(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre III. Autre continuation des Mêlanges. » pp. 45-87
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-neuvieme. — Chapitre III. Autre continuation des Mêlanges. » pp. 45-87

Chapitre III.

Autre continuation des Mêlanges.

L’ Essai sur le Mérite & sur la Vertu, qui parut en 1745, n’a été fait que pour établir le Théisme ; c’est-à-dire, la Religion naturelle. Quelques notes qu’on a mises au bas des pages, pour adoucir les endroits les plus révoltans, ne sont qu’un palliatif qui lui-même n’est pas exempt de poison. Un mépris inutile & indécent de la Philosophie & de la Thêologie de l’Ecole, & un goût décidé pour les Philosophes Anglois & leurs systêmes ; des déclamations outrées contre le fanatisme, l’enthousiasme, c’est-à-dire, la piété & le zele de la Religion ; l’affectation de la profession déclarée de ne jamais parler des Mysteres & de la Religion revêlée, tout attribuer à la raison & à la nature, sans aucune mention de l’Evangile, de la Grace & de la fin surnaturelle : c’est un vrai Pélagianisme qui fait honneur de toutes les vertus au libre arbitre, sans reconnoître que la nature corrompue par le péché originel est incapable de pratiquer & de connoître cette perfection, sans la grace intérieure. Erreur encore plus outrée que le Pélagianisme. Pelage parloit du Christianisme comme les Catholiques, admettoit une fin surnaturelle, une Eglise, des Sacremens, un Evangile. Tout cela est inconnu à l’Auteur : il ne connoît que la nature & les vertus morales, un bonheur ou un malheur temporel du vice & de la vertu. Il change jusqu’au langage de la Religion, quoiqu’il en emprunte les idées : la charité est bienfaisance ; la douceur, la patience, l’humilité sont des affections sociales ; les penchans au bien, les remords de la conscience un instinct naturel. C’est une Princesse qu’on dépouille de ses habits royaux pour la couvris de haillons. On veut donner le change, & insinuer que la Religion naturelle se suffit à elle-même pour rendre l’homme heureux & parfait.

Ce Livre, quoique assez bien écrit, est peu dangereux, & n’a eu aucun succès. La partie spéculative est un Systême de Métaphysique absurde & plus inintelligible que les universaux & les cathégories d’Aristote dont il se moque : il ne peut faire impression sur personne. La partie morale, ces tableaux des vertus & des vices ne sont qu’un Evangile déguisé par un langage qu’il se fait, & qui ne laisse voir que la nature. Pour lui-même, il se décrédite par le portrait qu’il en fait. J’aime passionnément mon Dieu, mon Roi, ma Maîtresse & moi-même. Comme si Dieu ne devroit pas être aimé par-dessus toutes choses, comme si l’amour de Dieu souffroit l’amour d’une maîtresse, c’est-à dire, du crime. Aussi ne parle-t-il en cent endroit de l’impureté que comme d’un penchant naturel, d’un mouvement méchanique, d’un besoin insurmontable. Je suis mondain , dit-il, je fais gloire de l’être ; j’ai des passions, je serois bien fâché d’en manquer ; j’ai beaucoup de richesses, & j’en désire encore ; j’aime les plaisirs honnêtes, je les quitte le moins que je pris, je les conduis d’une table delicate à des jeux amusans, que j’intéromps pour pleurer les malheurs d’Andromaque, en-rire des boutades du Misantrope ; je me garderai bien de les imiter. La paix & la tranquilité me conduiront par la main jusqu’au bord du précipice, que l’Auteur de mes jours m’a dérobé, par les fleurs dont il l’a couvert ; & malgré les soins avec lesquels vous vous preparez à un instant que je laisse venir, je dont que votre fin soit plus heureuse que la mienne. Il finit en reprochant aux Capucins l’aumône qu’il leur fait. C’est à mon aisance, pieux fanatiques, que vous devez le pain que votre quéteur vous a porté. Comme s’il y avoit du fanatisme à laisser tout son bien à sa famille & à vivre d’aumône ; & de la genérosité à insulter le pauvre à qui on donne un morceau de pain de son superflu.

Ce tableau, tracé par lui-même, de son cœur & de sa conduite n’est point suspect ; il n’a pas besoin de commentaire. Voilà le Naturaliste qui, faisant à Dieu la grace de croire son existence, ne lui rend aucun culte, & ne connoît aucune autre vie après celle-ci. Voilà l’Epicurien qui ne goûte que les plaisirs des sens, & y met son bonheur ; sure ses passions, dont il seroit bien fâché de manquer ; laisse venir le dernier moment dont il ne s’embarrasse gueres, & seme de fleurs la route qui y conduit. Tel est l’impie dont parle le Sage, qu’il semble qu’on n’ait fait que copier. Coronemus nos rosis , Pour le rendre moins odieux, & en faire une sorte d’apologie (ce qui est tout le but de ce Livre), il y seme des traits de morale, sous le nom d’affections sociales, à quoi tout est ramené.

Il est aisé de comprendre que c’est un amateur du Théatre, cette vie & cette doctrine le suppose, & il ne s’en cache pas. Dans la chaîne des plaisirs qui sont le tissu de sa vie, il passe du lit à la table, de la table au jeu, du jeu au Théatre. Charmé de pleurer avec Andromaque, ou de rire du Misantrope, il n’a garde de bannir les plaisirs qu’il dit honnêtes par des réflexions sombres. Il les fait pourtant ces noires reflexions ; &, par une contradiction singuliere ou plutôt ordinaire à l’erreur, il rapporte les mêmes choses qui condamnent la Scène, & insiste avec force, comme s’il vouloit en éloigner. Nous n’en disons pas davantage ; peut-être le disons-nous moins fortement. La vérité se fait jour à travers les nuages de l’erreur.

En parlant de l’Idolatrie, pag. 83, il dit avec raison, que les mauvais exemples des Dieux sont pernicieux pour ceux qui les adorent ; que le respect & l’estime qu’on a & qu’on doit avoir pour eux fait trouver saint & bon ce qui est détestable. En voyant Jupiter amoureux, se livrant à ses désirs, il est constant que son adorateur doit regarder l’impureté comme une vertu . Sur quoi il rapporte le trait de ce libert dans Terence, dont nous avons parlé ailleurs, qui excuse son crime, & en fait un acte de religion, par l’exemple de Jupiter qui abuse de Danaé, & descend dans son sein en forme de pluie d’or. Ego homuncio non facerem ? Illud feci & lubens. Si la superstition, continue l’auteur, éleve sur ses autels un être vindicatif, colere, perfide, parjure, injuste, le peuple respectant ces imperfections prendra d’heureuses dispositions à la vengeance, à la haine, à la fourberie, à la partialité. Il est aisé de métamorphoser les vices grossiers en qualités éclatantes, quand on les voit dans un être qu’on adore. En eût-il d’abord quelque peine, en répétant ces pieux exercices, il se familiarisera à la longue avec la méchanceté, & en viendra jusqu’à regarder les plus mauvaises actions, non-seulement comme bonnes & justes, mais comme grandes, nobles, divines .

Le Théatre est un tableau aussi dangereux : il présente les mêmes désordres, & avec les mêmes couleurs, dans les dieux & les déesses, dans les héros, dans les princes ; l’élévation du coupable semble les ennoblir, en effacer la bassesse & le crime. Nous n’adorons pas ces dieux, nous ne sommes pas soumis à ces princes, il est vrai ; l’effet de ces exemples sera moins rapide, mais on le sentira tôt ou tard. L’éclat & la grandeur en imposent. Comment condamner ce qu’on respecte, & résister au penchant qui entraîne, quand la route est ouverte par des guides qu’on doit honorer. L’idolatrie de la Tragédie met le sceau aux plus pernicieuses leçons du vice ; la Comédie ne lui prête pas moins des armes, non pas la dignité, mais par le nombre, le commerce, la familiarité des coupables : elle montre le libertinage commun dans le monde, & si accrédité, que les vertus chrétiennes sont des singularités ridicules. Le vice sur le trône, le vice dans la société se réunissent sur la Scène pour creuser le précipice sous les pieds de ses amateurs.

C’est un effet naturel & physique de la nature de l’homme. Nous ressemblons, p. 165, à des instrumens de musique dont les passions sont les cordes. Si elles sont trop tendues, l’instrument crie ; si elles sont trop lâche, il est sourd ; si on pince une corde, on voit des frémissemens dans les autres cordes & dans les instrumens voisins montés à l’unisson. Image parfaite de l’affinité, de la conspiration mutuelle des affections de l’ame avec les impressions que font les exemples : c’est le frémissement des cordes ; le son est toujours analogue à celui qui l’excite, c’est-à-dire, conforme à ses affections. Image parfaite du Théatre : il n’est qu’un orchestre ; les spectateurs sont des violons, leurs passions sont les cordes, l’acteur & l’actrice sont l’archet qui les pince, le frémissement du cœur suit l’impression, & forme avec lui un accord parfait de vice. La conspiration est mutuelle, elle est agréable à tous les musiciens ; l’acteur doit être le premier monté, sentir les passions qu’il représente, pour les inspirer. Cette idée conduit à croire l’ame matérielle ; mais je veux croire que l’Auteur n’a pas voulu insinuer cette absurdité.

Autre réflexion très-vrai, p. 275. Le plaisir cruel qu’on prend à voir des exécutions, des désordres a quelque chose d’incroyable, qui répugne à l’humanité. Se complaire dans les malheurs d’un ennemi, c’est vengeance ; mais s’amuser des malheurs d’une personne indifférente, étrangere, inconnue, c’est un penchant monstrueux, horrible, dénaturé. Tel étoit chez les Romains le spectacle du Cirque qui faisoit leurs délices & l’horreur des Chrétiens & encore parmi ces combats d’animaux, de taureaux, de chien, de coq, &c : une teinte affoiblie de cette affection barbare. C’est la satisfaction maligne des peines d’autrui, la méchanceté brouillonne & folâtre, qui se plaît dans le désordre, qu’on nourrit dans les enfans, au lieu de les en corriger, sous le nom d’espiégleries.   Hæ nuga in seria ducent. Sur-tout entre les mains des femmes. Cette éducation maligne a les suites les plus fâcheuses. Devenu grand, il sera un querelleur, il excitera des dissensions, se battra en duel, peut-être excitera des : révoltes, traitera mal sa femme, ses enfans, ses domestiques, ses confreres, &c.

Tel est le plaisir qu’on goûte dans les Tragédies, le plaisir barbare des maux d’autrui. Quelle satisfaction peut trouver un bon cœur à voir les fureurs d’Oreste, les malheurs d’Œdipe, le désespoir de Phedre, l’assassinat de la sœur d’Horace ? Toutes les Tragédies sont pleines d’horreurs : renversement de fortune, conspirations, assassinats de princes, suïcides, tel en est le dénouement, telle en est l’intrigue. Le corps d’un drame tragique n’est qu’un tissu de crimes & de fureurs ; le Théatre de Melpomene est un cirque, une place de Greve ; le plaisir brutal, un plaisir d’Iroquois qui voit brûler un homme : ce qui a fait la réputation de Crébillon. Cet homme élevé jusqu’aux nues, honoré d’une place à l’Académie Françoise, d’une apothéose & d’une statue dont on vouloit souiller le lieu saint. Homme dans la vérité sans religion & sans décence, méprisable pour les mœurs, médiocre pour les talens, qui dans une vie de quatre-vingts ans a fait trois ou quatre pieces assez mal écrites, dont même on a douté qu’il fût l’Auteur, n’a laissé qu’un fils qui ne fait pas plus d’honneur que lui à la Religion & à la vertu. Cet homme d’un caractere noir & barbare, a coupé en actes, divisé en scènes, mis en vers durs & grossiers les évenemens les plus horribles, & les a fait représenter. C’est le mérite d’un bourreau qui dresse un échafaud & place une roue, y attache un criminel, le brûle, le déchire, étale, prolonge ces tourmens, & en repaît le public. Le goût sanguinaire des comédiens embellit l’échafaud, la roue, le fer, le supplice, & couronne de fleurs le bourreau. Le goût sanguinaire des spectateurs, qui les conduit au Théatre tragique, & que le Théatre tragique entretient & augmente, s’enivre de sang & se baigne dans ces inhumaines délices, applaudit à celui qui fait mieux le répandre, qu’il devroit reléguer chez les Cannibales. La Scène angloise, bien plus atroce, exécute ce que la Tragédie françoise ne fait que représenter. Le Théatre de Londres est couvert de poignards, de poissons, de morts, de tombeaux, & le palais brûlé des spectateurs britanniques mâche avidement les plus fortes épices, & en nourrit délicieusement sa férocité.

Ces abominations souvent répétées, dont on a fait un mérite à l’auteur, au décorateur, mille fois plus dangereuses que les querelles, les jeux malins, les espiegleries de la jeunesse endurcissent le cœur, hérissent l’esprit, brisent les liens de la société. La nation théatrale devient nécessairement cruelle, sans douceur, sans charité, sans compassion, insensible aux malheurs du prochain, à la misere des pauvres, querelleuse, difficile dans le commerce, brusque, intraitable dans la famille, dure à ses domestiques. Ce sont des acteurs tragiques qui réalisent dans la société : ce qu’ils ont vu, entendu, senti, goûté, applaudi sur la Scène, & tourné en habitude.

Voici le portrait qu’il fait des grandes villes où domine le Théatre, qu’on dit si nécessaire pour empêcher de plus grands maux, & qui entretient précisément les mêmes maux dont on le dit le préservatif. Entre les hommes, l’indigence condamne les uns au travail, tandis que d’autres dans l’abondance s’engraissent de la peine & de la sueur des premiers. Si ces opulens ne suppléent par des exercices convenables aux fatigues du corps dont ils sont dispensés ; si au lieu de vaquer à des fonctions honnêtes, ils regardent le travail avec mépris ; s’ils treuvent qu’il est beau de s’ensevelir dans l’oisiveté & la mollesse, il est impossible que les passions n’exercent tous leurs caprices, & que l’esprit qui conservent toute son activité, ne produise mille monstres. A quel excès la débauche n’est-elle pas portée dans les villes capitales d’un Empire (Paris, Londres, Naples, &c.) ? Ces endroits peuplés d’une infinité de riches fainéans & d’ignorans illustres, sont plongés dans le derniers débordement. Partout ailleurs où les hommes sont assujettis au travail, il n’en est pas ainsi. Les désordres habitans des grandes villes & de toute société où la richesse introduit la fainéantise, sont presque inconnues dans les provinces éloignées, dans les petites villes & les familles laborieuses. Les petites villes, les familles laborieuses ne font pas les heureux climats où la Scène a établi son plus brillant empire ; elle y est presque inconnu : mais les villes capitales où le remede souverain de tous les désordres est le mieux préparé & le plus accrédité par les habiles médecins du vice, ou les comédiens & les comédiennes sont le mieux payés & le plus suivis. Ce sont précisément ces villes où le débordement est porté à son comble. A qui donc la dépravation des mœurs est-elle le plus redevable de ses excès ? Au Théatre.

Mais ces excès, dont on ne peut se dissimuler la cause, sont-ils donc si redoutables ? Voici l’idée qu’il en donne : Sans s’arrêter aux coups que cette frenesie de l’amour porte à la vigueur des membres & à la santé du corps, Je tort qu’elle fait à l’esprit est encore plus grand, quoique moins, redouté. Indifférence pour tout avancement, consommation misérable du temps, indolence, mollesse, fainéantisse, révolte de toutes les autres passions, que l’esprit énervé, stupide, abruti n’a ni la force, ni le courage de maitriser, que l’incontinence fuit supporter à la société, & les avantages qui reviennent au monde de la continence, ne sont pas que moins évidens. Aucun passion n’exerce un plus severe despotisme sur ses esclaves ; les tributs n’adoucissent point son empire : plus on lui accorde plus elle exige. La modestie, l’honneur, la fidélité sont ses premieres victimes ; il n’y a point d’affection déréglée dont les caprices impérieux excitent tant d’orages, & poussent la créature plus directement au malheur. Voilà le maux extrêmes. Il est inutile de faire au Théatre l’application d’un portrait si juste. Une expérience journaliere ne laisse ignorer à personne que c’est la source du mal, qu’on y respire l’air le plus contagieux, que ses plus grands amateurs sont plongés dans la débauche, & que les acteurs causent les plus grands désordres dans tous les états, & en tous genres. C’est dommage que ce Livre, où l’on trouve de fort bonnes choses, renferme le venin de l’irréligion.

L’Abbé de Chaulieu s’est fait par des poësies légeres une sorte de réputation, médiocre à la vérité, mais supérieure à son mérite. Il a du naturel, de la facilité, de l’enjouement, des images vives, riantes ; il inspire de la gaieté, même en parlant de la goutte dont il étoit dévoré. Ses écrits sont défigurés par des négligences sans nombre ; sa mollesse voluptueuse ne prit jamais la peine de rien corriger. Le Dieu du Goût, dans le Temple de Voltaire, lui accorde une des premieres places parmi les poëtes négligés, mais non parmi les bons poëtes. Ce n’est par-tout qu’une morale lubrique & bachique. Rimeur trivial, qui ne dit rien à l’esprit & chatouille les sens : le libertinage fut son Apollon. De ses trois volumes on ne feroit pas cinquante bonnes pages. Voltaire dit de lui, Il chantoit en sortant de table. Sa vive imagination prodiguoit dans sa douce ivresse Des beautés sans correction, Qui choquoient un peu la justesse, Mais respiroient la passion. Sa conversation étoit agréable, libre, aisée : il parloit par-tout de volupté en homme qui en est épris, & qui ne respecte rien. Il ne cessa jusqu’à sa mort d’aimer, de boire & de chanter l’amour & la débauche. Il mourut dans un âge très-avancé comme il avoit vécu. A quatre-vingts ans, quoiqu’aveugle, il avoit encore une maîtresse que sa décrépitude ne lui attachoit pas. Plus sage que lui, elle refusa mille pistoles qu’il lui offrit. On l’appelloit Anacréon, parce qu’il étoit libertin dans l’âge le plus avancé, comme ce vieux fou de la Grece.

Il est fâcheux pour sa gloire, dit l’Auteur des Trois Siecles, que la jeunesse ne puisse pas lire ses ouvrages sans dangers, & les gens sages sans indignation. Tout ce qu’il pense, tout ce qu’il dit ne tend qu’à accréditer une philosophie épicurienne, d’autant plus dangereuse qu’il a su la réduire en sentimens. Cette sensibilité impérieuse l’entraînoit vers tous les objets agréables, qu’il savouroit avec réflexion, & qu’il rendöit avec une hardiesse p us que philosophique : il peignoit ce qu’il éprouvoit. Sa licence seule a fait sa fortune : il seroit oublié s’il avoit écrit décemment & chrétiennement. Rien de plus sûr de plaire ; mais rien de plus pernicieux & de plus révoltant aux yeux d’une raison éclairée, que de faire consister tout le bonheur dans le plaisir des sens. Il jouissoit de trente mille livres de rentes en bénéfices, que lui avoit procuré le Grand-Prieur de Vendôme, qui vivoit & pensoit avec sa croix comme l’Abbé avec son collet. Il n’a fait d’autres fonctions dans l’Eglise que de bon repas, des chansons licencieuses, & des commerces avec les femmes. La licence de ses écrits, sa morale épicurienne souilloit une vie qui ne suivoit de religion que la volupté ; des mœurs qui ne connoissoient point de décence lui ouvrirent les cœurs des libertins, & lui donnèrent encore des lecteurs, des admirateurs, des proselytes qui se font gloire de l’imiter, & meritent de l’obtenir ; mais lui fermerent la porte de l’Académie Françoise, où il eut la présomption de solliciter une place. C’étoit alors des titres d’exclusion : on est aujourd’hui plus indulgent. Chapelle dont Chaulieu se disoit le disciple, supérieur en quelque chose, inférieur en d’autres, valoit mieux pour les mœurs : il est pourtant moins audacieux ennemi de la Religion & de la vertu ; mais plus grossier dans ses expressions. Chaulieu ne voyoit que des gens de condition, Chapelle s’enivroit au cabaret avec les premiers ivrognes qu’il y trouvoit : tous deux ne suivoit que la nature. Chapelle avoit été mieux instruit ; son pere naturel lui avoit fait donner une bonne éducation & lui avoit laissé de quoi vivre. Il ne s’engagea pas dans l’Etat Ecclésiastique, & ne dissipa pas en débauche le patrimoine des pauvres.

On vient d’en donner une troisieme édition très-soignée, avec des notes. C’est bien de la peine perdue. M de la Harpe, qui en parle dans le Mercure, fait l’éloge de Chaulieu, & le loue beaucoup trop. Il rapporte, pour prouver son mérite, quelques petites pieces assez médiocres & très-licencieuses, qu’il dit excellentes, par ironie apparemment ; car il n’aime pas un auteur qui a médit de Voltaire, & très-injustement. Voltaire lui est très-supérieur : c’étoit un de ses partisans, de ses compagnons de débauche, & qui, quoique jeune encore, pensoit déjà comme lui. Le commentateur de Chaulieu, aussi peu équitable dans son mépris pour Voltaire, n’est pas plus épargné par son défenseur. Ce commentateur a joint aux pieces de Chaulieu une piece du jeune Voltaire, qui marque plus d’irréligion que de talens. M. de la Harpe, qui la rapporte, en a supprimé une partie peu honorable pour son héros. Il n’en reste que trop dans ce qu’il rapporte, pour connoître & condamner ses sentimens : c’est lui rendre un mauvais service en la publiant ; il s’en rend un mauvais à lui-même, en déclarant qu’il n’estime dans Chaulieu qu’ une douzaine de pieces pleines de sentimens de philosophie & de charmes (comme celle qu’il cite, qu’il dit d’excellent goût, c’est-à-dire, très-licentieuses) qui seront à jamais dans la mémoire des connoisseurs sensibles  ; c’est-à-dire, des libertins, & convenant qu’ on peut sans regret regret retrancher le reste . C’est réduire à pour de chose le mérite de Chaulieu & celui de son panégyriste : mais c’est du moins rendre justice. Le jeune Voltaire, qui pouvoir avoit une vingtaine d’années, puisque Chaulieu est mort en 1720, & qui étoit déjà sans mœurs, sans religion, peint ainsi les parties de débauche qu’il faisoit avec lui.

Que dans ces jours de Dieu benis, Ma Muse qui toujours se range Dans les bons & sages partis Fait avec faisans & perdrix Son carême au château Saint-Ange. Au reste, ce château divin, Ce n’est pas celui du Saint Pere, Mais bien celui de Caumartin, Homme sage, esprit juste & fin, Que de tout mon cœur je préfere. Au plus grand Pontife Romain, Malgré leur pouvoir souverain, Et leur indulgence pleniere. Château Saint-Ange-aimable asyle, Heureux qui dans ton sein tranquille, D’un carême passe le cours. Château que les Amours Batirent d’une main habile, Pour un Prince qui fut toujours A leurs vœux trop docile, Et dont ils filerent les jours. C’est chez toi que François premier Entendois quelquefois la Messe, Et quelquefois par le grenier Rendoit visite à sa maîtresse. Il ne traînoit point après lui L’or & l’argent de ses provinces, Superbe & tirannique appui De la vanité des grands Princes, &c.

Qu’on me dise de bonne foi à quel propos mêler dans une débauche la bénédiction de Dieu, la sainteté des loix de l’Eglise dans le Carême, l’autorité respectable du S. Siége, la pratique sacrée des Indulgences, l’adorable Sacrifice de la Messe, avec l’infâme grenier d’une courtisanne, sans compter les impôts, Superbe & tirannique appui de la vanité des Princes ? Est-ce-là de l’esprit, du talent, de la poësie, ou plutôt folie & impiété ? L’irréligion est-elle donc l’assaisonnement de la bonne chere ? Fait-elle les bons vers ? Ces attentats sacriléges sont-ils des titres à la gloire ? Les éditeurs & les panégyristes de ces excès, les censeurs royaux qui donnent leur approbation à de tels livres, se respectent-ils eux-mêmes ? M de la Harpe, M. de Voltaire ont de l’esprit, Chaulieu en avoit. Est-ce en faire usage, est-ce en montrer ? La Religion, la vertu, la sagesse, la décence le mettroient dans un plus beau jour. Les sarcasmes des libertins consolent-ils du mépris & des gémissémens des honnêtes gens ? Siecle pervers, où par de nouvelles éditions on reproduit, on multiplie, on enrichit de notes les ouvrages les plus mauvais, pour en mieux répandre le poisson. Les Contes de Lafontaine, le Satyricon de Petrone, le Decameron de Bocace, le Pantagruel de Rabelais, & en dernier lieu les Œuvres de Chapelle & de Chaulieu.

Je ne sai si le Mercure, octobre 1774, a cru s’embellir, en rapportant comme bonne une Epître de près de quatre-vingts vers de l’Abbé de Chaulieu, & faire honneur au talent de son héros : il ne pouvoit lui rendre un plus mauvais office, & il s’est mal servi lui-même ; c’est bien la piece la plus plate & la plus basse. On est indigné des éloges que font quelques gens de lettres de ce poëte de cabaret. C’est un ivrogne, un débauché, qui n’a dû plaire qu’aux guinguettes, & ceux chez qui l’irréligion & le libertinage tiennent lieu de mérite. Il écrit à un ami qui se trouvoit sur la route de sa maison de campagne. Il veut l’aller voir, & faire avec lui bonne-chere : c’est-là toute la lettre. Est-ce la peine d’écrire & de faire gémir la Presse.

Puisque je suis sur la route (qu’est-ce que la route de quelqu’un ?) ou pour mieux dire auprès des Hais (maison de campagne) impatient dans peu j’y vais (est-ce-là de la belle poësie ?) De ce désir si pénétrant (qu’est-ce qu’un désir pénétrant ?) il en est encore un plus grand, c’est d’embrasser ta femme & ta fille (n’est-ce pas un désir bien édifiant ?) Sois sans crainte d’un pauvre Abbé (non a cause de sa vertu), mais qui, dans la vieillesse tombé, n’a plus que le plaisir de se taire . Grace à ses infirmités, le pere & le mari doivent être tranquilles : sans cela il couroient de grands risques.

Le reste de l’Epître n’est que la description de la bonne chere qu’il veut qu’on lui fasse. Au reste, faisons grande chere, prépares pour moi ton bon vin ; nous en boirons jusqu’à la fin de la plus spacieuse tonne. (Le vieux Silene n’en eût pas dit davantage : que lui faut-il donc ?) & que dans le saloir on garde (du lard, du jambon) des pois, des feves, des choux verds, quelques perdrix, quelques poulardes (le style & la these sont de la même délicatesse). Puis pour s’échauffer en hyver d’un bois très-sec La flamme claire, & quand je serai bien chauffé, je demande encore du café. (Il n’est pas nécessaire de monter sur Pegase pour enfanter une si sublime poësie). Adieu, ma Muse est presqu’à bout, la pauvreté n’est pas robuste (il a raison). Fais donc une prompte réponse à ma désireuse semonce (qu’est-ce qu’une semonce désireuse ?) &c. Les autres pieces ne valent pas mieux. On appelle ces folies des folies des négligences heureuses, on veut y trouver du naturel, de la délicatesse, &c. L’irréligion & le libertinage rendent leurs sectateurs bien indulgens ou bien aveugles.

Nous avons plusieurs fois parlé de Michel de Montagne, défenseur & panégyriste du Théatre, quoique de l’aveu de tout le monde, il fut de son temps fort licencieux ; mais par-là même analogue à son caractere, à son goût, à sa liberté, à son irréligion, à son cinisme. Voici une anecdote nouvelle occasionnée par un enthousiasme qu’il ne mérite pas. L’Abbé de Prunis. Chanoine Régulier de Chancelade, a entrepris une Histoire du Perigord : il a fouillé dans toutes les archives de la Province, pour déterrer des matériaux. Dans le cours de ses recherches, il est allé au château de Montagne. C’est-là que naquit le trop fameux pyrrhonien, dont la plus grande licence, dont les mœurs & la religion sont aujourd’hui la réputation & le plus grand mérite ; parce que les esprits forts vont puiser dans la riche mine de de ses Essais des sarcasmes & des sophismes, & qu’ils sont honneur à leur systême d’un sectateur si distingué, & que les graces, la naïveté, la liberté, l’énergie de son style le sont lire avec plaisir, & goûter sans défiance un poison si bien assaisonné.

Le Chevalier de Segur, possesseur actuel du château, en fit voir les appartemens au Chanoine historien, & entr’autre il lui montra une grande salle oû Montagne tenoit ses livres : elle étoit belle, dit-on ; il n’en reste que des débris, des tablettes à demi-pourriets, & beaucoup d’inscriptions grecques & latines à demi-effacées sur les murailles & le plancher, qu’on ne manqua pas de recueillir avec soin, pour en enrichir le trésor de Gruter. De-là l’écrivain fut conduit dans un chambre abandonnée, où on lui montra un vieux coffre plein de vieux papiers livrés aux vers & à la poussiere depuis la mort de Montagne en 1592.

Ces chiffons cachoient un trésor inconnu à tout, & dont l’heureux chanoine régulier fit la découverte. Je fouille avec rapidité , dit-il ; le génie même de Montagne sembloit éclairer mon travail, & m’aider à tirer de l’oubli le manuscrit qui étoit enseveli depuis cent quatre-vingts ans. Vous pouvez juger de l’émotion délicieuse que j’éprouvai dans ce moment. J’étois au comble de la joie, je la fis éclater devant M. de Segur. Tel Archimede, après avoir posé dans l’eau la couronne d’Hieron, sort de son bain, & coure tout nud dans les rues de Syracuse, s’écriant, eurica, eurica. Je l’ai trouvé. M. de Segur ne sentit pas cette émotion délicieuse, il vit sans transport le manuscrit, & dit froidement, Je ne sai ce que vous me dites, je n’en ai point entendu parler ; on vient très-souvent ici, & on n’y a jamais rien trouvé. Il parcourt cette paperasse qui lui étoit inconnue, écrite en italien qu’il n’entend pas y trouve une foule de lacunes, se confirma dans ses idées, & la livre sans peine à l’officieux historien qui veut la donner au public ; & en retire un reçu, pour pouvoir le présenter aux enfans de sa femme, si cette piece étoit insérée dans l’inventaire. A quoi il n’avoit fait aucune attention.

Ce bon Religieux croyant sa fortune littéraire faite & son immortalité assurée dans l’empire des Lettres, s’il étoit éditeur de ce chef-d’œuvre, ne négligea rien pour en tirer profit. Il se fait un devoir de fixer l’attention de l’univers & la sienne sur ce grand bonhomme, si cher aux gens de Lettres, & si digne des soins d’un écrivain qui consacre ses travaux à sa patrie . Il en fait la confidence à M. d’Alembert, qui l’encourage dans son travail. Il se tue à déchivrer ce manuscrit, à faire des notes, à remplir des lacunes, à donner un sens raisonnable à un écrit presque inintelligible, sans ordre, sans suite, sans goût, fait assez peu de cas de son temps pour y perdre deux années à rajeunir cette guenille. Il quitte son Abbaye & les fonctions de son bénéfice, fait exprès un voyage à Paris du fond du Périgord pour la faire imprimer. Cette trouvaille est annoncée dans tous les Journaux, comme un évenement qui va illustrer le dix-huitieme siecle, & rend ce mauvais service à Montagne & à sa famille, de faire paroître au grand jour ce qui n’auroit pas dû sortir de son vieux coffre. O mores hominum ! ô quantum est in rebus inane !

Le nom de Montagne pique la curiosité du public ; cette belle découverte portée sur les aîles de la Déesse à cent bouches parvint aux oreilles de Mr. de Segur, qui, loin de s’attendre à cette fortune littéraire, se moquoit de l’entreprise de l’Ecrivain, avoit oublié son manuscrit pendant deux ans. On ne sait qu’admirer davantage, l’indifférence de la famille de Montagne pendant deux siecles, ou l’entousiasme de l’Editeur. L’un contredit l’autre. Un tel ouvrage eût-il été si profondement oublié ? Une production médiocre eût-elle subitement produit de vifs transports ? On ne peut reprocher à la postérité de Montagne l’ignorance, la stupidité, l’insensibilité pour les lauriers littéraires. Le Président de Montesquieu qui a tant écrit, & peut-être trop. ; le Président Secondat, son fils, se faisoient gloire de descendre de Montagne. Montagne lui-même, qui dans ses essais a entretenu le public même de ses réves, eût-il deshérité le premier des enfans de son esprit, bien antérieur à ses essais ? S’il l’eût cru digne de porter son nom & ses armes ? Mais Mr. de Prunis est un homme d’esprit, Auteur d’une belle histoire, lié avec les Savans, nommément avec Mr. d’Alambert, Juge éclairé, qui se pique d’être impartial & véridique, honoreroit-il de sa protection une production informe ? L’Abbaye de Chancelade a trop bien conservé l’esprit de son pieux Réformateur Alain de Solminiac, pour soupçonner que le souffle de l’esprit philosophique a pénétré dans ses murs, ou que son Ecrivain, dans un séjour de quatre ans à Paris, a si peu résisté à la contagion qu’il ressent une émotion délicieuse, & se charge du travail le plus pénible, soutenu avec une patience inimitable, pour l’Ecrit méprisable d’un libertin sans religion, que son vénérable pere eût proscrit, bien loin de souffrir qu’un de ses enfans en eut infecté le public.

Quoiqu’il en soit de ce phénomene littéraire, Mr. de Segur réveillé en sursaut par la trompette des Journaux & par le cri éphémere du Journal de Montagne, réclame l’honneur & le profit qui lui fut revenu de son Edition. D’un autre côté, en le lisant, il reconnoit combien étoit juste le sentiment héréditaire qui pendant deux cens ans l’avoient livré à la poussiere. Il sçut qu’à tous égards, & le fond des choses, & l’irreligion qui y regne, & la bassesse du style & la petitesse des détails, le rendent indigne de ce grand homme, font tort à sa réputation ; la honte en réjailli sur sa postérité. Il se répand d’avoir livré son manuscrit à un indiscret qui lui rend un si mauvais service, il lui fait un procès pour se faire rendre l’original, & désavouer la copie. Il crie au voleur & s’inscrit en faux. Il prétend qu’on a mal traduit, qu’on a altéré, ajouté, retranché, que ce n’est plus l’ouvrage de Montagne, il en promet une édition si elle & de plusieurs autres ouvrages du même auteur, qu’il a trouvé dans quelqu’autre vieux coffre. C’est le langage des Libraires qui donnent une nouvelle édition. Il obtient par provision que l’original & la copie seront déposés au greffe, pour être confrontés par des experts, il y languissoit depuis deux cens ans, & mérite de rester encore deux siecles dans cette nouvelle prison. Les parties feroient bien de laisser le greffe, possesseur paisible de son dépôt. Ce procès a occasionné un grand différend avec le Sr. Querlon qui veut, dit-on ; s’approprier la très-mince gloire de l’édition, au prejudice de Mr Prunis. Tout le public s’en moque, & laisse les trois parties se battre pour si peu de chose. Il ne manque plus que de faire de cette avanture burlesque une farce pour le théâtre de la foire ; solventem risu fabulæ terminus ubi vis .

Une vaste salle où il avoit ses livres & qu’on appelle sa bibliotheque, tout autour des tablettes, & sur la planche ornée & tapissée d’inscriptions grecques & latines dont plusieurs sont demi effacées, comme on voit dans couvents, les parloirs, les dortoirs pleins de sentences & d’images. Elles servent à caractériser ceux qui les y ont mises. Chez les Religieux, ce sont des sentences de l’Ecriture, ou des Peres, remplies de piété. La plupart de celles du château de Montagne que l’Editeur dit avec raison adaptées à son génie  ; ne sont que de maximes de pirrhonisme & d’incrédulité, prises des anciens sceptiques, entr’autre de Sextus empiricus qui lui étoit très-familier, qui toutes n’annoncent que la foiblesse de l’esprit humain & l’incertitude de toutes nos connoissances.

Non perciptio, suspendo, considero. Je ne comprend rien, je suspens mon jugement, j’examine, Sex emp. hipot. lib. 1. c. 12. il y en a encore une grecque & une latine dans le même genre.

2.° Nil definio. Je ne définis rien. Ibid., lib. 1, c. 23.

3.° Omni rationi ratio objecta reperitur. A chaque raison on trouve une raison contraire Ibid. lib. 1, c. 23. Diog. Laerce. Le rapport, lib. 9, ses. 74.

4.° Possibile & non possibile. Tout est possible & impossible.

5.° Nemo aliquid certò novit, vel noverit rem. Quand personne ne sait ni ne saura rien de certain. Diog. Laerce, lib. 9, sec. 72, plusieurs autres grecques & latines sur le même sujet.

6.° Ex tot Dei operibus nihile magis quidquàm homini cognitum quàm venti vestigium. Eccles. I ; (citation fausse.) De tant d’ouvrage de Dieu, il n’y en a pas qui soit plus connu de l’homme que la trace que le vent laisse après lui.

7.° Solum certum est nihil esse certi, & homine nihil misererius aut superbius. Il n’y a qu’une chose certaine, c’est qu’il n’y a rien de certain, & rien de plus & de plus misérable que l’homme. Un autre a dit avec plus de précision : unum scio quod nihil scio . Maxime fausse & absurde.

8.° Nostra vagatur in tenebris, nec cœca potest mens cernere verum. Notre esprit est dans les ténebres, & son aveuglement ne lui permet pas de voir la vérité.

9.° Res omnes sunt difficiles ; nec potest eas homo explicare sermone. Tout est difficile, l’homme ne peut rien expliquer.

10.° Notitia in nobis est, … omnium qua sub sole sunt. Eccle. 10. Citation fausse. Cette lacune doit être remplie par le mot incerta obscura. Nous n’avons qu’une connoissance obscure, incertaine de tout ce qui est sous le ciel. Si l’on vouloit remplir la lacune par le mot certa, clara, cela seroit faux. Il y a bien de choses sous le Ciel qu’on ne connoit pas, & contrediroit l’esprit de l’auteur. Il n’y a nulle apparence qu’au milieu de toutes les autres, il ait mis celle-ci qui les renverseroit toutes. Le supplément n’est pas heureux.

On veut conclure de ses sentences que l’ orgueil lui paroissoit ridicule , (cela-peut être,) & la science futile , (cela est très-certain, puisqu’il doutoit de tout ;) mais on veut excuser sa vanité, tandis que toutes les pages de ses essais montrent un homme plein de lui-même, occupé des moindres minuties qui le regardoit, parlant de lui-même à tout propos & se louant sans cesse. Personne peut-être n’a eu plus de vanité & ne l’a moins cachée, ou plutôt ne s’en est fait plus de gloire. Ce voyage lui-même en est une preuve ; il porte partout des marques ridicules de sa vanité. A chaque auberge il applique son armorial dans la plus belle chambre, il le donnoit non à l’hôte, mais à l’auberge, l’hôte peut mourir ou changer, l’auberge reste surtout dans les grandes routes , & tout le monde voit son écusson en passant. Au reste, il obtint comme une grande faveur d’y placer un groupe de quatre signes d’argent, celle Notre-Dame, sa femme, ses filles & la sienne avec leur nom ; cent autres choses de ce caractere. Il en rit pourtant quelque fois, & dit : Si les autres se regardoient attentivement comme je fais, ils se trouveroient comme moi pleins de vanité & de fadaise, nous en sommes tous confis tant les uns que les autres ; je ne puis m’en défaire sans me défaire de moi-même.

Montagne est un Pyrrhonien qui doute de tout, un cinique qui se moque de tout, un libertin qui sans aucune descence parle licencieusement & même grossiérement de tout ; c’est l’idée qu’en donne Pascal, Nicole, Malebranche, plus grands Philosophes que lui ; trois grands hommes qui valent mieux que lui, même du côté de l’esprit, & sont de tout un autre poids dans la morale & la religion ; il établit la vérité contre l’athéïsme & diverses erreurs. Comme il établi ces erreurs contre la vérité, comme Bayle dans son dictionnaire. Il prouve tout pour détruire tout l’un par l’autre ; ennemi de toute certitude ; il veut que les apparences soient par-tout égales ; que le doute soit universel & qu’on ne sache où assurer la croyance. Que suis-je , dit-il ! tout est vanité ; la vie n’est qu’un songe d’où la mort nous réveille, nous verrons alors la vérité ; jusques-là tout est réveries. Les preuves qu’il donne de l’air le plus touchant, car personne n’est plus décidé, ses preuves ne sont que des petits contes, de bons mots de son temps, des vers de quelque Poëte, une érudition vague & incertaine qui n’est qu’une réminiscence de ce qu’il a lu, ou de ce qu’il a vu dans les diverses contrées où il a voyagé son expérience & sa propre autorité ; car il se donne pour un oracle ; personne ne fut plus infatué de soi-même ; c’est l’Egoïsme le plus universel, le plus fier, le plus ridicule ; il n’a pas même l’adresse de se déguiser, & il le dit hautement sans détour.

Ses essais ont plu & plaisent encore, quoique beaucoup moins, par les gasconnades, la licence, la hardiesse, l’indépendance, la vanité, la naïveté, l’énergie ; il avoit beaucoup lu, jamais étudié ; il savoit de tout, mais très-superficiellement, & n’avoit approfondit aucune science ; il étoit trop libre pour s’assujétir à rien de serieux ; sa plume voisinage sur tout selon son caprice ; il commence cent choses, les quitte & ne finit rien ; jamais papillon dans une prairie ne fut plus volage ; il eut du crédit dans sa patrie ; sa famille y étoit distinguée ; il en remplit divers emplois avec honneur, & à la satisfaction de la Cour & de la ville plusieurs fois Maire de Bordeaux, député aux Etats de Blois ; bon négociateur, mais fort mauvais Ecrivain ; cette famille subsiste encore, elle a été bien illustrée par le Président de Montesquieu.

L’Historien de la ville de Bordeaux a entrepris l’apologie de la doctrine & des ouvrages de Montagne, non-seulement dans l’Histoire de Bordeaux, mais dans un ouvrage fait exprès, Eloge historique de Montagne. C’étoit son rôle & son intérêt. Son livre eût-il été reçu & son travail récompensé, s’il eut par, lé autrement d’un citoyen si célebre ? Il a ramassé plusieurs traits répandus dans ses Essais en faveur de la Religion & des mœurs. Rien n’est plus facile ; on feroit ainsi un livre de dévotion de Voltaire : mais il a un plus grand nombre de traits contre l’une & l’autre. C’étoit son goût & son caractere d’écrire le pour & le contre. Mais l’apologiste a beau faire, l’un ne sauve pas l’autre ; il démontre au contraire la frivolité & la dépravation d’un cœur qui combat la vérité connue. Malgré les efforts de l’historien & l’enthousiasme de l’éditeur de l’ouvrage nouvellement découvert, tous deux Religieux d’un Ordre sévere, S. Maur & Chancelade, le livre des Essais fera toujours le procès à la religion & aux mœurs de Montagne, & les éloges outrés dont l’irréligion le comble, le trahissent plus qu’ils ne plaident sa cause, & font peu d’honneur aux deux écrivains.

Ce livre original & singulier, que M. Huet appelloit Montaniana, c’est-à-dire, un recueil des dits & gestes de Montagne, est une mine féconde où les dramatiques vont prendre des scènes, & où les beaux esprits vont puiser des sophismes, des sarcasmes, des traits d’histoire, des passages d’auteurs, dont ils se parent dans les conversations. J’ai connu des gens qui le lisoient chaque jour, qui en apprenoient des morceau par cœur. Ce plagiat n’est pas facile à découvrir : aucun fil ne guide dans ce dédale. Comment aller découvrir le colifichet qu’on arbore fierement ? C’est apparemment ce que vouloit dire le Cardinal du Perron, à qui on attribue un éloge qui seroit peu digne de lui dans un sens différent, que les Essais de Montagne étoient le bréviaire des honnêtes gens .

Les défauts de Montagne n’ont pas échappé aux Anglois : le Spectateur, tom. 6, disc. 2, s’éleve fortement contre lui dans un discours contre l’Egoïsme, que son traducteur, je ne fai pourquoi, appelle Egotisme. Défauts si communs à tous les poëtes, sur-tout dramatiques, & à tous les suppôts de la Scène. Montagne dans ses Essais, dit-il, est des plus décidés & des plus célebres Egoïste : tout son livre n’est que son histoire & son portrait. Il est vrai qu’il y seme de l’érudition & bien des choses agréables, quoique souvent fausses. Il parle de la religion & des mœurs avec une énergie & une liberté cinique : ce qui n’est pas un petit mérite. Plein de gasconnades & de saillies souvent amusantes ; il attache, il divertit, met à son aise l’esprit & le cœur : mais le fonds, le but, le cannevas de tout son ouvrage n’est autre que sa personne. Ce vain & bouillant gascon nous apprend jusqu’à ses infirmités. Après avoir satyrisé les défauts & les vertus des autres, il publie aussi-tôt la part qu’il y a eu. S’il l’eut caché, il auroit pu passer pour meilleur chrétien ; aussi il n’eût peut-être pas été si agréable. Le titre d’Essais qu’il donne à son livre, promet quelque chose de suivi sur l’objet qu’il entreprend de traiter ; mais il le quitte d’abord, & voltige sans suite & sans ordre sur cent autres choses. Scaliger se moque de lui, & dit que son pere vendoit des harengs  : ce qui est très-indifférent à la littérature, & ne doit pas surprendre à Bordeaux, non plus qu’à Rouen & à Marseille. Tout est marchand sur les ports de mer ; le magistrats, avec les pieces du procès qu’il va juger, porte dans son sac la facture de quelque marchandise qu’il fait vendre, le mémoire de la cargaison de quelque vaisseau qu’il fait embarquer.

Quelle fadaise à Montagne , continue Scaliger, de dire qu’il aimoit le vin blanc plus que le rouge : chose fort intéressante pour le public & pour moi. Effet ordinaire d’une vanité aveugle. On est plein de soi-même, on aime mieux en dire des petitesses, & même du mal, que de n’en rien dire : on ne voit pas que, quand on parle à son désavantage, on est toujours cru, & qu’on ne l’est jamais quand on en dit du bien ; & dans tous ces divers cas on me manque pas de plaire & de se faire mépriser. Port-Royal, qui se vantoit sans cesse, étoit pourtant ennemi de l’Egoisme dans les autres, qu’il ne vouloit pas qu’on se servit de la premiere personne, quand on étoit obligé de parler de soi. On croit qu’il à formé le mot Egoïsme pour tourner ce défaut en ridicule ; & il est vrai que ce mot aujourd’hui reçu ne se trouve point dans les Auteurs qui ont écrit avant lui. Cette regle de modestie est fondée sur l’usage des Juifs, qui subsiste encore en Orient, de ne parler de soi qu’à la troisieme personne. Audit in vastuas ancilla tua , &c. Ciceron avoit ce défaut : il parloit toujours de lui-même ; on s’en moquoit à Rome, aussi-bien que d’Hostemus son rival, qui, par un égoïsme d’action aussi ridicule, étoit sans cesse tout occupé de sa parure, pour faire remarquer ses graces. Ce puérile égoïsme d’action est commun aux petits-maîtres, aux femmes, aux actrices. Point de boucle de cheveux par laquelle on ne dise. je suis belle ; toutes les préfaces & annonces des drames disent de même, j’ai un grand talent. La profession des comédiens n’est qu’un égoisme perpétuel : monter sur un théatre, c’est parler de soi sous le masque, étaler ses graces, ses talens, son geste, sa danse, à la faveur d’un rôle : on est plus occupé de soi-même que du héros qu’on représente ; la Dubois, la Hus, &c. se montrent plus que Phedre, Angélique, Armide, &c.

Regnard avoit la fureur de voyager : il a donné des Relations de ses voyages qui ne sont pas grand’chose. Nous en rassemblerons quelques traits intéressans.

Voyage de Suede. La Reine Christine auroit régné plus long-temps, si elle avoit été plus maîtresse d’elle-même. Les Sénateurs voyoient impatiemment qu’elle accordoit les dernieres faveurs à son amant, dont elle eut des enfans : on lui ôta la couronne. (On la força de l’abdiquer, & on laissa croire qu’elle l’avoit fait volontairement.) Elle changea de religion à la persuasion de l’Ambassadeur d’Espagne, qui lui fit croire qu’elle épouseroit le Roi son maître, si elle se faisoit Chatholique. Elle se fixa à Rome, où le Pape lui donnoit dix mille écus de pension. Le Roi de France l’a fait rentrer dans les biens qu’elle s’étoit réservés & don on s’étoit emparés. (Je ne garantis rien : c’est un comédien qui parle d’une comédienne.) Dans l’empire de Thalie, on donne à Regnard le premier rang après Moliere ; car il est d’étiquette de conserves à Moliere la premiere place. Cette place n’est qu’un foible garant de la vérité & de la vertu.

De Flandres. Ce qui me plut davantage dans Mons, dit-il, fut le Collége des Chanoinesses. C’est une Communauté de Filles de qualité, qui y demeurent jusqu’à ce qu’elles en sortent pour se marier. Elles font le Service divin avec une grace particuliere. L’assortiment des graces des filles avec le Service divin est admirable aux yeux d’un poëte comique : il forme une scène. Elles ont un habit pour l’Eglise, un autre pour aller dans la ville & les compagnie, où elles sont parfaitement bien reçues, à cause de la galanterie dont elles font profession. Ce titre est très-canonique au Théatre. Il y a plusieurs autres Chapitres de Filles, c’est-à-dire, de pieuses actrices, où l’en réunit les pompons & l’aumusse, les romans & les matines, les amans & l’Epoux des vierges. Il y en a beaucoup d’hommes où, sans avoir la liberté de se marier, on vit en Chanoinesse : ce sont de pieux acteurs.

La Communauté des Béguines est particuliere à Bruxelles : elles sont vêtues de blanc à l’Eglise, & vont dans les rues avec un long manteau noir qui descend du sommet de la tête jusqu’aux talons. Elles portent sur le front une petite hupe comme les allouettes : ce qui forme un habillement assez galant. On trouve de la galanterie sous un habit dévot. Que j’aimerois mieux que beaucoup d’autres avec l’or & les diamans. Tout est bon à Regnard que la dévotion n’embarrasse gueres. Il a trouvé encore cette galanterie qui le charme sous l’habit dévot des femmes mahométanes d’Afrique. Il aime dans tous les climats, aux risques de sa liberté & de sa vie : l’adultere, la pluralité des femmes ne l’effrayent pas, comme on peut voir dans l’histoire de ses premieres amours avec une provençale dont il devint amoureux à Boulogne. Ouvrage frivole & fort médiocre. Il aime des Laponnes, des Polonnoises, des Normandes, &c.

En Pologne. Le bal ou la danse sont très-longs ; on danse sans interruption & sans ordre, tout le monde à la fois, la danse qui leur plaît : ce cahos désagréable aux étrangers est en Pologne un grand plaisir. Le nom de de la ville de Dantzick vient de l’allemand dant zen, qui signifie danse, & d’où peut-être le nom de danse nous est venu ; parce que quand on l’a bâtie, des paysans qui s’assembloient dans cet endroit pour danser, demanderent cette place pour bâtir un village, à l’Evêque du lieu à qui elle appartenoit. Ce Prélat qui aimoit la danse leur accorda autant de terrein qu’ils en pourroient entourer en se tenant par la main & dansant en rond. Ce village est devenu une ville puissante & riche. Ce trait, s’il est vrai, paroît imité de la fondation de Carthage, où l’on accorda à Didon autant de terrain qu’elle pourroit en occuper avec le cuir d’un bœuf. On le coupa en petits filets avec lesquels on environna un grand terrein. Il pourroit bien être de l’invention du voyageur poëte, qui a substitué la danse & l’Evêque au cuir de bœuf.

De Hollande. Il n’y a point de lieu après Paris où le libertinage soit plus grand qu’à Amsterdam : les lieux publics y sont permis, des matrones en titre y gardent les filles en communauté ; on entre dans une espece de dortoir où sur la porte de chaque cellule est le portrait & le prix de la personne. On choisit, on paye d’avance, tampis pour vous si le portrait est flatté. Nous fûmes à l’Opéra : on y jouoit l’Enlevement d’Hélene. La ville entretient les comédiens, & tout l’argent qu’on reçoit à la porte est distribué aux pauvres. A Paris les Comediens ont l’un & l’autre, la pension du Roi & les entrées.

En Allemagne. Il est des assemblées où chacun prend l’habit de quelque nation. En Danemarck on fait les même jeux, que Regnard appelle Viscor : mais chacun prend l’habit de quelque métier ; le Roi de Danemarck y parut en charbonnier. Ce mêlange n’est pas si élégant & si noble que celui des nations ; mais il fournit bien des scène divertissantes. C’est le Théatre de la Foire & des Boulevards de Paris.

Le Voyage d’Italie de l’Abbé Coyer est plein de réflexions plaisantes, toutes vives, dans son style badin & caustique. En voici une qui auroit une place dans le portrait de Catherine de Médicis. Parmi les Maisons souveraines, dit-il, celle de Médicis à Florence est une de celles qui ont plus mérité du genre humain (si par mériter on entend corrompre les mœurs) : il faut pourtant en oublier les femmes (la plupart en effet étoient dans le goût de leurs maris) ; & parmi ces femmes, notre Catherine & notre Marie, l’une par sa méchanceté, & l’autre par sa foiblesse & son incurie, &c. Mot nouveau comme celui d’inconduite : Ils passeront, ils sont énergiques.

Et Théatre de Marseille offre souvent des scène sanglantes : nous en avons rapporté plusieurs, en voici une récente. Deux officiers du Régiment d’Angoumois qui étoient dans une loge, s’y tenoient dans une posture très-indécente. Ce cas n’est pas rare, l’action théatrale y conduit : on ne s’en apperçoit presque point, tant on y est accoutumé. Ce jour fut malheureux pour eux. Le parterre les hua, & par ses huées multipliées, les força de prendre un maintient plus honnête. Ils ne s’attendoient pas à une pareille leçon, & le Théatre n’est pas l’école où on la donne. Ils sortirent sort irrités d’un affront prétendu, qu’un homme de condition ne s’attire pas. Ils reviennent deux jours après escorté d’une troupe de leurs camarades & soldats de leurs compagnies déguisés en bourgeois, pour tirer une vengeance éclatante. Ils se mirent dans la même loge & dans la même posture, attendant quelque huée qui fût le signal du combat. Leur attente fut vaine, le parterre n’y fit aucune attention, on les méprisa. Les militaires dispersés dans la salle, piqués de cette paix insultante, commencerent l’attaque, insulterent les spectateurs. Ceux-ci répliquerent, les soldats déguisés mirent l’épée à la main, blesserent plus de trente personnes. Ce tumulte excita tant de frayeur, que plusieurs femmes grosses accoucherent sur le champ (qu’y venoient-elles faire ? étoit-ce leur place ?). Le bruit s’en étant répandu dans la ville, on sonna le tocsin, les habitans s’arment de fusils & tirent sur tous les soldats qu’ils rencontrent dans les rues. Le Commandant fit donner la retraite & renferma toutes les troupes. La Cour instruite a cassé les officiers : on n’a pu rien faire aux soldats qu’on ne connoît point.

Un Voyage en Sicile, par un Anglois, M. Brydonne, offre des particularités théatrales intéressante : il menace la toilette & la tête des Dames des ravages de l’Electricité, il condamne les chapeaux à fil d’or & d’argent, il bannit les épingles dont elles font un si grand usage, les rubans, les bas de soie : car les fils d’archal sont les plus puissans conducteurs, & la soie le plus fort repoussant de l’Electricité, qui, selon les principes & les expériences de M. Franklin, attire le feu du tonnerre. Mais, comme il ne veut pas se brouiller avec les Dames, & qu’il n’espere pas leur faire abandonner les rubans & les épingles, il leur conseille d’avoir un grand fil d’archal qui aille depuis la tête jusqu’aux pieds, il conduira le feu du tonnerre jusqu’à terre, sans leur faire aucun mal. Les actrices s’armeront ainsi contre la foudre, & en seront maîtresses comme Jupiter ; elle descendra le long de ce fil d’archal, & ira se perdre dans la terre. Ainsi quelque orage qui survienne pendant le spectacle, on fera tranquille ; on pourra même à l’Opéra faire descendre la foudre, en faisant rouler la machine électrique, après avoir mis un fil d’archal sur le criminel qu’on veut foudroyer.

Le Voyage de Sicile du Sieur Brydonne, Anglois, traduit depuis peu, parmi un grand nombre d’observations dont il est rempli, offre quelques singularités instructives qui m’ont frappés. Ce voyageur monta avec des peines & des dangers infinis jusques sur le sommet de l’Ethna, cette fameuse montagne qui est d’une hauteur prodigieuse. C’est, dit-il, le plus élevé & le plus beau Théatre qui soit dans l’univers : l’imagination n’a jamais pu se représenter une Scène aussi variée & aussi magnifique ; il n’est point de lieu sur la surface du globe d’où l’on puisse contempler à la fois tant d’objets ravissans : toute la surface de notre hemisphere se réunit comme dans un point. Nous revînmes avec peine de notre extase, & nous crûmes pendant long-temps n’être plus sur la terre. Tel un spectateur de l’Opéra se croit dans un lieu enchanté. Mais, ajoute l’auteur, & ceci ne convient pas moins au Théatre, nous contemplions ce spectacle enchanteur, sans penser que l’enfer étoit sous nos pieds, & qu’entre nous & une mer de feu, il n’y avoit que quelques toises d’intervalle, qu’à chaque instant une éruption pouvoit nous engloutir .

Les ravages que fait ce volcan sont affreux & assez fréquens. La ville de Catanes, qui en est voisine, a été plusieurs fois détruite, & ses habitans ensévelis sous ses ruines : cependant, malgré des désastres si terribles, si souvent répétés, dont ils sont menacés tous les jours, les habitans de Catanes n’ont pas voulu changer de situation. Le peu qui échappe à l’embrasement bâtit une nouvelle ville au même endroit, à la discrétion du volcan, sur un plan plus élégant & plus commode. Ainsi les amateurs du Théatre, volcan plus dangereux pour les mœurs que l’Ethna, malgré les désastres continuels du péché & des vices, plus redoutable aux yeux de la foi que l’embrasement des villes, reviennent toujours se mettre à la discrétion du démon, s’exposer à des nouveaux malheurs. C’est pour eux une fête, ce sont leurs delices, leur élégance, leur joie ; leurs applaudissemens honorent ce qui mérite leurs larmes les plus ameres : l’enfer en fera, mais trop tard, couler d’intarissables.

Il faut une escorte, dit-il ailleurs, pour voyager dans la Sicile, tant elle est infectée de voleurs. On sera bien étonné d’apprendre que le Gouvernement n’ayant jamais pu extirper les brigands, a cru, par une sorte de politique, devoir prendre le parti de leur accorder la protection, & de se servir d’eux comme dans les armées on se sert des maraudeurs, des hussards, ou sur mer des pirates. Telles sont dans une ville les débauches des femmes de mauvaise vie, qu’on emploie & qu’on protége pour amuser le peuple, sous le nom d’acteurs & d’actrices, par politique, dit-on, pour empêcher de plus grands maux. On ne veut pas connoître l’erreur de cette pretendue politique, puisque les maux qu’ils font sont encore plus grands que ceux qu’on dit qu’ils empêchent, qu’ils n’en empêchent réellement aucun, & que c’est entretenir le vice, comme en Sicile les brigandages. Il n’y a pour cela, ni un libertin de moins à Paris, ni un brigand de moins en Sicile. Cette protection, ces services sont un encouragement de plus.

Alexis Piron, que les lauriers poëtiques ont ennobli, s’est rendu célebre par le bien & par le mal. Son esprit caustique lui fit beaucoup d’admirateurs Il n’est point de comédie supérieure à sa Métromanie. Mais, ce qui le fait estimer des gens de bien, c’est qu’il a toujours respecté la Religion, & qu’il a terminé ses jours dans la pénitence. Cet homme à qui les bons mots & les saillies malignes venoient naturellement sur toutes sortes de sujets, n’a jamais lancé de traits contre les choses saintes. Mérite rare dans un siecle où l’on fait gloire d’avoir de l’esprit contre Dieu. Enfin une vie chrétienne a réparé, comme dans Lafontaine, les égaremens de la jeunesse & les vices du caracteres. Ses plaisanteries sans nombre, justes, vives, fines, naturelles, qui le faisoient admirer & craindre, rechercher & haïr, tout a été sacrifié. Il n’avoit pas poussé bien loin sa fortune littéraire : il ne fut que de l’Académie de Dijon sa patrie, qui voulut se faire doublement honneur par l’adoption d’un tel citoyen. Il avoit trop de causticité, & respectoit trop la Religion pour être de l’Académie Françoise. Ses compatriotes l’ont fort loué, & il le méritoit, quoique le patriotisme ait un peu exagéré dans son panégyrique : ce zele est pardonnable.

Quelque agréable, quelque fertile que soit la Sicile, l’enthousiasme patriotique ne permet pas à M. Brydonne de dissimuler que l’Angleterre vaut encore mieux, & que les Angloises sont plus belles que les Siciliennes. Il paroît plus traitable sur le libertinage : il ne donne pas la palme à la Grande-Bretagne. Il est pourtant difficile de ne pas lui rendre justice. Quelle ville est plus corrompue que Londres ? Les Siciliens ont toujours passé pour être très-amoureux, & leur amour ne manque jamais d’emprunter le secours de la poësie & de la musique. Lorsqu’ils étoient soumis à l’Espagne, les serenades étoient fort en vogue : on ne passoit pour galant, si l’on n’y avoit gagné un rhûme, & l’on ne voyoit pas couronner son amour, si on ne faisoit les déclarations d’une voix rauque. Les Spectacles sont faits pour un peuple si sensible : ils y sont fréquens & magnifiques. L’un des plus admirables fut le jeu & le chant de la Gabriële, premiere actrice de l’Opéra de Palerme. Heureusement pour le genre humain, ses caprices sont aussi extraordinaires que ses talens. Qui pourroit y tenir, si ses foiblesses ne la rendoient aussi méprisable que les talens la rendent célebre ? L’Auteur est persuadé que la puissance de la musique nuit à l’illusion de la Scène la plus parfaite. Le célebre Farinelli jouoit le rôle d’un héros captif ; il imploroit d’un air si touchant sa grace & celle de sa maîtresse, auprès d’un tyran farouche qui les avoit fait prisonniers, que l’acteur qui représentoit le tyran fut tellement attendri, qu’au lieu de refuser, conformement à son rôle, la demande du héros, il fondit en larmes, l’embrassa tendrement, & lui rendit la liberté. Qu’on juge par ce trait qu’elle est la force du Théatre pour exciter la passion, & celle de la séduction des actrices ; par conséquent quel est son danger pour la vertu. Qu’on juge si une jeune personne, si un caractere tendre, si un libertin résistent à de si violens assauts. Les effets en sont très-souvent sensibles, par la langueur, l’ivresse, les larmes, les gestes d’un grand nombre de spectateurs, ravis, hors d’eux-mêmes. Mais, ne fussent-ils pas visibles, ils n’échapperont point aux yeux de celui qui sonde les cœurs & les reins ; & le péché qu’on commet on s’y exposant n’échappera pas à sa justice.

Taconet est l’Acteur le plus bouffon du théatre de Nicolet, qui pendant vingt ans y a joué le rôle de Me. Savetier, & sous ce nom a débité des termes poissards, des sottises grossieres, des obscénités, des méchancetés à une vile populace qui passoit de la guinguette au théatre, & du théatre à la guinguette ; il a composé plus de pieces que les auteurs les plus féconds. Des pieces de ce caractere ne sont pas difficiles. Il les a toutes écrites & apprises au cabaret : ce parnasse digne de lui & de ses productions étoit sa demeure ordinaire, il l’a rendu plus célebre que le cabinet des Corneilles. On la prit pour le cadre d’une satyre ingénieuse de tant d’éloges d’hommes célebres dont nous sommes inondés ; c’est aujourd’hui le ton de la littérature. Galerie, Recueil, Dictionnaire, Nécrologe, &c. ces hommes célébres sont aujourd’hui innombrables, les Académies se sont montées sur ce ton. Paris, Marseille, Toulouse, Bordeaux ne couronnent que de panégyriques ; il est vrai que la plupart de ceux devant qui on brûle l’encens ont de la célébrité ; mais un très-grand nombre n’ont que de la célébrité malheureuse qui n’est que l’infâmie de l’irreligion & du désordre ; ce que St. Augustin, parlant de la femme célebre par son libertinage, qui se convertit aux pieds de Jesus-Christ, appelle famosa malâ utique famâ . Tels sont Moliere, Baile, Lafontaine, &c. gens trop célehres, dont le désordre a fait la célébrité, malâ utique famâ ; pour faire sentir les ridicule de ses éloges, on a fait les Mémoires historiques pour servir à la vie du célebre Taconet ; il y a du sel, de très-bonnes plaisanteries, de l’esprit & du goût dans cet ouvrage qui déplaira à bien de gens. C’est le privilege de la vertu de déplaire au vice & au ridicule, d’autant plus furement que le choix de ces hommes n’est qu’un artifice de l’irreligion & du libertinage, qui se couvre du voilé des talens qu’on leur attribue. En louant Baile, on donne du crédit à son Pyrrhonisme ; en exaltant Lafontaine, on fait l’apologie de sa licence & de ses contes, & on invite à les lire ; en élevant Moliere au-dessus des nues, on fait estimer le théatre, on donne l’envie d’y venir au grand préjudice de la vertu ; on n’oseroit louer directement le vice, on le loue indirectement dans ceux dont il a fait toute la gloire, & par l’exemple de ces prétendues grands hommes, on apprivoise, on séduit l’innocence, on calme les remords, on le fait triompher.

Il faut que les Comédiens flamans ne soient point si délicats que les françois, & en effet les François sont des Gentilshommes que tous doit respecter. Il vient de paroître une description ou plutôt une satyre très-vive du théatre de Bruxelles sous le nom de complainte & d’observations, où l’on n’épargne ni acteur ni actrice. Cette satyre quoique amere n’a pas été mal reçue, au contraire on a profité de ses sages avis, on s’est corrigé. Voilà l’heureux effet que devroit produire la critique ; mais à Paris il y a actuellement quatre procès entre les Comédiens & les auteurs, parce que la troupe a cru que quelques-uns de ses membres y doivent être désignés par leurs pieces. Celle de Bruxelles a nommé les gens & n’a occupé aucun Tribunal ; en voici quelques traits remarquables :

1.° On laisse en Flandre une entiere liberté au parterre de parler, de siffler, de faire du bruit ; les loges mieux composées sont plus modestes ; ce désordre a regné long-temps en france.

2.° Il y a des loges particulieres pour les Comédiennes qui ne jouent pas, où elles vont voir représenter la piece, juger leurs compagnes & s’instruire elles-mêmes ; on voit autour d’elles, dit l’auteur, une troupe de jeunes évaporés comme des papillons badiner, chuchoter, singer ; les autres se donnent mille ridicules que la fatuité du siecle met au nombre des belles qualités. Cet essain d’insecte décide sommairement du mérite & du succès ; on a sa bassesse de la laisser régner & de chercher à leur plaire.

3.° Il est aussi à Paris des loges réservées aux acteurs & aux actrices, mais dans un goût fort différent. Celles de Bruxelles sont gratuites, & les actrices qui ne jouent pas les occupent. Celles de Paris sont très-lucratives & louées par abonnement afin qu’il n’y ait point de vuide dans l’année ; ce profit est réservé aux comédiens ; les auteurs de la piece n’y ont point de part ; c’est un profit net ; il ne contribue point aux frais du spectacle qui se prend uniquement sur la recette de la porte, & diminuent d’autant la portion des auteurs.

4.° Pour encourager au travail & à l’étude, on nous apprend que la Clairon devenue si célebre a été long-temps très-médiocre actrice & fort peu goûtée ; une étude constante, un travail opiniatre l’ont conduite à la perfection de son art, comme Demostene qui ne pouvoit parler & devint un grand orateur.

5.° Le Théatre de Bruxelles a eu la témérité de chansonner l’Impératrice Reine & l’Empereur son mari. On a menace le poëte qui avoit composé les couplets & l’acteur qui les avoit chanté ; ils ont fait & chanté d’autres couplets en leur honneur ; on leur a fait grace, & on a méprisé leurs folies.

6.° Il est, dit l’auteur, plus difficile de bien représenter que de bleu composer. Un bon comédien doit réunir plus de bonnes qualités qu’un bon écrivain, & il y a moins de bons acteurs que de bons auteurs. Je doute de la vérité du fait, mais la comparaison n’est pas juste, ce sont des qualités fort différentes.

7.° Les actrices de Bruxelles, moins indulgentes que l’Impératrice, & moins patientes que les acteurs, ont été fort offensées des observations ; elles ont cabalé, & voulu intéresser le Gouvernement pour faire punit l’auteur & proscrire l’ouvrage, mais inutilement pouvoient-elles s’attendre, que l’Impératrice si peu sensible à sa propre insulte dans les chansons, seroit fort touchée des plaintes des comédiennes. Ce sont encore les actrices qui à Paris ont fait tant de bruit contre les sieurs Palissot, Mercier & autres. Les acteurs auroient tout pardonné ; mais en théatre les beaux yeux font la loi & dégradent les hommes.

8.° Le Sr. Hermetaire directeur du théatre & auteur de la complainte, ne donne pas toujours de bonnes leçons. Selon lui, il est des passions qu’il est utile d’allumer, comme les sentimens de l’amitié, l’amour de la patrie, le zele pour la justice, l’admiration des belles actions. C’est une équivoque ; ce ne sont pas là des passions, ce sont des vertus ; une passion est un mouvement violent, désordonné pour un mauvais objet ; il n’en est aucun de ces caracteres qu’il soit utile d’allumer.

Mais, ajoute-t-il, il est d’autres passions que la raison condamne ; parmi celles-ci, il en est qui ont quelque chose d’horrible, on peut les mettre sur la scene pour en donner horreur, comme les Lacédémoniens montroient à leurs enfans des esclaves ivres qu’ils faisoient même enivrer à dessein pour leur donner des leçons de sobriété. Il est fort embarrassé sur l’amour qu’il ne faut pas allumer, qui ne s’allume que trop par la moindre étincelle, où tout est dangereux à voir & à entendre, & criminel à consentir, qui cependant joue par-tout le plus grand rôle & où l’on rassemble tout ce qui peut en augmenter le danger, & qui seul devroit faire fuir le théatre comme l’écueil de la vertu. On croit le sauver en disant qu’on n’en fait voir les excès que pour en dégouter. Erreur, la plupart des pieces en sont voir les douceurs & non les excès, & dans les excès même les graces de l’actrice qui les représente, les sentimens qu’elle éprouve, le langage qu’elle tient, ont déjà corrompu le cœur avant que l’excès arrive. Phedre a fait de profondes blessures que la mort ne guérit point.

A propos de la satyre du théatre par le Sr. Hermetaire, il vient d’en paroître une plus générale du xviii siecle par le Sr. Guibert. Ce nouveau Juvenal qui a tout l’esprit & l’énergie de l’ancien par les sublimes beautés dont son ouvrage étincelle, & les affreuses vérités dont il est rempli, représente ce siecle comme le théatre de tous les vices. Dans tous les ordres, (les grands) énervés de molesse dans une vieille jeunesse, enfans efféminés des peres sans vigueur, bornés dans un sérail, en nobles histrions, désirer sur la scène, (les Dames) opposer aux mépris un front toujours serein, mêlans l’orgueil au vice, au faste l’imprudence des plus viles Phrinés, emprunter la licence assise dans le Cirque où viennent tous les rangs, souvent bâiller en loge à des prix différens, Sapho qui par bon ton à la philosophie joint tous les goûts divers, tous les amusemens, Sophiste en apparence, au fond coquette, Pedagogue qui gouverne la mode, met en vogue les drames qu’on joue incognito ; (le Marchand) qui déclarant trois fois sa ruine authentique, trois fois s’est enrichi d’un heureux deshonneur, & qui pourtant jouant, le grand Seigneur entretient une actrice. (Le théatre,) amour philosophie, là les Turcs amoureux soupirent les maximes, débitent galamment ; Seneque, mis en rimes, fût-il Scithe ou Chinois dans un traité sans titre, converse galamment par geste & par chapitre, le plus sourd chansonnier de l’opera comique, prête à son Apollon un air philosophique. (L’Académie) plus forte par le nombre & vantée en tous lieux, les corrupteur, du goût en paroissent les Dieux, eux seuls peuvent prétendre au rare privilege d’aller au Louvre en corps commenter l’alphabet, grammairiens jurés immortels par brevet. On voit par-tout le théatre comme le trône & la source des vices ; sans doute il y a des vices indépendamment du théatre, puisque ce sont les vices qui l’ont formé & qui l’entretiennent ; mais c’est là que tous les âges & tous les sexes boivent à longs traits le poison de tous les vices.