[Introduction]
M. Mercier, Auteur fort connu, mais fort peu aimé des Comédiens, a tâché de se racommoder avec eux par un Eloge de Moliere, & je crain qu’il ne se brouille encore davantage. Il a fait une farce en cinq actes, imitée de Goldoni, intitulée Moliere. Ce n’est pas la premiere fois que Thalie a mis son favori sur ses treteaux ; on fit l’Ombre de Moliere d’abord après sa mort ; on la trouve à la fin de ses ouvrages, avec ses Epitaphes en grand nombre, quoiqu’il n’ait pas même eu de tombeau. La Molieromanie a gagné tous les arts. La peinture, la sculpture, la gravure ont transmis ses traits à la postérité ; mais n’ont pu lui présenter un beau visage : cet Arléquin étoit fort laid. Une mine basse, des traits grossiers, une physionomie impudente & chagrine annonçoient son origine, son métier, ses mœurs & son caractere. La poësie l’a célébré sur le ton burlesque : c’étoit en effet un vrai sujet de Calot. Il n’y a que l’Académie Françoise qui l’a pris sur le ton sérieux, & en a fait fabriquer un grand philosophe, un profond moraliste, un reformateur, un apôtre : & ce n’est pas la scène la moins burlesque. On devroit bien faire aussi des pieces sur Corneille, Racine, Panard, Dominique, qui valent bien Moliere, chacun dans son genre.
Malheureusement M. Mercier a joint à sa piece, pour mieux peindre son héros, un long commentaire qui forme un gros livre : il a prévenu la postérité, & s’est rendu à lui-même le même service que les interprêtes rendent à Sophocle, à Euripide, &. Mais il s’est beaucoup licencié dans ses notes ; il a osé répéter plusieurs traits de Moliere qui pourroient bien faire lancer sur lui une nouvelle excommunication, par le respectable Sénat, si zélé pour la décence. En voici quelques-uns.
Moliere travailloit avec beaucoup de difficulté ; mais il n’étoit pas fâché
qu’on crût qu’il travailloit facilement les pieces qu’il dit dans sa préface
avoir fait en quinze jours de temps, reposoient depuis plus d’un an dans son
porte-feuille : la vanité & le mensonge sont l’air qu’on respire au
Théatre. Il dit lui-même que son Lucrece lui avoit
beaucoup coûté, & il imagina le conte de la méprise de son prétendu
valet-de-chambre qui le brûla : l’ouvrage n’est pas plus réel que
l’aventure. Il se fatiguoit promptement dans les disputes de la
conversation, & il quittoit sagement la partie ; il n’avoit meme ni
assez de
connoissance, ni assez d’esprit pour rien
soutenir : il n’étoit rien hors de la Scène ; & il disoit, pour couvrir
ses foiblesses, en style du Pont-neuf :
Que feroit la
Raison avec un filet de voix contre une gueule qui défend la
Sotise ?
Cette réponse n’est ni ingénieuse, ni polie.
Il étoit fort sensible au mépris & à la critique : plusieurs de ses
pièces ne sont que des vengeances contre les censeurs. Il comparoit le
mépris à une pillule amere qu’il faut bien avaler,
mais
qu’on ne peut mâcher sans faire le grimace
. Ce vers
n’est pas mauvais.
Moliere saisissoit tout ce qui pouvoit grossir la recette,
quittoit pour le bouffon l’agréable & le fin, &
sans honte à Terence allioit Tabarin
. Il faisoit
grimacer ses figures ; & volontiers jouoit les choses les plus
bouffonnes, pourvu qu’elles attirassent la foule. Il faisoit jouer une pièce
intitulée, Dom Quichotte ; c’étoit le moment▶ où Dom
Quichote installe Sancho dans son Gouvernement. Fidele au
costume, Moliere, qui faisoit Sancho, étoit monté sur un âne (tout cela est faux & conte le
costume. Dom Quichotte n’installe point Sancho, & l’âne ne parut point
dans son Gouvernement). Mais on croyoit faire mieux rire en montant un âne
sur le Théatre : on pu rire en effet, mais par un trait auquel on
s’attendoit pas. Moliere sur son âne attendit dans la coulisse le ◀moment de
son installation dans le gouvernement ; mais l’âne, qui se savoit pas son
rôle, s’impatientoit dans la coulisse, & vouloit entrer en scène.
Moliere tiroit le licol de toutes ses forces, & appelloit à son aide
tous ses camarades.
A moi, Baron, à moi, Latorilliere, à
moi, ma Femme, à moi ma Servante, la fidelle Laforest ! maudit âne
m’emporte.
Ils viennent tous en éclatant de rire, &
tâchent d’arrêter
l’âne, le tirant par la queue &
par les oreilles : mais l’opiniâtreté de l’âne, après plusieurs saccades,
fut victorieuse de tous leurs efforts ; il partit comme un trait, en
s’élançant sur le théatre : il dérangea toute la piece. Son maître renversé
sur le derriere, & tirant toujours en vain le licol, entra malgré lui
tout en caracolant, & fut culbuté. Il crioit de toutes ses forces aux
spectateurs :
Pardon ! Messieurs, pardon ! ce maudit
animal a voulu entrer malgré moi.
Les spectateurs n’y
perdirent rien ; ils rioient à gorge déployée. Cette aventure valut toute la
piece : ce n’est pas beaucoup dire.
On n’a pas moins lieu de rire, en voyant le successeur du sieur Querlon dans les Affiches, quoique
Ecclésiastique & homme d’esprit, s’écrier d’un ton lamentable :
Quand on songe que c’est l’Auteur du Misantrope,
le Traducteur de Lucrece, le Disciple de Cassendi, l’appréciateur de
Lafontaine, qui s’expose aux huées du peuple, monté sur un âne, on
ne peut s’empêcher tout à la fois de le plaindre & de
l’admirer.
Admirer & plaindre un Arlequin sur un
âne, qui fait la culbute sur le théatre, il faut être bien compatissant
& bien enthousiasmé. L’Auteur du Misantrope, à la bonne heure, cette
piece suppose du talent. Mais qu’est-ce que le Traducteur
prétendu d’un poëme que personne n’a vu, un Cassendiste
qui a été trois ou quatre fois dans sa vie s’amuser aux conférences d’un
Philosophe qu’il n’a jamais entendu ni n’étoit capable de l’entendre, un ami
de Lafontaine, qui a dit de lui en riant,
le bonhomme ira loin
. Tous ces beaux titres
sont à peu près comme le titre d’Académicien de vingt Académies, que les
Ecrivains se donnent. Ou s’il vaut quelque chose, on plaindra, on verra avec
pitié, on méprisera un homme qui a
des talens,
s’avilir & se dégrader : mais un homme sage n’admirera pas un insensé
qui fait les folies sur le Théatre.
Mais pourquoi rioit-on donc tant ? La commisération & l’admiration ne
font point rire, l’âne n’est pas un être ridicule, ni ne peut y être. On en
voit tous les jours sans rire, il en monte tant sur le Théatre ! C’est
l’histrion monté dessus, dont l’âne se moque, & qu’il jette à la
renverse, qui est seul le vrai ridicule, par une folie qui le met au-dessous
de la monture.
Sicut equus & mulus quibus non est
intellectus.
C’est de lui que l’âne dont parle Boileau, diroit avec raison (car qu’y a-t-il de plus
méprisable qu’un bouffon sur le Théatre, & des spectateurs imbéciles qui
l’admirent ?)
Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est
qu’une bête.
Quel des deux est le plus digne de pitié,
de l’âne où de Moliere ?
Ces farces sont journalieres sur tous les Théatres : l’amour insensé des Spectacles empêche d’ouvrir les yeux. Les rois, les héros, les dieux, les déesses, à l’Opéra, sur des chevaux de cartons, élevés dans les airs par des cordes, sur des aigles, des dragons, des chats en peintures, souvent aussi dérangés que le grison de Moliere Sancho, les fées, les sylphes, les enchanteurs, les statues animées de Deucalion, de Pygmalion & de Prométhée, du Festin de Pierre, &c, sont-ils moins puériles ? On a beau couvrir les acteurs & les spectateurs d’or & d’argent, ce sont des enfans qui vont à cheval sur un bâton, & des enfans qui s’en occupent bien plus à plaindre que des enfans. Ces puérilités sont des crimes. On a même vu l’acteur marcher à quatre pieds, & contre-faire la bête ; & c’est un grand Philosophe, bien supérieur à Moliere par les talens, par les mœurs, par la pureté de la morale, par la religion même, quoique fausse, puisque Moliere n’en avoit aucune. Rousseau est enfin revenu du délire dramatique où il avoit brillé, & auroit pu se faire un grand nom. Il s’est déclaré contre les Spectacles & contre Moliere, en louant son talent, par un ouvrage admirable, qui vaut mieux lui seul que toutes les œuvres de ce Comique.