(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. Le Clergé peut-il aller à la Comédie ? » pp. 10-27
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. Le Clergé peut-il aller à la Comédie ? » pp. 10-27

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE I.
Le Clergé peut-il aller à la Comédie ?

Les plus zélés défenseurs du spectacle abandonnent ce premier poste. Qui oserait désavouer que le Clergé séculier et régulier ne soit très déplacé au théâtre ? Le P. Caffaro, Théatin, son défenseur, avoue que les Ecclésiastiques et les Religieux ne peuvent y aller sans péché. De là tant de railleries amères contre ceux qui ont la faiblesse d’y paraître, leur confusion, leur embarras, leurs déguisements. Qui aurait le front de s’y montrer en soutane ou en capuchon ? qui ignore la métamorphose comique de l’Abbé de Montempuis en demoiselle, punie par l’interdiction et l’exil, dont toute la France fit le sujet de ses plaisanteries ? De là ces loges reculées et grillées, où, à l’abri des regards curieux et malins, on peut, dit-on, voir et entendre sans être aperçu. Le parterre, dont ils sont le jouet, suffit pour apprendre à ces Abbés, qui n’en ont que le nom et qui le profanent, combien la religion, les mœurs et les bienséances réclament contre leur égarement.

La comédie est à plus forte raison interdite aux Ecclésiastiques en place. Un Pasteur des âmes, l’esprit plein des futilités qu’il vient d’entendre, serait-il bien en état d’administrer les derniers sacrements, d’exhorter un moribond et le préparer à son dernier passage ? Les Chanoines, ce sénat né des Evêques, chargés par état de la prière publique et du culte divin, pourraient-ils s’en acquitter dignement ? qu’il y a loin du théâtre au chœur, du bréviaire à Racine ! Un Prédicateur prêchera-t-il ce qu’il vient d’entendre ? un Confesseur défendra-t-il ce qu’il vient de faire ? A plus forte raison des Religieux qui font une profession déclarée de régularité et d’éloignement du monde. Aussi n’y voit-on jamais des Curés de Paris, des Chanoines de Notre-Dame, des Directeurs de Séminaire, etc. Ces hommes sages savent trop se respecter eux-mêmes et respecter leur état. On n’y voit que des Ecclésiastiques sans conséquence, qui se déshonorent eux-mêmes en profanant les saintes livrées dont ils sont revêtus. (Voy. Biblioth. canoniq. verb. Théâtre.)

Le savant Pape Benoît XIV (Traité des Synodes, L. 8. C. 61. N. 11. et dans ses Lettres 37 et 76.) traite au long cette question, et très bien à son ordinaire. Il condamne hautement la comédie, surtout pour les Ecclésiastiques, qu’il déclare encourir les plus grandes peines, s’ils y assistent. Entre autres autorités, il cite S. François de Sales, le plus doux des hommes (Statuts Synod. part. 3. tit. 4.) qui la leur défend, sous peine de suspense ipso facto, et un Concile de Venise, pays célèbre par la licence des divertissements. Ce Pape affecte de citer pour les Conciles l’édition du Jésuite Hardouin ; aurait-il cru que le nom et la robe de ce prodige d’érudition et de folie, mettrait quelque poids dans la balance auprès des mondains ? Ce grand Pontife, que la dignité suprême et les lumières supérieures rendaient si respectable, traite d’erronée et de scandaleuse l’opinion d’un Canoniste Italien (Luc de Ferrariis, tom. 2. art. 4. N. 17.), qui à la vérité défend aux Ecclésiastiques et aux Religieux de représenter publiquement la comédie, mais qui leur permet d’y assister, pourvu qu’il n’y ait point danger de péché pour eux, ni scandale pour le public : Ce qui doit être, ajoute-t-il, puisqu’on y en voit beaucoup en Italie. Benoît XIV le combat par le principe de l’Apôtre, les mauvais discours corrompent les bonnes mœurs, et l’impossibilité morale d’y éviter le péché, par l’autorité du P. Alexandre (Theolog. moral. Ep. 3 et 30.), du P. Thomassin (Discipl. Eccles. Part. 2. L. 4. C. 10 et 11.), de S. Antonin (Sum. Part. 3. L. 3. C. 45 et 46.), et notamment de S. Thomas, qui le décide positivement (in 4. Sent. dist. 6. q. 4. art. 2.), qui croit même qu’on peut aller jusqu’au péché mortel, par le plaisir que l’on y prend. D’où il conclut qu’on doit absolument bannir la comédie : « Tanta potest in eis esse libido, ut sit peccatum mortale, unde a tali inspectione omnes sunt arcendi. »

C’est avilir la religion que d’en dégrader les Ministres. L’esprit du christianisme est un esprit de docilité, de vénération, de confiance, de crainte filiale pour les Pasteurs et pour les sacrificateurs du corps adorable d’un Dieu : quel respect, quelle confiance, quelle déférence, quelle crainte religieuse peut-on avoir pour des Prêtres qu’on vient de voir au spectacle, écoutant, regardant les Comédiens, riant de leurs dissolutions, applaudissant à leurs folies ? Ne semble-t-il pas qu’allant avec la même aisance du théâtre à l’Eglise, ils ne font que rouler de spectacle en spectacle, et continuer de jouer la comédie ? S’il est du bien public que chacun remplisse ses devoirs avec fruit, peut-il être indifférent que le Clergé, fait pour en imposer au vice et enseigner la vertu, soit respecté des peuples et se rende respectable ? Or le théâtre le fait souverainement mépriser. C’est ce qu’ont pensé les lois humaines, aussi sévères en ce point que les canons de l’Eglise. L’Empereur Honorius défend à tous les Evêques, Prêtres, Diacres, Sous-diacre et Clercs, de venir à aucun spectacle : « Interdicimus Episcopis, Presbyteris, Diaconibus, Subdiaconibus, omnibusque aliis Clericis, cujuslibet Ordinis, ad quodlibet spectaculum venire. » L’Empereur Justinien (L. 17. C. de Episcop. audient.) rapporte et confirme cette loi, et dans la Novel. 123. il renouvelle cette défense, sous peine d’être interdit, et renfermé pendant trois ans dans un monastère.

Verra-t-on sans étonnement, et voudra-t-on croire le grand sermon et la loi rigoureuse qu’adresse cet Empereur au Patriarche de Constantinople, et à tout le Clergé (L. 34. C. de Episc. audient.) ? En voici l’abrégé. Persuadé que, la sainteté de la vie des Prêtres et la ferveur de leurs prières fait la prospérité de l’Empire et en assure les victoires, par les grâces qu’ils nous obtiennent du ciel, que leurs exemples sanctifient les âmes et nous attirent la miséricorde de Dieu, nous avons appris avec douleur, et ce qui paraît incroyable, que des Diacres et des Prêtres, et ce que nous rougissons bien plus de dire, même des Evêques, jouent à des jeux de hasard, et s’oublient jusqu’à se trouver à la comédie, « scenicorum vel thimelicorum fiunt spectatores ludorum « ; eux qui obligent tous ceux qu’ils baptisent de renoncer aux pompes du démon, dont les spectacles sont une grande partie, « ut abrenuntient pompis Diaboli, quorum non minima pars sunt spectacula ». Justinien défend absolument et sans exception à tout le Clergé, même aux Evêques, d’y paraître davantage. Il ordonne aux Patriarches, aux Métropolitains, aux Evêques, d’y veiller avec soin, et de punir rigoureusement les coupables, jusqu’à les excommunier et les déposer. Il ordonne encore au Préfet du Prétoire, aux Gouverneurs de province, et à tous les Magistrats, sous peine de son indignation et de la privation de leurs charges, d’y employer leur autorité, et les menace enfin de la colère de Dieu, s’ils le négligent.

Il est de la dernière importance de conserver la réputation du Clergé, et de lui interdire tout ce qui peut le dégrader aux yeux du public. Il ne faut pas moins empêcher l’abus de ses biens et la perte de son temps. En effet les biens ecclésiastiques sont-ils faits pour payer des Comédiens et des Comédiennes ? les biens donnés pour l’entretien des Eglises, l’expiation des péchés, le soulagement des pauvres, doivent-ils être employés à entretenir le crime, le scandale et la corruption des mœurs ? Ce serait bien alors que se vérifierait la parole de S. Bernard : « C’est un larcin, une rapine, un sacrilège. » Leur temps n’est pas moins précieux, ils n’en sont pas moins comptables au public : ils le doivent au pauvre, à l’ignorant, au petit, à l’affligé, au malade ; ils sont débiteurs de tout le monde. La bouche du Prêtre est dépositaire de la science sacrée, on lui demandera l’explication de la loi ; est-elle dépositaire des folies du théâtre ? Vous avez consacré vos lèvres et vos oreilles à l’Evangile ; les ouvrir aux folies, c’est un crime ; les y accoutumer, un sacrilège. Ne fussent-elles que des bagatelles pour des laïques, ce sont des blasphèmes pour vous : « Nugæ sunt nugæ in ore laïci, in ore Sacerdotis blasphemiæ : Consecrasti os tuum Evangelio, illis aperire nefarium assuefacere sacrilegium. » Qu’on parcoure tous les Auteurs sans nombre qui ont traité des devoirs des Ecclésiastiques, Denys le Chartreux, traduit depuis peu par l’Abbé Moni, Molina le Chartreux, Godeau, la Rochefoucault, Olier, Tronçon, Lafon, Lambert, Pastoral de Limoges, l’Abbé Dugué, Buvelet, Malliot, Tiberge, etc., même les Jésuites, Dupont, Crésolius, etc. (les Casuistes dont nous parlerons sont un ordre à part), j’ose dire qu’on n’en trouvera pas un qui ne défende la comédie aux Ecclésiastiques.

Madame de Maintenon pressant beaucoup M. Hébert, Curé de Versailles, de venir à la représentation de la tragédie d’Esther par les Demoiselles de S. Cyr, à l’exemple de plusieurs Ecclésiastiques et Religieux, qui avaient voulu lui faire leur cour en y allant, il la refusa et lui dit : « La réputation des Ministres de Jésus-Christ est trop précieuse et trop délicate pour la sacrifier à la complaisance ou à la curiosité. Est-il décent que des Prêtres assistent à des pièces exécutées par des filles ? C’est trop s’exposer à la tentation, bien des gens m’ont avoué que leurs passions y avaient été vivement émues. » Cependant tout était à S. Cyr dans la plus exacte décence : pièce sainte, nulle intrigue d’amour, actrices les plus modestes, nul mélange de sexe, compagnie la plus respectable, maison Religieuse, fondatrice distinguée par sa piété. Et au théâtre public, où tout manque, où tout le contraire est rassemblé avec le plus d’art, le cœur sera-t-il plus en sûreté, le Clergé plus à sa place, et sa réputation à couvert ? Tout le monde sait que les jeux de hasard, la danse, la chasse, la fréquentation des femmes, etc., sont défendus aux Ecclésiastiques. Il est inutile d’entrer ici dans le détail des preuves ; mais j’en conclus qu’à plus forte raison la comédie leur est défendue : plus indécente et plus dangereuse que tous ces exercices, elle en réunit plusieurs, en ajoute d’autres, et les surpasse tous.

M. Hébert se conformait aux lois ecclésiastiques anciennes et modernes de son diocèse. Dès l’an 829, le Concile huitième de Paris, appelé le sixième (L. 1. C. 38.), défend la comédie aux Ecclésiastiques par diverses raisons prises de l’Ecriture et de leur état, et assure que les mêmes vérités regardent les laïques : « Cum ab omnibus Christianis, juxta Apostoli documentum, scurrilitas et statiloquium sint cavendæ, multo magis Sacerdotibus, qui aliis exemplum et condimentum salutis esse debent. Hæc a sanctis viris penitus sunt propellenda, quibus magis lugere convenit, quam Histriorum jocationes, quæ animam Christianam emollire solent, et in cachinnos ora dissolvere. Nec decet nec fas est oculos Sacerdotum hujus modi spectaculis fœdari, aut mentem scurrilitatibus ad inania rapi. Ait Dominus : De omni verbo otioso reddent rationem. Paulus : Omnis sermo malus ex ore vestro non procedet. Isai. 5. Cithara et lyra., timpanum et libia, ut opus Dei non respicies. Innumera sunt hujus modi, quæ non solùm Sacerdotibus, sed etiam omnibus fidelibus magno terrori sint necesse est. » Tous les statuts synodaux, et de Paris et de tous les diocèses du royaume, sans exception, enseignent la même doctrine. L’énumération en serait inutile et ennuyeuse.

Le Père Thomassin, qui établit fort solidement cette doctrine (Disciplin. Ecclesiast. P. 2. L. 4. C. 10 et 11.), rapporte un trait singulier d’après Evagre (Histor. L. 4. C. 29.). Le saint Evêque d’Apamée Thomas étant auprès de Cosroès, Roi de Perse, vainqueur et persécuteur, pour le solliciter en faveur des Chrétiens, voulut bien se trouver avec lui à une course de chevaux : exercice sans doute bien moins dangereux que le théâtre, et dans une occasion unique, où l’Eglise avait intérêt de ménager un Prince impérieux et cruel. Cette condescendance surprit tout le monde, et ne fut excusée que par les circonstances critiques où se trouvait le Prélat. S. Tharaise, Patriarche de Constantinople, exécutait et faisait exécuter à son Clergé les canons des Conciles, et l’engageait à chercher dans le chant des psaumes un divertissement plus convenable à son état que des amusements pernicieux qui ne sont pas permis même aux laïques. (Surius, dans la vie, 25 février).

Le Père Bernard, appelé le pauvre Prêtre, mort à Paris en odeur de sainteté, le 23 mars 1641, avait singulièrement le talent des Comédiens, de contrefaire tout le monde. M. le Camus, Evêque du Bellai, l’ayant vu contrefaire ses sermons, en fut étonné et dit : « Il me rend parfaitement, je vaux mieux entre ses mains. » M. Bernard mit son talent à profit dans sa jeunesse, en jouant des comédies chez lui, et chez le Duc de Bellegarde son protecteur, qui s’en amusait beaucoup ; mais dès qu’il fut converti, son premier soin fut de renoncer au théâtre et au malheureux talent de contrefaire les gens, aussi opposé à la charité chrétienne qu’à la politesse et à la décence, d’où il ne peut revenir que du mal, et il exhortait tous ceux qui s’adressaient à lui de fuir ces dangereux spectacles. Ce trait ne vient pas d’une main suspecte à Thalie, c’est le Jésuite l’Empereur qui le rapporte dans la vie de M. Bernard. La gazette d’Avignon du 5 juin 1761 (art. de Gènes), dit que les Entrepreneurs d’une salle d’opéra à Livourne, ont fait un procès aux Juifs pour les forcer d’y aller, et que les Juifs le refusent constamment, tandis qu’ailleurs on le leur interdit. Je ne sache aucun endroit où il faille le leur interdire : plus réguliers en ce point que les Chrétiens, ils n’y vont point du tout.

L’Eglise, qui a quelquefois gardé le silence par rapport aux laïques, n’a jamais ni toléré ni dissimulé pour les Ecclésiastiques. On ne doutera pas des sentiments de S. Charles Borromée. Voici les paroles de son premier Concile provincial : « Clerici choreas privatas aut publicas non agent nec spectabunt. Comediis, fabulis, ludiis, aliisque prophanis spectaculis, non intererunt, ne aures aut oculi sacris officiis addicti, ludicris aut prophanis spectaculis, actionibus sermonibusque distracti, polluantur. » (Eccles. Mediol. P. 1. Concil. 1. de vit. et honest. Cleric.). Tous les Conciles provinciaux tenus en exécution des décrets du Concile de Trente (Bordeaux 1582. Tours 1583. Bourges 1584. Aix 1585. Arles, Rouen, Lyon, Sens, Toulouse, etc.) sont unanimes, le Concile de Mayence en 1310. de Bâle en 1431. le quatrième Concile général de Latran, les Décrétales et le Sexte au titre de vit. et honest. Cleric. Ne auditus aut obtutus sacris mysteriis deputati spectaculorum et verborum fœditate polluantur, dit le Concile d’Agde (C. 39.). Le décret de Gratien renferme une foule de canons pareils (Distinct. 5. C. 37. Non oportet. Distinct. 23. C. 2. His igitur. Distinct. 34. C. 19. Præsbyt. etc.). On peut voir là-dessus le Père Thomassin (P. 3. L. 3. C. 45 et 46.).

Parmi cette foule de canons il en est quelques-uns plus remarquables. 1.° Le Concile de Laodicée, C. 34. rapporté par Yves de Chartres (P. 2. C. 78.), défend aux Clercs d’être présents à certaines comédies, vraisemblablement assez peu dangereuses, qui se représentaient alors dans les maisons particulières, aux festins des noces et autres grands repas ; mais leur ordonne de se lever et de se retirer quand les Comédiens entreront, « Surgere de convivio et abire. »

2.° Il est défendu aux enfants des Prêtres de représenter la comédie ou d’y assister, soit aux enfants nés avant la promotion de leur père au Sacerdoce, les seuls que puisse reconnaître l’Eglise Latine (Concil. Carthagin. C. 15.), soit à ceux qui sont le fruit d’un mariage permis dans l’Eglise Grecque, selon les canons rapportés par Balzamon, pag. 386. Car sur l’article des spectacles, les deux Eglises ont toujours pensé de même : « Etiam filiis Sacerdotum spectacula secularia nec perficient, nec spectent. » Un Ecclésiastique doit plus qu’un autre avoir soin de sa famille, et ne lui permettre rien d’indécent. La honte en rejaillirait sur lui ; pourrait-on lui confier le gouvernement de l’Eglise, s’il néglige les mœurs de ses enfants ? « Si familiæ præesse nescit quomodo Ecclesiæ Dei diligentiam habebit ? » S. Paul.

3.° Quoique dans l’Empire Romain ce fût un usage immémorial, qui était devenu une obligation dans les grandes magistratures, de donner des spectacles au peuple, cependant on ne pouvait pas admettre aux saints ordres ceux qui pendant le temps de leur administration avaient fait ces libéralités. C’était pour eux une irrégularité, et si par hasard quelqu’un avait été ordonné, il devait être déposé, et même l’Evêque qui lui avait imposé les mains : « Aliquos qui voluptates et editiones populo celebrarant ad honorem Sacerdotii pervenire quorum neminem ne quidem ad ordinem Clericorum oportuerat pervenire, tantæ usurpationi finis imponatur, et qui ordinati fuerint cum ordinatoribus suis deponantur. » C’est le décret qu’envoya le Pape Innocent au Concile de Tolède, et qui y fut mis comme une loi pour toute l’Espagne (Distinct. 51. C. 1. Aliquantos). Nos Ecclésiastiques ne donnent pas la comédie à leurs frais, mais ils y assistent et paient, souvent composent les pièces ; c’est pis qu’en donner la représentation.

4.° Gennadius, Prêtre de Marseille, dans le sixième siècle (De Ecclesiast. dogmat. C. 30), met au nombre des Ecclésiastiques irréguliers ceux qui ont été Comédiens, furieux, ou énergumènes : ces trois choses vont de pair (V. Thomassin des Bénéfices, T. 2. C. 18. pag. 376). Et quoiqu’ils aient quitté ce métier, que la fureur ou la possession du Démon ait cessé, l’irrégularité subsiste ; il faut une dispense (Gibert, des Censures, pag. 3. tit. 11. n. 8. Rituel d’Agen, pag. 95. de Bourges, pag. 633. et passim distinct. 33. C. 2.). Sans doute ces canons ne seraient pas plus indulgents pour ceux qui donnent leurs pièces au théâtre, si ce désordre eût été connu ; mais c’eût été un phénomène.

5.° Le Concile sixième de Constantinople in trullo (ann. 680. Con. 51.) défend de regarder les représentations de théâtre, et même les danses, sous peine de déposition pour les Ecclésiastiques, et d’excommunication pour les laïques. Qu’eût-il dit des bals parés et masqués ? « Omnino prohibet Mimos, et eorum spectacula et saltatitiones perspici ; si secus fecerit, Clericus deponatur, laïcus segregetur. »

Depuis un siècle il a été fait des statuts synodaux dans tous les diocèses de France, et dans la plupart des rituels. Il n’y en a aucun où les spectacles ne soient sévèrement défendus aux Ecclésiastiques, et dans la plupart sous peine de suspense encourue par le seul fait, comme Narbonne, Limoges, Poitiers, Rodez, Toulouse, Montauban, Cahors, Chalons, Coutances, (Instructions de Godeau, du saint Evêque Alain de Solminiac) : il n’y a pas jusqu’aux diocèses situés dans les Cévennes, les Alpes, les Pyrénées, Oléron, Comenge, Aleth, Alais, Gap, Embrun, etc., où l’on n’a pas à craindre que la Gaussin aille jamais faire briller ses talents, au milieu des neiges, où cependant les Evêques n’aient cru devoir prendre la précaution de les interdire à leur Clergé. Sans entrer dans un détail ennuyeux de citations, je puis dire en avoir lu plus de cinquante, et partout avoir admiré la plus grande uniformité de discipline : et quoiqu’il se trouve quelques particuliers qui la transgressent, je n’ai vu aucun Ecclésiastique qui doute de la loi. La plupart étendent la défense aux laïques, et un très grand nombre ordonnent aux Curés d’en avertir les Fidèles au prône, et de les exhorter à fuir les spectacles.

Le troisième Concile de Tours (l’an 813. C. 7.) va jusqu’à défendre aux Ecclésiastiques même les décorations, et les chansons tendres, qui, en flattant les yeux et les oreilles, amollissent la vigueur de l’âme, et par leurs attraits y font glisser le poison du vice. N’est-ce pas défendre d’avance l’opéra et les concerts, où l’on en chante des scènes entières ? est-ce la place du Clergé ? On ne peut trop louer la sagesse de M. de Colbert, Evêque de Montpellier, qui défendit à tous les Bénéficiers du Chapitre d’aller au concert, et à tous les Musiciens du Chapitre d’y chanter ; ce qui a été renouvelé par ses deux respectables successeurs MM. de Charency et de Villeneuve, quoique bien différents de sentiments : et cela est si ponctuellement observé par ce vénérable Chapitre, qu’il a chassé de fort habiles Musiciens qui s’étaient émancipés jusqu’à y paraître malgré la défense. « Ab omnibus quæ ad aurium et oculorum pertinent illecebras, unde vigor animi emolliri potest, Sacerdotes abstineant. Per hæc, vitia ingredi solent. »

Honorius et Théodose le jeune portèrent plus loin la délicatesse. Il y avait à Alexandrie, sous le nom de Parabolani, une espèce d’Ecclésiastiques fort nombreux, qui n’avaient d’autre fonction que de veiller et de soigner les malades, surtout les pauvres, à peu près dans le goût de nos Sœurs grises, qui vont leur porter le bouillon, et dans celui des compagnies de Pénitents blancs, noirs, gris, bleus, rouges, jaunes, etc., établis dans les provinces méridionales de France, qui vont chaque semaine visiter les pauvres malades. Ces demi-Clercs, à qui leurs charités faisaient bien des partisans, s’étaient rendus redoutables, entraient dans toutes les factions qui troublaient cette ville remuante, et n’édifiaient pas par leurs mœurs. On s’en plaignit, et l’Empereur l’an 416 fit une loi qu’il confirma avec quelque changement deux ans après pour les réformer (Cod. Theod. L. 16. tit. 2. L. 42. et 43. de Epist. et Cleric.). Il fixa les Parabolans à cinq cents, ensuite six cents. Il leur fait une défense expresse de se trouver à aucun spectacle, cette fréquentation étant tout à fait opposée à la profession de piété qu’ils avaient embrassée, et une des plus grandes sources de leurs désordres. Il charge le Patriarche d’Alexandrie d’y veiller : « Quibus nec ad quodlibet spectaculum accedendi licentiam permittimus. » Ces mêmes lois sont rapportées, L. 17. L. 18. C. de Episcop. et Cleric.

Mais on a beau le défendre : peut-on espérer que le Clergé n’ira point au spectacle, lorsque de toutes parts on lui en ouvre l’entrée, on lui en fournit l’occasion, on l’invite, on le presse, on le force presque d’y venir ? On lui en inspire le goût dès le collège, on lui en donne les allures, on en cultive les talents, on en loue les succès, on en admire les ouvrages. Que le monde est injuste et inconséquent ! il censure les mœurs du Clergé, et c’est lui qui le corrompt. La coquette s’étale à ses yeux, le joueur l’appelle à sa partie, le débauché l’invite à ses repas. On se scandalise de le voir au théâtre, et on l’y sollicite, et on le traite de scrupuleux, s’il s’en abstient ; il lui inspire son esprit, et le blâme de le prendre ; il condamne sa modestie, et ne peut souffrir le saint usage de ses biens. Qui exige plus que le monde l’élégance des habits, la propreté des meubles, l’abondance des repas, la légèreté des manières, la liberté des paroles ? Ainsi il l’entraîne au vice, et lui fait le procès ; le lui rend nécessaire, et le tourne en ridicule ; plaisante également sur son recueillement et sur sa dissipation, sur sa retenue et sur sa licence, sur sa fréquentation et sur son éloignement du théâtre. Quelle est la vertu assez forte, assez éclairée pour se défendre de tant de pièges de toutes parts semés, et pour les démêler ? Le Clergé ne connaît pas ses intérêts quand il écoute le monde. Il se livre à son plus cruel ennemi, qui ne l’engage que pour le perdre et se moquer de lui. Sans avoir besoin de l’Evangile, tout lui dit, n’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Le théâtre mérite-t-il quelque grâce ? « Nolite diligere mundum, neque ea quæ in mundo sunt. »

Nos lois, plus indulgentes que les lois Romaines, ne parlent point du Clergé, ou plutôt elles supposent que le droit Romain fait loi dans le royaume, et qu’il n’est pas nécessaire d’en renouveler les dispositions. Elles y ajoutent une défense aux Comédiens de jamais se servir d’habits ecclésiastiques ou religieux ; pourquoi ne pas leur défendre aussi d’y recevoir des Religieux et des Ecclésiastiques ? est-il plus indécent d’y voir l’habit que la personne ? Il devrait être défendu aussi de représenter des pièces de leur composition. Rien n’est plus indécent. Une Troupe n’oserait les recevoir pour Acteurs ; pourquoi les admettre pour Auteurs ? l’Auteur est encore plus coupable, il est le mobile de tout ; il y aurait moins d’indécence à employer les habits que les ouvrages. L’ecclésiastique n’aurait aucune part à l’irréligion qui se servirait de la robe ; mais est-il excusable de composer pour le théâtre, et d’y faire jouer ses pièces, lui qui est obligé de le combattre ? Quelle profanation de leur esprit ! quelle corruption de leur cœur ! quel avilissement de leur caractère ! Si on avait pris cette précaution, on n’aurait point vu les Abbés de Pure, Boyer, Bois-Robert, d’Aubignac, Pélegrin, se déshonorer par leurs pièces dramatiques, lesquelles même par une nouvelle indécence étaient souvent plus libres que les autres. Aucun d’eux n’a réussi ; ils n’ont pas moins fait mépriser leurs talents que dégrader leur caractère.

Dans les provinces, soit qu’il y reste plus de retenue et de timidité, soit qu’on y soit moins libre et plus observé que dans l’immense forêt de la capitale, le Clergé n’a pas encore si bien pris les leçons du monde ; il paraît peu au théâtre. Le public, moins accoutumé, s’en scandalise plus aisément ; les Supérieurs Ecclésiastiques y veillent davantage, et sont plus écoutés. Mais à Paris le monde a formé dans le Clergé une foule d’élèves intrépides et aguerris contre les bienséances, les canons et la religion. L’occasion fait tous les jours des prévaricateurs, à l’opéra, à la comédie, aux italiens, à la foire, au parterre, à l’amphithéâtre, aux loges, aux coulisses, aux foyers ; on y est si familiarisé, qu’on n’y fait plus attention. Qui connaît mieux les anecdotes théâtrales, qui y fournit plus de matière, qui lit plus régulièrement les pièces, juge plus hardiment, prononce plus décisivementc, qui sent, qui goûte mieux le jeu des Acteurs et les grâces des Actrices, que ceux que leur état devrait y rendre les plus étrangers ? Pour les pièces de Communauté ou de Collège, ce sont les spectateurs les plus bénévoles et les meilleurs acteurs.

Le goût a si bien gagné dans le Clergé, que la plupart des ouvrages sur le dramatique ont été composés par des Ecclésiastiques ou des Religieux, et presque tous Jésuites ou ex-Jésuites. Les Abbés d’Aubignac, Nadal, de Villiers, les PP. Souciet, Brumoy, Rapin, etc., en ont enrichi la république des lettres, aucun autre Ordre religieux n’a donné de pareils maîtres. L’Abbé Laporte, outre le courant des pièces nouvelles qui ne sont pas oubliées, a entrepris l’analyse de tous les théâtres, et en traite quelqu’und chaque mois. Que de dissertations dans les Journaux de Trévoux, les feuilles de Desfontaines, de Fréron ! Point de Régent de rhétorique qui ne compose quelque drame, et n’en donne des leçons à ses écoliers, comme d’une partie très essentielle à l’éducation ; ce qui, selon la remarque du judicieux M. Rollin, en donnant aux jeunes gens le goût et la curiosité du théâtre, ne contribue pas peu à les y livrer quand ils sont dans le monde. L’Abbé Perrin fut l’entrepreneur de l’opéra en France ; l’Abbé Pélegrin dînait de l’autel, et soupait du théâtre ; l’Abbé Metastasio s’est enrichi à la cour de Vienne par ses tragédies. L’Abbé de Brueys débitait ses pièces sous le nom de Pélaprat ; cet Abbé, provincial, rougissait du moins de ses ouvrages, les Abbés de Paris se moquent de ses scrupules, etc. Les Ministres des autels sont-ils faits pour de pareils travaux ? est-ce la peine de quitter le monde pour en étaler les pompes et les vices ? les revenus ecclésiastiques sont-ils destinés à des Auteurs comiques ? est-ce dans les divines Ecritures, dans les ouvrages immortels d’Augustin, de Chrysostome, de Thomas d’Aquin, qu’on apprend les importants mystères de l’intrigue et du dénouement d’une comédie ? S’il est défendu au Clergé d’assister à ces folies, lui est-il permis de les traiter, les enseigner, les imprimer ? quel aveuglement ! Si on ne sent pas l’indécence de ces ouvrages par de telles plumes, c’est une des plus fortes preuves du danger du théâtre.

Après tant de décisions si respectables, on n’a pas besoin de consulter des Casuistes, encore moins doit-on les suivre, s’ils pensent différemment. Croira-t-on que plusieurs pensent en effet différemment ? C’est ce que, pour la rareté du fait, il faut développer. Comme la plupart connaissent peu les anciens canons, ils ne les citent ni en objection ni en preuve ; on ne fait mention que des Décrétales. Le chap. penult. De vit. et honest. Cleric. est précis pour défendre la comédie aux Clercs. L’interprétation de Diana pour l’éluder est singulière : il prétend que ce chapitre se trouvant sous le titre de honestate Clericorum, il faut le rapporter à la rubrique, ce qu’on appelle, selon le quolibet du Droit, expliquer le noir par le rouge ; qu’ainsi il ne doit être regardé que comme un règlement de bienséance et d’honnêteté, c’est-à-dire un conseil qui n’oblige point sous peine de péché. Il prétend l’étayer du Cardinal Cajetan (Sum. v. Clerici peccata), qui en effet leur est assez favorable, et d’un certain Squillante, qui a fait un Traité de obligat. Cleric. part. 2. n. 45. Il ajoute que même cette règle de bienséance est abrogée par un usage contraire, puisqu’en Italie on voit tous les jours des Ecclésiastiques à la comédie, que personne ne s’en scandalise et ne s’en autorise, car on y irait également. Raison ridicule, qui mènerait à dire que pour les laïques les lieux publics ne pèchent pas même contre la bienséance. Si ce sont les usages des lieux où ces Auteurs ont écrit, du moins ce ne sont pas ceux de France. On voit fort peu d’Ecclésiastiques aux spectacles dans les provinces ; ceux que l’on y voit à Paris en ont à peine l’habit ; le public en est toujours scandalisé, on se moque d’eux même au théâtre.

Rien de plus frivole que cette interprétation. Sous le même titre de honest. Cleric. on trouve des canons qui défendent l’impudicité, l’ivrognerie, et l’usure. Ne sont-ce donc là que des conseils de bienséance ? Diana aurait dû sentir que le mot vita et honestas, honestum, comme on peut le voir dans les Offices de Cicéron, et partout, ne se borne pas en latin, comme en français, à ce qu’on appelle civilité, politesse, bienséance : il embrasse les mœurs et la conduite. Ce même canon, ainsi que bien d’autres, ordonne la déposition des Clercs, et l’excommunication des laïques, de quelque condition qu’ils soient, lorsqu’ils font le métier de Comédien, Joculatores, bouffonnes, gaillardos (ce latin, pour n’être pas de Cicéron, n’est pas moins intelligible). Or la déposition et l’excommunication s’imposent-elles pour des fautes légères d’impolitesse ? S. Isidore, (de Offic. Eccles. L. 2. chap. 2.), ne les regarde pas ainsi. Il ne fait point si peu de cas des saints canons : « Patrum lege cavetur ut Clerici voluptatibus mundi abstineant, nec spectaculis intersint. »

Le Jésuite Pelissarius, dans son immense Traité sur l’état Religieux, en deux très gros volumes in-folio, qu’il appelle pourtant Manuale Religiosorum, c’est-à-dire petit livre à porter à la main (Tom. 1. Tract. 6. ch. 14. q. 24. 26. pag. 896), décide fort rondement d’après Sanchez autre Jésuite, de Matrim. L. 9. Disp. 46. n. 41. (traité où on n’irait pas chercher cette question), et quelques autres Casuistes, qu’il est permis aux Religieux d’aller à la comédie, pourvu qu’il n’y ait point de scandale (par exemple, dans des loges grillées), de danger de péché mortel, de défense particulière de leur règle, et que le sujet de la pièce soit quelque histoire sainte ou humaine, ou quelque fable de l’invention du Poète, (c’est-à-dire à toutes les pièces, car il n’y en a point d’une autre espèce). Cette décision pèche par deux endroits : elle suppose qu’en général la comédie peut être permise à certaines conditions qui ne s’y trouvent jamais, et qu’en particulier elle est alors permise même aux Religieux, si leur règle ne le défend pas expressément, comme si les canons de l’Eglise ne suffisaient pas, et comme s’il fallait attendre des défenses particulières pour une chose mauvaise d’elle-même, à laquelle les règles n’ont pas dû penser qu’il fût nécessaire de pourvoir, comme étant absolument contraire à l’esprit de l’état. Cet Auteur permet encore aux Religieux de se masquer dans leur couvent, et d’y représenter des pièces de théâtre pour se divertir. Cette morale, quoique commode, n’a pas fait fortune, du moins en France : on ne voit guère de Religieux aux spectacles, ou, s’il s’y en glisse quelqu’un, ce n’est qu’en cachette, à l’insu de ses Supérieurs, qui ne le souffriraient pas, et du public, qui ne le lui pardonnerait pas. On a cru avec raison qu’il y avait toujours et du scandale pour le Clergé, et des dangers pour tout le monde, d’aller à la comédie.