sages et d’un âge mûr. L’hérésie en a toujours abusé pour séduire les simples, incapables de pénétrer le sens de ces sublimes oracles. S. Pierre se plaint qu’on abusait des Epîtres de S. Paul ; les plus grands esprits sont éblouis de la profonde majesté des livres saints, s’ils ne les étudient avec une foi docile et une profonde humilité. Les infâmes commentaires qui ont paru depuis peu sur l’Apocalypse, l’Ecclésiaste, le Cantique des Cantiques, ne font que trop voir combien on abuse de tout ce qu’il y a de plus saint.

Mais indépendamment de ces raisons générales de sagesse, ceux-mêmesj qui voudraient le plus accorder à tout le monde la lecture des Ecritures, doivent convenir qu’elle n’est pas faite pour le théâtre ; que c’est la défigurer, l’avilir, la déshonorer ; que bien loin d’en faire la nourriture de l’âme fidèle, on en fait l’amusement de la frivolité, souvent du vice et de l’impiété ; qu’au lieu de servir à la sanctification des fêtes, elle en devient la profanation ; que les Pères, en conseillant cette lecture aux âmes bien disposées, n’ont jamais entendu qu’on dût la livrer au parterre, la couper en actes, la cisailler en scènes, la travestir en comédies, la faire jouer par des hommes et des femmes sans mœurs, avec des habits, des gestes, des discours pleins de mollesse et de dissolution. La parole de Dieu est faite pour être méditée, prêchée, adorée, non pour être jouée ; elle est trop respectable pour fournir le fond d’un divertissement public. C’est aux Ministres dont Dieu ouvre la bouche, à l’enseigner, et non à des lèvres impures, que le Démon ouvre au mensonge et au vice. Se peut-il que ceux-mêmes qui défendent la lecture de l’Ecriture, la mettent sur le théâtre ?

Les Infidèles nous font la leçon. Que ces religieux amateurs du théâtre aillent chez les Turcs jouer l’Alcorank, Mahomet, le Mufti, les Imans, les Dervis, sous le même prétexte qui leur fait ici jouer l’Ecriture, ils verront si les Mahométans trouvent bon que ce qu’ils ont de plus sacré serve d’amusement. Les Indiens, les Chinois, les Japonais, qui depuis bien des siècles ont des comédies, n’ont jamais vilipendé la religion jusqu’à mettre leurs Dieux, leurs Bonzes, leurs Mandarins sur la scène. Jamais le prétexte de faire goûter la saine morale ne leur a fait imaginer un rôle de Confucius par ceux-mêmes qui veulent faire accroire qu’on ne lui rend qu’un culte civil. Jamais les Juifs ne s’en sont avisés, la Synagogue ne l’eût pas souffert. Ils connaissaient le théâtre Grec et Romain, ils connaissent le nôtre, et sont à portée de l’imiter ; vit-on jamais de Juif, ni auteur, ni acteur, ni spectateur ? On n’en voit point à nos spectacles ; combien crieraient-ils au blasphème, s’ils voyaient Abraham, Jacob, David, Salomon, sous un habit de Comédien !

Ce ne sont pas seulement les ennemis innombrables des Jésuites, ce sont leurs amis, ce sont les gens du monde, qui sous prétexte de religion, dont quelquefois ils ne s’embarrassent guère, font un crime au P. Berruyer d’avoir profané la divine parole par la manière romanesque dont il raconte les histoires saintes, et les discours qu’il prête aux Patriarches et aux Prophètes. Je n’examine pas sa doctrine, condamnée par le Saint Siege et par plusieurs Evêques, je ne parle que de son style, dont l’élégance a plutôt excité l’envie, que mérité la censure. Sans vouloir en faire l’apologie, je demande si une histoire sainte sur le théâtre n’est pas mille fois plus profanée que dans l’histoire du Peuple de Dieu. Y en conserve-t-on l’intégrité ? n’y mêle-t-on, ni épisode, ni passion, ni intrigue, ni dénouement ? tous les discours qu’on prête aux acteurs, sont-ils bien conformes à la sainteté et à la majesté de l’Ecriture ? les Acteurs et les Actrices sont-ils bien propres à représenter des Saints ? les parures, les nudités rendent-elles bien Judith, Esther, Abraham ? On fera l’apologie des profanations théâtrales de la parole de Dieu, et un style fleuri qui inspire la piété, sera traité de sacrilège ! on fera le procès à un Religieux qui a toujours bien vécu, et l’éloge de la N.… ! Racine converti était si persuadé que la tragédie la plus sainte suffisait pour le damner, que si on ne l’eût retenu, il allait brûler, comme indigne d’un Chrétien, son Athalie, la plus belle et la plus honnête des pièces de théâtre, seule capable de réconcilier le théâtre avec la religion, si cette paix était possible.

Le saint Concile de Trente, « voulant réprimer la témérité avec laquelle on détourne à des choses profanes, à des inutilités, des fables, des bouffonneries, les paroles et les sentences de l’Ecriture sainte, pour empêcher cette irrévérence et ce mépris, défend à toute sorte de personnes d’employer jamais, de quelque manière que ce soit, les paroles de Dieu à de pareils usages, et il veut que ces téméraires profanateurs soient punis par les Evêques des peines de droit ou arbitraires. » (Temeritatem illam reprimere volens, etc. (Sect. 4.). Que dira-t-on contre une autorité aussi respectable ? est-ce un point de discipline que les libertés de l’Eglise Gallicane ne permettent pas de recevoir ? Jamais profanation plus éclatante que celle du théâtre ; ce n’est pas une conversation particulière, où quelque bouffon détourne à un sens profane quelque mot de l’Ecriture, c’est ici une pièce entière, où de propos délibéré, avec le plus d’art et de réflexion, on change, on ajoute, on retranche, on altère, uniquement pour amuser le parterre, le texte, les pensées, les événements des livres saints, souvent avec la plus grande indécence, par des épisodes et des personnages qui y mêlent la galanterie et le crime. Ainsi donne-t-on des amants à Judith, à Suzanne, à la fille de Jephté, une maîtresse à Joseph, etc., et dans les pièces où il y a des crimes véritables, comme Dina, Samson, David, on fait parler les personnages de la manière la plus séduisante et la plus scandaleuse. Voilà, s’il en fut jamais, le scurrilia profana, vana, fabulosa, du Concile. S. Charles Borromée fit tous ses efforts pour abolir le théâtre à Milan ; mais n’ayant pu réussir, il obtint du moins qu’on n’y représenterait jamais des pièces tirées de l’Ecriture. C’était toujours un mal de moins ; si les mœurs étaient exposées, la religion était respectée. Le fameux Mariana, que le P. le Brun, dans son Traité des Jeux du théâtre (pag. 307.), appelle pieux et savant Jésuite, Mariana, qui a écrit aussi contre la comédie, croit que c’est un moindre mal de laisser représenter aux Comédiens des pièces profanes et galantes, que des pièces tirées des livres saints. Le Parlement de Paris a toujours pensé de même, soit lorsqu’il abolit les mystères des Confrères de la Passion, soit lorsqu’il s’opposa à la réception des Confrères et à la représentation des pièces, quand, sous le règne de François I. on voulait les introduire. L’expérience fit sentir les inconvénients de ce prétendu zèle, qui, défigurant les choses saintes, ne fait que les avilir :

« Le savoir à la fin dissipant l’ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence. »

(Boileau.).

On voit communément dans les Pères de l’Eglise, que la parole de Dieu est comparée au corps et au sang de Jésus-Christ, et l’Ecriture sainte à l’Eucharistie. Comme cette substance adorable est renfermée sous les espèces du pain et du vin, cette céleste sagesse l’est aussi sous l’enveloppe des paroles et des figures. Ce pain vivant, descendu du ciel, donne la vie à ceux qui le reçoivent ; ces paroles de vie sont aussi esprit et vie pour ceux qui les écoutent. Cette fontaine sacrée jaillit à la vie éternelle, car ce n’est pas seulement du pain que l’homme vit, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. C’est toujours le Verbe divin, le Fils unique du Père céleste, qui s’incarne dans notre nature, et qui se communique à nous par ses lumières. Nous devons donc le même respect à l’adorable sacrement de l’Ecriture qu’à l’adorable sacrement de l’Autel. Qui oserait porter le sacrilège jusqu’à exposer le Saint des Saints sur le théâtre ? qui sera assez téméraire pour livrer aux profanateurs du parterre le dépôt sacré de la vérité, et jouer tour à tour indifféremment les Psaumes de David et les bouffonneries de Molière ? Vous conservez avec le plus grand soin et le plus profond respect, les moindres parcelles de la sainte Hostie ; ne soyez ni moins soigneux, ni moins respectueux pour les paroles divines. La moindre ne porte pas moins l’empreinte de la majesté, et le caractère de la sagesse éternelle ; un point, une virgule, ne passeront pas sans être accomplis ; « iota unum, aut unus apex ». Le ciel et la terre passeront plutôt : « Cœlum et terra transibunt, verba autem mea non præteribunt. »

Le travestissement de l’Ecriture la rend insensiblement méprisable. On s’accoutume à regarder les plus saints, les plus grands hommes, comme des personnes ordinaires, des personnages de théâtre, fort au-dessous du haut degré de vénération où l’Esprit Saint les présente. David n’est plus un homme selon le cœur de Dieu, un grand Prophète, le père du Messie, dont un Homme Dieu daigne porter le nom ; c’est un amant de Bethzabée. Salomon n’est plus l’organe du Saint Esprit, enrichi d’une sagesse infuse, l’oracle de la vérité, que tout doit respecter ; c’est un Sultan dans un sérail, un Poète amoureux qui compose une épithalame licencieuse. Sous le masque d’un vers profane, sur des lèvres impures, livrée à l’amusement du public, la parole divine, si on la lisait avec les yeux de la foi, serait-elle ainsi avilie ? l’esprit rempli d’une scène frivole, comment lira-t-on l’Ecriture ? sera-ce avec ce religieux respect qu’inspire sa sainteté à un cœur chrétien ? Non : on lira par curiosité, pour comparer l’ouvrage du Poète avec celui de Dieu ; la sécheresse de celui-ci auprès de la pompe du drame, ne sera plus qu’une narration insipide ; comment y trouver ce goût, cette onction céleste dont se nourrit l’âme sainte ? L’homme du monde n’en entend qu’avec dégoût la lecture ; celui dont le théâtre vient d’éteindre la piété, la soûtiendra-t-il ? Qu’on parcoure le cabinet d’un amateur, on trouvera peut-être le livre des Rois et d’Esther auprès de Boyer et de Racine, comme on y trouvera Euripide et Sophocle. Voilà donc le fruit de ces pièces, elles achèvent de perdre la religion. N’avez-vous, Seigneur, daigné parler aux hommes que pour être, comme dans votre passion, traité en Roi de théâtre, couvert d’un manteau de pourpre, un roseau à la main, une couronne d’épines sur la tête ? Hélas ! ces insultes vous étaient moins sensibles que les indécences et les crimes de la scène, les soldats et les bourreaux vous offensaient moins que les Acteurs et les Actrices.

Ces travestissements font courir un grand risque à la foi et à la morale. La plupart des gens qui n’ont aucune connaissance de l’Ecriture, sur la foi de l’Acteur et du Poète, en croient tout ce qu’ils voient et entendent au théâtre. Quels garants que le Poète et l’Acteur ! quels interprètes ! quels Théologiens ! Que savent-ils de la religion ? quels Pères, quels commentateurs ont-ils lus ? Le peu qu’ils en savent, ne l’accommodent-ils pas à leur goût et à celui du public ? Ils feront dix hérésies pour un bon mot : les Païens sont leurs oracles, la mythologie leur théologie, les métamorphoses d’Ovide leur évangile. Aussi ces graves Auteurs, dit Boileau,

« Pensent faire agir Dieu, les Saints et les Prophètes,
Comme ces Dieux éclos du cerveau des Poètes. »

Surtout ont-ils cet esprit de religion, de droiture, de docilité, si nécessaire pour en pénétrer les abîmes, cet esprit d’oraison qui nous obtient l’entrée du sanctuaire ? Dieu ne se communique qu’aux âmes simples qui l’adorent en esprit et en vérité, l’homme animal n’y saurait rien comprendre : « Animalis homo non percipit ea quæ Dei sunt. » Les spectateurs méritent-ils mieux de voir ouvrir les sceaux de ce livre adorable ? que cherchent-ils, que saisissent-ils d’après l’auteur et l’acteur ? que Judith était belle et parée, Esther tendre et insinuante, Bethzabée immodeste et fragile, la femme de Putiphar impudente et infidèle ; ils admirent la fierté d’Assuérus, l’ambition d’Absalon, les intrigues d’Architopel, en un mot tout ce qui est capable de nourrir la passion : tout le reste leur paraît vide ; à peine l’ennui laisse-t-il tomber un regard distrait sur ce qui porte à la piété, un œil de mépris sur ce qui combat la passion. L’Ecriture ne fait les chastes délices que de ceux qui l’étudient dans l’esprit qu’elle a été composée ; la loi est alors seulement plus douce que le miel, plus précieuse que l’or, plus brillante que les astres. Mais, direz-vous, ils y verront leurs défauts, comme dans un miroir. Il est vrai qu’ils le pourront aisément ; mais ils feront comme cet homme frivole dont parle S. Jacques, qui se regarde un moment dans un miroir, s’en va, et oublie tout ce qu’il a vu. N’est-il pas même bien aise de l’oublier ? soûtiendrait-il la vue constante d’un portrait si peu flatteur ? « Consideravit se in speculo, et abiit, et statim oblitus est qualis fuerit. »

Non seulement ces pièces avilissent la majesté de l’Ecriture, il est encore impossible qu’elles n’en altèrent la vérité. Pour mettre une histoire sainte sur le théâtre, il faut ourdir une intrigue, former des obstacles, ménager un dénouement, introduire des personnages, leur prêter des sentiments et des discours, altérer les faits. L’Ecriture qui raconte en peu de mots les événements, prête peu au Poète ; il est obligé d’avoir recours à la fiction. Cette fiction est sans conséquence dans les histoires profanes ; mais la sainteté de la Bible ne permet pas ce mélange, on doit en respecter les moindres syllabes, et ne jamais répandre des nuages sur la vérité : Adulterare verbum Dei. Parcourez toutes ces pièces, aucune qui ne la défigure. Racine est celui qui l’a le plus respectée ; il y a pourtant ajouté dans Esther et dans Athalie. Corneille a mêlé des amours profanes dans Polyeucte et dans Théodore, Boyer dans Judith. Pélegrin, Voltaire, tous les autres Poètes imitent leur maître. Qu’il est édifiant de voir un Martyr amoureux perdre sa vie pour la foi, en regrettant sa maîtresse, et joindre des péchés à son sacrifice ! L’enflure de Corneille ne sauve pas le ridicule de ce mélange, Racine, plus sage, n’a eu garde, quoique plus tendre, de donner de la galanterie à ses deux pièces, et de mériter la juste censure de Boileau contre le Romancier

« Qui peint Caton galant et Brutus dameret. »

M. Bernard, quoique Protestant (République des lettres, année 1702.), décide d’après Vossius dans sa poétique, dont il donne l’extrait, qu’on ne doit point employer l’Ecriture pour sujet de poème dramatique. « Il est bien difficile, dit-il, que par des fables ou des opinions incertaines, le Poète ne corrompe une histoire pour laquelle on doit avoir un respect singulier. Aussi a-t-on vu peu de pièces tirées de l’Ecriture, qui aient réussi. » Athalie est peut-être la seule, encore même tomba-t-elle dans le commencement. Il est vrai que c’est un chef-d’œuvre, et que l’Ecriture y est respectée.

Autre inconvénient de ces pièces. Il y faudra quelquefois faire intervenir la Divinité, ou sensiblement, comme Jésus-Christ agissait sur la terre, ou par des voix, des tonnerres, des visions. Quelle indécence ! la Divinité sur le théâtre ! Je frémis en prononçant ces mots ; ils ont un air de blasphème et d’impiété : qui sera assez téméraire pour en jouer le rôle, et recevoir des adorations ? L’Etre suprême, qui dans l’ancienne loi avait défendu de prononcer son nom, au nom duquel tout fléchit le genou au ciel, sur la terre et dans les enfers, servira-t-il de jouet à ses créatures, et à quelles créatures ? à des Comédiens ! Qu’on joue, à la bonne heure, les Divinités du paganisme, elles étaient trop méprisables pour être ménagées, encore même Horace, qui n’était pas un dévot, puisqu’il se moque de ses Dieux, en les faisant venir d’un tronc d’arbre, veut-il qu’on ne les fasse intervenir qu’avec dignité et pour des sujets de la plus grande importance : « Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus inciderit. » Les grossiers Confrères de la Passion l’ont fait autrefois. Le scandale était révoltant. Un Athée dit ne pas croire en Dieu, un Déiste le suppose indifférent à sa propre gloire ; en se familiarisant si fort avec le Dieu des armées, montre-t-on plus de religion ? Au reste, combats-je ici des fantômes ? Les pièces du sacrifice d’Abraham, de Job, Adam et Eve, etc., en font foi.

Enfin les mœurs y courent le plus grand risque. Combien de sujets de l’Ecriture dont la représentation les blesse ! des impiétés, des impuretés, pour être prises de la Bible, sont-elles moins dangereuses sur le théâtre que celles de la mythologie Païenne ? l’inceste de Lot, la tentation de Joseph, l’adultère de David, la résistance de Suzanne, filées en scènes dans la bouche et sous les allures des Actrices, exciteront-elles moins de passions que les galanteries de Phedre, d’Amphytrion ? et en sera-t-on plus en sûreté pour les voir revêtues de noms respectables ? N’est-ce pas même une adresse du Démon pour faire regarder avec plus de sécurité et pratiquer avec moins de remords ce que la religion semble avoir consacré, et faire mépriser une histoire et des personnages où l’on trouve les mêmes aventures que dans les romans, imitateurs des Païens, qui canonisaient le crime par l’exemple des Dieux : « Quod Divos decuit, cur mihi turpè putem ? » Combien de fois les impies ont-ils pris droit de l’expression de l’épithalame sacrée de Salomon dans les Cantiques, pour débiter plus hardiment des obscénités sous le voile de la sainteté des Ecritures, et autoriser la licence par l’exemple prétendu des Saints ! Tout cela ne fût-il dangereux que pour un petit nombre de personnes faibles, devrait-on souffrir ce scandale public donné sans discernement à tout le monde ? Mais ce serait trop d’indulgence ; dans ces pièces, comme dans les autres, l’auteur, l’acteur et le spectateur ne cherchent qu’à s’amuser, sans penser à Dieu, et un grand nombre des uns et des autres, par des intentions plus criminelles, y cherchent même à abuser de la religion, et à la rendre méprisable.

Le P. le Brun, Disc. III. sur les Jeux du Théâtre, où il traite la même question, donne en preuve des altérations de l’Ecriture la tragédie de Judith, qui venait de paraître, et qui composée par un Ecclésiastique (l’Abbé Boyer), devait moins qu’un autre s’écarter du respect dû aux livres saints. Cependant ils y sont défigurés à chaque scène, dans ce qu’on y ajoute et dans ce qu’on en retranche. C’est un personnage postiche d’un amant de Judith, jaloux et passionné, avec qui elle a les conversations les plus tendres, tandis que l’histoire nous apprend que depuis la mort de son mari elle avait vécu dans la plus profonde retraite et la plus austère pénitence. Cette sainte veuve n’est dans la pièce qu’une coquette qui se pare avec affectation, qui compose ses regards, ses démarches, ses discours, pour séduire le cœur d’Holopherne, et demande a ses yeux des feux capables d’alarmer la pudeur. Ce n’est plus une héroïne inspirée de Dieu, qui entreprend avec courage, exécute avec fermeté ; c’est une aventurière étonnée, troublée, inquiète, incertaine, qui porte l’empreinte de la faiblesse et de la témérité. Dans l’Ecriture elle a recours à la prière, rapporte tout à Dieu, ne cherche que sa gloire, le remercie du succès. A ces pieux sentiments, que le Poète supprime, il substitue l’ivresse de l’orgueil, la complaisance en ses charmes, la vaine gloire de ses conquêtes ; il en fait une Actrice. On lui suppose un vœu de chasteté, dont l’Ecriture ne parle pas, et qui n’était pas alors connu ; et malgré son vœu elle écoute et souffre à ses genoux son adorateur, qui l’appelle beauté immortelle, et fait toutes les folies des amants de théâtre : elle lui répond sur le même ton. Elle avait gardé un profond silence sur son projet, et l’avait recommandé à tous les Magistrats, personne n’a eu l’indiscrétion de lui en parler : son Mizaël lui fait cent questions, elle lui laisse tout entrevoir. Judith met en prières tout le peuple, qui jusqu’aux enfants se prosterne devant Dieu : c’est trop de sérieux et de piété pour le théâtre, il faut quelque chose de plus amusant ; toute cette dévotion se change en un colloque de Judith avec son amant, elle n’est occupée qu’à calmer ses transports, son dépit, sa jalousie, et au moment même qu’elle achève l’œuvre de Dieu, où le Saint Esprit dit qu’elle était seule avec sa servante, son Mizaël s’y trouve encore. On ne sait comment il a pénétré jusqu’à la tente d’Holopherne, à travers les sentinelles et les gardes. Judith en est bien aise, lui ordonne de faire le guet d’un œil curieux et jaloux, et croit que sa gloire a besoin d’un tel témoin. Elle qui n’envisage que Dieu, qui se dit sous la protection des Anges, à qui Dieu même rend témoignage, que tout le monde regarde avec vénération, fait dépendre son honneur de la présence d’un amant qui ne ferait plutôt que la déshonorer. Cette pièce, quoique très médiocre, eut d’abord quelque succès : c’était le temps où la lettre du P. Caffaro en faveur de la comédie et sa solennelle rétractation étaient l’entretien de tout Paris et la matière de beaucoup d’ouvrages. On crut éluder la condamnation du théâtre par une pièce pieuse, et l’Abbé Boyer dans sa préface se vante avec complaisance d’avoir réconcilié la scène avec la religion. Les femmes surtout, qui y venaient en foule, croyaient trouver la justification de leurs galanteries dans la coquetterie d’une Sainte avouée de Dieu même. Mais ce premier feu étant passé, on rendit justice à l’Auteur et à la pièce, en les oubliant tout à fait.

Toutes les autres pièces soi-disant pieuses n’ont pas poussé à ce degré la profanation et le ridicule ; mais il n’en est aucune qui n’altère les faits. Le Polyeucte, le Théodore de Corneille, le Joseph, le Saül, le Jephté, l’Abraham, l’Absalon, le David, les Machabées, la Suzanne, l’Enfant prodigue, etc., partout on trouvera une infinité d’altérations, plusieurs même indécentes, contraires à l’esprit de Dieu, à la sainteté des personnes, à l’édification du public. Les Auteurs s’imaginent qu’ils ne sauraient plaire, s’ils se renfermaient dans la vérité historique, et la Baumelle (Vie de Madame de Maintenon) prétend que la tragédie d’Esther, si brillante à S. Cyr, ne réussit pas à Paris parce qu’on s’y était trop scrupuleusement attaché au texte sacré, sans y ajouter aucun ornement. Il est vrai que c’est la pièce la plus exactement conforme à l’Ecriture.

Voici quelques anecdotes sur ces sortes de pièces qui justifient ce que je dis. Le Jonathas de l’Abbé Genest fit pleurer toute la Cour assemblée à Clagny, et fut comblé d’éloges. Madame la Duchesse du Maine y joua un rôle. En fallait-il davantage pour faire crier au miracle ? Les Journalistes de Trevoux (févr. 1711.) s’empressèrent d’y trouver mille beautés, et louèrent surtout la piété de l’Auteur, qui avait exactement suivi le texte de l’Ecriture. Ce brillant succès semblait lui garantir l’admiration de la ville. Il livra sa pièce à l’impression et aux Comédiens ; elle y trouva son écueil. Le public n’est pas courtisan : la pièce parut froide, la texture commune, la versification prosaïque, les personnages sans intérêt ; elle tomba pour ne jamais se relever. (Histoire du Théâtre. 1710.).

L’Absalon de Duché fut plus brillant et plus heureux. La Duchesse de Bourgogne, le Duc d’Orléans, Madame de Melun, en jouèrent les premiers rôles devant le Roi. Le public y applaudit, quand il fut livré au théâtre. Cette pièce est belle et intéressante, mais l’Ecriture y est fort altérée. Le Poète, qui était honnête homme, et qui sentait que le respect dû aux livres saints condamne ces altérations, consulta, dit-il dans la préface, des Casuistes qui levèrent les scrupules. Il est vrai que comme il ne les nomme pas, il nous laisse la liberté de douter du poids de leur décision. Boursaut avait pris la même précaution, en consultant le P. Caffaro ; mais il eut l’indiscrétion de faire imprimer la lettre, ce qui en occasionna la rétractation Ibid. 1712.

L’Abbé Pélegrin, dans son humble préface de l’Opéra de Jephté, a beau demander grâce au lecteur qu’il fait rire ; il assure qu’il n’a mis qu’en tremblant sur le théâtre de l’Opéra une pièce tirée de la Bible. C’est aussi la première et la dernière qui a osé y monter. Les deux cents opéras, tous sans exception consacrés à la volupté, sont bien étonnés de voir cet étranger se glisser parmi eux, et parler religion. Les Prêtres et Prêtresses de Bacchus et de Vénus ne sont pas moins surpris de trouver dans leurs temples les Lévites et le grand Prêtre du vrai Dieu. Mais l’Abbé auteur donne prudemment à son drame un passeport sans lequel il n’eût pas été reçu ; c’est une intrigue amoureuse, de son invention, d’un Prince Ammonite avec la fille de Jephté : « Je n’ai point, dit-il, osé bannir tout à fait l’amour profane d’un théâtre qui n’est fait que pour lui. » Il tâche d’excuser les danses sacerdotales et pastorales qu’il y mêle ; il assure qu’une grande Princesse versa des larmes à la seule lecture qu’il lui en fit (il fallait qu’elle eût le cœur bien tendre). Mais il a beau faire, l’opéra a rougi de la sainteté du sujet, et n’ose plus le représenter. La conduite et le théâtre de Pélegrin étaient dans le même goût ; il disait la messe tous les matins, et parcourait le soir les spectacles. Sur plus de trente pièces qu’il a composées pour l’opéra, l’opéra comique ou la comédie, il s’est avisé d’en faire une sur un sujet pieux. Faut-il qu’un homme si bigarré de sacré et de profane fût Prêtre et Religieux ! Il fut interdit par le Cardinal de Noailles, et mourut sans en être relevé.

La Conversion de Josaphat par Magon ne mérite aucune attention. Le rôle infâme de courtisane qu’il fait jouer, pour tenter ce Saint, à la Princesse Héroïne de la pièce, suffisait pour la faire mépriser. Pour une pareille raison, malgré le grand nom de Corneille, et de grandes beautés, Théodore, vierge et martyre, n’eut aucun succès, et ne s’est jamais relevée de sa chute. « On ne pût souffrir, dit Fontenelle dans la vie de son oncle, la seule idée du péril de la prostitution, quoiqu’on sût qu’il n’aurait point d’effet. » Il attribue la délicatesse du public au goût de décence que Corneille avait inspiré. Corneille, dans sa préface, s’en applaudit, et il est vrai que ce Poète est un des plus décents. Mais la seule indécence qu’on connaît sur un théâtre où tous les jours on voit tant de crimes de toute espèce, n’est que le monstrueux mélange de la débauche et de la sainteté du sujet. Le Polyeucte du même Auteur, a eu le plus grand succès, et le mérite à bien des égards. Mais il faut que la galanterie profane tout ; au milieu des plus grandes vertus d’un martyr illustre, on trouve les scandaleuses amours de Pauline, sa femme, avec Sévère, à qui à travers toutes les façons de la pruderie, ou, si l’on veut, de la vertu, elle fait pourtant l’aveu de sa tendresse, quoiqu’elle se fasse un devoir de la combattre. Ce qui fit dire fort plaisamment à Madame la Dauphine, comme rapporte Madame de Sévigné (tom. 5. Lett. d’août 1680), « Eh bien, voilà la plus honnête femme du monde, qui n’aime point du tout son mari. » Il faut encore que l’impiété se glisse dans les sujets les plus pieux, sous prétexte de faire parler quelqu’un en impie.

« Peut-être qu’après tout ces croyances publiques
Ne sont qu’inventions de sages politiques,
Pour contenir le peuple ou bien pour l’émouvoir,
Et dessus la faiblesse affermir son pouvoir.»

Ces quatre vers étaient-ils bien dignes de Corneille, qui passait pour avoir de la religion ? On lui en fit des reproches, il en sentit l’indécence, et les supprima dans ses dernières éditions. (Hist. du Théat. 1640.).

Jésus Christ (Matth. 25. 34. Luc. 4. 41.) ne voulut pas que le Démon lui rendît témoignage ; il le lui défendit avec menace, quoique le Démon dit la vérité, « comminatus est increpans ». (S. Paul, Act. 16. 18.), imposa de même silence à la Pythonisse, qui le louait, et la chassa ; il était même affligé de ses éloges, dolens. Jugez s’il eût approuvé qu’on étalât, ou plutôt qu’on avilît la religion, en la faisant monter sur la scène. Eusèbe rapporte (Prep. Evangel. L. 8. Ch. 1.) que deux Auteurs tragiques ayant voulu adapter à leurs pièces quelque sujet tiré de l’Ecriture sainte, ils en furent punis sur le champ : Théodecte perdit la vue, et Théopompe devint fou.

Les Pères et les interprètes donnent plusieurs raisons de la conduite de Jésus-Christ et de S. Paul. 1.° Il ne convient pas, dit Tertullien (L. 4. contra Marcionem), que Dieu soit loué par le Démon, la vérité par le mensonge, la vertu par le vice, comme il serait honteux pour un Catholique de l’être par un Hérétique, pour un sujet fidèle par un révolté, pour une honnête femme par une Comédienne : « Virgines à Meretricibus commendari non decet. » Leurs censures, leurs malédictions, feraient plus d’honneur ; leurs éloges rendent la vertu suspecte. Un ancien se voyant loué par un méchant homme, demanda : « Quel mal ai-je donc fait ? » Il était ordonné (Levit. 13.) de fermer la bouche aux lépreux, de peur que leur haleine pestilentielle n’infectât l’air.

2.° Il ne convient pas qu’un Chrétien paraisse avoir aucun commerce avec le Démon, ennemi déclaré de la Divinité. Quelle liaison peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres, l’idole de Dagon et l’Arche d’alliance, la vertu et le théâtre ? Le silence est le seul éloge, les tourments la seule gloire que l’enfer puisse donner : « Laus mea silentium tuum, tormenta tua. » Avant d’annoncer la parole de Dieu, Isaïe demande qu’on purifie ses lèvres ; Dieu approuva sa délicatesse, et ordonna à un Ange de prendre un charbon sur l’autel pour les lui purifier. Un Comédien n’attend pas sans doute qu’un Ange lui mette un charbon sur les lèvres, quoique moins pures que celles du Prophète : « Vir pollutus labiis ego sum. »

3.° On ne doit pas écouter ce père du mensonge, lors même qu’il dit la vérité. C’est un faux monnayeur qui toujours la déguise, l’altère, la profane ; peut-elle venir pure par un canal si corrompu ? « Dæmonibus non credimus, etiam vera dicentibus. » Dieu a dit au pécheur : C’est bien à vous à parler de mes justices, et à profaner mon testament, en le faisant parler par votre bouche : « Peccatori dixit Deus, quare tu enarras justitias meas ? » S’il est permis en parlant aux suppôts du Parnasse, d’en citer l’autorité : on peut bien dire des Comédiens comme Virgile disait du perfide Sinon, je crains jusqu’à vos présents : « Timeo danaos et dona ferentes. »

4.° Le Démon ne dit quelque vérité que comme un appât, un passeport pour faire recevoir le mensonge. Une courtisane prend un air de prude, un vernis de décence, un hérétique enseigne quelque bon principe de morale, un médisant lâche quelque louange, pourquoi ? Pour faire passer le poison comme on prend les oiseaux et les poissons à l’amorce : « Veritati quasi esca utitur ad fallendum. » L’Ange de ténèbres se change en Ange de lumière pour mieux tromper, ses bienfaits sont pires que des blessures : « Beneficia Dæmonis, nocentiora vulneribus. » (S. Leon. Serm. 19. de Passion.).

5.° Le Démon ne croyait pas ce qu’il disait, il n’osait combattre ouvertement un homme que la doctrine, les vertus, les miracles faisaient admirer. Il tenait ce langage pour le tenter de vanité, comme dans le désert, pour se le rendre favorable en le flattant, pour ne pas choquer le peuple qui l’adorait. Tel un Chrétien de théâtre, qui n’ose attaquer de front la créance commune, qui même en fait l’éloge, mais qui ne la croit pas davantage, et la pratique encore moins, berce le peuple de quelque bon principe de morale, de quelque vérité de religion, et tâche d’endormir le zèle qui le combat, par quelque pièce pieuse ; il y réussit en partie, et séduit toujours quelqu’un. Taisez-vous, esprit de mensonge, dit le Sauveur, je ne veux point de vos éloges. Ce cœur double marche par des voies différentes ; cet Acteur me bénit dans la bouche, me maudit dans le cœur, ses discours sont chrétiens, ses œuvres Païennes, sa créance impie, il ne mérite que mes anathèmes : « Væ homini nequam, ingredienti duabus viis. »

Le Sage fait dans ses proverbes deux comparaisons qui ne sont pas flatteuses, 1.° Les bonnes maximes dans la bouche d’un fol sont comme des épines dans la main d’un ivrogne : 2.° Comme il est inutile à un boiteux d’avoir la jambe belle, ainsi les sentences sont déplacées dans la bouche d’un insensé. Le Comédien qui déclame de la morale, est un boiteux qui n’en marche pas mieux pour avoir la jambe bien faite. Tout cloche en lui ; il fait l’homme de bien, et c’est un débauché ; il arbore la sagesse, et c’est un Arlequin. Après avoir gravement prononcé des lois de continence et de religion, ce sera un extravagant et un libertin : quelle plus ridicule mascarade ! « Sicut frustra pulchras habet claudus tibias, sic in ore stulti parabola. » Cette vertu théâtrale est une épine dans sa main ; il en est le premier piqué, elle fait sa condamnation ; il en pique les autres, les condamnant sans bruit, dans un lieu et dans un temps où elle n’est prise que pour des propos de comédie. Il chante des chansons galantes et des cantiques, il passe de la tragédie d’Athalie aux fourberies de Scapin ; c’est un homme ivre qui ne sait ce qu’il fait : « Sicut spinæ in manu temulenti, sic in ore stulti parabola. » Est-ce au mondain à faire l’éloge de la vertu ? la connaît-il ? la pratique-t-il ? la respecte-t-il dans ceux qui la pratiquent ? Est-ce à un aveugle à juger des couleurs, à un sourd à parler de l’harmonie ? « Non est speciosa laux in ore peccatoris. »

La Baumelle, dans la vie de Madame de Maintenon, rapporte quelques anecdotes singulières sur les deux pièces de théâtre les plus pieuses qui aient jamais paru, Esther et Athalie, composées pour une Communauté de Demoiselles élevées dans la piété. « xEsther , dit-il, réussit sur le théâtre de S. Cyr. Cette innocente Troupe semblait faite pour ces sentiments pieux qui révoltèrent dans la bouche d’une Comédienne. Quand les Comédiens voulurent la donner, elle tomba dès la première représentation, parce qu’elle fut jouée par des Actrices qui n’étaient pas faites pour elle : Rectos decet collaudatio. » Voltaire, qui déprécie mal à propos cette pièce, et Racine le fils, qui la loue beaucoup, donnent d’autres raisons de sa chute, qui peuvent y avoir contribué. Mais celle-ci n’est que trop suffisante. Qui peut ne pas rire entendant une Comédienne dire fort dévotement à Dieu :

« Pour moi que tu retiens parmi ces infidèles,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles ;
Que cette même pompe où je suis condamnée,
Ce bandeau dont il faut que je paroisse ornée,
Dans les jours solennels à l’orgueil dédiés,
Seule et dans le secret je les foule à mes pieds ;
Qu’à ces vains ornements je préfère la cendre,
Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre. »

Athalie eut d’abord le même sort, dit la Baumelle, par la même raison. Cette pièce fut défigurée par une Josabel couverte de rouge. Madame de Sévigné (Lettr. 532.) l’avait bien prévu. « Il fallait, dit-elle, des personnes innocentes pour chanter les malheurs de Sion : la Chammêlé nous eût fait mal au cœur. » Madame de Maintenon, après la mort du Roi, apprit avec surprise que le théâtre s’était emparé de la pièce d’Athalie, et que le Cardinal de Noailles, Archevêque de Paris, qui lui devait la mitre et la pourpre, et qui faisait profession d’une morale sévère, ne s’opposait pas à une représentation qu’elle traitait de profanation, quoiqu’elle lui eût autrefois paru une œuvre de piété dans ses filles. Mais elle ne put l’empêcher. La comédie, qui ne cherche qu’à s’amuser de dévotion, comme de tout le reste, est demeurée en possession de ce chef-d’œuvre, non par piété, ce qui lui est fort indifférent, mais parce que le public, qui l’admire avec raison, y apporte de l’argent. La pièce s’est soutenue, malgré les taches qu’y répandent les Acteurs ; mais par sa bonté supérieure et par les rôles impies de Mathan et d’Athalie, qui y sont joués très naturellement.

Les Comédiens ont quelquefois enfreint la défense de porter des habits ecclésiastiques et religieux, en faisant paraître des Abbés déguisés et des Prêtres juifs ou Païens habillés à peu près comme les nôtres. Il est pourtant vrai que ce désordre est rare sur le théâtre public, quoique fréquent dans les spectacles des collèges et les pièces innocentes des couvents, où l’on emploie quelquefois jusqu’aux aubes et bonnets de la sacristie. Mais ce qui m’étonne ici, c’est que tandis qu’on interdit les rôles et les habits ecclésiastiques, on permette les rôles des Patriarches, des Prophètes, des Apôtres, des Martyrs, la tiare, le rationnell, les autres habits des souverains Pontifes, consacrés et ordonnés par Dieu même. Un petit colet est moins sacré et moins indécent sur un Acteur que la tiare d’Aaron sur sa tête, et les passages de l’Ecriture dans sa bouche. Je serais moins choqué d’une soutane que des prophéties et des sacrifices. Abraham, David, sont plus déplacés dans un Acteur, Suzanne, Judith, Esther dans une Actrice, que le capuchon et le voile. Qu’il se ferait un gros livre des inconséquences humaines !

Les Magistrats d’Amsterdam, plus sages, défendirent aux Comédiens français la représentation d’Athalie, comme une parodie indécente des livres saints, et un attentat sur la majesté de la religion, et on ne voit pas en effet des sujets pris de l’Ecriture sur le théâtre de Hollande. Il est vrai qu’en permettant les pièces ordinaires, s’ils ne blessent pas la majesté de la religion, ils ne ménagent guère la pureté de la morale, et que la véritable piété supprimerait tout. Mais ces inconséquences et ces demi-zèles sont-ils rares dans le monde ? où connaît-on cette grande vérité de l’Evangile : « Qui n’est pas avec moi, est contre moi ; qui ne ramasse pas avec moi, dissipe. » Ceux qui se servent du prétexte de la piété prétendue de ces pièces pour la justification du spectacle, sont-ils plus conséquents ? En se retranchant dans cet asile, quelle idée donnent-ils de tout le reste ! Il faut que le théâtre soit bien mauvais, puisqu’il n’y a que ce peu de bon, et que ce peu y est déplacé.

Par le scandale qu’il donne, un Comédien qui s’avise de parler religion et vertu, est un nouveau Balaam, qui malgré lui prophétise, et bénit le peuple d’Israël, tandis qu’avare et faux Prophète il n’était venu que par intérêt pour le maudire. Mais dans le même temps il donne les plus pernicieux conseils, de faire promener dans le camp d’Israël des femmes Madianites, pour corrompre le peuples. Ce Comédien fait plus que Balaam, il mène ces femmes Madianites, les conseille, les anime, nourrit leurs passions, les offre au parterre. L’avarice les fait agir tous les deux : l’un sacrifie tout pour gagner les présents du Roi de Moab, et l’autre pour attraper l’argent du parterre. L’ânesse de Balaam était plus raisonnable, elle refusait de marcher contre l’Ange qui barrait son chemin ; l’Acteur franchit toutes les barrières que la religion et la vertu lui opposent.

Voici une idée singulière de l’Abbé de Saint-Pierre (Ann. politiq. an. 1737. pag. 644.), parlant des Jansénistes et des Molinistes. « L’Etat, dit-il, devrait faire bâtir aux petites maisons des loges pour ces Théologiens… Il serait même à propos de jouer ces espèces de fous et de folies sur nos différents théâtres, surtout à la foire pour le peuple, d’en récompenser le Poète et les Acteurs, et ne prendre que la moitié du prix à l’entrée. » Qu’on juge que deviendrait la religion, si elle était abandonnée au théâtre de la foire, et les Acteurs récompensés pour la jouer. Cet Abbé, tout Prêtre qu’il était, homme de condition et de probité, paraît partout sans religion et sans connaissance de la religion. Ne dit-il pas, deux pages après, que « la communion n’est qu’une cérémonie extérieure, et que c’est une enfance de la demander ou de la refuser. » Est-ce là reconnaître la présence de Jésus-Christ dans l’Eucharistie ? un Protestant parlerait-il plus mal, (pag. 658.) que « le Roi doit réduire toute la religion au seul article de la pratique de la charité ». Comme si la religion n’avait ni mystères à croire, ni sacrifices à offrir, ni sacrements à recevoir, et s’il dépendait du Roi d’anéantir tous ces articles. Il y a cent autres endroits pareils. Ces deux suffisent pour faire sentir le mérite théologique de ce visionnaire, à qui la place qu’il donne aux Jansénistes et aux Molinistes conviendrait aussi bien que son exclusion de l’Académie française, ne fût-ce que pour cet ouvrage qui par l’assemblage du solide et du chimérique, ne mérita pas moins que les autres le titre de rêves d’un homme de bien, que lui donnait le Cardinal du Bois.