(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « [Introduction] » pp. 1-9
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(1763) Réflexions sur le théâtre, vol. 1 « [Introduction] » pp. 1-9

[Introduction]

Le goût des Spectacles est devenu dominant en France : l’Italie et l’Angleterre l’adoptent, l’Espagne ne s’en éloigne pas, il gagne les royaumes du nord. Ce n’est pas seulement dans le sens moral que tout ce monde n’est qu’une comédie, où chacun joue son rôle, se contrefait et se masque, et cherche à en imposer par des apparences de vertu, de probité, de valeur, de zèle, de grandeur, et qu’à la mort tous les hommes, comme les acteurs derrière le théâtre, deviennent égaux, et sont confondus dans la poussière ; cette comédie fut toujours jouée, elle l’est partout.

Je dis encore que toute la France est enthousiasmée des spectacles : « Totam hodie Romam circus capit, et fragor aurem percutit. » Les théâtres publics, quoique innombrables, ne suffisent pas, on en construit dans les bourgades, dans les armées, dans les couvents, dans les maisons particulières ; on y court, on y monte, on y joue, on y passe la vie ; il se forme des troupes brillantes de citoyens distingués, dont les biens, les travaux, les talents, la mémoire, sont utilement employés à apprendre et à représenter des pièces de théâtre. Tout y applaudit : avoir bien rempli son rôle, c’est un nouveau lustre à la noblesse. Ainsi parlait l’Empereur Julien dans l’éloge de la ville d’Antioche : on y voit tant d’Acteurs, danseurs, sauteurs, joueurs d’instruments, qu’il y a plus de Comédiens que de citoyens : « Plures sunt Histriones quam cives. » (Misopogon. pag. 342.) On peut, d’après Juvenal, dire des Français, dignes émules des Romains : Ce peuple si supérieur aux autres peuples, qui donne le ton de l’élégance et des grâces, des sciences et des arts, de la littérature et de la parure, après avoir vaincu le monde, est à son tour vaincu par la comédie, et borne tous ses désirs à avoir du pain et des théâtres : « Qui dabat olim imperium … fasces, legiones, duas tantum res anxius optat, panem et circenses. »

Les papiers publics en font chaque semaine une honorable mention, les Mercure, les affiches, les journaux, les feuilles de Desfontaines, de Fréron, de la Porte, transmettent à la postérité les événements importants du monde dramatique ; on célèbre le début d’une Actrice, les hommages poétiques de ses amants, les compliments d’ouverture et de clôture ; on détaille avec soin les beautés, les défauts, les succès, les revers de chaque pièce ; on en présente à toute la France de longs morceaux avec les noms fameux de Valère et de Colombine. Ces histoires intéressantes sont lues avec avidité, et c’est la seule partie de ces feuilles que parcourt la moitié des lecteurs ; les pièces imprimées suivent de près les annonces, et se répandent rapidement ; elles volent de la capitale aux Alpes et aux Pyrénées, traversent les mers, font voile au Canada et aux îles du vent, et vont payer à Pondichéry les étoffes des Indes. Tout cela est muni de l’approbation d’un Censeur, c’est une branche du commerce ; le Ministère daigne y donner son attention. Ajoutons cette foule d’almanachs, de tablettes, d’histoires, de dictionnaires de théâtre, cette inondation de programmes et d’affiches qui parent les carrefours et arrêtent les passants par leurs couleurs et leurs vignettes, ces listes innombrables d’Acteurs, de danseurs, de sauteurs, de chanteurs, qui apprennent au public, comme une chose de la dernière importance, qu’un tel a joué le rôle de Scaramouche, une telle celui de soubrette, que celui-ci a chanté une ariette, celui-là dansé un pas de trois. Ces grands noms, ces grands exploits demeureraient-ils dans les ténèbres ? les affaires de l’Etat n’occupèrent jamais tant d’Imprimeurs, de colporteurs et de lecteurs.

Il y a cinquante ans que le seul soupçon d’une fortune si éclatante eût été pris pour une injure ; on rendait encore justice au métier de Comédien, on le méprisait ; aujourd’hui c’est un état brillant dans le monde : un Acteur est un homme de conséquence, ses talents sont précieux, ses fonctions glorieuses, son ton imposant, son air avantageux ; on est trop heureux de l’avoir, on se l’arrache. Les pièces dramatiques font les délices des gens de goût, nulle fête n’est bien solennisée sans elles ; en être le spectateur, c’est un devoir ; amateur, un mérite ; auteur, quelle gloire ! Un gazettier raconte sans rougir, mais non pas sans rire : On a assisté au te Deum, à la messe, au sermon ; de là on est allé à la comédie. Il n’y a pas jusqu’aux Chevaliers de Malte, Ambassadeurs dans quelque Cour, de qui les nouvelles publiques ne disent avec édification : Un tel Bailli a donné le bal et la comédie, les plus habiles danseurs, les meilleures actrices ont fait honneur à la religion. La comédie est devenue d’étiquette, et cette étiquette même est une comédie.

Un bon Acteur est toujours un riche et puissant Seigneur ; il ne le cède qu’au Financier, qui véritablement joue aux dépens du public, une comédie, ou plutôt une tragédie plus lucrative ; mais aussi, par un juste retour, il fait dériver d’abondantes saignées du Pactole sur les états de Thalie. Il en entretient les Princesses, pensionne les Seigneurs, les traîne dans son char, les fait manger à sa table, les loge dans ses palais, en soudoie des compagnies, fait faire chez lui l’exercice, se met à la tête. A l’exemple des Financiers (car ce sont nos maîtres), le gentilhomme s’épuise, le bourgeois se ruine, le fils de famille vole son père, le marchand fait banqueroute, pour ce noble amusement. Les petites villes trouvent des fonds pour bâtir des salles de spectacles, et s’abonnent avec des troupes de Comédiens, malgré la misère publique, qui rend et nécessaire et presque inutile, exerce et décourage le zèle des personnes charitables. Toutes les bourses, fermées à l’aumône, s’ouvrent pour la comédie, et étalent à l’avidité du Publicain une fausse richesse qui irrite sa soif ; les frais de la construction, de la décoration, des habits, de l’entretien, s’imposent sans difficulté, se lèvent sans peine ; on ne trouve pas un sol pour les pauvres.

On me dira peut-être, il est inutile et superflu de vous tant échauffer contre la comédie ; superflu, parce que tout le monde fait ce que vous avez à dire, sent par expérience, et dans le fond est persuadé qu’on ne peut en conscience y aller ; inutile, parce que malgré vos exhortations et celles de tous les Prédicateurs du monde, malgré ces connaissances, cette persuasion et ces remords, on n’y ira pas moins. Cela peut être ; mais ne doit-on ni prêcher, ni écrire contre le vice, parce que tout le monde est persuadé que l’impureté, l’usure, la médisance sont des crimes, et que malgré ces connaissances et ces remords il y aura encore des libertins et des usuriers ? On sauve toujours quelque âme, on arrête quelque péché, on maintient la possession de la vertu contre la prescription du vice. D’ailleurs je ne me borne pas à la morale, je sais que l’Evangile a depuis longtemps prononcé, je ne pense pas qu’il rétracte jamais ses arrêts : l’état du théâtre, la vie que mènent les acteurs, les auteurs, les amateurs, ne les fera pas si tôt rétracter ; écoute-t-on l’Evangile ?

J’envisage cet objet du côté du bon ordre et du bien de l’Etat, et j’ose dire que quoique le gouvernement tolère les spectacles, la bonne politique, toujours d’accord avec la religion et les mœurs, ne leur est pas plus favorable. Dans un siècle si éclairé, et qui a tant écrit sur la politique, rapprocher le théâtre des principes du bon gouvernement, est prendre le ton du siècle. Je crois y avoir autant de droit que ceux qui ont écrit sur les monnaies, les finances, le commerce, la noblesse, la guerre, l’agriculture. La religion et les bonnes mœurs ne sont pas moins intéressantes. Nous y mêlerons bien des traits sur l’histoire ancienne et moderne des spectacles, et nous ne négligerons pas la partie littéraire. Nous tâcherons d’apprécier ces brillantes qualifications de génie, de sublime, de grand, de chef-d’œuvre, si aisément prodiguées aux auteurs, aux acteurs, aux musiciens, aux danseurs, aux décorations, aux machines. C’est une espèce de zone torride, dont les habitants, toujours brûlés par le feu de la passion et de l’enthousiasme, ne parlent qu’avec transport des productions de leur climat, à moins qu’ils ne se déclarent avec la même vivacité contre quelque fruit amer à leur jalousie. Nous verrons qu’il y a bien à rabattre des pompeux éloges dont ils se bercent ; que ces hommes, montés sur des échasses, ne sont communément que des hommes très médiocres, aussi bien que leurs ouvrages, et souvent par leurs mœurs et leurs sentiments, aussi méprisables que leur métier.

Pour mieux établir cette doctrine, nous irons chercher des preuves chez nos adversaires, et prendre des armes dans le camp ennemi, sans négliger l’autorité infiniment plus respectable des Pères et des Docteurs de l’Eglise. Du moins le sentiment des gens livrés au monde et au théâtre ne sera pas suspect. Nous verrons combien le monde lui-même le condamne. Il a fallu pour cela parcourir bien des livres qui n’en valent pas la peine, pour trouver une perle dans le fumier. C’est un reproche que nous nous sommes fait les premiers. C’est ainsi que les Docteurs de l’Eglise ont étudié les livres des infidèles et des hérétiques, pour combattre l’erreur par ses aveux et ses excès, ses contradictions et ses folies. On a fait le même reproche à S. Paul, pour avoir lu les comédies de Ménandre, dont il cite des vers, à S. Augustin et à S. Jérôme, qui en rapportent un grand nombre des Poètes grecs et latins. On a voulu même en conclure que la représentation en était permise, aussi bien que la lecture. Mauvaise conséquence : qui jamais a approuvé tous les livres qu’il lit ou qu’il cite, encore moins la représentation de tout ce qu’il a lu ? Je serais bien à plaindre, si j’approuvais tous les livres qu’il m’a fallu lire pour en extraire ce que je rapporte dans cet ouvrage. Je ne le fais, à l’exemple de l’Apôtre, que pour couper la tête de Goliath avec son épée. Les paroles de Ménandre étaient bien mieux reçues, et d’un plus grand poids chez les Païens, que n’eussent été celles des Prophètes, qu’ils ne connaissaient pas ; et Molière est un Docteur plus respecté au théâtre que S. Augustin, qu’on y méprise. On prend droit, pour le mieux confondre, des traits que la vérité arrache à ses propres défenseurs, comme l’a si heureusement exécuté M. Bossuet, dans son Histoire immortelle des variations des Protestants. On n’en approuve pas plus le libertinage, que S. Paul n’approuvait l’idolâtrie, et l’Evêque de Meaux l’hérésie. Employer les belles sentences qui se trouvent par hasard dans les comédies, c’est faire servir les richesses de l’Egypte à la construction du tabernacle. La religion ne fait que reprendre ce qui lui appartient ; ce que les Païens, les Poètes, les Comédiens ont de bon est un larcin fait à l’Eglise, seule dépositaire de la vérité. Il y a même bien de la différence entre jouer et lire des comédies ; les décorations, les danses, le chant, les gestes, le ton de la voix, la parure des Actrices, la compagnie, en un mot cette multitude de dangers qu’on y rassemble, contre lesquels la plus ferme vertu ne tient pas, ne se trouve point dans la lecture ; on lit les livres des Médecins et des Casuistes, voudrait-on en voir la représentation ?

Peut-être blâmera-t-on le style de cet ouvrage, quelquefois monté sur le ton de la plaisanterie, et censurant plusieurs personnages célèbres, dont il déplore l’égarement. Je n’ai qu’à répondre les deux mots d’Horace : « Ridendo dicere verum, quid vetat ? Ridiculum acri fortius et melius magnas plerumque secat res. » Du moins ne pourra-t-on pas m’accuser d’outrer les choses, ni de les envenimer. Je cherche à convertir, non à mordre, et je cite partout mes garants. Tous les ouvrages solides qu’on a donné contre la comédie, ont quelque chose de trop sérieux, qui rebute le lecteur, et décréditea l’auteur par un air de sévérité, qu’on impute à misanthropie, ou à un intérêt de robe et de parti qui fait tenir ce sombre langage. Essayons, pour les faire mieux goûter, de dépouiller la raison et la vertu de ces habits lugubres, et de les parer des agréments de la gaieté. Du reste, ce n’est pas au théâtre à m’en faire un crime ; la satire est son aliment, la plaisanterie est son langage ; et plût à Dieu qu’il respectât toujours assez la vérité et la décence, pour ne pas mériter la plus rigoureuse censure par sa malignité et ses bouffonneries, et donner à tous ceux qui le fréquentent, un ton de causticité et de frivolité, dont on ne se corrige presque jamais !

On dira peut-être encore que je parle du théâtre sans connaissance, puisque je ne l’ai jamais fréquenté. Il est vrai, et je m’en félicite, que je n’ai vu que des pièces de collège. Les circonstances de ma vie m’ont toujours tenu, pour mon bonheur, hors de portée d’y aller. Dans d’autres situations, j’y aurais été apparemment avec autant de plaisir qu’un autre, et mon salut y eût couru les plus grands risques. Mais qu’importe ? on peut avoir des relations bien fidèles d’un pays qu’on n’a jamais habité, on peut juger de ses mœurs par les naturelsb avec qui l’on vit ailleurs, de sa température par sa situation dans la zone torride, de ses productions par ses fruits et ses marchandises qu’on en apporte. Le commerce de la vie nous lie si fort avec les habitants de ce pays enchanté, et on répand si abondamment ses productions, qu’on peut en juger sans craindre de s’y méprendre. Nous nous proposons de parler des professions et des états différents des hommes, et d’examiner sur chacun si le théâtre lui convient. Ce ne seront point des généralités de morale, que personne ne s’applique ; l’application détaillée à chaque état fera mieux sentir la vérité.

Nous commençons par le Clergé : la préférence lui est due, c’est le premier corps du royaume.