Chapitre IV.
Henri IV.
LE Sieur Durosoi, Citoyen de Toulouse, après avoir cueilli dans sa nouvelle patrie plus de ronces que de lauriers, malgré ses brillantes Annales, son Richard III, la dédicace des trois Roses, son panégyrique de l’Académie de Peinture, dont nous avons parlé, a cru se faire un nom à Paris, en faisant paroître Henri IV sur le Théatre d’Arlequin, par un drame lyrique, la Bataille d’Ivri ou la Réduction de Paris, en prose, mêlé de vers & d’ariettes, espece de poëme nouvelle aux Italiens. Ce Théatre n’est pas fait pour des dieux & des héros ; ils n’y encore paru que pour être tournés en ridicule. L’Opéra adopteroit aussi peu un tel ouvrage, on n’y parle jamais en prose ; la prose est peu faite pour le chant ; &, à l’exception des chants d’Eglise, où, par respect pour les paroles de l’Ecriture, on y emploie la prose, tout ce qui se chante est ordinairement en vers : la mesure, la rime, l’harmonie sont un chant commencé auquel la musique se lie plus naturellement & plus agréablement.
Lorsque le bon goût régnoit en France, dit le Journal de Trévoux, Août 1775, on eût trouvé fort extraordinaire ce titre, Henri IV, drame lyrique. Ce contraste choque toutes les idées reçues. Le Théatre n’est pas fait pour jouer les héros modernes ; l’idée genérale de sa frivolité & de son infamie semble avilir les grands hommes dont il s’empare ; on lui abandonne les anciens & les étrangers, auxquels on ne s’intéresse point : mais on est révolté de voir servir à ces jeux ceux qu’on connoît, qu’on estime, qu’on aime, comme si on les voyoit insulter sous ses yeux. Verroit-on avec plaisir le Maréchal de Saxe, le Vicomte de Turenne, le Prince de Condé, Louis XIV, Louis XV, entre les mains des histrions ? Tel Henri IV, que tout le monde respecte : c’est en quelque sorte le peindre avec des haillons à la place Maubert.
Mais, ajoute le Journal, si on est étonné de cet assemblage indécent d’Henri IV & du Théatre,
si on a la
patience de lire ces pieces, on sera bien plus étonné de leur
succès,
malgré les absurdités dont elles
fourmillent
. Tout leur mérite consiste dans un petit
nombre de bons mots & de traits de bonté de ce Prince, qu’on entend
répéter avec plaisir, parce qu’on aime ce caractere de franchise, de
cordialité, de familiarité, inconnu dans les Cours. On a compulsé toutes les
histoires, on en a extrait & répandu dans le drame les saillies
agréables, quelquefois piquantes, qu’un esprit jovial & un bon cœur lui
dictoient. Il y est encore fait mention de plusieurs Seigneurs dont les
familles subsistent : elles ont vu avec plaisir parler de leurs ancêtres,
& ont protégé le panégyriste.
Les repas sur le Théatre réussissent rarement : ils font diversion à l’action
principale dont ils rallentissent la marche, & il se passe à table des
choses basses, peu intéressantes. On fait trois repas dans ce drame : Henri
déjeûne au premier acte, dîne au
second, soupe au troisieme. Ces trois repas durent autant
que tout le reste : sans doute l’auteur aime la bonne chere. Ils sont fort
déplacés, ainsi que toute l’intrigue▶. Le fonds la piece est la Bataille d’Ivri, qu’on suppose gagnée sur la fin du jour, entre le
dîné & le soupé ; la scène se passe le jour même dans un château voisin.
La bataille
, dit
Henri,
doit se donner à trois heures, il nous faut une heure pour
ranger les troupes, une heure pour être à table, il faut nous y
mettre à une heure.
Ce n’est ni la place, ni les
propos, ni les arrangemens d’un grand général, au moment critique d’un
combat qui doit décider du sort de la France. Ce n’est gueres connoître le
prix du temps, l’importance des arrangemens, le risque d’une action
décisive. Henri n’eût jamais conquis son royaume le verre à la main.
Ce temps si précieux est encore rempli par une galanterie entre la fille du maître du château royaliste & son amant ligueur, qui se termine par un mariage. Le Roi oublie le combat qui va se livrer, pour écouter les propos de ces amans, & suivre le fil de cette ◀intrigue▶. Il faut être bien infatué d’amour, pour occuper dans ces momens un grand Roi d’un misérable roman. Ce Prince, il est vrai, d’un caractere libertin, s’en amusoit aisément : il voltigea toute sa vie sur toutes les femmes. Mais est-il croyable qu’il quitte les plus grandes affaires, pour s’embarrasser des amours d’une bourgeoise, où son cœur ne prend aucun intérêt ? Le fait fût-il vrai, l’honneur de ce Prince ne permettoit pas de l’exposer sur le Théatre : un pareil scandale l’aviliroit. Il n’y a qu’un libertinage aveugle qui puisse donner tant d’importance à des folies.
On prête au Roi dans ce repas des propos & des actions sans vraisemblance
qui le deshonorent. Le Roi fait à la femme du logis, qu’il ne connoît pas,
le détail de ses projets, de la guerre de Paris, des mesures qu’il prend.
Femme dont le mari est ligueur, & qui peut découvrir tous ses secrets.
Le poëte est mauvais politique : Henri étoit plus prudent. On fait écrire à
ce Prince, devant cette femme, plusieurs dépêches importantes, qu’il lit
tout haut ; entre autre une lettre impie à Gabriëlle
d’Estrées sa maîtresse.
Ma derniere pensée sera
pour Dieu, l’avant-derniere pour vous.
J’ai parlé
ailleurs de cette prétendue lettre que je crois fausse. Henri étoit trop
sage pour l’écrire, & pour en donner connoissance à la femme d’un
ligueur, qui, en le divulguant, l’eût rendu odieux & méprisable.
Pendant qu’Henri soupe avec ses officiers généraux, on lui amene le maître du château ; qui a été fait prisonnier. Cet homme se jette à ses genoux, lui demande grace, l’obtient, se donne à lui, & abandonne le parti de la Ligue, & pour récompense demande la noblesse. Le Roi la lui accorde. Il fait un grand éloge du commerce, je ne sai pourquoi, au sortir d’une bataille où le commerce n’a rien gagné, & au milieu de ses généraux, qui sont peu enthousiasmés de la noblesse commerçante. L’auteur est-il fils de marchand, où a-t-il voulu se moquer de la noblesse, par l’ennoblissement d’un bourgeois qui non-seulement n’a rien fait pour son Prince, mais qui vient d’être pris en combattant contre lui ? Le Roi semble se moquer de son nouveau noble, en le faisant Pourvoyeur de son armée, le chargeant de lui acheter des grains.
Henri se rend ridicule dans cette commission : il fait acheter des grains
pour en fournir aux Parisiens pendant le siége qu’il va former. Vint-il
jamais dans l’esprit d’un homme raisonnable d’approvisionner une ville qu’on
veut prendre par famine ?
Sibi convenientia
fingi.
On dit que, pendant le siége, il souffroit que ses
soldats, au bout de leurs piques, donnassent quelques pains aux parisiens.
C’étoit, dit-on, un trait d’humanité ou plutôt une moquerie. Qu’est-ce, pour
une ville immense, que quelques morceaux de pain au bout d’une pique, comme
à un oiseau ? Mais, préparer des provisions aux assiégés pour faire durer le
siége, ce n’est pas seulement une fanfaronnade, c’est une absurdité dont
Henri ne fut jamais capable.
Une autre aussi risible. Deux Maréchaux, d’Aumont & de Biron, ses généraux, déjeûnent, dînent & soupent avec lui, chantent des ariettes boufonnes en trio, comme de bons musiciens ; & à fin du repas, comme dans une guinguette, toute la table chante des chansons gaillardes, & finit par une danse ronde, où chacun entonne son couplet. Au milieu de ce tapage l’amant ligueur entre, se donne au Roi, & lui demande sa grace, en lui chantant une ariette. Il est difficile de porter plus loin l’indécence. On pardonne aux héros de a fable ce langage d’opéra, on est accoutumé à les entendre parler en chantant, la musique fait partie de la fiction & du merveilleux ; mais, pour un grand Prince avec ses généraux, au moment de la bataille, ces folies sont insoutenables.
L’◀intrigue▶ des deux amans est aussi mal imaginée. Que de jeunes personnes de
deux partis, de deux religions contraires, de deux conditions fort inégales,
s’aiment & veuillent s’épouser malgré la défense de leurs parens, ces
amours ne sont pas impossibles : mais que, dans le temps qu’elle déclare son
amour, cette bourgeoise dise hautement, par un gasconnade de grenadier,
j’épouserai plutôt le dernier soldat de Henri
que le Duc de Mayenne lui-même
; que le pere de l’amant
change & permette à son fils d’épouser une royaliste qu’il lui avoit
défendue ; que, dans le même temps, il lui ordonne de venir dans l’armée de
la Ligue, & de combattre le parti de sa maîtresse, la brutalité de ses
déclarations, la contradiction de cette conduite sont-elles
vraisemblables ?
M. Collé, dans sa Partie de Chasse de Henri IV, a osé faire manger & chanter ce Prince sur le Théatre, avec les paysans, & l’a fait avec quelque succès. Sans approuver ce tableau de Calot, du moins je vois une différence entre ces deux pieces : dans l’une, il est inconnu, déguisé, réfugié par hasard chez un paysan, après s’être égaré, il est naturel qu’il se familiarise avec ses hôtes : mais que, dans un jour de bataille, au milieu de ses guerriers, il s’occupe des puérilités d’une galanterie, chante des ariettes avec ses généraux, & fasse faire des rondes à la fin du repas, ne diroit-on pas qu’on a voulu dégrader & faire mépriser ce grand Roi, le travestissant en Tabarin, ou que l’auteur n’a aucune idées des bienséances ? Les plus amerés pasquinades qui parurent au temps de la Ligue ne défigurent pas Henri IV. autant que le Théatre. Si la Ligue eut joué des pieces contre lui, elle n’en auroit point eu de plus insultantes.
Cette Partie de Chasse de Henri IV, disent les Affiches Janvier 1776, n’est qu’un tableau dramatique de la popularité de ce Prince. Ici l’auteur y fait entrer incidemment des caracteres historiques, ce ne sont que des accessoires, dont il a cru avoir besoin pour remplir & varier la scène. Mais si l’on ne savoit jusqu’où se porte parmi nous le vil esprit d’imitation, d’asservissement aux idées bonnes ou mauvaises, qui ont quelque succès, eût-on jamais imaginé que cette piece, qui fit dans le temps une nouveauté agréable, eût produit le Courier de Henri IV, la Bataille d’Ivri, la Réduction de Paris, &c ? L’imagination la plus bornée n’est-elle pas révoltée à la vue des disparates continuelles de ces drames ? Des amours romanesques, des nôces, des chants de joie, dans le temps d’une bataille qui doit décider du sort de l’Etat, des ariettes dans les horreurs d’un combat, des sentimens outrés d’héroïsme, dans les momens les plus précieux, destinés aux conseils de la politique, aux efforts des armes, à l’action, n’est-ce pas tout dénaturer, tout avilir, & nous rendre ridicules ?
M. Durozoi a joint à son drame une dissertation sur le drame
lyrique, dédiée au Docteur D…., & une épître dédicatoire aux Mânes de son Amie : dédicace lugubre & fort peu
intéressante.
Id cinerem aut manes credis curare
sepultos ?
Il prie les personnes qui liront son drame,
de lire aussi sa dissertation : espece de portique en ce genre, à l’exemple
de Fontenelle pour les Eglogues, de Lamothe Houdart pour les Fables, de Voltaire sur le poëme épique, &c. Ce ne sont que des
apologies de leurs ouvrages dont on tâche de justifier le goût & les
défauts, par des regles faites après coup. Ceux qui ont eu le plaisir d’y
rire ou d’y pleurer en sont la preuve.
La musique de cet opéra-comique passe pour bonne : elle en fait le succès. Cette musique est ingénieuse & facile, conforme à l’esprit d’Henri, & supplée aux endroits où elle est employée comme une décoration. On loue surtout un entr’acte dans lequel se donne la bataille. Pendant tout ce temps le théatre demeure vuide, comme si tout le monde étoit allé se battre ; la scène ensuite est dans le silence, comme si l’on attendoit la nouvelle de l’évenement du combat. Ce silence, cette inaction, ce vuide ont été mis à dessein pour le musicien, qui trace le plus riche tableau par un chef-d’œuvre de son art. Un orchestre caché derriere le théatre joue tous les airs militaires propres aux évolutions & aux manœuvres de deux armées ; on bat la générale, la marche, le bouteselle, la charge ; on entend les tambours, les trompettes, le canon, la mousquéterie ; on croit entendre les cris des combattans, les gémissemens des blessés, la joie des vainqueurs, comme si on écoutoit à quelque distance du champ de bataille ; le bruit tantôt s’approche, tantôt s’éloigne, se renforce, se ralentit, se distingue, se confond ; &, quoique la scène soit vuide, jamais par l’adresse du musicien elle n’a été mieux remplie, jamais le spectateur n’a été plus occupé, plus agité, plus attendri, plus effrayé ; on fait parler le silence même & la solitude. Il faut certainement beaucoup de génie & de fécondité pour ce tableau musical : c’est une espece de pantomime pour l’oreille qui a fort bien réussi : la piece lui doit tout. La musique a fait la fortune du poëte, & dédommage l’auditeur ; l’orchestre a fait taire les sifflets, & pardonner à la poësie : mais rien ne peut obtenir grace à l’indécence du sujet & du rôle. Le bon goût ne souffriroit jamais Henri IV sur le Théatre jouant l’Arléquin, & la majesté royale grimaçant des lazzis.
On ne peut mettre les grands princes sur la scène que dans le genre héroïque : en faire le sujet d’une farce, c’est les rendre ridicules & avilir leur dignité. Henri IV, peut fournir un troisieme genre de familiarité & de bonté, qui n’est ni tragique, ni comique. Il fut politique, guerrier, bon Roi : plusieurs circonstances de sa vie offrent des grands traits. La Bataille d’Ivri, la Conjuration de Biron, la Reddition de Paris le font admirer ; sa bonté, sa franchise, sa cordialité qui le rendoit familier avec tout le monde, le faisoit aimer ; ses bons mots plaisent, quoique fort connus. Il faut bien se garder de mêler les deux genres, l’un détruit l’autre. Ne le montrez qu’en grand dans le premier, pour le faire admirer ; bornez-vous dans l’autre à ces traits de bonhommie qui le font aimer. Si, au milieu des combats & des victoires, vous le faites chanter, danser, boire rasade, placer une cocarde, caresser une paysanne, vous en faites un imbécile : c’est un général à la tête de ses troupes, en bonnet de nuit & en robe de chambre. Le ton grave de la tragédie, le ton familier de la comédie font une dissonance que rien ne sauve. Le sieur Collé a plu par ce discernement, le sieu Durozoi fait rire par ce mêlange.
Le Théatre peut envisager dans Henri plusieurs points de vue, sa Religion, ses amours, ses exploits, son caractere : le premier & le second lui sont très-peu favorables. Il changea quatre fois de religion ; d’abord élevé en Catholique, sa mere Jeanne d’Albret le rendit Protestant ; il fut long-temps chef de la secte ; il abjura le Calvinisme à la Cour de Charles IX ; il en reprit la profession quelque-temps après ; il l’abjura encore, & se fit Catholique pour monter sur le trône ; il persévéra dans cette Religion : mais il combla de faveurs les hérétiques, & fit faire par ses ministres le fameux Edit de Nantes, dont l’abolition a immortalisé son petit-fils. Il n’est pas douteux que s’il fût monté sur trône sans obstacles & ouvertement Huguenot, la France seroit aujourd’hui toute Protestante. Mais il faut tirer le rideau sur cette partie de sa vie, qui d’ailleurs seroit peu propre au théatre.
Ses innombrables galanteries fourniroient à la Scène une matiere
inépuisable : mais il n’est ni édifiant pour le public, ni glorieux à la
majesté royale de la montrer par ses foiblesses. Les ◀intrigues▶ d’Henri IV,
dont plusieurs sont comiques & très-bourgeoises, dont aucune n’a été
terminée par le mariage, & très-peu pouvoient l’être, son divorce avec
sa premiere
femme, ses brouilleries avec la
seconde, ne pourroient paroître sur la Scène sans l’avilir. L’on se trompe
lorsqu’on défigure par le vice les grands hommes qu’on veut faire admirer.
Alexandre avec Eriphile, Rodrigue avec Chimene, Bajazet, Mahomet, Mitridate,
tous ces héros amoureux perdent beaucoup de leur gloire, & les dieux Jupiter, Hercule, Neptune, Apollon, &c. de leur dignité, aux
pieds d’une maîtresse. C’est mal connoître leur intérêt de répandre sur eux
le nuage de la corruption des mœurs, qu’on ne sauroit trop ensévelir dans
l’oubli. Peut-on oser faire ce tort à Henri IV ? La France l’aime trop pour
voir sans indignation mettre sous ses yeux ces momens malheureux où
le masque tombe & le héros
s’évanouït
. Le respect doit l’emporter sur ce goût dépravé
du peuple dramatique, qui veut par-tout trouver l’image & l’aliment de
la dépravation : l’acteur & le poëte se rendroient également vils &
scandaleux.
Le Roi, le politique, le conquérant ouvrent une brillante carriere à
Melpomene ; sa vie offre de grands évenemens dignes de toute la majesté du
cothurne ; sa clémence dans la conjuration de Biron
pourroit figurer avec celle d’Auguste dans Cinna, la reddition de Paris feroit une Venise sauvée : mais il faudroit beaucoup d’art & de
génie. Henri nous est si connu, sa vie tient à tant d’objets respectables
& de circonstances délicates, qu’aucun poëte n’a osé courir le risque de
se briser à tant d’écueils, jusqu’à M. Durozoi, qui les a
bravés, & a traité très-peu héroïquement, très-peu décemment une action
des plus héroïques. Mais le libertinage de Henri ne doit jamais paroître :
l’intérêt de la gloire d’un Monarque si cher doit jetter un voile sur cette
portion de sa
vie qui en obscuriroit tout le
reste. Les peintres & les poëtes ne doivent rendre que la belle nature,
& ne montrer les héros qu’en grand.
Et que desperat
tractata nitescere posse relinquit.
Pour ses bons mots, ses traits de bonté, de franchise, de familiarité qui le
font aimer, les seuls que la plupart des gens connoissent, ils peuvent orner
une scène ; mais il faut en faire un choix avec discernement : tout n’est
pas également bon. On en a rempli des volumes, on en a cherché de tous
côtés, on lui en a prêté une infinité qui ne lui appartiennent pas, & ne
sont pas dignes de lui. Tout n’est pas grands dans les grands hommes, tout
n’est pas ingénieux dans les beaux esprits. Ces traits qui pour la plupart
n’ont rien que de trivial, sont pour ainsi dire les fruits du terroir. Sa
patrie, son éducation, sa société avec les paysans béarnois, dans son
enfance & dans sa jeunesse, le style, le langage, la vie du pays, voilà
la Poule-au-pot, & ces traits populaires qui semblent
à la Cour des phénomenes, parce qu’ils y sont inconnus & étrangers. Dans
toute la Gascogne le peuple agit & parle comme lui ; cette espece de
bons mots y naît comme les oranges en Provence, les châtaignes en Limousin :
la qualité du Prince en fait tout le prix. Ce n’est pas un Roi qui s’abaisse
jusqu’au peuple, c’est un homme élevé comme le peuple, qui porte sur le
trône ses goûts, son esprit, sa physionomie, ses sentimens. On ne doit
traiter cette partie qu’avec beaucoup de circonspection, & ne jamais les
mêler avec les grandes actions : l’un défigure l’autre.
Sed non placidis coeant immitia.
L’enthousiasme pour
Henri, qui donne le prix aux plus grandes choses, nuit à sa gloire ; il faut
le
décomposer pour l’admirer : on le dépare en le
couvrant de haillons, on le déprécie en mettant tout au même prix. Suetone a fait le plus grand tort aux Césars, en détaillant leur vie privée. Auguste
seroit plus grand aux yeux de l’Univers, si on n’étoit instruit de ses
foiblesses.
Un autre trait de maladresse : on met partout Henri IV. en parallele avec Sulli, comme on vient de faire très-maussadement dans le
drame en quatre actes en prose, le Roi & le Ministre, ou
Henri & Sulli. Ce Ministre efface le Roi, il est plus grand que
lui, & le Roi lui doit tout. En voici des traits : Henri a la foiblesse
d’aimer la Duchesse de Beaufort jusqu’à vouloir l’épouser,
& lui faire une promesse de mariage. Sulli s’y oppose, & déchire ce
billet honteux en sa présence.
Vous êtes fou
, dit Henri. Oui, je le
suis
, répond Sulli, & je voudrois être le seul fou de votre royaume.
Henri court écrire une autre promesse. Que le Ministre est grand ! que le
Prince est petit ! Ce seul mot vaut tous ceux de Henri. Venant de passer la
nuit avec sa maîtresse, il ordonne à son Ministre de lui compter cent mille
écus.
Voilà
, dit-il,
une nuit qui me coûte cher.
Sulli a beau lui
représenter que ces folles dépenses ruinent, & lui, & son peuple, il
persiste à les lui faire donner. Quel est ici le plus sage ?
La Duchesse, mécontente de Sulli, qui retranchoit tout ce qu’il pouvoit des
aveugles prodigalités du Roi, le maltraita en sa présence, & demanda
hautement son renvoi. Henri qui avoit grand besoin d’un si habile homme,
répondit à sa maîtresse en paysan béarnois :
Vous voulez
me faire chasser un serviteur dont je ne puis me passer ; pardieu,
Madame, c’en est trop, je me passerai plutôt de dix maîtresses comme
vous, que d’un serviteur comme
lui.
Brutalité inutile, fort éloignée de la politesse
françoise. Il ne falloit pas par ses foiblesses se voir gourmander par une
femme : un grand homme ne l’eût pas laissée se mêler du gouvernement, ni
avant, ni après cette scène. Il sort vîte avec Sulli, pour lui dire sans
témoins :
Hé bien, mon ami, n’ai-je pas tenu
bon ?
Comme un enfant dit à son gouverneur, n’ai-je pas été sage ? Il rentre, & au lieu de renvoyer cette
femme intriguante, avare & impérieuse, il veut la raccommoder avec le
Ministre, les fait embrasser, s’invite à souper chez lui avec elle, &
avec plusieurs seigneurs, témoins de ces puérilités ; & pendant ce
repas, on chante des chansons grivoises. Jamais Louis XIV,
n’a rien fait qui approche de ces petitesses. Qui pourroit faire entrer Louvois & Colbert dans une scène
comique ?
Les Economies royales sont pleines des mandemens du Roi
pour des dépenses inutiles, & d’édits bursaux portant exaction de mille
petits droits. Ce Prince lui en envoya un jour jusqu’à vingt-cinq à la fois.
Sulli, qui s’opposoit avec vigueur à ces profusions, n’approuva aucun de ces
vingt-cinq édits, & alla faire au Roi ses représentations. Il rencontra
la Marquise de Verneuil qui lui fit des reproches de ce
qu’il s’opposoit à la bonne volonté du Roi.
Tout ce que
vous dites, Madame, seroit bon
,
répondit-il,
si le Roi prenoit l’argent dans sa bourse : mais lever sur
les marchands, artisans, laboureurs, pasteurs, il n’y a aucune
apparence. Ce sont eux qui nourrissent le Roi & nous tous. Ils
ont bien assez d’un maître, sans avoir tant de gens à
entretenir.
Voilà la vraie Poule-au-pot : c’est Sulli qui l’y a mise, si jamais elle y a été.
Henri n’a supprimé aucun
impôt, il en même
augmenté le nombre : la France doit à Sulli de n’avoir pas été écrasée par
les maîtresses. Un paysan parlant à Henri sans le connoître, lui disoit :
Nous avons un Roi qui est un bonhomme ; mais il
faut tant d’affiquets à ses maîtresses, qu’il nous ruine tretous
pour l’amour d’elles.
La maîtresse qui étoit présente,
fort irritée, vouloit le faire pendre ; Henri se mit à rire, & lui dit :
La corde qu’il lui faut c’est quelques écus pour
boire, & il chantera vos louanges.
On ne met point
ces traits dans les comédies, le libertinage y perdroit trop.
Sulli n’a jamais changé de religion, ni à la S. Barthelemi, ni à la conversion de son maître, malgré toutes les raisons d’intérêt & de crainte qu’il pouvoit avoir, ni même après la mort de Henri, quoique la Cour de sa veuve & de son fils fût très-décidée, & lui fît sentir son mécontentement. Henri en a changé quatre fois, & après avoir embrassé pour la derniere fois la Religion Catholique, il a plus favorisé les Huguenots volontairement que les cinq Rois ses prédécesseurs ne l’avoient fait par force ; & il n’est pas douteux, comme nous l’avons dit, que s’il fût monté sur le trône sans obstacles, la France n’eût été bientôt toute protestante. Sulli est à plaindre d’avoir vécu dans une fausse religion. Henri l’est-il moins de n’avoir eu aucune religion ? La fermeté de l’un est bien supérieure aux variations, à l’indifférence de l’autre, Sulli, quoique Huguenot, conseille au Roi de se faire Papiste, pour parvenir à la couronne. Qu’importe en effet, quand on n’a aucune religion, d’arborer les apparences de l’une ou de l’autre ? On peut alors consulter l’intérêt & les espérances, comme au jeu de hasard. Sulli, bon protestant & bon politique, voyoit que sa secte ne pourroit trouver de Prince plus favorable, que tous les concurrens d’Henri la persécuteroient ; il devoit donc le désirer pour Roi, & lui applanit la route du trône. Henri suivit celle que son Ministre, plus fin que lui, lui traçoit : l’abjuration & l’Edit de Nantes lui couterent aussi peu l’un que l’autre. Sulli ménagea habillement l’un pour l’autre. Les Protestans lui sont redevables d’une liberté de conscience qui dureroit encore, si Louis XIV eut pensé comme son grand-père.
Henri avoit beaucoup de valeur ; il bravoit, il cherchoit le péril, s’y
exposoit témérairement, s’y précipitoit aveuglément : c’étoit un grenadier,
non un capitaine : il dut tout à ses généraux. Qu’étoit-il auprès de Coligni son maître, d’Alexandre Farnese,
de Sulli son ministre ? Il eut des échecs terribles, &
se vit souvent au moment de tout perdre ; obligé de fuir, de lever le siége
de Rouen, de Paris, devant Farnese qui se jouoit de lui, manquant de tout, ne sachant où
donner de la tête, plus occupé de ses amours que de ses troupes, abandonnant
son armée dans les temps les plus critiques, pour courir après sa maitresse.
Sully, au contraire, aussi capitaine que soldat, aussi politique que
guerrier, a assiégé & emporté plusieurs villes fortes, & fait gagner
trois batailles, s’est trouvé dans un grand nom-nombre de combats, en est
sorti avec avantage & beaucoup de gloire. Habile négociateur, il a
conclu avec les Suisses, la Savoie, le Pape, des traités très-avantageux,
& ménagé à Florence le mariage du Roi avec Marie de
Médicis. Ambassadeur en Angleterre, il mérita l’estime & la
confiance d’Elisabeth & de Jacques I, & les maintint toujours
favorables à la France. Secrétaire d’Etat, Grand-Maître de l’Artillerie,
Surintendant des Finances & des Fortifications, honoré de plusieurs
Gouvernemens, par-tout il signala sa fidélité, sa prudence, son humanité,
son désintéressement, sa sage économie. A quoi pense-t-on de faire paroître
sur la Scène un ministre qui efface son Prince, à qui le Prince doit presque
toute sa gloire ? Sulli avoit formé le projet & pris toutes les mesures
pour attirer le Chef des Ennemis, & le prendre. Henri, qui ne savoit que
se battre, vint avec éclat, l’ennemi se retire, & le projet manque.
Pardieu
, dit
Sulli, vous avez fait là une belle levée de
bouclier, qui fait manquer le service que nous voulions vous rendre.
N’avez-vous pas acquis assez de gloire, sans faire ainsi le
carabin ?
Ce mot les peint tous les deux. Appellé par
Louis XIII, pour lui demander des conseils, les
petit-maîtres de la Cour le tournerent en ridicule sur ses habits & ses
manieres qui n’étoient plus de mode.
Sire
, dit-il,
quand votre père me faisoit l’honneur de me consulter, nous
ne parlions d’affaires qu’après avoir fait passer dans
l’anti-chambre les baladins & les bouffons.
Sa vie
& ses ouvrages sont remplis de traits qui lui font honneur. Il a été
très-bien loué par M. Thomas.
On a fait sur Henri IV, vingt-pieces de théatre ; & toutes mauvaises, qui
ne font que le dégrader. Entraîné par la passion inséparable de la Scène,
qui veut par-tout de la galanterie, & par la force de la vérité, qui
offre à chaque pas une vie toute livrée au libertinage, on a par-tout étalé
ses foiblesses, dont on veut lui faire un mérite. Etalage d’autant plus
maladroit qu’il n’y a rien de grand dans ses amours, nulle délicatesse,
nulle
élévation, nul sentiment : ce n’est qu’une
débauche des plus bourgeoises, à qui tout est bon : On y met toujours
quelque chose de bas : un repas où il boit à la santé d’un charbonnier, une
paysanne qu’il baise, une ronde où il danse.
Jamais
, dit-on,
valet-de-chambre n’a vu de héros.
L’état où il
se voit en le servant n’a rien d’héroïque. Le Théatre est comme le
valet-de-chambre, il défigure le héros. Jamais Henri ne fut moins grand qu’à
la comédie : on y joue des personnages faux, on leur donne des caracteres
imaginaires, on imagine des faits, on fait des anachronismes, pour amener
quelques bon mots : ce sont des pompons qu’on attache avec
une épingle, pour parer celui qu’on montre dans le jour le moins favorable.
On diroit que le Théatre a conspiré contre sa gloire. Qu’il seroit à
plaindre s’il n’avoit eu d’autres historiens que des poëtes dramatiques !
Tout est mode & enthousiasme. Le nom de Henri est cher, on l’a mis
par-tout, & on a cru tout annoblir par ce nom, comme la chanson qu’on
fit au Duc de Vendôme,
Vendôme ici,
Vendôme là, Vendôme par-tout où il va
. La mode &
l’enthousiasme aveuglent ; on se persuade que tout pense comme nous ; on
croit que la majesté éleve les foiblesses, & au contraire les foiblesses
deshonorent la majesté ; on croit que le Théatre illustre, & il avilit
les plus grands hommes.
Voici le jugement qu’a porté sur le drame du sieur Durosoi (Affiches, Décembre 1775.) le sieur Querlon, homme d’esprit & de goût : On ne concevroit pas
l’espece d’un drame lyrique en prose, si l’on ne savoit
que ces idées inconciliables annoncent simplement une piece en prose, mélée
d’ariettes. Voici quelques observations. Si la vraisemblance morale la moins
rigoureuse n’est plus d’usage au Théatre ; si
le public, content d’être frappé un moment par des circonstances approchées,
& les incidens les plus disparates, ne veut plus voir la convenance de
la nature & de l’art ; si l’on a renoncé au plaisir de l’illusion, on
peut tout mettre sur la Scène. On ne doit pas être surpris du succes de ce
drame : l’idée de produire sur la Scène comique aux Italiens,
le Héros qui régna sur la France, Et par droit de conquête,
& par droit de naissance
, dans le moment le plus
périlleux, le plus décisif, a certainement le mérite de la singularité la
plus hardie. Mais comment faire passer à des spectateurs qui ont les
moindres notions, soit des usages, soit des opérations de la guerre, soit
des convenances historiques, & de tout qu’on comprend en fait de comédie
sous le nom de mœurs, soit de la bouillante vivacité de Henri IV, 1°. tout
le temps qu’il perd dans le château de Lenoncourt, qu’il
ne vouloit que reconnoître ; 2°. les amours romanesques dont on le rend
témoin, & dont on veut qu’il s’occupe ; 3°. l’espece de conseil de
guerre, qu’il tient d’abord tout seul, & ensuite avec Biron &
d’Aumont ; 4°. le long dîné qu’il fait avec eux & le bon Roger ; 5°. les folies de ce dîné de guinguette, où on chante
& fait chanter à Henri des chansons de cabaret ; 6°. l’incognito qu’on lui fait garder, tandis qu’on le décele deux ou
trois fois en sa présence, dans un château ennemi ; 7°. le secret de Roger,
qui l’a reconnu, dont on fait une finesse sans objet ; 8°. la conversion
subite du Chevalier de Lenoncourt que rien ne prépare ;
9°. ce mêlange d’histoires & de traits particuliers de Henri, rassemblés
comme dans un Ana ; 10°. la célébrité du combat & de
la victoire, par
le trop long intervalle entre le
départ de Henri pour une bataille rangée, & son retour au château : on a
eu la maladresse de parler de trois heures, tout cela est impossible ; 11°.
l’héroïsme de sentiment, le recueil d’érudition historique qui remplit le
dénouement. Tout bien examiné, ce n’est qu’un canevas où l’on a voulu faire
entrer tout ce qu’on a pu trouver de dits, de faits de Henri, avant &
depuis la Journée d’Ivri ; c’est un recueil d’anecdotes
présenté pour la premiere fois sous une forme dramatique. Plusieurs de ces
faits sont touchans & attendrissans, parce qu’ils regardent un Prince
chéri : c’est-là tout son mérite ; l’auteur n’y est que pour la compilation
& les absurdités.
L’aveuglement des écrivains dans leurs éloges est incompréhensible : ils
abandonnent S. Louis, le plus grand comme le plus saint
des Rois de France, qu’on a toujours présenté pour modele à ses successeurs,
dont ils se font un honneur de porter le nom, pour lui substituer Henri IV,
Prince qui, à quelques traits de bonté près, mérite peu d’être imité. Et
n’est-ce pas l’intérêt secret qu’y prend l’irréligion & le vice, qui le
font paroître partout ? 1°. Saint Louis est canonisé, Henri a passé presque
toute sa vie dans l’excommunication, bien méritée à cause de son hérésie, si
bien reconnue qu’il en demanda & en reçut l’absolution à Rome par ses
ambassadeurs. 2°. Saint Louis fut un exemple de chasteté avant le mariage,
& de fidélité conjugale dans le mariage ; Henri a passé sa vie dans la
débauche la plus scandaleuse, a fait divorce avec sa premiere femme, a vêcu
toujours brouillé avec sa seconde ; il a laissé quatorze ou quinze bâtards.
3°. Saint Louis a pris deux fois les
armes pour
la Religion, est allé combattre pour elle au-delà des mers ; Henri, à la
tête du parti huguenot, a combattu les rois ses prédécesseurs, pour établir
l’hérésie, & il n’a pas tenu à lui qu’elle ne soit devenue dominante
dans toute la France : il l’a maintenue dans le Béarn, favorisée en Hollande
& en Allemagne ; son fils a été obligé d’aller en Béarn, même en
personne, détruire son ouvrage. 4°. Saint Louis a chassé les comédiens du
royaume, Henri les a comblés de bienfaits, a assisté, applaudi à leurs
représentations, fait venir & établi les Italiens, que le Parlement
avoit chassé. 5°. S. Louis, fils d’une Reine très-pieuse, qui l’éleva dans
la piété, a passé sa vie dans les bonnes œuvres, est mort dans les sentimens
les plus chrétiens, après avoir reçu tous les Sacremens ; Henri, fils d’une
Reine furieuse qui fit mourir des milliers de Catholiques, néglige dans son
éducation, après la vie la plus libertine, à péri de la mort la plus
déplorable, par l’horrible attentat d’un de ses sujets, sans avoir un moment
pour se reconnoître. 6°. Saint Louis, à la discrétion de ses ennemis, malgré
le horreurs de sa prison, & les tourmens qu’on lui fait souffrir, ne
voulut jamais changer de religion, refuse même la couronne de l’Egypte qu’on
lui offrit ; Henri arrêté à la Cour avec le Prince de Condé, à la premiere
menace, abjure sa religion & se fait Catholique ; à peine est-il délivré
qu’il abjure la Religion Catholique & redevient Protestant, &
reprend les armes contre son Roi ; il redevient Catholique, quand on
l’assure qu’il n’y a que le Canon de la Messe qui puisse
le faire régner. 7°. S. Louis forme les plus pieux établissemens, donne des
édits, des réglemens les plus
sages pour
maintenir la Foi & les bonnes mœurs ; Henri devenu Catholique, & en
pleine paix, donne l’Edit de Nantes, plus favorable aux
Protestans que tous les édits de pacification que la terreur des guerres
avoit arraché à ses prédécesseurs : édit dont l’abolition a été l’évenement
le plus mémorable du regne de son petit-fils. 8°. Saint Louis vivoit dans
une sage économie, n’établit aucun nouvel impôt, diminua les anciens,
répandit des aumônes immenses, servoit lui-même les pauvres dans les
hôpitaux ; Henri ne supprima aucun impôt, en établit tant de nouveaux que
Sulli refusa de revoir jusqu’à vingt-cinq édits à la fois ; il fit les plus
grandes profusions à ses maîtresses, jusqu’à payer une
nuit cent mille écus. Sulli le lui représentoit, & refusoit
d’acquitter les mandemens qu’il leur donnoit. 9°. Saint Louis, même encore
enfant, montra autant & plus de valeur qu’Henri, à Taillebourg contre les Anglois, à la prise de Damiette contre les Sarrasins, au siége de Tunis
& à la bataille même de la Massoure, où il fut fait
prisonnier. Jamais Saint Louis n’a quitté son armée le jour d’une bataille,
pour aller voir sa maîtresse, & jamais au moment de la donner, & ne
lui a écrit,
ma derniere pensée sera pour Dieu, &
l’avant-derniere pour vous
.
Dans l’Oraison funebre de Louis XV, à l’Académie, par
l’Abbé de Boismont, on trouve cette comparaison entre
Henri IV & Louis XV :
Hélas ! que de ressemblance
entre ces deux Rois ! & que le vertueux Sulli met de différence
entre les deux Regnes.
Cet hélas sur
la ressemblance est fort singulier : il ne l’est pas moins
sur la différence.
Mais ce qui fait bien voir que, content de trouver un bon mot ou une rime, les poëtes écrivent sans réflexions & sans connoissance, c’est que Henri pour régner a tenu une conduite toue ultramontaine : ce qui seroit aujourd’hui le plus grand crime. Il rétablit les Jésuites qui avoient été chassés par le Parlement, de la manière la plus honorable, leur bâtit à ses dépens le Collége de la Fleche, le plus beaux qu’eussent les Jésuites ; il prit un Jésuite pour son confesseur, & lui marqua le plus d’estime & de confiance : ce qu’ont imité ses trois successeurs pendant cent cinquante ans. Il fit Evêque, Archevêque, Cardinal, son Ambassadeur à Rome, David du Perron, le plus zélé défenseur des prétentions ultramontaine, le plus grand adversaire de Richer & des Libertés de l’Eglise Gallicane, qu’il fit condamner dans le Concile de Sens. Il eut sa plus grande considération pour le Cardinal de la Rochefoucault, qui n’étoit pas moins zélé, pour le Cardinal Bellarmin, auquel il dit avoir les plus grandes obligations, ainsi qu’au Cardinal Tolet, pour qui il fit faire un Service solemnel à Paris & à Rouen : Prélats dont tout le monde connoît les sentimens. Tous les Evêques qu’il nomma pendant tout son regne étoient si bien ultramontains, que peu d’années après sa mort, aux Etats généraux de 1614, tout le Clergé de France, de concert avec le corps de la Noblesse, se déclare contre le Parlement, le Cardinal du Perron à la tête, dont la harangue imprimée se trouve par-tout, sous les yeux & de l’aveu des Etats, de toute la Cour & de la Reine Régente : ce qui seroit aujourd’hui un crime de leze-majesté. Les poëtes ne sont pas obligés de savoir l’histoire ; mais ils ne doivent pas la citer, quand ils ne la savent pas : ils sont inexcusables de la combattre par leurs mensonges. Le respect pour le premier des Bourbons, la reconnoissance pour la bonté de son cœur sont très-justes ; mais l’Henrimanie dramatique n’est un titre, ni pour les excès, ni pour les erreurs.
Le Laboureur devenu Gentilhomme est une petite anecdotes de
Henri IV, dont le sieur Boutelier a fait une farce mêlée
d’ariettes, avec des notes historiques. Un manant, pour avoir l’honneur de
souper avec ce Prince, instruit qu’il étoit venu incognito
chez son voisin pour quelque galanterie, & que ce voisin, qui ne s’y
attendoit pas, n’avoit rien à lui offrir, donna secretement à sa femme un
dindon en broche, à condition qu’il iroit en manger sa
part. Il s’émancipa pendant le repas, faisant semblant de ne pas connoître
le Roi ; ensuite le connoissant lui demanda pardon de sa liberté ; mais afin
que la gloire de la majesté ne soit pas ternie, pour avoir mangé avec un
faquin, il le prie de lui accorder des lettres de noblesse, comme Durozoi en fait demander & obtenir au marchand d’Ivri.
Mais quelles armoiries prendras-tu
, dit le Roi ? Ma dinde
, répondit-il, elle m’a fait trop
d’honneur aujourd’hui. Eh bien, soit
reprend Henri éclatant de rire ; tu seras Gentilhomme, & tu porteras ta dinde en pal
(en broche)
dans ton écusson.
Cette plaisanterie, si elle
est vraie, est dans le goût de la Partie de Chasse
d’Henri IV. du sieur Collé ; mais moins bien
écrite, moins intéressante, quoique embellie par des détails & des
notes.
Ces petits sujets ne méritent ni le grand jour du Théatre, ni la décoration de l’érudition, ne font honneur ni au Prince dont on obscurcit la majesté, ni à l’auteur dont on avilit les talens par des petitesses & des bouffonneries. Celle-ci ne peut être appellée, avec le Journaliste de Trévoux, heureuse & intéressante, qu’autant qu’on la prendra, selon l’intention vraisemblable de l’auteur, pour une satyre des nobles & de leurs armoiries. La plupart des soi-disant gentilshommes ne sont que des gens de néant, qui ont acheté des lettres d’ennoblissement. Cette époque & cette facilité de s’ennoblir sont la plaie mortelle de leur noblesse : elle constate, comme le Capitoulat de Toulouse, la roture précédente, dont elle lave la tache. La plupart des armories composées de pieces roturieres, d’animaux, d’outils de métiers, &c. attestent l’état de celui qui les a le premier arborées, & ternissent l’éclat du cimier & des supports dont on affuble l’écusson, comme le plâtre & le vermillon décelent la pâleur & les rides du visage qui se recrépit & s’enlumine.
Le Courier d’Henri IV. est un proverbe dramatique, à trompeur, trompeur & demi ; petite farce de cinq ou six scènes & autant d’acteurs. Henri IV, Philippe II, Roi d’Espagne, le Duc de Lerme, son ministre, Lavarenne, officier de confiance de Henri, & d’un Courier flamand : ce n’est qu’une ruse de guerre fort commune, dialoguée & mise en scènes.
On arrête & on amene à Henri un Courier dépêché par la Ligue à la Cour
d’Espagne, & dans ses papiers on trouve une lettre qui porte :
On peut ajouter foi à tout ce que le Courier
dira de vive voix.
Henri pour tromper Philippe, &
tirer de sa propre bouche les mesures qu’il prend sur les affaires de
France, charge Varenne d’aller à Madrid
avec cette lettre de créance pour les découvrir : ce qu’il exécute avec le
plus grand succès. Philippe lui donne tout par écrit. A peine a-t-il
reçu la réponse, qu’il apprend que le duplicata du paquet intercepté en France, vient d’arriver,
avec l’avis de la prise du premier courier. Il ne perd pas un instant,
échappe au danger d’être arrêté, & remet tout à Henri. Affiches, Juin 1775.
Cette derniere circonstance, inutile à la piece, imaginée pour faire valoir
le zele, l’adresse & le bonheur de Varenne, dont l’auteur se dit
descendant (descendance qui décrédite cette historiette). Cette circonstance
est contre la vraisemblance. Si Varenne étoit parti avant l’arrivée du
second courier, comment a-t-il pu savoir ce que contenoit le duplicata ? S’il n’étoit pas parti, comment n’a-t-il pas été
arrêté ? Au lieu de s’assurer de sa personne, le ministre de Philippe va lui
faire confidence de ce secret d’état. Mais si l’auteur a cru faire honneur à
ses ancêtres & à lui-même, par ce petit roman, il n’en a point fait à
Henri IV. Un courier, un espion arrêté, des papiers surpris, des secrets
découverts, ce stratagême de se servir de la personne, de la main, de la
lettre de créance, pour pénétrer, pour tromper l’ennemi, sont si communs
dans l’histoire & si naturels, que le moins adroit s’en serviroit. Il y
a même dans cet artifice quelque chose de contraire à la droiture & à la
franchise de ce Prince. Cette maxime,
dolus an virtus
quis in hoste requirat ?
ne paroît pas bien conforme
aux sentimens qu’on lui donne : du moins n’a rien de grand qui lui fasse
honneur ?
Ce petit drame est suivi d’un Traité sur l’art, selon
l’auteur, nouveau de faire des proverbes.
L’art dramatico-proverbial
, dit-il. Cette
petite poëtique sur l’objet le plus mince, contient une critique de la Partie de Chasse du sieur Collé, &
la Bataille d’Ivri de Durozoi,
avec des regles de sa façon sur la composition des
proverbes. L’auteur croit ce genre bien nouveau, il se trompe : on fait des
proverbes depuis un siecle ; il y en de Mad. d’Aulnoi, de
M. Benoît, de Mad. de Maintenon ; toutes
les comédies morales sont des proverbes, mais plus longs, les fables, les
contes moraux sont des proverbes, mais plus court : il n’y a qu’à les
dialoguer. C’est un bloc de marbre dont on fait un colosse ou un nain.
L’usage commode de séparer les demandes & les réponses par des petites lignes, fait la moitié de l’ouvrage. En mettant un
nom à la place de ces lignes, on aura des scènes ; en mettant des lignes à
la place des noms, les proverbes seront un conte. Ces mots, ces airs de
nouveautés ne sont que charlatanerie : c’est un vendeur d’orviétant qui fait
différens paquets de la même poudre pour toutes sortes de maux.
Mais l’auteur n’observe pas les regles du Théatre, ni même celles de son petit Théatre, il n’en observe aucune : dans un si petit fait on n’a-pas le temps de les violet. Il transporte la scène de Paris à Madrid, de Madrid à Paris : point d’unité de lieu. Il fait faire ce double voyage à son courier Varenne dans une heure : point d’unité de temps. On coupe le drame en deux actions, l’une en France, l’autre en Espagne, devant deux Rois, toutes deux aussi longues, aussi essentielles : point d’unité d’action. Dans un temps de guerre, assiégé par un ennemi redoutable, on envoie des couriers avec des dépêches sans chiffres, on les instruit du secret des affaires ; un homme aussi défiant que Philippe, donne sur le champ sa réponse. Un homme sur le même cheval, car il n’y avoit point alors de postes établies en Espagne, échappe aux poursuites du Roi d’Espagne, & fait deux cens lieues tout de suite : point de vraisemblance. L’honneur de la Varenne a fermé les yeux à son petit-fils.
Le Chevalier du Coudrai est entré dans la carriere que Collé & Durosoi avoient ouverte, il a donné une piece sur Henri IV, intitulée comme la fable de Lafontaine, Le Roi & son Ministre. Ce n’est ni comédie, ni farce, ni proverbes ; ce sont des dialogues appellés scènes, sous le titre général d’actes, où l’on détaille l’administration de Sulli, sous les ordres ou plutôt sous le nom de Henri. On a joint à cette parure théatrale un recueil des aventures & des bons mots du Monarque, & de la sage économie du Surintendant. Ce recueil, qui fait tout le prix de la piece, & ne suppose que le mérite de copiste, la met au-dessous des deux autres. La vie de ce Prince pleine de galanteries & d’aventures, de déguisemens, de plaisanteries, peut fournir la matiere de vingt drames. Il se déguise en paysan pour voir Gabriëlle d’Etrées, en mendiant pour la Princesse de Condé, en soldat, en marchand, en chasseur, &c. Toutes ces mascarades que l’amour de la nation pardonne, affoiblissent l’estime & le respect.
L’enthousiasme va si loin que dans le Lit de Justice du
12 Mars 1776, où le Roi supprima les Jurandes, M. l’Avocat Général,
qui parla en leur faveur, citant les Ordonnances de Louis IX [Saint Louis] & d’Henri IV. qui les avoit maintenues,
fit de celui-ci le plus pompeux éloge.
Ce Roi qui sera
toujours les délices des Français, ce Roi qui n’étoit occupé que du
bonheur de son peuple, cette idole de la France que vous avez pris
pour modele
, &c. Il en fait autant de Colbert & de son ministere, & pas un mot d’éloge pour Saint Louis,
qu’il n’appelle pas
même Saint, mais toujours Louis IX. Un
Magistrat de ce mérite, dans une assemblée si respectable, dans un discours
si solemnel, dans le même sujet où on emploie son autorité ! Je ne prétend
pas diminuer la gloire d’Henri IV : mais Saint Louis ne fût-il pas aussi Pere du Peuple, Père des Pauvres, l’idole de la France, les délices de ses
Peuples, le modele des Rois & des Sujets ? La
supériorité de Saint Louis en tout genre est-elle douteuse ? Voltaire lui-même dans sa Henriade l’a reconnue
& le donne pour protecteur & pour modele à Henri. Peut-on comparer,
peut-on préférer à un Saint canonisé, objet du culte de toute l’Eglise,
prodige de piété, de chasteté, de toutes les vertus, un Protestant, un chef
des Protestans, qui a embrassé & abjuré deux fois les deux religions,
qui a fait la guerre à son Roi, quitté sa premiere femme après vingt ans de
mariage, & a toujours été brouillé avec la seconde ; a eu des maîtresses
& des enfans sans nombre ? Peut-on le proposer à imiter à un jeune Roi,
préférablement à Saint Louis, le plus illustre de ses ancêtres ? Cette
inattention, si c’en est une, est-elle bien édifiante ?
Le Mercure de Janvier 1775 a commencé par une Epître en vers à Henri IV. Ouvrage très-médiocre
d’un poëte sans nom, qui n’est qu’un tissu vague de déclamations &
d’épithetes prises de la Henriade,
poëme immortel, brûlant d’une flamme céleste
, &c :
car l’enthousiasme pour Voltaire rend enthousiasmé pour Henri. On loue le
héros pour faire honneur au panégyriste ; le
sublime
Patriarche de Ferney
inspire plus que le Roi de Navarre, & dicte les bévues qui défigurent plus
qu’elles n’honorent ce Prince. En voici quelques-unes.
Ah ! c’est sur-tout, c’est au Théatre
qu’on voit tout l’effet que ton nom produit sur un peuple idolâtre ;
quand on chante, vive Henri IV, tous les cœurs sont à
l’unisson.
Sur quoi il cite la Partie de
Chasse de Collé, où il y a quelque vaudeville dont le refrain est,
vive le Roi que tout le parterre répete. Le poëte est
sans doute quelque homme de Théatre, pour lui donner tant d’importance que
d’en faire valoir les chansons, comme le principal éloge de ce Prince. C’est sur-tout au Théatre. N’est-il pas ordinaire que le
parterre répete le refrain d’un vaudeville, quand il y a quelque chose de
piquant ? Ne crie-t-on pas, vive le Roi, si quelqu’un
commence ? Henri IV. seroit à plaindre, si la gloire étoit sur-tout établie sur les brouhaha du
Théatre.
Un Prince en effet qu’on vit souvent, sous le chaume
obscur qui le couvre, chercher le timide indigent, lui déguiser
qu’il est son maître, partager son repas champêtre, pour le combler
de ses bienfaits
, &c. Il cite pour exemple la Partie de Chasse, & cela même le condamne. Henri
n’a été dans les chaumieres des paysans de la campagne que quand il s’est
égaré à la chasse, & qu’il a pris le premier asyle qu’il a trouvé : ce
qui est arrivé à vingt autres. Jamais il ne s’est déguisé, & n’a été
chez les pauvres, pour connoître leur misere & la soulager. Il est vrai
que, quand il s’y est trouvé, il a agi familierement avec eux, & leur a
donné quelque chose : c’étoit son rôle, son caractere, mais jamais l’objet
de ses déguisemens.
Ce n’est point aux champs de Coutras où les armes
victorieuses firent échouer des Etats les manœuvres
insidieuses
(au bas de la page). La Ligue
nommoit ainsi ses assemblées criminelles. Deux erreurs : dans la bataille de
Coutras,
ce n’est point la Ligue, c’est le Roi
Henri III. qui combattit Henri IV, alors à la tête des Huguenots ; la Ligue
n’appelloit ses assemblées des Etats que dans une occasion où l’on avoit
convoqué des députés de toutes les provinces, long-temps après la bataille
de Coutras dont il ne fut point question. La gloire de cette journée est
bien ternie, & dans le principe, c’étoient des Sujets rebelles qui
combattoient leur Roi, & dans ses suites, à peine la bataille est-elle
finie que ce Prince quitte l’armée & s’en va en Béarn voir sa
maîtresse : il en fit de même après la journée d’Arques.
Cette conduite est plus galante qu’héroïque : le poëte en fait un fleuron de
sa couronne. Alexandre, César, Turenne, Condé, ne cueilloient pas de
tels lauriers, ne les mêloient pas avec le myrthe.
Les notes au bas des pages, les traits qu’elles renferment ne sont pas plus
glorieux.
Si je ruine mon peuple
, dit-il, qui me nourrira, qui paiera les
charges de l’Etat ?
Ce motif n’est ni du plus sublime
héroïsme, ni de la plus tendre bonté ; ce n’est qu’un motif d’intérêt : un
particulier qui ne laisse pas maltraiter ses troupeaux ou ravager ses champs
est aussi généreux. L’enthousiasme est mal-adroit, les excès le
combattent.
La satisfaction au Colonel Schomberg, qui commandoit les
Reitres, troupes étrangeres que Henri avoit appellé
contre le Roi, cette satisfaction est dans le même goût. Ses soldats
n’étoient point payés, & menaçoient de se retirer : ce Colonel lui représente leur besoin & le danger. Il l’insulte
& le renvoie mécontent. C’étoit à la veille d’une bataille, que leur
retraite lui auroit fait perdre : il revient à lui-même, & sent combien
il est de son intérêt de
les ménager ; il
l’appelle & lui dit :
il n’est pas juste que
j’emporte l’honneur d’un brave gentilhomme comme vous ; je déclare
donc que je vous reconnois pour un homme de bien incapable d’une
lâcheté
. C’est sans doute une action louable &
juste, mais où le besoin, l’intérêt & la crainte ont bien aidé
l’héroïsme. Schomberg est plus héros que lui : un mot
auroit fait déserter ses troupes, s’il eût voulu se venger ; il les retint,
demeura fidele, combattit à ses côtés, & y perdit la vie.
Parmi les innombrables critiques, la plupart justes, qu’on a fait de la Henriade, les plagiats qu’on lui a reproché, voici un trait frappant qui intéresse la Religion, les mœurs & la France.
Henri IV, à qui ce poëme doit sa fortune, dont il porte le nom & dont il est le panégyrique, non-seulement n’y est pas intéressant, mais il y est odieux, indécent & méprisable. La Henriade ressemble au Roland le furieux de l’Arioste : roman plein d’aventures ridicules & sans vraisemblance. Henri, dans un trajet de mer assez court, est jetté par un naufrage dans une île déserte, où il trouve un Hermite, comme les paladins du Roland, qui lui prédit l’avenir, & lui annonce qu’il ne montera point sur le trône, s’il ne se fait Catholique. On dit que Henri doute, & se propose d’embrasser cette Religion : il n’en parle pas moins en impie à Elisabeth d’Angleterre, & continue à son retour à verser le sang de ses sujets, sans se déclarer. Cruauté inutile & odieuse, puisqu’il fait & qu’il croit que toutes ses guerres ne le méneront à rien tandis qu’il sera Huguenot, & que la Religion Catholique, qu’il se propose d’embrasser, terminera tout. Que d’inhumanité, d’inconséquence, de fureur, d’éterniser la guerre qu’il peut, qu’il doit, qu’il veut finir ! Cette fiction, si commune dans les poëtes, ne sert qu’à défigurer le Pere du Peuple, le Poëme & le Poëte.
Veut-on que la prédiction de l’Hermite inconnu ne l’ait pas persuadé ? Pourquoi le faire résister à la vision de Saint Louis, qui lui dit la même chose, & rend par conséquent la précédente fort inutile ? Il faut bien aimer les prophéties pour en multiplier les fictions, & présenter un homme si contraire à lui-même, pour les croire & ne pas en profiter. Henri, après le sermon de Saint Louis, est aussi libertin & aussi cruel : il va continuer à massacrer ses sujets ; &, quoique marié, comme lui-méme le dit à Elisabeth, il court oublier la vision de Saint Louis, les prophéties de l’Hermite, les instructions du ciel, dans les bras de sa maîtresse, & vient cruellement tourmenter le peuple à Paris, par les horreurs de la guerre & la famine ; tandis qu’il ne tient qu’à lui de tout finir, par l’abjuration d’une Religion à laquelle il ne tient pas, à laquelle il a déjà renoncé une fois, à laquelle il renoncera encore, quand il verra l’inutilité de ses efforts. Jamais on n’a fait d’un Prince de portrait plus hideux. Si Henri IV. doit servir de modele à ses successeurs, ce n’est pas le Henri IV de la façon de Voltaire. Voltaire s’est peint lui-méme dans son héros : il a voulu étayer sa morale & sa religion par un grand nom, sans s’apercevoir qu’il affoiblit, qu’il renverse son appui, par l’idée qu’il en donne.
C’est une indécence de faire un Roi Ambassadeur d’un autre Roi son égal : il
n’y en a point d’exemple dans l’histoire. La députation suppose une
supériorité, une dépendance qui détruit la souveraineté : ce Roi ne
peut recevoir que les honneurs d’Ambassadeur
& non de Roi, il doit céder le pas aux Princes particuliers & à
quelques autres ambassadeurs, on lui donne des instructions & des ordres
auxquels il doit se conformer, il est payé, il peut être révoqué, flétri,
désavoué, il doit rendre compte de sa gestion. Tout cela s’accorde mal avec
la majesté royale : il se dégrade encore au-dessous de l’Ambassadeur, par le
langage même qu’il lui fait tenir. Il s’en est bien apperçu. A-t-il dû se le
permettre ?
Et je parle en Soldat plus qu’en
Ambassadeur.
Le poëte a-t-il dû l’oublier ?
Je ne veux arracher aucun fleuron de la couronne qu’ont obtenu les drames de Henri IV : voici un trait des plus glorieux. Le Parlement de Pau les a fait jouer solemnellement à la grande fête de son rétablissement. La ville de Pau, capitale du Béarn, est la patrie de Henri IV : le nom de ce Prince est cher à ses concitoyens ; son berceau est conservé comme une relique dans le château où il est né. Le jour de la rentrée des magistrats, il fut porté en procession dans toutes les rues, environné de gardes, au bruit des fanfares. Après avoir été bien promené, il fut suspendu au ceintre d’un arc de triomphe, qu’on avoit érigé à la porte de la ville, comme si le Roi eût dû y faire son entrée : ce fut au contraire la Ville qui y fit la sienne sous le sacré Berceau. Tous les habitans qui étoient sortis dans la campagne, revinrent en passant dessous, pour recevoir les influences de cet astre, frappant la poitrine, se mettant à genoux, baisant dévotement la terre, demandant sa protection, & attribuant aux pieux exemples du Roi de Navarre les vertus de son sixieme arriere-petit-fils, qui rétablissoit le Parlement Béarnois. La cérémonie achevée, la relique fut rapportée au château avec la même pompe ; & les quatre ôtages qu’on avoit donné, comme pour la Sainte Ampoule au Sacre du Roi, furent délivrés. De-là on alla jouer les pieces de théatre dont ce Prince est le sujet, la Partie de Chasse & la Bataille d’Ivri, très-appropriées au lieu, au temps, au Prince, qui avoit tant chassé dans ce pays, vêcu avec les paysans, fait ses premieres armes en galanteries, & donné bien des comédies. Le Parlement se rendit au Palais, & fut réintégré ; toute la ville fut illuminée, toute la nuit se passa en danses & en festins. Chaque Parlement a fait sa fête : chacune a quelque chose de singulier, selon le génie du pays. Voyez la Relation imprimé à Pau, d’où nous l’avons pris.
Pourquoi aller chercher des modeles après deux siecles, quand on en a sous les yeux ? Louis XV, Louis XIV, Louis XIII méritent d’en servir autant plus que Henri IV. Jamais Prince ne fut plus cher à son peuple que Louis XV : il a porté pendant trente ans le titre de Bien-aimé, qu’on n’a jamais donné à Henri IV, même en Béarn sa patrie & son premier royaume. Ce nom fut attribué à Louis XV. d’une voix unanime, lors de sa maladie à Mets, pendant laquelle il n’est point de marques d’affection que toute la France ne lui ait données : les gazettes, les papiers publics, les mandemens des Evêques, la Poësie, la Chaire, le Barreau, le Théatre, les Académies, tout a été plein de ce nom. Ce Prince étoit naturellement bon, bon ami, bon père, bon mari, bon Prince. Pourquoi ne pas offrir à Louis XVI. ces exemples de bonté qu’il a vus, chéris & éprouvés pendant vingt ans. Il avoit même dans son père, le dernier Dauphin, un modele accompli de toutes les vertus, bien supérieur à Henri IV. Le père du feu Roi, le Duc de Bourgogne, cet auguste éleve de Fenelon, rempli d’humanité, de sagesse, de religion, étoit-il inférieur à Henri ? Qui fut plus grand que Louis XIV, pendant le plus long regne ? Grand en tout, dans la paix, dans la guerre, dans les succès, dans les revers, dans les sciences & les arts, les ouvrages publics, dans sa maison, dans sa cour, dans les monumens élevés à sa gloire, dans les dernieres paroles qu’il dit à son petit-fils, qui valent bien tous les bons mots de son grand-père. Ce titre lui fut donné solemnellement par la ville de Paris, & adopté par tout le royaume. L’Académie, pendant cinquante ans, n’a travaillé que pour lui, jusqu’à ce qu’elle lui a choisi un Histrion pour successeur, dans l’Eloge couronné de Moliere. Le siecle de Louis XIV. a été le siecle des sciences & des arts : je ne parle pas du Théatre, dont les éloges innombrables & outrés ne méritent point qu’on les compte, & ne pourroient que flétrir ses lauriers. Qui a figuré comme lui dans l’histoire ? Son grand-père y est bien moins grand.
La justice est une qualité la plus nécessaire à un Prince : Louis. XIII. portoit & méritoit le nom de Juste, comme son fils celui de Grand & son petit-fils celui de Bien-aimé. La guerre que fit Henri IV. jusqu’à la mort d’Henri III, pour la religion protestante, lui mérite-t-elle le titre de Juste qu’on ne lui a jamais donné ? Son fils se laissa éclipser par le Cardinal de Richelieu, qui affermissoit son autorité : mais jamais il ne fut dominé par des maîtresses ; ses mœurs furent toujours pures. Le monde tournoit sa modestie en ridicule : aveugle, il ne voyoit pas que, se moquer de la vertu, c’est exhaler l’odeur de la dépravation. Le libertinage constant de son père mérite-t-il mieux d’être imité ?
Henri fut-il Pere des Lettres comme François I ? Porta-t-il plus justement que Louis XII. le beau nom
de Pere du Peuple ? Philippe-Auguste, Charles V,
Charles VI, ont-ils à craindre le parallele ? Sur-tout Saint Louis, dont le
Roi porte le nom, peut-il être oublié en France ? Henri ne sera jamais
canonisé comme lui, & tous les éloges du Parnasse & du Théatre ne
feront jamais brûler de l’encens sur ses autels. La France sera toujours
heureuse, quand ses Rois ressembleront à Saint Louis. Tous
les mots de Henri IV, dont la plupart ne sont que des plaisanteries,
approchent-ils des sages leçons que ce saint Roi laissa en mourant à son
fils ?
Enfans de S. Louis, imitez votre
pere
, écrivoit le sage Fenelon au Duc de Bourgogne son éleve : toute la nation, depuis cinq
siecles, tient ce langage à ses Rois ; l’Académie Françoise renouvelle tous
les ans cette exhortation à la fête de ce Saint, & toutes les chaires en
retentissent. C’est venir bien tard troubler la possession de S. Louis, ou
plutôt de toute la France. La voix d’un comédien l’emportera-t-elle sur les
vœux & les acclamations de toutes la France, de toute l’Eglise, si la
Religion est écoutée ?
D’Aubigné, fameux historien, grand protestant, fort attaché
à Henri IV, demeura toujours ami de la Trimouille, malgré
sa disgrace & son exil. Henri, qui l’avoit exilé, le trouvoit mauvais.
D’Aubigné lui répondit généreusement :
Si la Trimouille
est assez malheureux pour avoir perdu votre faveur, puis-je lui
refuser mon amitié, lorsqu’il en a le plus de
besoin ?
Les admirateurs de ce
Prince auroient-ils le courage de lui donner de pareilles leçons ? Pelisson imita d’Aubigné, demeura fidele à Fouquet, & travailla pour lui. Louis XIV. eut d’abord la
foiblesse de son grand-pere, il en fut mauvais gré à Pélisson : il en revint
bientôt, & l’en estima davantage. M. d’Ormesson,
Magistrat habile & integre, se fit un honneur infini dans le même procès
de M. Fouquet, dont il fut rapporteur. Sollicitations, menaces, promesses,
même de la charge de Chancelier de France, rien ne put lui
faire suivre d’autre avis que celui de la justice. Louis XIV, tout irrité
qu’il fut, admira cette belle action, & ne l’oublia jamais ; & quand
on lui présenta le petit-fils de M. d’Ormesson, bien des années après, il
lui dit :
Je vous exhorte d’être aussi honnête-homme que
le rapporteur de M. Fouquet.
Bel éloge du Magistrat
& du Prince ! A qui fait-il plus d’honneur ? Sous Philippe
d’Orléans, Régent, M. Daguesseau ; fut exilé
& disgracié ; malgré l’exil & la disgrace, M. d’Ormesson conserva
toujours les mêmes liaisons avec lui. Le Régent voulant consulter le
Chancelier sur quelque affaire importante, le dit à la Cour, tout le monde
garda le silence, personne ne voulut paroître lié avec un homme disgracié.
D’Ormesson prit la parole & s’offrit. Les courtisans blamerent son
imprudence. Le Prince s’en apperçut, & leur dit :
J’aime mieux cette noble franchise que votre prudence & votre
dissimulation.
Il lui confia ses dépêches.
L’Empereur Julien, qui, après avoir été dans le Clergé,
& fait avec édification les fonctions ecclésiastiques, abandonna le
Christianisme, donna de pareils exemples de clémence envers ceux qu’il avoit
disgraciés. Les courtisans, loin
d’imiter un Dieu
qui pria & mourut pour ses ennemis, se déchaînoient contre ces
infortunés.
J’avoue
, dit-il de
l’un,
qu’il est mon ennemi, mais c’est précisément ce qui doit
suspendre mes poursuites
, & lui rendit ses bonnes
graces ; & adressant la parole à l’autre :
Soyez
sans crainte, vous vivez sous un Prince qui cherche à diminuer le
nombre de ses ennemis & à augmenter celui de ses
amis.
Henri IV, qui a imité la défection de cet Empereur,
en renonçant par deux fois à la Religion Catholique, & la persécutant
par une cruelle guerre, où il périt plus de monde que Julien n’en fit
mourir. Ce Prince n’imita pas Julien : il pardonna sans doute aux Ligueurs. Pouvoit-il faire mourir tant de monde ? Et
fût-il jamais monté sur le trône, si sa cruauté avoit désespéré tout le
royaume armé contre lui ? Son intérêt parloit aussi haut que sa
clémence.
L’Esprit d’Henri IV, ou Anecdotes, Réparties, &c. C’est l’ouvrage d’un Libraire, qui, pour gagner de l’argent, profite de la mode & de la faveur qu’accorde le public à tout ce qui peint ce grand Prince : ouvrages qui ne font que se répéter. Tout est mode en France, en littérature comme en parure.
Le Parlement lui faisant des remontrances, lui dit que cette compagnie étoit
son bras droit.
Je suis donc votre
téte, répondit-il, & c’est au bras à obéir à
la tête.
Louis XV. dans ses réponses au Parlement, dont
on s’est plaint si vivement, n’a dit que cela ; mais il l’a dit d’un ton
sérieux. Henri l’a dit en plaisantant. Une chanson, une plaisanterie font
tout passer, tout admirer. Cent fois Louis XV. a dit qu’il vouloit le bien
de son peuple ; qu’il désiroit lui procurer une honnête aisance. Henri n’a
pas plus contribué que lui au soulagement de ses
peuples : mais il a dit qu’il désiroit que
chaque
paysan eût une poule au pot
. Cette plaisanterie est
devenue un vaudeville, que tout le monde a chanté
avec
attendrissement
, dit-on : il falloit dire, en riant. Une grande Princesse donnant un louis d’or à un pauvre,
lui dit en riant :
Voilà dequoi mettre la poule au
pot.
Cette allusion jointe à son aumône est une satyre
très-ingénieuse de ce mot.
On lui fait tenir un grand discours au Clergé, qui lui faisoit, selon
l’usage, des remontrances sur les maux de l’Eglise.
Je
reconnois que ce que vous avez dit est véritable : mais je ne suis
pas l’auteur de ces maux, ils étoient introduits avant que je fusse
venu. Pendant la guerre j’ai couru où le feu étoit allumé pour
l’étouffer ; maintenant que nous sommes en repos, je saurai ce que
peut le temps de la paix. Je sai que la Religion & la Justice
sont les colonnes & les fondemens de ce Royaume : quand elles
n’y seroient pas, je les y voudrois établir, mais pied à pied, comme
je fais en toute chose. Je ferai en sorte, Dieu aidant, que l’Eglise
soit aussi bien qu’il y a cent ans : mais il faut, par vos bons
exemples, que vous répariez ce que les mauvais ont détruit, &
que la vigilance recouvre ce que la nonchalance a perdu. Vous
m’exhortez à faire mon devoir, je vous exhorte au vôtre : faisons
bien vous & moi ; allez par un chemin & moi par l’autre ; si
nous nous rencontrons, ce sera bientôt fait. Mes prédécesseurs vous
ont donné des paroles avec beaucoup d’appareil, & moi avec ma
jaquette grise je vous donnerai des effets. Je suis gris au dehors,
mais tout or au dedans.
Jamais Henri n’a tenu ce discours : il a été fabriqué dans le dix-huitieme
siecle ; il en a le style & le langage, & non celui de son
temps : il y a même des termes nouveaux qu’on ne
connoissoit pas alors. Qu’on compare ce discours avec les
Lettres de Henri IV, dont on vient de donner une édition ; ce sont
deux plumes toutes différentes : quelques mots de bouffonnerie, comme
jaquette grise, gris au dehors, or
au-dedans
, pour dépayser le lecteur. On y trouve
quantité de petits vers & d’hémistiches, & même des vers alexandrins
que n’a jamais fait ce Prince, qui n’étoit pas poëte, & n’avoit jamais
étudié.
Je suis gris au dehors, mais tout or au dedans……
Vous m’avez exhorté à faire mon devoir…… Faisons bien vous &
moi ; allez par un chemin…. Si nous nous rencontrons, tout sera
bientôt fait.
Henri disoit un bon mot, avoit une répartie agréable, une conversation amusante ; mais il n’a jamais tenu sur le champ un si long discours & si bien suivi. Et qui même des auditeurs auroit pu le retenir & le rendre mot à mot. Il faut donc supposer que cette réponse a été donnée par écrit, & qu’on en a fait registre, comme des réponses aux remontrances des Parlemens. Ce n’est alors ni un in-promtu, ni un trait caractéristique du Prince, non-plus que le préambule des ordonnances, des lettres clauses ou patentes : mais c’est l’ouvrage de son conseil composé à loisir. Il y a une répartie pareille faite au Parlement, en faveur des Jésuites qu’il rétablit : elle est beaucoup mieux faite, & peint mieux l’esprit & le cœur de Henri. Je n’en garantis pas la vérité ; mais on ne l’a jamais donnée pour un bon mot.
Henri d’ailleurs parloit mal françois : ce qui rend suspects tous ces mots, la plupart bien tournés & habillés à la françoise, inventés par nos beaux esprits : étrangers au Prince élevé en Béarn avec des paysans, ne parlant que gascon, qui n’a pas même la finesse du patois du Languedoc. Il passa une grande partie de sa vie à la tête des troupes protestantes toutes composée de gascons : la Cour de France où il vint enfin ne le corrigea pas, il y porta son humeur & son jargon. Qu’on consulte ses Lettres, dont on vient de donner une édition, on y trouvera quelques saillies, des naïvetés, des sentimens de bonté, mais on n’en peut soutenir la lecture, le langage, l’ortographe, la monotonie. Le nom du Prince, le fond de libertinage qui y regne, leur donnerent d’abord quelque vogue. Personne aujourd’hui ne les lit : mais elles décelent la main étrangere qui a fabriqué, du moins fort embelli ses bons mots.
Henri fit faire une recherche contre les Financiers,
lesquels pour se libérer accorderent une somme de huit cens mille livres.
Quand il eut cet argent, il en parut fâché, disant que
les innocens avoient payé pour les coupables, & qu’il avoit
peur que ces pauvres gens ne l’aimassent jamais
.
Pourquoi donc faisoit-il ces poursuites ? Pourquoi recevoit-il cet argent ?
Que ne le rendoit-il du moins aux innocens ? La bonté, la justice, la
probité permettent-elles de garder ce qu’on fait injustement acquis ? Il en
coûte peu de montrer de la pitié, quand on retient le bien d’autrui.
Accusare avaritiam, & latro
potest.
Ce n’est pas même un principe de justice, c’est un
principe de vanité pour se faire aimer. Il y a dans cette anecdote plus de
dureté & d’injustice que de bonté.
On lui fait honneur de ses projets, de ses velleités, dont il n’a rien exécuté. Il vouloit abréger la procédure, supprimer plusieurs impôts, rétablir la Religion Catholique, donner de l’aisance à son peuple. Il a régné assez long-temps. Qu’a-t-il fait ? Il a fait même tout le contraire : mais il a bien trouvé le moyen de favoriser le Calvinisme, d’amasser beaucoup d’argent, d’enrichir une foule de maîtresses, de faire la paix avec l’Espagne, de favoriser la révolte de la Hollande & les Protestans d’Allemagne, d’avoir une cour brillante, de faire de grandes dépenses, &c. Personne qui, dans son état, ne forme de projet de toute espece : mais les rêves d’un homme de bien, comme ceux de l’Abbé de Saint-Pierre, ne firent jamais un grand homme.
Pour toutes ces bouffonneries, gasconnades, familiarités, dont on a rempli
des volumes, & dont on trouve cent & cent exemples aussi ingénieuses
dans les Ana, Vasconiana, Arléquiniana, &c. la gloire de Henri devoit les faire
supprimer. Que signifie ce paysan qu’il fait monter en croupe derriere lui ;
ses santés à rouge bord dans ces repas, ses injures à sa seconde femme, ses
chansons bachiques, ses fades galanteries & ses lettres amoureuses, ses
ridicules déguisemens, ses courses nocturnes, &c. ? Quelles idées nous
donnent-ils d’un Prince qui se respecte si peu ? Ces termes de cuisine, ce
style grossier, ce mot qu’il avoit toujours à la bouche, Ventre-saint-gris, ces grands mots,
mes belles
amours, le titre de Roi & de votre amant sont bons
,
à quelle sauce qu’on les y mette, cette ruse de faire ôter tous les siéges,
pour obliger des députés de s’asseoir à terre : de pareils éloges sont des
satyres. Que les maîtres du monde, les oracles de la sagesse, sont petits !
Louis XIV. étoit incomparablement plus grand que son aïeul, non-seulement
par les évenemens mémorables de son regne, mais encore par sa conduite &
ses discours : on pourroit faire de
ses paroles
un recueil plus vastes, & bien supérieur en mérite. Il n’oublioit jamais
sa dignité ; avec autant de bonté, mais avec plus de décence &
d’élévation, tout ce qu’il disoit étoit juste, précis, obligeant, noble,
digne d’un grand Prince : il semble faire la parodie de son grand-père. Mais
je rens plus de justice au premiers des Bourbons : ces miseres ont été la
plupart inventées par la populace de la Ligue. On en trouve une infinité
d’autres dans la confession de Sanci, & ces libelles
innombrables composés contre lui dans toute la France. Il n’y a ni justice,
ni bon goût, ni vérité, ni respect pour la majesté royale, de lui faire
tenir des propos de hales : mais c’est le goût du Théatre de croire honorer
les Princes, en faisant d’eux des tabarins.
Henri fit casser son mariage avec la Reine Marguerite, fille du Roi de France, qu’il devoit menager. Il l’accusoit d’infidélité, & lui-même vivoit dans le plus grand libertinage. Rome fut plus facile qu’elle ne l’avoit été pour Henri VIII, Roi d’Angleterre. Il est vrai que le Pape ne se charge de rien : il ne juge pas, il ne fait que donner commission aux Evêques d’examiner l’affaire & de prononcer. Henri choisit ses juges ; il en obtint la dissolution de son mariage, & il épousa Marie de Médicis, qui lui porta beaucoup d’argent & bien du chagrin. Il ne fut jamais en paix avec elle ; & s’il eût osé & pu espérer, il auroit demandé un second divorce. Cette Princesse ne fut pas plus heureuse après sa mort : poursuivie, éloignée de la Cour, brouillée avec son fils, en butte au Cardinal de Richelieu, elle alla mourir dans la misere, manquant de tout, à Cologne. Elle vit assassiner son favori, le Maréchal d’Ancre, & sa favorite, Eléonore Galigaï, condamnée par le Parlement, & exécutée. Brulard de Silleri, son Ambassadeur à Rome & à Florence, obtint le Bref du Pape & la fille du Grand-Duc de Toscane. A peine fut-il revenu que, pour le récompenser de ses deux négociations, on le fit Garde-des-Sceaux, ensuite Chancelier. Ce fut une injustice, puisqu’on déplaça sans aucune raison, en sa faveur, Pomponne de Bellievre, qui valoit mieux que lui, qui avoit rendu à l’Etat les plus grands services dans plusieurs ambassades, dans la paix de Vervins, & sous quatre Rois différens, nommément Henri IV, qui avoit pour lui la plus grande confiance & la mieux méritée. Tout fut sacrifié au plaisir de se séparer de sa femme que lui procura Brulard, qu’il crut ne pouvoir jamais trop récompenser.
Nous terminerons ces réflexions sur Henri IV. par deux portraits qui ne sont pas suspects, l’un de l’histoire du Cardinal de Bentivoglio, rapporté dans la vie de Madame de Longueville ; l’autre du Spectateur Anglois, tom. III. On vit briller à Paris, dit le Cardinal, un prodige de beauté sur qui se tournoient les yeux de toute la Cour, & ceux du Roi plus passionnément que tous les autres. Marguerite de Montmorenci, fille du Conétable. Les senmens qu’elle excita dans le cœur du Roi, l’enflammerent avec tant d’ardeur qu’il ne lui fut pas possible de cacher le feu qui le dévoroit : sa passion éclata de tant de maniere, qu’elle fut connue de tout le monde. C’est peut-être la plus forte qu’il ait eu : du moins nulle autre ne lui fit faire des entreprises plus éclatantes. Quand on lui eut enlevé l’objet de sa passion, il n’épargna pour la ravoir ni les ambassadeurs, ni les armées ; il fit entrer les Puissances de l’Europe dans les intérêts de son amour, sous prétexte des intérêts de l’Etat. J’admire les historiens de sa vie, qui transforment en politique des ◀intrigues▶ de galanterie, & d’un roman sont une vie de héros.
Henri IV. n’avoit point alors d’enfans ; le Prince de Condé son neveu étoit l’héritier présomptif de la Couronne : on le maria avec Mademoiselle de Montmorenci, pour ôter au Roi l’objet de ses amours, comptant que l’alliance & le rang de cette Princesse les éteindroient. On se trompa, les obstacles irriterent sa passion. Il dissimula quelques jours ; mais bientôt ce feu éclata comme un funeste incendie. Henri mit en œuvre toutes sortes de moyens, souvent ridicules, pour gagner la Princesse. Son mari, qui ne la perdoit point de vue, crut que, pour mettre son honneur en sureté, il falloit éloigner sa femme de la Cour : il s’en alla avec elle dans une de ses terres en Picardie. Son amant en fut au désespoir ; les mouvemens de sa colere furent aussi violens que ceux de son amour : il tonna, il menaça, poursuivit la Princesse, se déguisa pour la voir & la surprendre. Le Prince, plus allarmé que jamais, fit semblant de vouloir obéir ; &, au lieu de revenir à la Cour, sortit du Royaume incognito, & se rendit à Bruxelles, où Bentivoglio, alors Nonce en Flandres, fut témoin de toute cette comédie. Henri envoya des ambassadeurs à l’Archiduc Léopold, Gouverneur de Flandres, demander sa niece, leva des troupes pour aller l’enlever, fit intervenir le Pape. Heureusement il se maria : la naissance de deux enfans ralentit sa passion, la mort la termina : le Prince & la Princesse de Condé revinrent à la Cour. On sent aisément que la Reine n’étoit pas tranquille, & jouoit un rôle violent dans cette ◀intrigue▶, qui n’influoit que trop dans ses brouilleries domestiques.
Charles II. Roi d’Angleterre est l’Henri IV. des Anglois.
Il avoit de l’esprit : on pourroit faire un recueil très-agréable de ses
bons mots. Il étoit d’un naturel fort doux, d’un accès facile, d’une
familiarité engageante. Ce caractere qui plaisoit à tout le monde, &
flattoit la vanité de ses Sujets, lui rendit plus de service que la guerre
& les ◀intrigues : il le fit monter sur le trône de ses ancêtres. S’il
eut voulu faire sentir son pouvoir, il est certain qu’il n’eût rien obtenu.
Il aimoit à railler, mais jamais d’une manière piquante ; il souffroit
volontiers les railleries, & n’usoit point de sa supériorité pour les
repousser ; il préféroit le plaisir à l’ambition, & ne se piquoit de
primer que dans les courses des chevaux & dans le bal ; sa gaieté
inspiroit la joie à tout le monde ; il mangeoit familierement chez les
bourgeois, sans pourtant s’avilir par des indécences, & les Durosois n’auroient pas trouvé chez lui de matiere à leurs farces.
Les poëtes anglois ne l’ont jamais fait monter sur leur Théatre, tout
licencieux qu’il est. A l’installation du Maire de Londres, qui lui étoit
fort attaché, il fut du repas. Le Maire Robert Viret,
charmé de cet honneur, échauffé par les santés multipliées de la famille
royale, alla fort loin. Le Roi voulant se retirer, s’évada doucement pour
éviter le cérémonial : Viret courut à lui, le prit par la
main, lâcha quelques sermens, & lui dit à haute voix,
Vous resterez avec nous, pour vuider une autre
bouteille
. Le Roi se mit à rire, revint à sa place,
& lui dit d’un air gracieux ce vers d’une vieille chanson,
Tout homme saoul est aussi grand qu’un Roi
. Ce
repas est plus décent que celui de la Partie de Chasse. Ce
Maire lui érigea une statue dans la place
de la
Bourse. Dans un pays où la licence est sans bornes,
personne ne se plaignit de son gouvernement. Un écrivain, homme d’esprit, a
fait ingénieusement son portrait en deux mots.
Il n’a
pas été Roi un quart d’heure, pendant tout son
regne.
Henri ne fut pas si heureux : la moitié du royaume étoit contre lui ; on fit une foule de pasquinades. Tous deux avoient été exclus du trône par une Ligue formidable : la Ligue angloise étoit encore plus terrible par la mort de Charles I. & le regne de Cromvel. Jamais Charles ne changea de religion ; il donna la liberté de conscience, & Henri l’Edit de Nantes, après avoir fait toute sa vie la guerre de religion. On croit que Charles mourut Catholique. Charles eut des maîtresses, mais beaucoup moins que Henri ; & nous ne craignons pas que les panégyristes de Henri lui en fassent un crime.
Un poëte à cru dire quelque chose de fort ingénieux & de fort glorieux à
Henri, dans une espece d’antithese.
Toi, qui sus enfin
sans foiblesse, amant & guerrier tour à tour, servir & la
gloire & l’amour, aimer ton peuple & ta
maîtresse.
Tout est faux dans cette pensée, qui n’est
d’ailleurs, ni rare, ni neuve. On ne peut servir également la
gloire & l’amour. Le libertinage est une tache à la gloire ;
& les travaux qu’exigent la gloire mettent souvent obstacle à l’amour.
On ne peut aimer son peuple & sa maîtresse ; les
maîtresses engagent à une infinité de dépenses qui accablent le peuple.
Est-ce l’aimer ? Les libertins sont très-indifférens sur les intérêts du
peuple, malgré quelques belles paroles qui ne sont que de style. Peut-on
dire que l’amour d’une maîtresse n’est pas une foiblesse ? Les plus grands
admirateurs d’Henri IV. en conviennent, &
tâchent de l’excuser en appellant ses innombrables galanteries des
foiblesses. N’en est-ce pas une bien grande d’y avoir été livré toute la
vie, malgré deux mariages. Les Chrétiens en gémissent. Ce sont de grands
péchés, même dans les principes de la Religion protestante, que n’expieront
pas devant Dieu toutes ses belles qualités, s’il n’en a fait pénitence. Les
poëtes dramatiques, qui tiennent peu de compte de la morale évangélique, ont
beau en faire un mérite, ils n’en excluent pas moins du bonheur éternel.
Non intrabunt in regnum
cœlestorum.