(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre VI. Dorat. » pp. 141-175
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre VI. Dorat. » pp. 141-175

Chapitre VI.

Dorat.

LE sieur Dorat, qui, au lieu du titre d’Académicien de vingt Académies que se donnent les Ecrivains, se pare de celui d’Ancien Mousquetaire, espece d’Académie grise ou noir fort peu analogue à la Littérature & qui ne donne aucun droit ni au Temple de Memoire, ni à celui de la Religion & de la Vertu. Le sieur Dorat, jeune homme infatué, s’il en fut jamais, du Théatre & des Actrices, se peint lui-même, ses maîtresses & la Comédie. Poëme de la Déclamation, chant II. Après le plus grand éloge de Vadé, Auteur Poissard, le plus bas & le plus licencieux des héros des Boulevards, couru par la populace, ose dire, avec aussi peu de goût que de décence :

Ces aimables mortels, dont les noms adorés
Sont aux faîtes des jeux à jamais consacrés ;
Arbîtres délicats des plaisirs de l’autre âge,
De la divine Orgie avoient admis l’usage.

Cette amabilité, cette divinité, cette adoration, cette gloire immortelle ne deshonorent-elles pas un homme de condition, un homme d’esprit, un homme poli, qui affiche des goûts & des jugemens si indignes de lui ? Voici la vie, les études, les modeles de ce Tabarin. Pour rendre les portraits fideles, Vadé poursuivoit dans les carrefours des modeles & ce costume agréable, ingénu. Il interrogeoit le pâtre, abordoit le paysan jusqu’aux Porcherons, trinquoit avec les racoleurs, & crayonnoit sur le port Jerôme & Fanchonette, au cabaret passoit les jours entiers, & noyoit dans le vin l’oubli des créanciers. Il donne les mêmes maîtres à Lafontaine. Il est difficile de dégrader davantage, & le Théatre, & l’amateur, ancien Mousquetaire.

Il paroît pourtant rougir de cette belle apothéose : il veut que les gens de condition mettent de la noblesse dans leur libertinage.

Craignez de travestir, Baladins subalternes,
Les libertins titrés en buveurs de tavernes ;
Faites-en des Chaulieux & des Anacréons,
A qui tous les Amours ont fournit des chansons,
Que toujours au travers des brouillards de l’ivresse,
Malgré tous vos écarts, le courtisan paroisse,
Et ne confondez pas, dans vos pesans croquis,
Le délire d’un rustre & celui d’un Marquis.

Les bouffons & la comédie, noble Vadé, Ramponeau, Chaulieu & Anacréon, les Rustres & les Marquis n’y different donc que par une surface de l’élégance ? Les brouillards de l’ivresse, les délires, les écarts, les amours, les passions sont par-tout les mêmes ; la décence qu’on ose vanter, la noblesse dont on se pique, n’est qu’un vernis d’expression, une gaze légere, dont on couvre le même fonds de corruption. L’un s’enivre de vin de Champagne, l’autre de vin de Brie ; l’un passe la nuit avec Colombine, l’autre avec la Marquise. Le péché noble damne moins que le péché roturier, parce qu’il est plus réfléchi & plus scandaleux. Dieu se paiera-t-il de cette noblesse ?

Pour voir dans Dorat un homme ivre du Théatre, il ne faut pas avoir recours à ses pieces pour tous les Spectacles, qui ont échouées sur-tous. Les quatte petits poëmes sur la Tragédie, la Comédie, le Geste, la Danse (je ne sai pourquoi il a négligé la Musique, qui joue un si grand rôle), poëmes qu’il réunit sous le titre général de Déclamation : titre mal rempli. La Déclamation embrasse la Chaire & le Barreau, aussi-bien que la Scène : elle n’est de l’Art Dramatique qu’une partie extérieure. On peut déclamer fort bien la plus mauvaise piece & fort mal la meilleure. Il suffit pour connoître son délire de voir sa complaisance pour les actrices : son livre en est pétri ; leur âge, leurs talens, leurs graces, leurs faveurs remplissent toutes les pages. Les leçons de son poëme ne sont qu’un cadre pour enchasser leurs portraits, où l’on revient toujours : mais ces portraits flatteurs pour leurs graces, ne sont pas honorables pour leur vertu ; on n’a jamais dit plus de mal de ces princesses, même en les louant sans mesure. Instruit sans doute par les faveurs dont il se vante & les disgraces dont il se plaint, ce témoin véridique a écrit à leur toilette & sous leur dictée. La colere fait aussi peu d’honneur que la reconnoissance, & à elles, & à lui, & tout aussi peu l’énorme licence dont elles ont souillé ses vers.

Chaque actrice a sa couronne : mais il s’arrête sur-tout pour les acteurs à Bellecour & à Baron, l’un héros de crapule & l’autre de galanterie : tous les deux avec dignité ont ennobli le vice.

Bellecour de ses traits a saisi la finesse ;
Son bachique enjouement n’est jamais sans noblesse,
Soit que quittant la table encor tout délabré,
D’un essain de buveurs il se trouve entouré,
Etourdit un vieillard par des discours sans suite,
Et lui balbutiant des leçons de conduite.

Ce Silene sortant du cabaret, avec une troupe d’ivrognes, & tout délabré, étourdissant par des discours sans suite, balbutiant de la morale : ne voilà-t-il pas un modele bien fin & bien noble à proposer dans un poëme didactique ?

Baron, jeune & fêté dans ce monde frivole,
En sortant de la Scène alloit jouer son rôle.
L’ardente vanité se disputoit ses vœux,
C’étoit Agamemnon que l’on rendoit heureux :
Il conservoit son rang aux pieds de ses maîtresses,
Et se donnoit les airs de tromper les Duchesses.

Voilà donc la noblesse du Théatre, les graces qu’on met sur le trône, que Dorat idolâtre, qu’il chante de toutes ses forces, & donne didactiquement pour modeles ? Mathurine avec Colin s’appellera vice, la Duchesse avec Baron sera la vertu ; le crime avec la houlette sera obscénité, sous le diamant c’est élégance : il est adorable.

Il est fort plaisant de voir ce vertueux docteur blâmer l’obscénité de Rabelais, Bocace, l’Arioste, Grecourt, &c. tandis qu’il copie & embellit de sa poësie érotique leurs traits les plus licencieux. Ses contes, ses pieces fugitives, son poëme, &c. tout est rempli d’indécence. Dans Rabelais & Marot elles sont en gaulois, dans Bocace en italien, ici en françois du dix-huitieme siecles. Quelques attitudes sont variées, & plus libres même que dans ces vieux libertins : c’est toujours le même fonds, le même conte, les mêmes images. Il fait semblant de les condamner en autrui, il se donne un air d’honnêteté par quelques mots, quelques tournures plus élégantes ; mais la vertu n’y gagne rien. Il est vrai que l’ancien Mousquetaire ne fait pas de la vertu son objet capital. Les mêmes termes ; les mêmes idées reviennent à tous momens ; c’est toujours du brûlant, du délicieux, de l’adorable, le cou d’albâtre, les cheveux flottans, des yeux brûlans, des levres de rose : toujours des nudités, des baisers, de l’ivresse, &c. Il y à peu de livre plus licencieux.

La Religion n’y est pas plus ménagée que la pudeur. L’immortalité de l’ame, l’éternité de l’enfer, ses tourmens, la liberté de l’homme, la justice de Dieu à punir le crime, la sainteté de l’état religieux, l’obligation de la charité, le Pape, les Evêques, les Prêtres, les Moines, &c. tout est un jeu pour lui ; l’irréligion éclate à chaque page. Il ne connoît de Dieu que l’Amour : l’adorer, s’enivrer de ses plaisirs, c’est-là toute sa religion. A la faveur de quelques équivoques, de quelques plaisanteries souvent assez fades, il se permet tout. Il ne respecte pas même les hommes, sur-tout les grands & l’autorité ; par-tout des sarcasmes : il est vient quelquefois au blasphême, & parle en désespéré. En voici des traits pris au hasard sur cent autres.

Tout pouvoir qui unit & qui blesse,
Tout sceptre lâchement porté,
Et tout laurier ensanglanté
Sont vils aux yeux de la sagesse,
Quand elle ose élever sa voix.
C’est pour ceux que le Ciel fit naître
Puissans & justes à la fois,
A qui l’on permet d’étre Rois,
Parce qu’ils sont dignes de l’être.

Le sage ne connoît donc pas les Rois qui ont des défauts ? Les Rois ne sont-ils Rois que par la permission de leurs Sujets, qui ne la leur donnent que quand ils sont dignes de l’être ? La Czarine à qui on a écrit ces belles pieces, la souffriroit-elle dans ses Sujets ?

Jouissant des droits de son être,
Il ne courboit point sous un maître
Un front au joug accoutumé ;
Libre à l’instant de sa naissance,
Il ne devoit l’obéissance
Qu’aux Dieux seuls qui l’avoient formé.

C’est l’âge d’or, la loi de la nature, l’être de l’homme ; de n’obéir qu’à Dieu. Est-ce-là ce qu’on enseigne à l’Hôtel des Mousquetaires ?

Il est donc des momens où, panché vers l’abyme,
Malgré lui l’homme tombe entre les bras du crime.
L’Amour seul est mon Dieu, c’est lui seul que j’écoute.
        Econome de ma jeunesse,
        Et du temps qui nous est compté,
        L’instans que la Parque me laisse,
        Je le donne à la volupté,
        Et dans les bras de ma maîtresse….
Quand l’Amour a parlé, quel cœur est combattu ?
Tout ce qu’on fait pour lui se transforme en vertu.

Dans son voyage qu’il appelle Pot-pourri, où il a voulu imiter Bachaumont, & qui n’est qu’un tissu d’indécences, après avoir décrit avec le pinceau le plus grossier, le prétendu libertinage d’un Curé, il acheve son portrait imaginaire par le mêlange profâne & scandaleux des idées de religion adaptées au vice.

Notre Prélat regne en maître absolu,
Dispose seul de cette ame facile,
Lui fait tout faire au nom de l’Evangile,
Et se prépare à des plaisirs d’Elu.

Le vice plaisir d’Elu, séduire au nom de l’Evangile, &c. La fureur de dire des horreurs sous le nom d’un bon mot, ne dégrade pas l’ouvrage de Bachaumont. Continuons. Ce bon homme très-peu sauvage, qui sait rire & qui sait penser, charmant quoiqu’il dise la Messe, qui sait quitter le saint autel, pour venir s’amuser à table. En voici contre l’Evêque de Blois.

On découvre sur la hauteur
Ce palais vaste & magnifique,
Qu’habite au sein de la grandeur,
Avec un faste canonique,
Dans le costume évangélique,
Un des Apôtres du Seigneur…

Cette Messe, cet autel, ce faste canonique, ce costume évangélique, ces lieux communs n’ont rien ni de neuf, ni de rare, ni d’ingénieux ; ils ont encore moins de religion & de décence. En voici pour le Pape.

On dit la Messe au Capitole….
Prétant le franc de toute part,
Rome en proie à l’esprit crédule,
A des croix au lieu d’étendars,

(Constantin fit le premier ce changement dans son Labarum)

Et c’est un vieux Pontife en mules
Qui regne où régnoient les Cesars.

Qu’est-ce qu’un Pontife en mules, un Roi en souliers ? Le vieux Mousquetaire est un plagiaire mal-adroît. Il y deux siecles que Luther & Calvin ont dit toutes ces choses, mais avec plus d’esprit, & d’un style plus brûlant, quoique tout soit brûlant chez lui, & même brûlé, sans excepter sa cervelle.

Il ne s’épargne pas plus lui-même, il se livre au désespoir & au blasphême, Ode sur le Malheur, où il fait le détail d’un grand nombre de malheurs.

O toi ! de qui la prévoyance
Connois jusqu’à nos moindres maux,
Toi, qui fis sortir l’existence
De l’abyme obscur du cahos,

(L’existence n’est pas un être, elle appartient à tous les êtres qui existent ; le cahos n’est pas le néant. Dieu n’a donc pas créé, il n’a fait que débrouiller le cahos.)

Au sein de la gloire immobile,
Avec un œil sec & tranquille,
Peux-tu voir les tristes mortels,

(Où est la providence & la bonté de Dieu ?)

Dont l’obéissante foiblesse,
Soumise à la sombre sagesse,
T’éleve en tremblant des autels. (quel tiran !)
Si ton inflexible justice
Exige un servile tribut,
Sans doute ta bonté propice
Est ton plus sublime attribut ?…
L’infortune qui nous assiege
Souille tes regards généreux.
On hais les tirans redoutables,
Et si les Dieux sont adorables,
C’est quand les mortels sont heureux.

Il y a donc plusieurs Dieux ? On les donne à Dieu pour modeles, & en lui parlant à lui-même.

Sur la mort de son ami :

Si l’Arbitre de l’avenir
Me prépare à son gré des peines,

(Ce n’est donc pas la justice, mais le caprice d’un Dieu qui prépare l’enfer ?)

Je ne doit pas les prévenir ;

(Le Chrétien le prévient par la pénitence & les bonnes œuvres : mais l’impie, comme dit le Sage,)

Entre les bras de la mollesse,
J’attendrai la mort sans terreur.
Et que craindrois-je ? Mon ivresse
M’en épargnera les horreurs.

Il a raison, c’est une ivresse en effet. Il est difficile de porter plus loin la brutalité & la folie.

Sur la Mélancolie :

Tout me fuit, tout est mort & je le suis moi même,
Je le suis au plaisir qui fut mon bien suprême,
Au charme de la gloire, à cet instinct brûlant,
Ame de l’héroïsme, & foyer des talens…
Helas ! j’ai tout perdu, le monde a tout détruit…
Le monde, affreux cahos d’intrigue & d’injustice,
Où l’intérêt confond les vertus & les vices…
Où le luxe au front d’or des cieux atteint la cime
Et de ses pieds d’airain presse un immense abyme.

Il seroit heureux que ces justes remords opérassent sa conversion.

L’Héroïde lui tient fort au cœur : il y a mis beaucoup de prétentions, & le public n’en fait aucun cas. Ce prétendu genre de poësie, qui n’en est pas un, & qui depuis Ovide n’avoit eu aucun imitateur, & a été comme les Pantins en vogue pendant quelques jours, & a disparu. Ce ne sont que des Lettres galantes en vers tendres sur des sujets factices, la plupart faux & souvent absurdes, comme Zeila au Sérail, Barneveld en prison, &c. & toujours licencieux, qu’on a voulu déguiser sous le nom d’Héroïdes, & qui n’en sont pas plus héroïques. Mais peu nous importe ce nouvel être littéraire, s’il n’intéressoit la vertu, dans la préface & dans l’ouvrage. Il est des sujets dont nous privent la délicatesse, la timidité de notre goût, la bienseance de notre Théatre. C’est grand dommage que ce que la délicatesse & la bienséance rejettent soit perdu. Toutes les villes ont des tombereaux qui vont ramasser les ordures. Voilà sur-tout ce qui appartient à l’Heroïde, je voudrois qu’elle s’en emparât : par-là notre Litterature ne souffriroit point de nos préjugés, & la Muse de l’Héroïde deviendroit chere à la Nation. La bienséance, la délicatesse & le bon goût sont donc des préjugés qui font tort à la Littérature ? Quel malheur qu’on fût privé de tels sujets ! Le sieur Dorat s’en est emparé ; ses Heroïdes ont conservé ce precieux trésor, & doive le rendre cher à la Nation. Il a bravé tous les prejugés, & franchis la barriere des bonnes mœurs. On ne peut reprocher à ses sentimens, a ses descriptions une scrupuleuse modestie. Le Théatre doit lui en savoir bon gré ; la licence de ses farces y trouve un apologiste : elles sont de vraies héroïdes qui s’emparetent de ce que les bonnes mœurs ont rejetté.

Deux de ses héroïdes, d’Abaillard & de Cominges, ajoutent l’irréligion à la licence. Nous avons parlé ailleurs de ces deux sujets, ajoutons quelques coups de pinceau au portrait de l’Auteur. Celle d’Abaillard , dit-il, est absolument neuve. En effet, tout y est faux & assez mal imaginé. Il en paru deux. La premiere est pleine de hardiesse, & d’un libertinage d’imagination que je dois avouer. Ce n’est jamais Abaillard que j’y fait parler, c’est toujours moi qui parle à sa place. La seconde ne vaut gueres mieux. J’ai tâché d’y peindre Les ravages d’un feu qui s’irrite & fermente dans un cœur isolé, ces dechiremens d’un être separe de lui-même, qui ne conserve d’energie que pour prouver que tout est soumis à un physique imperieux qu’il est affreux de n’avoir plus à combattre. Je défie d’entendre ce galimathias, & de n’y entrevoir que des infamies. Abaillard n’a rien qui le console, le passe, le present & l’avenir se rejoignent pour le tourmenter, & depuis que la Providence fait des malheureux, il est un de ceux dont elle a perfectionné l’infortune. Ces expressions ne doivent pas se scurir. Il doit trouver dans son ame toute la virilité de son sexe qu’il a perdu. Il a mis en effet dans son style toute la virilité de la débauche : son ouvrage est une explosion de libertinage. En voici des traits.

Me plonger dans l’amour, m’y concentrer sans cesse
Vient s’emparer de toi la moitié de toi-même…
Que peuvent la raison, la grace, le génie ?…
Tout me reste, Heloïse, excepté le plaisir….
Dieu me menace en vain, & j’ai beau le prier,
Prosterné devant lui, je n’adore que toi…
Loin de moi, Livres saints, vos sombres vérités
Ne peuvent consoler mes esprits agités :
Vous montrez le bonheur, Héloïse le donne….
Quelles sont nos vertus, si l’amour est un crime
Ces doux fremissemens, ces feux & cette ivresse
Sont des secret tributs qu’il rend à son auteur :
Et ne savoir nuir, par un heureux lien,
Les plaisirs d’un amant aux devoirs d’un chretien…
Dieu qui creusa l’abyme où ton couroux me laisse
J’esperois que ton bras soutiendrois ma foiblesse ;
Mais puisque tu n’as pu m’arracher mon penchant,
Pour teindre l’amour, aneantis l’amant.

N’en voilà que trop : c’est dommage qu’il fasse un tel usage de son esprit.

Le roman de Cominges, dont il fait le plus grand éloge, quoiqu’il soit contre la vérité & la vraisemblance, qu’il attribue à une religieuse défroquée & peu scrupuleuse, & qui est digne de l’être ; ce roman n’a que le mérite de l’élégance, de la volupté & de l’irréligion : il n’en faut pas davantage pour être admirable. Quelques traits suffiront. C’est une répétition de la piece du sieur Arnaud, avec quelques additions qui ne lui donnent pas plus de prix, & plutôt le diminueroit.

Le plus saint nœud que le Ciel ait formé.

Quel est ce nœud ? Un amour insensé, adultere, sacrilége, contre la volonté des parens, les loix du mariage & des vœux solemnels.

Avec recueillement j’adore ton image.

De qui ? D’une adultere, d’une folle, qui se déguise en homme, court le monde & se fait moine pour voir son amant.

Il sembloit (ce portrait) me parler, fremir, verser des larmes.

Comme la Statue de Pygmalion. La tête tourne à ce visionnaire & à ce poëte.

Je couvre de baisers ce front pâle & livide.

D’une mourante ; qui vient de recevoir les derniers Sacremens, sous les yeux de la Communauté de la Trappe, qui, loin de les empêcher, y sont très-sensibles, & partage sa douleur. Il croit voir l’ombre, le spectre de son amante, comme son portrait.

Je cours après, je m’elance, & la suis palpitant.
Hors d’haleine, elle s’echappe de mes bras
Tous prêts à la saisir……
Et Dieu que l’on nous peint de ses foudres armé,
Ne craint pas ses fureurs vengeresse. (Aussi ne le craint-il gueres.)
Dieu, la foudre à la main, vient me le réprocher.
Ah ! de mon cœur au moins rien ne peut t’arracher,
Tu vivras à jamais dans ce cœur qui t’adore. (Quelle horreur !)
Ma mort que je verrai d’un œil si satisfait,
Sera le premier don que mon Dieu m’aura fait.

(Quel blasphême ! quel désespoir !) Les autres Lettres galantes ont divers traits de ce caractere, mais moins révoltans : aussi elles sont plus fouillées d’obscénités. Le caractere de Religieux, la profanation des choses saintes, rendent celle-ci plus scandaleuse. Que veut-on ? que rendre la Religion odieuse.

Voici d’autres impiétés qu’on met dans la bouche d’un Seminariste de S. Sulpice, sur l’enterrement d’une actrice de la Comédie Françoise. Les Curés de Saint-Sulpice ont toujours refusé les derniers Sacremens & la Sépulture ecclésiastique aux comédiens, à moins qu’ils ne renoncent authentiquement à la Comédie : Témoin la fameuse Lecouvreur qui fut enterrée dans un fossé. Mais, quand ils se convertissent, on les a toujours reçus comme des brebis égarées qui rentrent dans le bercail, comme l’Enfant prodigue qui revient à la maison paternelle. C’est là l’esprit ; ce sont les ordres de l’Eglise, & singulierement de l’Eglise de Paris ; le Rituel y est exprès, nous l’avons prouvé, liv. 1. Une jeune actrice d’une vertu point farouche , comme il dit, donna dans sa derniere maladie des marques de conversion, & renonça au théatre. Elle fut administrée & enterrée comme les autres fideles. Dorat dissimule ces faits pour débiter des sarcasmes sur un séminariste qu’il dit avoir été à l’enterrement avec le Curé son complice ; choix mal adroit. Ce Séminaire ne va point aux enterremens & ne s’en mêle point, & le Curé très-rarement, & très-sûrement n’a point été à celui d’une Comédienne.

    Honneur à la philosophie ;
Applaudit-toi, mon cher mondain ;
Notre morale radoucie
N’effraira plus le genre humain.
Le jour renaît, l’Eglise même,
Grace à ses Pasteurs éclairés,
N’élance plus des Anathêmes,
N’a plus de ces Tyrans sacrés,
De ces Algoisits en robe.
Qui damnoient la moitié du globe,
Et vouloient en être adorés,
Enfin ces mortelles aimables
Qui savent charmer nos loisirs,
Et sur la Scène par des fables,
Nous donnent de si vrais plaisirs,
Ces Sirenes enchanteresses
Trouveront des juges plus doux,
Heureux si leurs tendres foiblesses
Pouvoient arriver jusqu’à nous ;
Nous, le Clergé de St. Sulpice,
Et le Curé notre complice,
Venons très solemnellement
D’inhumer une jeune Actrice :
Les Confreres menoient le deuil ;
J’ai vu les enfans de Thalie,
Les Eleves de la folie,
Sangloter au tour du cercueil ;
Moi, de qui l’ame est assez bonne,
Je m’attendrissois in petto,
Et je pleurois incognito
Pour ne scandaliser personne.
J’avois tort, le divin Rocher
Aussi respecté, moins terrible,
Ne défend point d’être sensible,
Tu méritas belle…..
Ce funebre & dernier honneur,
Ta vertu franche & peu farouche,
A jamais vivra dans mon cœur.
Que dis-je ! dans mon hermitage
Je veux, à l’ombre d’un berceau,
T’eriger moi-même un tombeau ;
On y verra sur le Porphire
Des Archanges bien rebondir,
Flatter St. Pierre, lui sourire
Et lui voler, pour l’introduire,
Une des clefs du Paradis.
Qu’entend-je ! la cloche qui sonne,
Me force, ami, de te quitter,
Il faut que j’aille mediter,
Mon Directeur ainsi l’ordonne :
A Dieu me voilà recueilli,
Les yeux baissés, la bouche close,
Mais si je rêve quelque chose ;
Dieu sait que ce n’est pas à lui.

Il n’est pas nécessaire de faire des réflexions sur les indécences, les faussetés, les impiétés de cette mince production, elles sont visibles.

Ses contes & ses réflexions sur les contes sont fort singuliers : il attribue à la vieillesse de Voltaire les contes de Vadé. Ce n’est pas embellir sa couronne, si ces infamies sont à lui, c’est le radotage d’un vieux pécheur qui meurt comme il a vécu ; il appelle précieux les contes de Marot & de Rousseau qu’il dit écrits sous la dictée des Dieux des Jardins, & dont il blâmé la grossiere obscénité. Quel juge ! Si les ouvrages les plus obscenes sont precieux, les ouvrages vertueux sont donc bien méprisables. L’obscenité ne doit jamais souiller la plume d’un galant homme , il a raison : Video meliora, proboque, deteriora sequor. Pourquoi ses poésies sont-elles donc si licencieuses ? C’est que l’ amour est nud, mais il n’est pas crotté . Y pense-t-il ? C’est précisément la nudité qui fait l’obscénité. La crotte la diminue en couvrant la nudité ; les voiles épais lui déplaisent ; il n’aime que les gaze légeres qui laissent voir le nud : voilà toute la réforme & la décence du théatre, & des écrits modernes. L’amour étoit autrefois croit, la nudité en étoit presque couverte & dégoûtoit en vice. Il est aujourd’hui propre, net, élégant, mais toujours nud ; c’est une obscénité élégante, encore plus pernicieuse que quelqu’Apologiste : il parle contre lui-même.

Les Grecs, excessifs, ou detracteurs cruels, persécutoient leurs juges, & deifioient les bouffons ; c’etoit un peuple charmant  ; l’injustice la méchanceté, la folie sont donc bien charmantes ; ils etoient vifs, legers, railleurs, (gens de théatre,) amoureux de cette philosophie qui se mocque de tout, parce qu’elle n’attache de prix à rien, estimant leurs Poëtes plus que leurs generaux, preferant la representation d’une piece au gain d’une bataille, ils auroient oublié les maux que leur fit la guerre, si en l’avoir mise en Vaudevilles.   Les petites maisons sont donc bien charmantes ? Ceux qui en sont charmés, sont donc bien charmans ? Aussi le théatre se fait gloire de les imiter ; ce ne sont pas, il est vrai, les sept sages de la Grece, ils sont trop sérieux ; mais voici les modeles qui ont plus de charmes : Anacreon est le Poëte le plus aimable de l’antiquite , (sans en excepter Homere, Virgile, Horace. Qui peut en douter ? Il a fait une vingtaine de petits contes) qu’il puisoit dans les yeux de sa Maîtresse, dans le desordre de la table, l’entretien de ses amis  ; c’est-à-dire, que c’étoit un libertin & un yvrogne qui a mis en petits vers des propos bachiques & licencieux. Est-il rien de plus aimable ? On l’a mal traduit, on l’a defiguré. Dorat le fait-il ? L’Auteur n’entend pas le grec ; Madame Dacier l’entendoit, & des chansons de crapule ne sont pas difficiles à traduire ; Mais on ne trouve rien de fort agréable dans sa traduction. Sans doute c’est que l’original tant vanté, n’est qu’un amas de fadaises ; le Chansonnier Panard vaut mieux que lui, & il a eu quelque célébrité ; mais il n’est pas assez licencieux pour avoir une longue vogue.

Lucien , dit-on, a beaucoup d’esprit , il est vrai, & beaucoup plus qu’Anacreon ; mais ce n’est pas par quelques contes infames qu’il s’est fait un nom, c’est par ses dialogues. L’auteur peut-il traiter le conte de l’âne d’or si grossiérement obscene, si généralement méprisé, de chef-d’œuvre de gaieté, de finesse, de narration ? Voici ce qui fait à ses yeux le mérite de Lucien : J’aime sur-tout le dedain philosophique, cette noble independance qui ne plie que sous le joug de la raison. Avec lui la vanité n’a point de subterfuges, il la poursuit dans son dédale, il se fait jour à travers ce brouillard d’encens dont les grands sont enveloppés, il les apprétie, leur arrache ce masque, & les expose à la risée de l’univers. Il fait descendre les Dieux de l’Olympe, les Rois de leur Thrône, les Héros de leur Char de triomphe, tous viennent rougir à ses pieds de leurs vices & de leurs foiblesses. Que ne servent-ils d’exemple aux hommes timides qui rampent dans le cercle étroit des bienséances serviles, & qui osent écrire quand ils craignent de penser ! L’Auteur n’a pas ce reproche à se faire, il n’est point timide, il ose penser, & le cercle des bienséances serviles n’est pas pour lui bien étroit, il le franchit aisément, ce n’étoit pas le genre de mérite qu’il falloit choisit pour modele & en faire l’éloge. Apulée dans son âne d’or a quelque trait en petit nombre de ce libertinage. Il ne leur doit pas non plus que Lucien sa fortune littéraire. Le Philosophe Platonicien a bien des choses estimables qui sont oublier cette honteuse tache ; cette tache revient souvent & trop vivement dans l’Auteur moderne pour être oubliée.

Dorat ressemble à Lafontaine par le libertinage & la paresse, il l’avoue, & s’en fait gloire. Que je regrette ton genie, ton abandon, ta bonhommie, j’ai, comme toi, bien du loisir, avec beaucoup d’entousiasme, comme toi, j’aime le plaisir, & là finis la ressemblance ; que le temps me laisse mes jeux, & qu’il emporte mes ouvrages. Lafontaine faisoit de lui-même un pareil portrait, la ressemblance finit là, non-seulement par l’inégalité des talens & des succès, mais encore par l’inégalité de la licence dans un sens contraire. Les contes & la plupart des œuvres de Dorat sont beaucoup plus licencieux que les contes de Lafontaine ; c’est une vraie nudité, une infâme obscénité, en style plus élégant que Marot, Regnier, & Rabelais, mais plus dangereux ; il ne s’en cache pas, la modestie lui est inconnue ; on n’a pas besoin de savoir qu’il étoit livré au théatre & aux Actrices ; son style, selon l’expression de Boileau, se sent des lieux que frequentoit l’Auteur ; il allarme souvent les oreilles pudiques .

Voici l’éloge qu’il fait de Lafontaine, dont il se pique d’être l’adorateur & l’imitateur. Notre divin Lafontaine, (sachons en quoi consiste cette Divinité nouvelle, pour lui dresser des Autels,) a fait des contes ; la posterité n’oubliera jamais Joconde, l’Oraison de St. Julien, les Cordeliers de Catalogue , trois contes très-licencieux, & les deux derniers impies. Son Apothéose n’est pas moins ridicule. Les contes sont comme les archives de l’amour & de la galanterie. N’est-ce pas un beau titre à la Déification ? Sans doute, c’est la Divinité de la Déesse de Cythere & du Dieu des Jardins. Quelles varietés dans les details , (que d’images lascives !) Quelles verités dans la narration , (vérité des contes !) Il seduit, il entraîne , (Dorat dit vrai, séduire les hommes, les entraîner dans le vice : est-ce un mérite ? Aux yeux de Mr. Dorat, la vertu seroit un crime.) Ses defauts même sont des graces , (& ses graces sont des poisons.) Il ressemble aux beautés à qui le negligé siéd mieux que la parure , (ces beautés plus séduisantes inspirent-elles la vertu ?) Il n’est pas étonnant qu’après avoir fait un Dieu de Lafontaine, il l’invoque comme Apollon. Invocation ridicule que le bon homme n’entend guere dans l’autre monde. Id cinerem, aut manes credis curare sepultos. Les Païens pouvoient avoir raison d’invoquer celui qu’ils croyoient un Dieu ; mais la Divinité de Lafontaine dans quelle tête entre-t-elle ? C’est toujours par rapport à la grand-œuvre de ses contes, Archives sacrées de la pudeur. L’amour qui te doit ses succès & plus d’une heureuse nuitée. (Quel torme, quelle image !) L’amour respire en tes portraits, & tu rimas sous sa dictée, les plus jolis coups qu’il a faits. Quelque fois sa verve s’allume, & déconcerte la pudeur ; mais la licence de ta plume prouve elle-même ta candeur. On ne peut s’y méprendre ; voilà qui est Divin pour un Prêtre de Vénus.

D’un autre côté, il dégrade son Dieu. Ce divin Lafontaine n’est que l’enfant gâté de la nature. Il est sans génie & sans esprit ; tout son génie est un instinct  ; ce n’est qu’une bête, il l’ignoroit lui-même ; il étoit sublime sans le savoir . Un chien est donc aussi habile que lui, il a un instinct plus fin encore sans le savoir. Jamais il n’a cherché les fleurs dont il a semé ses ouvrages ; elles se présentoient à lui, il n’avoit que la peine de les cueillir, & ne se donnoit jamais la peine de les arranger. Il y a bien du désordre dans ses ouvrages. Voilà qui justifie tous les traits de sa vie, que, contre la foi de toutes les histoires, ses derniers panégyristes voudroient révoquer en doute que ce n’étoit pas un Fabuliste, un homme qui composoit des fables, mais un Fablier, un arbre qui porte des sables, comme un Pommier des pommes, un bon homme qui ne sait rien, & ne connoit même pas son fils ; un automate, une bête que le bon Dieu n’auroit pas le cœur de damner . Selon l’expression de sa servante, lorsqu’on voulut lui porter les Sacremens, dont tout le monde faisoit si peu de cas, qui, ni Louis XIV, qui recompensoit tous les gens de lettres, ne pensa à lui, ni l’Académie ne songea à l’adopter, ni Boileau, qui étoit lié avec lui, & avoit vu ses ouvrages, ne le crut digne ni de ses satyres, ni de ses éloges, & lui-même fit brûler ses contes divins dont il fit une sincere pénitence.

Le parallele de Petrone & de Lafontaine est une contradiction fort plaisante ; tous deux loués avec excès sont parvenus à l’immortalité par des routes toutes opposées, Petrone par la famïliarité avec les grands, Lafontaine par la société avec la populace. Le premier, l’Auteur le plus obscène de l’antiquité même grossierement ; est pour cela même un homme admirable, Chevalier Romain, Proconsul de Bithinie, Consul sous Néron, & plus que tous cela ; (voici son vrai mérite :) & plus que tout cela, homme de plaisir & de bonne compagnie ; il savoit rendre avec éloquence les objets les plus licencieux ; il excelloit en ce genre ; personne n’a porté plus loin la recherche de la volupté & l’érudition du luxe & des plaisirs. (c’est un grand talent ;) libertin aimable dont les couleurs sont toujours fraiches, & qui ne peint les passions qu’apres les avoir senties, (c’est une vertu héroïque ;) il fait voir combien il connoit les femmes. Il les donne toutes pour des prostituées. Ce n’est pas un éloge flatteur du sexe, mais une balance à laquelle Dorat pese le mérite des Ecrivains, & veut qu’on pese le sien. Un Mousquetaire, il est vrai, n’est pas un Consul Romain, mais les couleurs fraiches du vice, les passions senties, le libertin, l’homme de plaisir, ne sont pas en Bithinie.

Il ajoute, pour faire sa cour sans doute, ou pour se faire valoir, la familiarité des grands, quelque depravés qu’ils puissent être, est très-utile à un Ecrivain, (pour le rendre dépravé aussi ;) on y trouve cette aisance, cette politesse, cette aménité, ce vernis de l’esprit, ces fleurs de l’imagination, (assaisonnement de la dépravation ;) c’est toujours avec distinction qu’ils sont vicieux & ridicules, (belle noblesse ;) c’est à Claude, (Empereur crapuleux,) & à Messaline, (dont il vient de parler, une héroïne du vice,) que Petrone est redevable de son immortalité , (quelle école ! quelle immortalité !) Toute la poétique d’Horace, de Vida, de Boileau ne valent pas leçons de Claude & de Messaline. Ce ne sont que d’harmonieuses inutilités La crapule, la débauche sont des vrais Appollons. Pour cette raison, apparamment, l’Auteur a la plus intime familiarité avec des Actrices ; tout son livre est plein de ces noms illustres : ce sont toutes des Princesses & des Reines ; il a appri à leur toilette l’éloquence, la politesse, l’aménité, le vernis de l’esprit, les fleurs de l’imagination, sans compter la fleur de la vertu, le venin de l’irreligion & de l’indécence. Les Actrices sont de grandes maîtresses, aussi tout se ressent chez lui de ce vertueux commerce.

Le Divin Lafontaine s’est frayé une route à la gloire toute opposée. Il ne fut lié qu’avec la lié qu’avec la lie du peuple. Il y appris les principaux traits de ces Tableaux ; il a peint la nature bourgeoise. , & même au-dessous de la bourgeoise. Qu’est-ce que c’est qu’une nature bourgeoise ? La nature n’est ni noble ni roturiere. Pour nos Marquis, nos Barons, tous nos Geus titrés ne remplaceront-ils pas les Païsans, les valets, les Muletiers, personnages si distingués dans Lafontaine ? Pourquoi à la place de Catau & de Perrete ne prendroit-on pas nos jolies femmes qui toutes sont si près de la nature ? Les Ouvrages de Lafontaine n’ont que trois objets : ses fables ont les bêtes. Les autres, la débauche du bas peuple, & des Moines libertins, des gueux, des valets, païsans, muletiers, savetiers, Hermites débauchés. Il semble n’avoir vêcu que dans des guinguettes & fréquenté que la canaille. Ce terme est peu noble, mais c’est précisément celui qui lui convient. Tous les Conteurs sont à-peu-près de même. Regnier, Marot, Bocace, &c. sont aussi roturiers ; ils n’en ont pourtant aucun aussi encanaillé que Lafontaine. Dans ses fables même, s’il mêle quelqu’homme à ses animaux, c’est quelques bucherons, serruriers, villageois On y trouve aussi plusieurs de ces contes mêlés à ses fables, & en cent endroits de la galanterie, qu’un sage Gouverneur ne donneroit point à ses enfans. Aussi a-t-on fait une édition des Fables choisies, d’où l’on a sagement élagué toutes ces dangereuses folies. Sa vie ressembloit à ses écrits. Il a eu quelques amis distingués qui se moquoient de lui ; mais il vivoit communément avec le bas peuple. La Marquise qui le prit par charité chez elle, parce qu’il n’avoit pas du pain, en faisoit son amusement, parce qu’il lui contoit plaisamment les galanteries de la Grenouillere, comme les Princes avoient autrefois des boussons qui les divertissoient. Son goût décidé pour la fainéantise & l’insouciance le tenoit naturellement dans la bassesse, il lui falloit des efforts pour se guinder plus haut. On trouveroit cent personnes dans la populace qui conteroient des fables aussi bien que lui, s’ils savoient faire des vers, & encore quels vers ?

L’éloge de Chaulieu ne fait honneur ni à ses vers ni à ses mœurs. Chaulieu , dit-il, a connu la volupté, mais il ne l’a chantée que par saillies. Il en eut toujours la chaleur, mais non jamais le recueillement. Ses ouvrages sont des éclairs ; les émotions qu’il donne sont si promptes, que l’ame n’a pas le temps de les rassembler & d’en former le sentiment, cet acte intérieur & délicat qui seul constitue le plaisir. Peut-on explique sans rougir cet infame galimathias ! Peut-on l’expliquer même en rougissant ! Cet Abbé, Poëte, étoit d’une bonne maison, quoiqu’il fit des jolis vers ; il avoit l’imagination brillants, l’ame sensible & pleine de chaleur, ouverte aux douces impressions de la volupté. (Un libertin :) Il est diffus, incorrect, mais pénétré de ce qu’il écrit : qualité prétieuse à qui l’on doit le peu de bons vers qu’on lit, encore peint-il Lisette avec un chapeau de fleurs, on voit qu’il a souvent consulté son modele, il ne parle de ses goûts que comme un maître dans l’art de jouir, & dès long-temps exercé aux plaisirs qui le précedent. Chez lui les idées de la destruction n’ont plus rien d’affreux ; il s’est familiarisé avec elle, & n’en avance pas moins dans les délices de la vie, quoiqu’elles se rapprochent des termes dont il ose envisager la perspective. C’est que son Epicurisme affranchi de la servitude des préjugés, & se représente au bout de sa carriere un Dieu bon qui lui tend les bras, non un tyran imaginaire attendant aux bornes de l’existence, un être qu’il a créé foible pour le punir de ses foiblesses & lui faire expier par une éternité de douleur des plaisirs d’un instant. Un Chretien voudroit-il finir ainsi la vie ? Un Chretien ose-t-il tenir ce langage ?

Mr. Gresset, dont il loue avec raison les talens & les vertus, auroit dû lui savoir mauvais gré, s’il eût daigné s’en appercevoir, d’être traité d’imposteur, qui n’a quitté le théatre que par paresse, sans être persuadé de son danger ; quoiqu’il l’ait autentiquement déclaré par une lettre aussi édifiante que bien écrite, que tout le monde a vu, & qu’il le soutient par une vie très-chrétienne, avec l’approbation d’un saint Evêque. Témoignage de tout un autre poids que l’assertion calomnieuse d’un libertin. Dorat ne peut se convaincre qu’il ait sérieusement regardé comme un scandale public la faculté d’orner, la raison dégager la morale, d’intimider les méchans . Ce n’est pas entendre les termes une faculté n’est pas un scandale  ; mais employer ses talens à jouer des comédies & fournir matiere au Théatre, & à favoriser l’infame & pernicieux metier des Comédiens, c’est aux yeux du sage Gresset & de tous les gens de bien, un scandale publique qu’il a dû réparer publiquement, très-sérieusement, comme il a fait.

Quoique Voltaire soit son héros, il en dit plus de mal que de bien sur sa licence & la méchanceté. Parlant de la Poésie érotique ou voluptueuse , c’est-à-dire, galante & licencieuse, il dit, Voltaire, un composé de tous les esprits, & si l’on peut dire le sublimé de toutes les imaginations qui l’ont précédé, a été & est encore tout ce qu’il veut, un composé, un sublimé de Regnier, de Rabelais, Vergier, Chaulieu, Grecour, Lafontaine, &c n’est rien moins qu’un livre de morale ; c’est même un sublimé corrosif ; Voltaire , dit-il, se saisit de l’arme du ridicule, qu’il manie avec tant d’avantage & de cruauté ; il a donné l’idée du persiflage qui est la décomposition des objets imposans, réduits à leur juste valeur à pulvériser les titres qui décorent des Nains. Il s’est chargé de ce soin dans la plupart de ses ouvrages fugitifs. Heureux s’il n’avoit pas porté trop loin un talent dangereux, dont le seul dédommagement est le plaisir d’avoir nuit. Jouissance morne, inquiéte, qui répugne à toute ame honnête, qu’un Egoïsme féroce n’a pas encore dénaturé. Tels sont ses petits Romans, ses Poèmes satyriques, ses Lettres, &c. Cette cruauté, ce persiflage, cet Egoïsme féroce, cette ame dénaturée, si peu honnête, cette jouissance morne, inquiéte, ce plaisir de nuire, ce talent dangereux, ne sont pas un panégyrique flatteur de ce composé admirable, de ce Sublimé. C’est pourtant un admirateur décidé d’un homme si peu aimable & si peu estimable.

Les éloges gigantesques de Voltaire sont le ton du jour & le refrain des chansons d’une société de beaux esprits philosophes. Le sieur Dorat qui, dans ses ouvrages, parle comme lui & enchérit même sur lui, se donne ce bel air, & quelques pages après dément son panégyrique par des portraits affreux. Voltaire embrasse les deux poles du monde littéraire. C’est dommage que cette expression tout-à-fait neuve ne soit pas venue à l’Auteur du Voyage de la lune, elle auroit très-bien figuré dans son Pédant joué, pour peindre l’immensité de sa science. Ou ne devineroit pas en quoi consiste le bonheur de la France. Nous sommes fort heureux qu’il existe à Geneve un vieillard pour nous faire rire. Tel est donc le mérite & l’emploi sublime de ce prodige de science & de talens de faire rire. Que la France est heureuse d’avoir un Bouffon de quatre-vingt ans. Dans quel deuil va la plonger sa mort prochaine ! Le jeune homme qui ne connoit que ce bonheur, est aussi sage que ce vieillard. Ces deux âges se touchent ; cet Ecrivain immortel, universel, adoré de la nation , c’est-à-dire, d’une poignée de libertins qui sont les antousiastes de leur vieillard de quatre-vingt ans, parce qu’il prêche l’irreligion & le libertinage, qu’a-t-il fait de plus remarquable ? Sur quoi est fondée cette gloire qui embrasse les deux poles ! Sur les contes de Vadé qu’on lui attribue, L’Histoire universelle, Roman ! de sa façon, Mahomet, la Henriade, ouvrage où il a le moins menagé la Religion & l’Etat, par un fanatisme d’impiété bien plus pernicieux que celui qu’il attaque. Ce choix est maladroit. Voltaire qui avoit de l’esprit, des talens, des connoissances, un style agréable, & avoit donné d’autres ouvrages qui méritoient la préférence ; on a sans doute voulu mettre un correctif à l’excès de ses éloges en découvrant l’endroit foible.

Voici un correctif bien plus violent, un ouvrage dans le goût de Philotanus de Grécour. C’est une lettre de Beelzébuth à l’occasion du Poëme infâme de la Pucelle, écrite du fonds des enfers à Voltaire son premier ministre, où l’irreligion & les mœurs sont tournées en décision. Les plus grands ennemis de Voltaire ne l’ont jamais plus maltraité que son ami Dorat ; il suffit de rapporter cette piece imprimée dans ses œuvres. La corruption y est si à découvert, qu’elle ne peut que faire horreur. Elle peint encore d’autres Auteurs qu’on voudroit faire estimer, & que l’on décrie. On appelle badinage cette trop véridique infamie.

    O mon cher fils ! la moitié de moi-même,
Que je choisi pour remplir mes desseins,
A qui mon souffle inspira l’art suprême,
L’art de charmer, de damner les humains.
Sur un fourneau qu’on t’a chaussé d’avance
En trait de feu, je te retrace ces vers.
A toi ! le Diable est le Dieu de la France.
Moi Beelzebuth, l’Apollon des enfers.
Déjà l’ardente & prompte renommée
M’entretenoit d’un Poëme enchanteur,
Dont gémissoit l’innocence allarmée ;
Sur cela seul, je devinai l’Auteur.
A mes transports mon cœur ne peut suffir,
Je fis soudain élargir mon Palais ;
Je sais, amis, le pouvoir de ta Lyre,
Un de tes vers me fait mille sujets :
Les médecins, la peste & les Anglois,
Moins que ta plume, ont peuplé mon empire.
Une ombre enfin, un phantome fourré,
Docteur profond, des mortels révéré,
Mais préferant la Pucelle au Breviaire,
Apporte ici l’infernal exemplaire.
Nous courons tous vers le vieux Réprouvé,
On l’interroge, on voltige, on s’empresse,
Entre nos bras doucement soulevé,
Le livre en main, il surmonte la presse,
Vous étiez là vous charmans séducteurs,
Dont l’immortelle & brillante malice,
Se perpétue & vit dans tous les cœurs,
De l’univers, folâtres séducteurs,
Chers criminels dont je suis le complice.
Vous, Martial, Ovide, Anacréon,
Chaulieu, Grecour, toi, l’ami de Mecene,
Toi, tendre muse, amante de Phaon,
Toi, libertin & joyeux Lafontaine,
Tous gens choisis, tous arbitres experts,
L’enfer se tut pour écouter tes vers,
Et dans le temps que notre ombre en fourrure,
A haute voix nous en fit la lecture.
Moi-même ému de tes propos lassifs,
Je crus sentir, plein d’une aimable yvresse,
Un air plus doux & des charbons moins vifs,
De tes accords, l’harmonieuse adresse,
Humanisa ma sombre austerité,
Et sur mon front, siege de la tristesse,
On vit, dit-on, briller la volupté.
Mais que le chant a de force & des charmes,
Où du tenare égayant le tableau,
Tu peins les ris dans le sejour des larmes,
Et les plaisirs dans le sein du tombeau.
Ou détrompant le crédule vulgaire,
Ta main hardie ose offrir à nos yeux.
Tant de damnés qu’en fete sur la terre,
Foule d’élus qui brulent dans ces lieux,
Malgré leurs cris, de concert on t’admire ;
Ah ciel quel feu ! Quelle lubricité !
Disoit Sapho, dans ces vers je respire,
Quel naturel ! Quelle légéreté !
Disoit Grecour, quelle fine satyre !
Seul dans un coin, Lafontaine enchanté,
Se déroboit pour éclater de rire,
Non, disoit il, je n’ai pas mieux conté.

Le divin Lafontaine, l’immortel Voltaire, le charmant Chaulieu, doivent-ils être bien flattés de ces éloges ? Leur véridique Panégyriste doit-il l’être beaucoup de l’idée qu’il donne de lui-même.

Il traite les Actrices & les Danseuses dont il est épris comme les célébres faiseurs de contes. il nomme la plupart, Clairon, Fanier, Arnaud ; Doligni, Allard, Guimard, Dubois, Dangeville, d’autres, selon, la nomentclature du Théatre, Eglé, Théodore, Corvine, Vestris, Ziphilis, Rosine. Toutes sont célébres de deux manieres differentes & très-vraies ; les transports, l’yvresse, le délire de l’amour, sont la description de leurs attraits & de leurs faveurs ; les remords, la réflexion, la probité sont le détail de leurs vices & de leurs bassesses, légereté, parjure, infidélité, vanité, friponnerie, sans mœurs, sans religion, sans décence, sans droiture, ranconer les amans, dépouillant les riches, Midas coupant la bourse aux enfans de famille, les rendant prodigues, dissipateurs, libertins, corrompus, les Juges dictant leurs arrêts ; jamais on n’en a dit tant de mal & tant de vérité. La passion est peu d’accord avec elle-même. Mon cœur est courageux, si ma tête est légere , dit-il de lui-même, le courage, la légéreté sont des termes bien radoucis.

Ses amis ne sont pas mieux traités dans les ouvrages qu’il leur adresse, il les suppose libertins & sans religion, & leur parle sur ce ton. Ils ont dû lui en savoir mauvais gré. Peut-on être flatté de l’entendre dire & voir imprimé : Je l’ai vu par un goût volage séduire & tromper la beauté ; changer chaque jour d’esclavage, être pris, repris & quitté. Le Paradis de Mahomet vaut-il l’enfer de la Pucelle ? Et c’est à l’yvresse des sens que l’on reconnoit tes ouvrages. Je t’attens le verre à la main, & je t’attens avec Corrine. Ces graves sots qui s’établissans, s’érigent en Législateur, & de leurs rêves s’applaudissent. Aller rêver dans l’autre monde, puisque la vie est un sommeil, rendons-nous heureux par des songes. Il faudroit copier toutes ces petites pieces qui ne respirent que le libertinage & l’irreligion, d’ailleurs sont fort peu de chose.

Depuis le premier recueil de ses œuvres, Mr. Dorat vient d’en donner un second qui ne vaut pas mieux, ou plutôt une nouvelle Edition où il y à inséré quelque piece fugitive composé depuis, il est intitulé, mes Torts, ou nouveau Mêlange de Poésie pour servir de suite à mes fantaisies. Titres bisarres qui ne dit que trop vrai ce sont des vrais Torts : peut-on en avoir de plus grands que de blesser la religion & les mœurs. Ce ne sont que des Fantaisies, c’est-à-dire, des vers frivoles sans ordre, sans suite, qui n’ont de mérite que la licence qui y regne ; il faut pourtant que l’Auteur ait donné quelque marque de conversion. Car voici l’éloge qu’en font Mrs. Castillon dans le Journal, si même cet éloge n’est l’ouvrage de Mr. Dorat que l’amitié aveugle a eu la foiblesse d’adopter.

Il est inconcevable que cet ingénieux Ecrivain dont les poésies sont si agréables, si riches, si variées, qui, par son honnêteté, autant que par son talent, honore depuis tant d’années notre Parnasse ; bon citoyen, ami de ses rivaux, du caractere le plus doux, ennemi de toute intrigue, détestant les cabales, évitant avec le même soin & l’adulation & la satyre, ait à se plaindre de son siecle,

Nous ne connoissons point sa personne, nous n’examinons point son mérite poétique, mais ce que nous venons de rapporter, pris de ses œuvres sur la religion & les mœurs justifie le mécontentement de son siecle, & fait voir le fond qu’on peut faire sur les éloges des Journaux. Continuons.

Le reproche de frivolité qu’on lui fait est singulier à l’égard d’un Poëte qui ne doit présenter la morale que sous le voile leger des graces, (la gaze de l’obscénité.) Maret, Lafontaine, Chaulieu n’auroient fait qu’en rire, (bons garans, beaux modeles, belle apologie.) Ma frivolité , dit-il, ne s’est jamais laissée corrompre par le fanatisme des Sectes, (c’est-à-dire, du christianisme,) ni par celui des opinions nouvelles, (quoiqu’elles percent par-tout.) Ma frivolité y pratique tout ce qui est honnête & respecte pour ce qui est sacré, (excepté la décence & la religion.)

Le Journal rapporte tout au long une piece de vers dont voici des traits :

    Amans des Muses, pauvres diables,
Qui courez à la gloire au milieu des sifflets,
            Et qui vivez bien misérables
Dans le visible espoir de ne mourir jamais.
J’ai vu gémir Lachifoniere
            Sous le grave poids de Bacon,
Loke Empré Chloe, lise, la Miscandiere,
            N’applaudit, n’admire Voltaire
            Que quand il éxplique Neuton.
Dans un temple charmant que le goût se rappelle,
            Et dont lui seul étoit le Dieu,
            L’amour avoit une chapelle
    Que desservoit ce grand Prétre Chanlieu,
Pontife un peu gouteux, mais Célébrant fidele ;
Si digne en tout des Prêtresses du lieu,
             Et cite-moi deux accidens plus tristes
            Que les dînées d’agriculteur
            Et les soupés d’économistes.

On rapporte cela pour prouver que Dorat aime jusqu’à ses rivaux, évite toute satyre. Tout son livre est plein de sarcasmes contre tout le monde, même contre les actrices ses divinités.

Le livre des trois Siecles qui fait l’éloge des talens poétiques, de Dorat sans entousiasme, ajoute : Ses productions sont des especes de phosphore qui éblouissent un instant pour se perdre dans l’obscurité fameuse, ressemble à une femme plus jolie qu’intéressante, sans cesse occupée à plaire, & qui plait en effet à ceux qui preferent l’art à la nature. Le ton petillant & cavalier à la modestie & à la pudeur ; elle annonce le caractere & les maneges d’une coquette qui a toujours la même façon de se mettre, la même demarche, les mémes manieres, le même jargon, & au milieu de son changement perpetuel d’ajustement & de fantaisie, de conversation, entraînée par son temperamment, ne la porte que vers les plaisirs faciles, quelquefois raisonnables, mais par caprice ; il est fâcheux que cette muse pétillante & legere paroisse gâtée par le commerce des actrices, trop de complaisance à parler d’elles, à en affecter le langage, est un defaut qui la depare On ne peut pas se plaindre. Ce portrait est bien radouci.

Les Baisers & le Mois de mai sont deux Poëmes infâmes du sieur Dorat, une suite des tableaux obscenes & des nudités a demi gazées par un langage élégant & des vers faciles, une imagination riante qui assaisonne le vice & le fait boire à longs traits. Il est orné de quantité de vignettes & de culs de lampe, analogues au texte qui peignent les objets les plus dangereux, magnifiquement imprimé à la Haye. L’abbé Aubert, quoique peu difficile dans ses extraits & dans ses propres ouvrages, tels que Psiche, n’a pas osé en transcrire les images. Le ton de la galanterie qui y regne, quelque motif qu’ait eu l’Auteur, tranche trop avec le caractere de certain Journaux, (faits par un Prêtre,) pour qu’on puisse désaprouver leur silence sur les endroits où ce ton domine davantage. Les Jésuites, dont il a continué le travail, n’auroient pas parlé d’une maniere si radoucie ; malgré leur morale relachée, voici comme parle le plus relaché : Busembaun (de sext. præcept. dub. 1.) Intentio & sensus venereorum est mortalis, & excludit à regno cœlorum. Oscula, amplexus, aspectus, tactus & similia ob delectationem venerèam & si non perfecta sunt semper peccata mortalia, facientes libros, & picturas excitantes ad libidinem peccant mortaliter. (Ces trois lignes sont précisément tout Dorat.) Cette morale n’est pas douteuse dans le christianisme.

L’impudence du libertinage va jusqu’à vouloir justifier ces infâmies, & à les justifier si maladroitement, que l’apologie même les condamne. La galanterie françoise est un trafic de faussetés, d’inconsequence, de medisances, un mensonge convenu entre les deux sexes, rien de si sot que nos jeunes gens, rien de si ridicule que leur persiflage sur l’amour, l’ennui profond d’une ame sterile, perce à travers leurs ris d’etiquette, emprisonné dans un cercle distingué qui les degradent, ils vieillissent en pirouettant. Les gens mariés ne valent pas mieux, selon lui. Accoutumés à mépriser leur maîtresse, ils ne savent comment s’y prendre pour estimer leurs femmes, tout se reduit à payer cher des Courtisannes qui sont grace à nos merveilleux de l’honneteté, comme formant avec elles un contraste incommode, qui les debarasses lestement de leur santé, de leur argent, de leurs principes, ils sont leurs dupes, ils le savent, qu’importe, il faut être au courent, pensionner le vice, vegeter aux pieds de l’idole & la couvrir de diamant, pour être cité comme un homme essentiel dans les coulisses de l’Opera, &c. Quel portrait du monde qu’il connoit bien !

Après ce préliminaire qui sert de préface, on peut lui demander pour qui écrivez-vous donc ? Est-ce pour les gens vertueux qui sont en si petit nombre ? Non, sans doute, ils ne liront pas des vers si licencieux, ils en auroient horreur. Est-ce pour les libertins que vous avez si bien peint ? Méritent-ils d’exercer votre plume ? Espérez vous de les convertir en nourrissant leur corruption par des vers & des estampes si libertines ? Est-ce donc de ce genre d’homme que vous pouvez attendre la décence qu’ils bravent ? L’amour Platonique qui n’est qu’une chimere, & qui n’en est qu’une pour ceux qui n’ont jamais connu que l’amour grossierement phisique, le seul que trace votre pinceau, vous n’excluez que le cynisme effronté de Catulle, & vous le donnez sous un voile, vous vous rejettez sur Montagne, & qui jamais s’est plus donné les Coudees franches, qui nomme plus effrontément les choses par leurs noms ? Vous traitez de fausse délicatesse cette volupté vraie qui naît de la nature, se nourrit dans l’ame, la concentre, & ne l’y ôte que pour la faire jouir avec plus de recueillement & de vivacité, inspirée par Thaïs, &c. Le théatre sans doute adopte ces idées infames, la vertu les verra-t-elle sans rougir ? Mais tous les jours on désapprend à rougir par la lecture des mauvais livres. La licence de la Presse est incroyable, il s’imprime ; il se débite sans cesse de mauvais livres ; le royaume en est inondé ; c’est l’objet d’un commerce immense.