(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre II. Madame de Longueville. » pp. 40-83
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(1776) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-huitieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre II. Madame de Longueville. » pp. 40-83

Chapitre II.

Madame de Longueville.

J amais, sans le goût séducteur du Spectacle, la fameuse Duchesse de Longueville n’eût été une intriguante, rébelle à son Roi, & l’ame de la révolte. La piété devança sa raison, son enfance ne fut occupée qu’à des saints exercices ; la prison de son pere, la fin tragique du Connétable de Montmorenci son oncle la détacherent des vanités du monde. Elle n’y paroissoit qu’avec répugnante, avec dégoût, & toujours triste & sérieuse. Elle se déclara pour les Carmelites, & fit tout ce qu’elle put pour y faire profession. Sa mere, qui pensoit bien différemment, lui en faisoit des reproches, & ne négligeoit rien pour changer ses sentimens. Elle lui disoit ingénieusement : Vous avez, Madame, des graces si touchantes, que comme je ne vais qu’avec vous, & ne parois qu’après vous, on ne m’en trouve point. Tous les efforts étant inutiles pour renverser ce bel édifices de religion, on eut recours aux Spectacles, le plus efficace de tous les moyens.

Un bal où on la força de se trouver, fut le prélude de sa défaite, & comme la premiere scène d’une piece dont les désordres furent le triste dénouement : ce qu’elle ne répara dans la suite qu’en y renonçant. Malgré tous les avis des Carmelites, un cilice dont elle s’étoit couverte, ses résolutions, ses promesses, elle ne put tenir contre le poison du Spectacle. Ses graces naturelles, sa brillante parure fixerent sur elle tous les regards ; elle fut enivrée de l’encens qu’on lui prodiguoit, ne pensa plus à sa vocation, se livra au monde, fréquenta la comédie, se jetta dans le tourbillon des affaires, & ne conserva avec les Carmelites qu’une liaison de politesse, par quelques visites & quelques lettres.

Sa mere, Marguerite de Montmorenci, Princesse de Condé, plus belle peut-être, mais moins séduisante & moins remuante que sa fille, avoit fait une espece de prologue, par les amours de Henri IV. Elle prétendoit même que, dans son séjour & son exil à Bruxelles, le cardinal Bentivoglio, nonce en Flandres, en étoit aussi amoureux ; & comme le Cardinal eut des voix pour la Papauté, elle disoit agréablement : Je voudrois qu’il fût Pape, je pourrois me vanter d’avoir assujetti des cœurs dans tous les ordres. Nous rapportons ailleurs ce trait célebre de l’Histoire de Bentivoglio.

De retour à Paris, elle fut des conférences de l’Hôtel de Rambouillet. Dans ce rendez-vous des beaux esprits, on lisoit des ouvrages, on traitoit des questions de littératures & de morale. La Princesse y brilla par ses graces, son esprit, son discernement. Il y régnoit beaucoup de décence, la galanterie & la satyre n’y furent jamais accueillies, la comédie n’y étoit pas approuvée. Cette sagesse déplut à Moliere, qui, prenant prétexte du langage précieux qu’on disoit y régner, tâcha de le tourner en ridicule dans la farce des Précieuses ridicules, la meilleure qu’il ait faite. Le cardinal de Retz traite ces assemblées de comédies ; & ce grand acteur, si bon juge, prétend dans ses Mémoires que, par les agrémens, qu’elle répandoit sur toutes ses paroles, même dans la langueur qui lui étoit naturelle, elle eût été la meilleure actrice du monde. Le mariage de Julie d’Angenne avec le Marquis depuis Duc de Montausier, rompit toutes ces ingénieuses conférences.

Plusieurs prélats y venoient faire leur cour, sur-tout M. Godeau, évêque de Vence, avec qui elle eut de si grandes liaisons. Lorsqu’il fut exilé dans son diocèse, il répondit à la Princesse, qui lui avoit écrit : Quand on ne m’auroit pas envoyé dans un pays où les forêts sont des orangers & des haies des grenadiers, mais dans quelque séjour affreux, votre lettre auroit adouci toute la rigueur de mon exil. Après son retour de Munster, où son mari étoit plénipotentiaire. Ne vaut-il pas mieux, Madame , lui écrit-il, que vous régniez à l’hôtel de Longueville, où vous êtes plus plénipotentiaire qu’à Munster ? M. votre Frere est revenu chargé de palmes, venez-y couronnée des myrthes de la paix. Ce n’est pas assez pour vous que des branches d’olivier. Je n’ose m’expliquer davantage, de peur de vous dire une galanterie. Je les laisse aux Julies & aux Chapelains. Tout cela sent un peu le théatre : mais voici ce qui l’assaisonne. A la maladie du Prince de Condé, il écrivit : Vous voyez que la fievre allume sans ménagement autant le sang royal que celui du pauvre, & qu’en un moment il ne reste des princes que les marques de l’infirmité humaine, & de la peine du péché ; du lit des noces on va au tombeau, & dans un moment toutes les pensées de la prudence se dissipent en fumée. Puisque vous étes née grande sur la terre, faites vous sainte dans le ciel, & répondez à la grace extraordinaire que Dieu a répandue dans votre ame. Les roses ont des épines qui défendent leur beautés, mais les princesses sont au milieu des roses qui ne les garantissent pas des tentations.  Tout ce qui les aborde les flatte, & tout ce qui les flatte les perd.

Son mariage avec le Duc de Longueville fut célébré plus magnifiquement que celui du Prince de Condé son frere. Le Théatre joua le plus grand rôle. Dans ces fêtes brillantes, elle ne pensoit plus au Carmel, & le Duc n’y avoit jamais pensé. Outre son goût pour le Spectacle, elle y trouve une diversion consolante. Le mariage avec un homme de cinquante ans ne lui convenoit pas : il lui fallut se contrefaire pour arborer la gaieté. Cette seconde comédie fut assez mal jouée, la Cour n’y applaudit pas : mais on ne siffle pas les princesses. La même année elle eut la petite-vérole ; pour la consoler, le pieux Evêque de Vence lui écrivit : Pour votre visage, on m’a écrit qu’il ne sera point gâté. Un autre que moi , ajoute-t-il, s’en réjouiroit. Avec plus de bienséance, j’ai si bonne opinion de votre sagesse que je crois que vous eussiez été bien aisément consolée, si votre mal y eût laissé des marques. Elles sont des caracteres que grave la divine Miséricorde, pour faire lire aux personnes qui ont trop aimé leur teint, que c’est une fleur sujette à se flétrir devant que d’être epanouïe, -qui par conséquent ne mérite pas qu’on la compte au rang des choses que l’on peut aimer.

A peine fut-elle rétablie qu’il fut déclaré une guerre ouverte entr’elle & la Duchesse de Montbazon. C’étoit une rivalité de beauté, sont ordinaire entre les femmes ; chacune avoit une cour nombreuse, qui prit hautement son parti. Cette comedie partagea toute la Cour : malheureusement il s’y mêla du tragique. Deux amans de parti contraire se battirent en duel pour la beauté de leurs dames : celui de la Princesse fut tué. Les Montbazon en triompherent : mais, comme les Princesses n’ont jamais tort, la Duchesse victorieuse fut condamnée à faire satisfaction à la Princesse vaincue. Le Duc de Longueville, qui avoit aimé l’heureuse rivale, se trouvoit partagé entre son amante & sa femme, qui n’étoit point amoureuse de lui : il prit sagement le parti de la neutralité, & ne vit qu’avec indifférence une querelle de femme, qui, selon lui, ne valoit pas la peine qu’il montât sur le théatre. Il ne fut pas si tranquille sur la passion du Prince de Marcillac : il en prévit les suites, & n’eut pas tort. Le Prince de Condé les prévit aussi. Il en parla à sa sœur, qui reçut fort mal ses avis, & se brouilla avec lui. Le mari la fit venir à Munster, où il étoit Plénipotentiaire : il fallut obéir, quoiqu’à regret. Ce fut un autre genre de comédie en Flandre, en Hollande & en Allemagne.

Son mari, qui vouloit la consoler de l’absence de son amant, donna à ce voyage le plus grand éclat. Il obtint du Roi d’Espagne, intéressé à le ménager, des ordres de lui rendre les plus grands honneurs. Tous les gouverneurs des places venoient au-devant d’elle avec leur garnison, lui offroient les clefs & lui demandoient l’ordre. Il n’y eut pas jusqu’au Chapitre de Liége qui regarda comme une cérémonie ecclésiastique de venir rendre hommage à une femme. Ce fut une fête continuelle. Elle étoit dans son centre, & recevoit tout avec une dignité & une bonté qui gagnoient tous les cœurs. Son mari vint au-devant d’elle, & le Vicomte de Turenne, qui commandoit une armée, fit marcher toutes les troupes. Son entrée à Munster ne fut pas moins superbe. Tous les ambassadeurs en très-grands nombre, le Nonce du Pape, les Evêques lui formoient une cour dont on n’avoit point vu d’exemple. Charmés de sa beauté, ils interrompoient leurs conférences pour venir l’admirer. Pour guérir sa mélancolie, un des plénipotentiaires lui offrit de lui apprendre l’allemand, & les juifs d’Amsterdam, dont elle visita la Synagogue, de lui enseigner l’hébreu. Ils lui montrerent les livres de Moïse, lui en chanterent les bénédictions en son honneur, sautant & gesticulant à leur maniere. Elle y eut une entrevue fortuitement préméditée avec la Reine de Bohême, qui lui fit de grands honneurs. Son mari l’emportoit sur tous les ambassadeurs par les équipages, la table, les habits, les ameublemens : mais tout cela n’étoit pas le Duc de la Rochefoucault, l’homme de son temps le plus spirituel & le plus aimable. Tout ce qui soulagea un peu sa tristesse sut la lettre qu’elle écrivit à l’evêque de Vence, & la réponse qu’elle en reçut : elle lui reprochoit sa négligence, il fut charmé de ses reproches, lui en marqua sa reconnoissance, & l’invita à revenir en France : ce qu’elle désiroit le plus.

Sa grossesse lui servit de prétexte : elle ne vouloit pas accoucher d’un prince allemand. La mort de son pere (le Prince de Condé) y ajouta un nouveau motif. Le plénipotentiaire était complaisant, elle partit. Son entrée à la Cour & sa fécondité furent célébrées par les plus grandes fêtes. La Reine, qui aimoit passionnément les Spectacles, crut ne pouvoir mieux la régaler qu’en lui donnant l’opéra d’Orphée. Le cardinal Mazarin avoit fait venir de Rome, à grand frais, des danseurs, des musiciens, des comédiens, des machinistes. Les décorations & les machines lui couterent plus de quatre cens mille livres : dépense énorme pour le temps, & très scandaleuse dans un prélat. Cette piece étoit en italien, & tenoit six heures : double raison de s’ennuyer. Mais la Reine, qui ne s’ennuyoit jamais au Théatre, ne perdit aucune représentation, quoiqu’on en fit pendant plusieurs mois trois fois la semaine. La plénipotentiaire ne parut pas s’y ennuyer : elle satisfaisoit son goût, & faisoit sa cour à la Régente & au Ministre. Benserade & Voiture donnerent peu après une autre scène par deux sonnets sur Job, sur le mérite desquels la Cour & la Ville furent partagées. Elles n’auroit pas dû l’être sur leur médiocrité. La Princesse fut prise pour arbitre, & se déclara pour Voiture, son ancien admirateur à l’Hôtel de Rambouillet, où Benserade n’alloit pas. Tout se rangea de son parti. Celle qui à Munster balançoit les intérêts de l’Europe pouvoit bien à Paris balancer ceux du Parnasse. C’étoit jouer la comédie en France & en Westphalie. Le Congrès de Munster & d’Osnabruk en étoit lui-même une très-risible : les plus grands politiques de l’Europe n’y cherchoient qu’à se duper les uns les autres, en se cachant leurs desseins & leurs prétentions, sous les apparences les plus opposées.

Autant qu’elle étoit satisfaite, quand on la régaloit de quelque spectacle, autant étoit-elle sensible si elle n’y étoit pas invitée. Le Roi qui avoit quitté Paris pendant les premiers troubles, y revint quand ils parurent calmés. La ville ne put mieux marquer sa joie que par la comedie & le bal : la Reine l’accepta, y mena son fils, & en fit les honneurs. Toutes les toilettes furent en mouvement, les Dames ne trouvoient point assez de parure. La Duchesse de Longueville, qui avoit régné dans Paris, voyoit avec dépit sa souveraineté éclipsée par le retour du Roi : elle faisoit la malade à Chantilli, pour n’en être pas témoin. Mais il n’est point de maladie dont un bal & une comédie ne soit le remede : elle voulut y venir, se trouva guérie, & fit prier la Reine de l’inviter. La Reine qui n’en avoit aucune envie, répondit froidement : Je crains de l’incommoder. La Princesse inconsolable fit agir toute la Cour : ce fut une affaire d’Etat. Je m’étonne , dit la Reine, que cette importante Madame de Longueville se donne tant de mouvement pour si peu de chose : qu’elle vienne si elle veut. Elle y vole, & y recueille une moisson d’applaudissemens qui la dédommage de tout. L’entrée du Louvre en carrosse pour le Prince de Marcillac son ami, & le tabouret pour sa femme, furent encore des faveurs qu’elle sollicita le plus vivement : toute la Cour se remua pour si peu chose ; les hommes eurent la facilité de se joindre aux femmes. Les gentilshommes de province furent appellés, & vinrent en foule, tout se ligua contre un tabouret & un carrosse, le Maréchal de Lhopital se mit à leur téte, comme le général de l’armée : la Reine embarrassée ne savoit quel parti prendre. Le désordre fut si grand, qu’il fallut y renoncer. Le Prince fut assez sage pour venir à pied & faire tenir sa femme debout, & la comédie finit par la retraite de celui que la Princesse avoit fait sortir des coulisses.

Elle fit jouer un rôle bien plus dangereux à son amant, lui mettant les armes à la main contre son Roi, pendant les troubles de la Fronde, dont elle fut l’ame. Il y avoit contribué, extrêmement irrité de la perte du tabouret & du carrosse ; il versa son ressentiment dans un cœur qu’il possédoit, qui à son tour l’engloutit dans ses propres passions. La Princesse, facile par indolence, ne pensoit que d’après ce qu’elle aimoit ; mais, très-politique par caractere, elle tenoit dans l’esclavage tout ce qui lui étoit attaché. Irritée elle-même contre la Cour, elle saisit avidement tout ce qui servoit sa vengeance. Telle fut la source de ses foiblesses & de ses malheurs : elle fut la premiere, & rendit tout ce qui lui étoit dévoué, la victime des passions les plus propres à la dégrader. Elle gagna des princes, des seigneurs, le peuple, & commença de nouveaux troubles. La premiere scène se passa à l’Hôtel-de-ville. Elle parut sur le perron avec la Duchesse de Bouillon , dit le Cardinal de Retz, spectateur, & si grand acteur lui-même ; ces deux femmes plus belles en ce qu’elles paroissoient négligées, quoiqu’elles ne le fussent pas, tenoient chacune entre leurs bras un de leurs enfans beaux comme leurs meres, la Greve étoit pleine de monde jusques dessus les toîts, les hommes jettoient des cris de joie, les femmes pleuroient de tendresse. Telle fut, pour un sujet bien différent, l’Impératrice-Reine montrant son fils entre ses bras aux Etats de Hongrie. Pour achever la comédie, les deux Duchesses se logerent à l’Hôtel-de-Ville : elles y jouoient les souveraines ; leur appartement étoit le foyer, le balcon étoit le théatre, d’où, comme les empereurs romains, elles faisoient des allocutions au peuple.

Cet appartement servoit à jouer des comédies réelles : les violons, les acteurs, les danseurs donnoient le spectacle aux Duchesses. Peut-on se passer de ces jeux ? Ne sont-ils pas le remede à tous les maux & à tous les désordres d’une ville assiégée & rébelle ? La sagesse en regarde la cruelle indécence comme l’une des plus grandes calamités. Un jour que, dans un combat aux portes de Paris, les troupes bourgeoises avoient eu quelque avantage sur les troupes royales, les officiers vainqueurs volent encore tous bottés & cuirassés, apporter leurs lauriers aux pieds de la Princesse. Ils trouverent tout l’appartement plein de danseurs, de musiciens, d’instrumens de musique, & de guerriers en écharpes bleues, qui venoient de se battre, auprès des dames. Les violons dans les sales, les tambours & les mousquets dans la place, formerent une fête militaire & galante, pour célébrer la victoire : ce ne fut pas l’acte le moins comique ; les couches de la Princesse en occasionnerent un autre. Le nouveau né fut appellé Charles Paris, le Cardinal de Retz le baptisa, le Prevót des Marchands fut parrain au nom de la Ville, avec la Duchesse de Bouillon. On partit de l’Hôtel-de-ville pour se rendre à la Paroisse, avec tout le cortége consulaire, les tambours, les fifres, les trompettes, les archers en uniforme, les échevins en robes de cérémonies, les conseillers de ville, les huissiers, les domestiques en livrées, le parrain à la tête donnant la main à la marraine, & un peuple innombrable. Le retour fut aussi pompeux ; le bal, la comédie embellirent la fête, tout jusqu’au nom du prince immortalisa l’époque de cet évenement. La ville de Toulouse suit l’exemple de la capitale : si la femme d’un Capitoul accouche pendant l’année du capitoulat, le petit prince est appellé le Comte de Toulouse, & toute la ville est en fête.

La Princesse, mere de Madame de Longueville & du Prince de Conti, pensoit bien différemment. Dès qu’elle eut appris à Saint-Germain, où elle étoit avec la Cour, ce qui se passoit à Paris, elle court dès le grand matin chez la Reine ; l’éveille & se jette à genoux au pied de son lit. Je vous demande pardon , s’écrie-t-elle ; donnez-moi des gardes, mettez-moi en prison : je suis la plus malheureuse mere du monde ; mon fils, ma fille, mon gendre se sont déclarés contre vous. La Reine demeura immobile & sans parole : mais le Prince de Condé, qui se rendit auprès d’elle ; la rassura. Il se déchaîna contre sa sœur, son frere, son beau-frere, promit son secours, & alla se mettre à la tête des troupes. Si on eut rapproche les objets, on eut fait une jolie scène. La fille sur le trône dans Paris, la mere à genoux demandant pardon à Saint-Germain, & cette même suppliante, deux ans après, poussant à la révolte ce fils & cette fille pour qui elle avoit demandé grace en les condamnant. Un autre trait aussi singulier & aussi théatral, c’est l’empire que la Princesse avoit pris sur le Duc de Longueville son mari, l’homme le plus doux, le plus moderé, & qui l’aimoit malgré ses hauteurs. Il me semble le voir à genoux, comme George Dandin, lui faisant de sages représentations sur ses intrigues. Si vous vous avisez de trouver à redire à ma conduite, je vous rendrai , dit-elle, le plus malheureux des hommes. Ce bon Prince baisse la tête, demande grace, & se retire.

La voilà sur le trône, faisant la loi dans Paris, dictant les arrêts du Parlement, donnant l’ordre aux troupes, réglant les opérations de la campagne, couronnant les exploits des officiers, tenant les rênes du gouvernement, remuant le peuple, soufflant l’orage, donnant le calme à son gré, se faisant craindre & respecter par le Grand Condé, qui, tour à tour son ennemi & son adorateur, dépose à ses genoux les lauriers de Rocroi, trop heureux d’entendre ses oracles. La Cour & la Reine, incertaine de sa destinée, attend tout de ses arrêts. Elle est si flattée de cette souveraineté de théatre, que, malgré sa délicatesse, sa grossesse, ses couches, elle tient tous les jours le conseil d’Etat dans sa chambre, elle gouverne dans son lit, elle y forge & lance les foudres, comme Vulcain & Jupiter à l’Opéra. Bientôt cependant l’Impératrice romaine vient à son tour rendre hommage à la Reine, qui la reçoit dans son lit ; déconcertée & muette, consule & tremblante, elle baise humblement le drap de son lit. Peu après la Reine, avec affectation, va faire ses dévotions aux Carmélites, où la Duchesse vouloit prendre l’habit, pour lui reprocher son changement. Que de puérilités ! que de farces ! Les reconciliations & les brouilleries, les hauteurs & les petitesses, les insultes & les caresses se touchent ; l’intérêt du moment fait la décoration, l’intrigue le dénouement : on joue toutes sortes de rôle. Qu’ils sont sont petits les plus grands acteurs, quand ils rentrent dans les coulisses, & qu’ils dépouillent les habits de théatre !

La voilà aux pieds d’un Jésuite (le P. le Jeune) cette fameuse Dame de la Grace, à qui Port-Royal éleva des autels. Il fut son directeur lorsque sur les aîles de la Grace elle voloit au Carmel ; il en fut abandonné lorsqu’elle porta son vol vers le trône. On y revenoit toutes les fois que les remords troubloient les douceurs de cet empire. Depuis que je vous ai quitté , lui disoit-elle ingénuement, j’ai été livrée à la dépravation de mon cœur. Je doute si jamais je pourrai me tirer de cet abyme. Dites la Messe pour moi, & déclarez-moi sans ménagement ce que Dieu vous inspirera. Il le fit, & l’assura prophétiquement qu’elle se convertiroit un jour. M. Villefort, son historien non-suspect, le rapporte ainsi. Si le bon P. Jésuite eut été prophête, eût il traité de conversion le dévouement au Jansénisme qui termina la tumultueuse carriere de cette héroïne. Villefort, homme de mérite, écrivain habile, composa les Anecdotes de la Constitution contre les Jésuites. Il se réconcilia avec eux, rétracta son livre, leur fit des excuses & des éloges. Toutes ces variations sont des scènes à ajouter à la piece.

La Princesse se mêla de deux mariages qui y trouvoient place. E le maria clandestinement contre la volonté du Roi & de tous les parens, & même des Frondeurs, le Duc de Richelieu gouverneur du Havre, avec Mlle. de Pons, pour se ménager un protecteur & un asyle dans le besoin. Elle y eut recours dans la suite ; elle n’y trouva qu’un ami de cour, qui refusa de la recevoir. D’un autre côté, elle empêcha par hauteur le mariage du Duc de Mercœur avec une niece du Cardinal Ministre. C’étoit le fils d’un bâtard de Henri IV. Cependant le Prince de Conti deux ans après la demande avec empressement & l’épouse. Le même Cardinal refuse sa niece à Charles II. Roi d’Angleterre, qui la demandoit, & la donne à un simple gentilhomme qui ne la demandoit pas, & à qui il fait prendre son nom. La vie de cette niece, héroïne de roman, est une continuation de la comédie de son mariage. Sa sœur, amante & aimée du Roi, ne peut l’obtenir, quitte le Connétable son époux, court le monde, & termine ses voyages dans une prison. Les comédies se terminent par des mariages ; les mariages des grands ne sont souvent que des comédies.

La comédie du Prince de Marsillac dura pendant tous les troubles. Tandis que cette belle souveraine regne sur la ville de Paris, ce tendre amant regne sur la souveraine, dirige, suspend, avance, frappe les coups, selon ses intérêts secrets ; car il entretenoit des liaisons avec la Cour, & selon le vent favorable ou contraire qui y souffloit, il faisoit marcher son vaisseau ou le mettoit en panne, prenoit le vent au plus près ou bravoit l’orage. On étoit quelquefois étonné des variations de la princesse : c’est que l’amour tenoit le gouvernail, & la fortune étoit sa boussole. Outre une foule de courans & de vents qui soulevoient les flots, le fils de Vénus étoit l’Eole qui leur lâchoit la bride, & en étoit souvent entraîné : le plus habile pilote l’est quelquefois. Il falloit bien céder aux caprices de la Princesse. L’Amour cet habile astronome prend la hauteur des astres : deux beaux yeux sont l’étoile polaire. Dans un de ces momens critiques, il va malgré lui combattre à la Porte Saint Antoine. Il y pensa perdre la vue : s’écrie, pour se consoler, Pour plaire à ses beaux yeux, j’ai fait la guerre aux rois, je l’aurois faite aux dieux . La scène changea : l’inconstance de la Princesse lui fit parodier ces vers : Pour ce cœur inconstant qu’enfin je connois mieux, j’ai fait la guerre aux rois, j’en ai perdu les yeux. Toutes ces aventures romanesques qu’on auroit tort de disputer au Théatre, sont des éclipses qu’il faut pardonner à ce bel astre : car M. de la Rochefoucault, bien digne du nom illustre qu’ont porté avant & après lui tant de grands hommes, réunissoit les qualités & les talens les plus distingués. Après que la toile fut baissée, & que toutes les agitations de l’Etat & du cœur, qui avoient rendu ses jours si tumultueux, furent calmes, il passa le reste de sa vie & la termina dans les sentimens les plus chrétiens.

S’il n’y avoit pas eu du sang répandu, l’affaire de la Fronde ne seroit qu’un tissu de farces, qui fourniroient la matiere de plusieurs volumes au Theatre de la Foire. Un premier Ministre obligé de prendre la fuite, dont on met la tête à prix, & qu’on va quelques jours après recevoir en triomphe, qu’on comble de bénédictions, qu’on remercie de ses soins, à qui on baise les pieds ; un Roi & la Reine sa mere fugitifs au milieu de la nuit, qui avec sa petite Cour va coucher sur la paille ; des Princes emprisonnés pour crime d’Etat, & l’auteur de leur détention, enveloppé des détours de la politique & des bassesses de la frayeur, court à la prison, brise leurs fers à genoux, & les ramene à la Cour ; le Roi lui-même, après les avoir déclarés coupables d’une révolte qui eût mérité la mort, par un assemblage incompréhensible de fermeté & de déférence, écrit humblement au Parlement pour les justifier ; deux femmes, la Régente & la Duchesse, se disputant la souveraineté, se déclarant la guerre, se fuyant, se poursuivant, se caressant, se maltraitant ; des courtisans incertains, passant selon le vent de la fortune d’une Cour à l’autre, de la soumission à la révolte, se trahissant, se déchirant mutuellement ; un Archevêque de Paris, l’ame de toutes les intrigues, toujours avec des femmes, portant des pistolets dans ses poches, levant un Régiment, soulevant le peuple, enfin emprisonné, obligé de se défaire de son Archevéché, & mourant dans l’obscurité, & heureusement dans la pénitence ; deux Cardinaux plus divisés qu’on ne l’a jamais été dans les brigues des Conclaves, se poursuivre tous les deux comme ennemi de l’Etat, l’un par les entreprises les plus hardies, l’autre par les artifices les plus obscurs ; un grand Prince couvert de gloire, jusqu’alors défenseur de l’Etat contre les étrangers & contre les Frondeurs mêmes, s’arme contre son Roi, quitte le royaume, va combattre chez l’ennemi, & répand le sang des françois pour lesquels il avoit tant de fois exposé sa vie ; une Postulante Carmelite amoureuse, séditieuse, à la tête de la révolte, se moquant de son mari, tantôt brouillée, tantôt intime avec ses freres, les embrassant, les caressant, les insultant, écoutée comme un oracle, haïe & méprisée, ses associés brouillés entre eux, se plaignant les uns des autres, prétendant de remédier aux désordres & en causant de plus grands ; les Magistrats guerriers dirigeant les opérations militaires ; les Guerriers magistrats prenant l’ordre de la Grand’Chambre, & se réglant sur les formalités de la Justice ; des Soldats & des Officiers passant de la toilette aux combats, couvrant de rubans leurs épée, leur tête de frisure & de poudre, & au premier coup de mousquet prenant la fuite ; des Citoyens courageux, qui après avoir bien bu, opposant Bacchus à Mars, se font des retranchemens de leurs barriques ; un Parlement qui prêche la fidélité, & leve des troupes ; des Conseillers qui se plaignent d’une legere imposition sur leurs charges, & en établissent une énorme sur le peuple, sur eux-mêmes, pour les frais de guerre, qui envoient des députés à la Cour rendre hommage & signer la paix ; un Peuple aveugle qui fait également des foux de joie pour l’emprisonnement des Princes & pour leur élargissement, pour l’entrée de la Princesse & pour sa fuite précipitée pendant sa nuit, dans une voiture empruntée, par des chemins détournés, pour éviter la prison ; &, après une folle joie pour des biens imaginaires ou plutôt des vrais maux, tombe dans la sombre consternation, croyant tout perdu ; &, toujours victime des grands, tantôt se livre à une fureur insensée, tantôt rampe bassement dans la poussiere. Toutes ces scènes ridicules furent continuellement mêlées de bals, de concerts, de comédies : on passoit tour à tour du Conseil au Théatre, des combats à la danse, des projets aux chansons. Ces petits intermedes délassoient de la grande comédie, qui n’étoit pourtant pas la moins ridicule.

On se moque avec raison des scènes ridicules qu’avoit donné la Ligue ; mais j’ose dire qu’elle en donna moins que la Fronde. La Ligue sut formée par l’autorité royale, le Roi s’étoit mis à la tête ; les Ligueurs ne firent que s’enrôler sous ses étendarts. La Fronde fut toujours les armes à la main contre son Roi. Henri III. qui s’en repentit, étoit perdu de débauches, avoit usé de violence sous les yeux des Etats, faisant massacrer, sas aucune forme de justice, le Duc & le Cardinal de Guise, idoles de la France. Louis XIV. étoit un jeune Prince à qui on n’avoit rien à reprocher, & qui donnoit les plus grandes espérances. Sa mere, bonne par caractere, respectable par ses vertus, n’avoit fait mourir personne, avoit fait du bien à tout le monde, même à ses ennemis. Une procession de Moines est-elle plus ridicule que vingt processions de Pénitens qu’avoit fait le Roi, couvert d’un sac, pendant la nuit, accompagné de mignons débauchés ? Le Cardinal de Pellevé est-il pire que le Cardinal de Retz ? L’Infante Claire-Eugenie, pour laquelle Philippe II. agissoit, étoit-elle à la tête des seditieux, comme la Duchesse de Longueville ? Des intrigues amoureuses en furent-elles le ressort secres ? Y eut-il une seule de ces fêtes scandaleuses, bals, comédies si communes, dans son parti ? La Fronde n’avoit aucun objet ; aucun Frondeur ne savoit ce qu’il vouloit, ni pour qui il se battoit : ce n’étoit que des intérêts particuliers, la plupart cachés, qui ne formoit aucun lien, aucun but. La Ligue combattoit pour la Religion contre l’hérésie, qui depuis cinquante ans portoit le fer & le feu dans tout le royaume. On l’accuse de fanatisme, & c’est contre le fanatisme des Protestans que cette association avoit été faite par le Roi. Il y eut des excès sans doute, tout le monde les condamne. Où n’y en a-t-il pas ? La Fronde est incomparablement plus criminelle & plus ridicule, & fournit beaucoup plus au Théatre.

Le Théatre change, & représente la côte maritime de Normandie & le Havre-de-grace. La Duchesse poursuivie par les troupes du Roi, parcourt en fugitive cette belle province où elle avoit été Gouvernante, & traitée en Reine. Abandonnée de sa famille, même de son amant, se refugiant dans quelques cabanes, sans trouver d’asyle chez ses meilleurs amis, ne marchant que la nuit, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt en croupe derriere quelque paysan, faisant la malade, recouvrant la santé, déguisée en homme, en servante, en bergere, envoyant assurer le Roi de son obéissance, & tâchant de soulever le peuple contre lui, changeant de nom : il me semble voir Angélique, Morphise, Bradamante, ces héroïnes de l’Arioste, chevauchant dans l’Europe, l’Asie, l’Afrique. Enfin la terre lui manqua : elle implore le secours de Neptune, & veut s’enfuir par mer, & s’exposer aux caprices des vents & des flots ; elle appelle une barque de pêcheur qu’elle voit sur le rivage ; le patron la prend entre ses bras pour la porter dans sa barque, & la laisse tomber dans la mer. Elle étoit peu faite à cet élément, elle pensa être noyée, on la retira avec beaucoup de peine, enfin la barque la transporta dans un vaisseau anglois qui se trouvoit près de la côte. Le capitaine, qui se fit bien payer, la prit par grace, comme un gentil-homme françois qui fuyoit pour s’être battu en duel. Malgré le teint & les traits de son visage dont la beauté la déceloit, il fit semblant de la croire, la reçut dans son bord, & la conduisit à Rotterdam, d’où traversant la Flandre, elle alla joindre M. de Turenne qui s’y étoit retiré, pour continuer la guerre contre le Roi.

Il s’ouvre deux autres scènes, l’une en Flandre, l’autre à Paris. En Flandre le Grand Turenne ne peut se défendre des traits de l’amour, est épris des charmes de son Amazone, & ayant profité de l’absence du Duc de la Rochefoucault il se déclara son amant, eut la foiblesse des plus grands guerriers : mais la place étoit prise. Au lieu d’y répondre, on en plaisanta : elle étoit ridicule. Le Maréchal, plus guerrier que tendre, s’en consola, & ne s’occupa que de la guerre. La fuite de la Princesse laissoit à Paris la Duchesse de Montbazon sa rivale maîtresse du champ de bataille, elle en triompha, sa cour devint très-nombreuse. Les Frondeurs qui s’étoient tournés contre les Princes dont ils avoient été les partisans, revinrent à leurs pieds quand ils furent élargis ; les Frondeurs même grossisoient la foule de ses adorateurs, & flattoient sa maligne jalousie. La beauté d’une femme fait tourner la tête comme le cœur. Montbazon régnoit : mais comme ses talens étoient fort inférieurs à ceux de sa devanciere, elle ne régna pas longtemps. La Reine, plus touchée des maux de l’Etat que de l’humiliation des Princes, lui sut mauvais gré de son triomphe, & la fit rentrer dans les petitesses de la coquéterie pour lesquelles seules elle étoit née.

D’autres femmes jouerent encore la comédie. La Princesse Palatine, femme la plus adroite, la Duchesse de Chevreuse, femme la plus hardie & la plus intriguante, de concert avec le Coadjuteur de Paris, dévoué aux femmes, travailloient pour la beauté fugitive, & comme le mariage est toujours le dénouement de la piece, on proposa de marier Mlle. de Chevreuse avec le Prince de Conti, qui ne l’accepta pas. Deux Princesses de Condé soutiennent une espece de siége à Montrond : mais, ne se sentant pas assez fortes, elles s’enfuirent à travers champ, traverserent plusieurs provinces, & enfin vinrent se divertir à Bordeaux, où le Parlement & les Jurats leur donnerent le bal & la comédie, & jouerent eux-mêmes une farce singuliere. La Reine, qui les poursuivoit, troubla la fête & ferma la scène : la décoration changea si bien qu’on vint à ses pieds abjurer les plaisirs, & demander grace. Le Duc de la Rochefoucault y abjura ses amours, & ne porra ses vœux qu’à des Sévigné & la Fayette, qui lui firent passer sa vie dans les délices de l’esprit. Toute la grande affaire de la Fronde n’étoit dans le fonds qu’une guerre de femmes : les hommes qui y figuroient n’en différoient gueres que par l’habit. Elle s’en alla en fumée : il n’en resta que le ridicule.

Cependant il y eut un traité passé avec l’Espagne. L’Espagne promit des armées, des munitions, de l’argent ; Turenne promit son bras, Longueville ses intrigues ; des villes furent accordées pour sureté. On jura de ne pas poser les armes qu’on n’eût une pleine satisfaction. Condé sorti de prison alla se mettre à la tête.

Il y eut des combats à Orléans & à Etampes : le Duc de Lorraine y vint danser un menuet, & s’en retourna. Mlle. de Montpensier fit tirer le canon. Ce détail est étranger à cet ouvrage : mais ce qui n’est pas étranger, c’est le procès de la Princesse douairiere de Condé, qui, après avoir demandé pardon à la Reine de la révolte de sa famille, lui fit un procès en forme. Elle présente requête au Parlement, pour demander justice de la détention de ses fils & de son gendre. Elle suivoit l’exemple de la veuve du Duc de Guise, qui demanda à ce tribual d’informer contre Henri III, sur la mort de son mari & de son beau-frere. Le Parlement reçut les deux requêtes, les Chambres délibérerent, Matthieu Molé, premier Président, l’homme le plus intrépide qui fut jamais, se déclara pour elle : mais les deux procès eurent le même sort, la crainte les fit abandonner, & le ridicule prononça l’arrêt.

Quel spectacle de voir la mere du grand Condé & de la célebre Longueville, cette Princesse si haute & si fiere, sortir sans suite dès cinq heures du matin, de l’obscure retraite où elle se tenoit cachée, paroître au Palais la requête à la main, allant de chambre en chambre solliciter tous les juges, dans l’humble posture d’une suppliante, ses discours entre-coupés de sanglots, & d’un prévenu sur la sellette. Dans le même temps elle écrivit à la Reine une longue lettre, éloquente & pathétique, pour se justifier & lui demander grace. Elle lui point ses fils en prison, sa fille fugitive, sa belle-fille déguisée en femme-de-chambre, & son petit-fils en paysan ; elle déplore ses propres malheurs, dont le plus sensible c’est , dit-elle, d’être éloignée de ses sacrés genoux & de ses bonnes graces, & privée de sa vue & de sa bienveillance. Elle lui par le même de sa requête au Parlement pour la justifier. Il est difficile de voir un plus grand contraste que cette requête & cette lettre : elles eurent le même sort.

La Duchesse de son côté fit imprimer à Bruxelles & répandit dans toute l’Europe un manifeste d’un style bien différent, selon son caractere, & elle fit écrire à la Reine sur le même ton par le Maréchal de Turenne, qui son partisant & son amant, ne voyoit que par ses yeux. Elle fait les plaintes les plus ameres du gouvernement, lance les traits les plus vifs contre le Ministre, & en donne les idées les plus noires. Elle avance que dans un temps de minorité les Princes doivent être libres ; que, par leur naissance & par commission, ils sont les chefs du Conseil de Régence, & gouvernent l’Etat ; que tous les traités avec l’étranger n’ont aucune sureté, s’ils ne les signent. Elle fait les plus grands éloges du Prince de Condé, & des services qu’il a rendus à l’Etat, de ceux qu’elle a rendu elle-même, entretenant les peuples dans la soumission, tandis qu’elle avoit mis tout en œuvre pour les soulever ; elle déplore les malheurs de sa maison & les siens (dont elle étoit la cause), & prétend avoir été forcée de recourir à la protection des ennemis de l’Etat, pour se défendre des entreprises formées contre elle ; elle assure que son innocence, sa conscience, son devoir l’obligent à sa légitime défense (ces grands mots s’appliquent ce qu’on veut) ; que les personnes les plus distinguées de l’Eglise, de la Cour, de la Robe, de l’Epée, toutes les grandes villes du Royaume, l’ont sollicitée d’être la protectrice de l’Etat ; que le Roi d’Espagne (tant elle étoit une personne importante) l’avoit invitée de le seconder, pour rétablir l’ordre & la paix en France ; sans quoi on auroit une guerre civile qui le désoleroit ; qu’elle étoit seule en état de rémédier à tant de maux, que la Reine étoit aveuglée par son Ministre ; que le Duc d’Orléans, trop facile, négligeoit tout par foiblesse ; qu’en conséquence elle avoit fait un traité avec le Roi d’Espagne, pour joindre leurs forces & agir de concert ; que la paix se feroit surement quand tout seroit réparé ; que jusqu’alors il ne falloit pas s’y attendre.

La Reine ne répondit à tous ces écrits que par un Edit qui déclare les Princes, la Duchesse, les Ducs de Bouillon, de la Rochefoucault, le Maréchal de Turenne & tous leurs adhérans ennemis de l’Etat, perturbateurs du repos public criminels de leze-majeste au premier chef ; défend d’avoir avec eux aucune communication sous les mêmes peines . On l’envoie au Parlement ; & ce même Sénat, qui avoit écouté la Duchesse comme son oracle, les Princes comme ses chefs, qui avoit mis la tête du Cardinal à prix, délibéré sur la requête de la Princesse de Condé, reçu cent lettres des prisonniers qui avoient recours à sa protection & à sa justice, enregistra sans difficulté leur condamnation & la sienne. Les autres Parlemens ne furent pas plus difficiles à proscrire ceux pour qui ils avoient levé des troupes ; ils n’eurent pas plus de peine à les rétablir peu de temps après. Une nouvelle Déclaration révoqua la précédente, les criminels d’Etat furent déclarés innocens, l’enregistrement se fit sans remontrances, ils revinrent blancs comme neige devant les mêmes tribunaux qui les avoient dévoués à l’anathême. La réconciliation ne fut pas plus durable que la brouillerie : à peine le Prince est-il sorti de prison qu’il court en Flandres se mettre à la tête des armées espagnoles, & fait ouvertement la guerre au Roi. Qu’appellera-t-on jeu de théatre, si toutes ces variations ne le sont pas ?

Le Parlement de Bordeaux montra d’abord plus de fermeté : mais il fut bientôt, comme la mer qui l’environne, sujet à toutes ses marées & à tous ses vents. La Princesse de Condé y fut reçue en triomphe, fugitive de Montrond. Elle fut solemnellement mise sous la protection de la Cour avec les Seigneurs, ses partisans ; elle joua le même rôle qu’avoit joué sa belle-mere, présente requête contre le gouvernement, sollicite les magistrats, entre dans la salle où les Chambres étoient assemblées, avec son fils, se jette à genoux au milieu du parquet, & verse des torrents de larmes. Elle va les essuyer dans le bal ; la comédie, les fêtes que l’Aréopage & l’Hôtel-de-Ville lui donnent. La Reine vient avec une armée faire le siége de Bordeaux, on le soutient quelque-temps, il y eut des escarmouches, des manifestes, des arrêts, des lettres de négociations, des députations de la Cour du Parlement à la Cour de la Reine. On étoit de part & d’autre las de la guerre : la paix se fit, tout rentra dans l’ordre, la Princesse passa des genoux du Parlement aux genoux de la Reine qu’elle alla embrasser, & des comédies bordeloises à celles de Paris. Le Theatre de Gherardi, Italien, n’a rien de plus comique.

Il ne manquoit à toutes ces scènes que les Carmelites & l’Evéque de Vence, pour y jouer leurs rôles. L’Evêque sortit le premier des coulisses, par les lettres les plus touchantes qu’il écrivit à la Princesse, du fond de la Provence : par des voies détournées : elles firent le tour de la France avant de parvenir à l’Altesse fugitive.

Attendez de la Providence la fin de la tempête qui semble abymer votre maison, elle peut d’une parole faire taire les vents, & vous conduire au port, même par un naufrage, & semble avoir pris à tache d’humilier les Princes : les foudres ne tombent que sur les cedres. Voilà du poëtique d’après Horace : voici du galant. Après avoir regardé les changemens de la scène, Dieu veut que vous fassiez voir un spectacle qui donne de l’étonnement & de la pitié. Dans votre orient vous avez jettez des feux & des lumieres (pardonnez-moi ce mot de mon style ancien) qui ont ébloui, enflammé les cœurs les plus nobles & les moins nés à la servitude ; aujourd’hui vous brillez bien d’un autre éclat, vous inspirez un respect & une pitié qui valent bien tous les hommages du tems passé. Ce galimatias comique, tragique, galant, dans un vieux Evêque dont on veut faire un Pere de l’Eglise, inspire aussi de la pitié, mais peu de respect.

Elle écrivoit aussi de tous côtés & entretenoit des correspondance avec les rebelles, avec l’Archiduc & les Ministres d’Espagne, pour continuer la guerre, faisoit des traités avec eux, composoit des manifestes, en innodoit la France, contre le Roi, la Reine, le Duc d’Orléans, le Cardinal Mazarin, se donnoit pour l’unique ressource de l’Etat, invitée par tous les ordres, & obligée en conscience d’entreprendre un dessein si grand, si glorieux ; elle déclare qu’elle veut bien traiter de la paix avec la Reine, mais non avec le Ministre, & qu’elle ne posera point les armes que les Princes ne soient libres, &c. Ses égaremens font plus de pitié que ses malheurs. Elle alluma la guerre de Bordeaux, y fit réfugier sa belle-sœur & ses neveux, & révolter la Guienne & le Poitou par son amant. Au milieu de ces troubles elle pensoit aux Carmelites, se repentoit de n’être pas religieuse, leur écrivoit des lettres de dévotion, comme une novice, & avec la même plume elle en écrivoit de tendres au Duc de la Rochefoucault, pour l’inviter à presser la guerre, & au Roi d’Espagne, pour lui demander des troupes : elle composoit même les lettres que sa famille ne faisoit que copier. Ce mêlange n’est-il pas du meilleur comique ?

Il n’y eut de véritablement touchant que la mort de sa mere, Princesse remplie de religion, & sort attachée à la Reine, sa fille lui fit faire des démarches peu mesurées qui la firent exiler. Elle écrivit à la Reine une lettre très-respectueuse, pour l’assurer de sa fidélité. Elle mourut dans son exil, la Reine lui fit rendre tous les honneurs dus à son rang, même avec excès ; les orateurs firent avec éclat son oraison funebre, en coulant légerement sur quelques éclipses qui étoient étrangeres à son cœur. L’Evêque de Vence & les Carmélites écrivirent à cette occasion des lettres très-sages, la Princesse répondit sur le même ton : elle rappelle son ancienne vocation pour le cloître, & regrette de ne l’avoir pas suivie. Mais ce n’étoit, dit l’historien de sa vie, que des éclairs de piété qui faisoient espérer sa conversion. Le moment d’après elle vous échappoit, elle alloit régler les opérations de la guerre avec Turenne, & négocier avec l’Espagne.

Malgré la sagesse de ces lettres, il y a des expressions fort singulieres. Dieu qui a voulu tirer la derniere preuve de votre foi (il n’y a que les Imprimeurs qui tirent des épreuves), & faire un si grand essai de votre soumission (Dieu ne fait pas des essais.) Sans un foudroyement tel que celui de votre maison (ce foudroyement est du précieux de l’Hôtel de Rambouillet) La folie, l’injustice, l’ingratitude du monde, & pour tout dire en un mot le néant , (le néant est-il ingrat, injuste ?) Avoir été la plus aimable personne du monde, & la plus aimée, porté les lys sur la tête, (je ne sai ce que c’est) & donné à la France des héros & des héroïnes, avoir eu tous les dons de l’esprit & du corps, avoir possédé de grands biens, &c. C’est un grand préjugé pour la royauté éternelle (terme nouveau). Les sentimens de respect & de passion que je conserve pour Votre Altesse. La passion d’un Evêque pour une Princesse est-elle bien canonique ?

Voici celle de la Princesse aux Carmelites. Je ne trouve plus de force dans mon ame, je ne puis y songer sans mourir, & je ne puis penser à autre chose. Comment y pense-t-elle si elle est morte ? Je sens mes autres malheurs avec plus d’aigreur. Qu’est-ce que sentir avec plus d’aigreur ? Elle a senti l’amertume de son heure derniere. L’amertume n’est donc pas comme l’aigreur dans la personne ? C’est en m’affligeant que je dois me soulager. Quel genre de soulagement ! Ce n’est donc pas le repos qui succede à ma douleur, c’est un tourment éternel. S’il succede à la douleur, la douleur n’est donc plus ? Notre perte nous fait faire une triste & nouvelle liaison ; mes larmes m’aveuglent. Si elles causoient la fin de ma vie, elle me paroîtroient plutôt les instrumens de mon bien que les effets de mon mal. Le galimatias est inutile & singulier dans les Princesses, il est incompréhensible dans celle-ci. Le galimatias de sa conduite est le mot de l’énigme.

Chaque jour donnoit quelque nouvelle scène. Mazarin & la Rochefoucault, ennemis jurés, se livrent à la discrétion l’un de l’autre. Le Duc se rend la nuit chez le Cardinal par une porte de derriere, & monte à son cabinet par un escalier dérobé. Le Cardinal qui pouvoit le faire arrêter, va seul avec une bougie lui ouvrir la porte ; le Duc qui pouvoit lui passer son épée au travers du corps, & se retirer, négocie tranquillement avec lui, mais sans succès : ce sont deux Paladins qui s’embrassent, & vont se battre à fer émoulu. La Duchesse de Chevreuse tourne casaque, se dévoué aux Princes pour marier sa fille au Prince de Conti, qui donne sa parole & fait l’amoureux, & deux mois après reprend sa parole. La plus sage fut la Demoiselle, qui, apprenant la déconfiture de son brillant mariage, se met à rire de toutes ses forces, & se moque de tous. Les Princes sont enfin délivrés. Le Cardinal qui les avoit fait arrêter, court leur apporter la nouvelle, & leur baise les pieds : il en est reçu avec mepris. Les Princes sortent de prison, & il fuit ; ils viennent à la Cour, & il quitte le royaume : les deux carrosses partent en même-temps, l’un pour Paris, l’autre pour l’Allemagne. Le Ministre du fond de son exil continue à gouverner, les Princes à la Cour sont suspects & méprisés. Tous les tréteaux n’étoient pas sur le Pont-neuf.

Il y en avoit dans tous Paris. Le Parlement casse ses propres arrêts & les déclarations enregistrées, déclare innocent ceux qu’il avoit déclarés coupables du crime de leze-majesté. Tout Paris avoit fait des feux de joie à la prison des Princes, il en fait autant à leur retour ; la noblesse vient en foule des provinces, s’assemble dans la grand’-salle des Cordelliers, qui ne peut pas les contenir, & après avoir débité leurs rôles & tiré leurs épées du fourreau, les renguainent tranquillement, & s’en retournent chasser le lievre dans leurs terres. La maison des Princes, l’Hôtel de Longueville ne désemplissoient point, la Duchesse revenue subitement y est traitée en Reine ; le Roi & la Reine relégués & comme emprisonnés au fond du Louvre, y vivent en chartreux, mais indignés à l’excès, embrassent les prisonniers, leur accordent tout, & prennent des mesures pour les arrêter. Le Grand Condé qui a fait fuir les armées espagnoles & Mazarin, quitte nuitamment Paris & le Royaume, & s’échappe en fugitif, comme avoit fait sa sœur, pour ne pas être arrêté une seconde fois.

La ville de Bourges, pour se signaler, monta sur le théatre en habit d’Arlequin. Dès que la nouvelle y fut parvenue, plus de cent cloches sonnerent de toutes parts, tous les fusils & les pistolets firent des décharges, les tambours, trompettes, flûtes, sifflets donnerent un autre concert ; toutes les boutiques furent fermées, mille feux allumés en plein midi : on enleva tous les rubans des marchands & des toilettes, on en dépouilla toutes les poupées, & tout le monde, hommes & femmes, s’en couvrit, & dans cet équipage courut les rues, dansant, chantant, s’embrassant. Jamais carnaval ne vit pareil charivari. Le Prince étoit Gouverneur de Bourges ; il quitta pourtant le Berri pour prendre le Gouvernement de Bordeaux qui l’avoit mieux servi, & dont la joie éclata sur les ondes. Tous les navires furent garnis de rubans, les banderoles, les pavillons, espece de rubans flottans au gré des vents, les violons, les sauteurs, l’artillerie, firent une saturnale maritime aussi comique que celle de Bourges.

L’Espagne, que ce changement de décoration devoit allarmer, se rassura bientôt sur le caractere ambitieux de la Princesse, & la frivolité de la nation, & ne se trompa pas. On continua à négocier, & le Prince alla se mettre à la tête des armées espagnoles en Flandre. La Duchesse revenue triomphante, éblouie de la Cour nombreuse qui la suivoit par-tout, enivrée des acclamations qu’on donnoit à son héroïsme, à ses talens, à ses succès, tour à tour sur le trône, au bal, à la comédie, parloit, vivoit, agissoit en Reine, traitoit de la paix & de la guerre avec l’envoyé d’Espagne, remuoit le Parlement & la Noblesse, régloit l’Etat sous les yeux de la Cour, sans lui en faire part. La Reine en fit des plaintes au Roi d’Espagne, n’en fut pas écoutée : on vouloit au contraire entretenir la division. L’historien a une idée plaisante. On dit que la gloire qu’on avoit acquise étoit une amorce pour exciter de nouveaux désirs, & que Madame de Longueville étoit jalouse d’elle-même, tant elle avoit d’envie d’enchérir toujours sur la réputation de son crédit. Pour M. le Prince. Si c’est un défaut de ne pas dissimuler ses pensées & déguiser ses entreprises, c’est le défaut des grandes ames. Il y avoit deux hommes en lui. Ce Héros si grand dans le combat, s’oublioit & se négligeoit dans la vie civile, chancelant, irrésolu, ne sachant point se soutenir dans l’occasion .

Le Duc de Longueville, retiré dans son Gouvernement, demandoit sa femme. Il vouloit la tirer de cette vie orageuse qui n’etoit pas de son goût : mais elle, qui en faisoit ses délices, refusa d’y venir, & aima mieux s’aller confiner dans une province éloignée. Elle y fit de nouvelles amours : le succès n’en fut pas heureux. Le Duc de la Rochefoucault, troublé dans son ancienne possession, fut jaloux du Duc de Nemours, abandonna son infidelle maîtresse, quitta son parti pour lequel il avoit tant travaillé, & couru tant de risques, & rentra dans son devoir. Le Duc de Nemours fut tué dans un duel. Privée de ses amans, éloignée de son mari, & l’aimant fort peu, la dévotion fut sa ressource. Elle alla se renfermer chez les Carmelites de Bourges : mais elle y porta son esprit, & ne cessa d’intriguer par ses lettres, & de souffler le feu de la guerre ; elle y décida le Prince de Condé, qui reprit les armes. La Cour instruite de cette dévotion guerriere, la poursuivit à Bourges. Elle descendit précipitamment du Carmel, & s’enfuit avec le Prince à Bordeaux, y souleva toute la ville, traita avec l’Espagne, au milieu des bals & des comédies, qui étoient les intermedes des négociations & de la dévotion.

La Cour l’y suivit encore, & bloqua la ville par mer & par terre. Les troupes royales occupoient la campagne ; le Prince & la Princesse alloient être pris. Celle-ci redevenue dévote, s’enferma, non chez les Carmelites, mais chez les Bénédictines, & bientôt s’enfuit d’un côté & le Prince de l’autre : il échappa déguisé, traversa tout le royaume, par un grand tour de plus de quatre cens lieues, pour se rendre à Paris, où il fit une guerre ouverte, & enfin se refugia à Bruxelles. Tout changea dans cette nouvelle piece, & prit un rôle différent ; M. de Turenne devint Royaliste, le Duc d’Orléans devint Frondeur & sa fille Amazone ; nouvelle déclaration qui révoque la derniere, & déclare le Prince & la Princesse criminels ; le Parlement enregistre encore, & quelque-temps après les déclare tous innocens. Ainsi dans quelques pages on voit quatre déclarations & quatre enregistremens contraires l’un à l’autre, vingt autres arrêts auparavant se détruisant mutuellement. Les feuilles du registre de ce temps sont comme les feuilles de la Sybille. Rapidis ludioria ventis.

La ville de Bordeaux enthousiasmée venoit de tenir sur les fonts de Baptême un petit Prince de Condé, qu’on avoit nommé Louis de Bordeaux, comme les Romains nommoient leurs libérateurs, Scipion l’Afriquain, &c. Mais le départ des Princes changea toute la scène, & la rendit moins amusante. Toute la ville se partagea en factions, chaque rue avoit la sienne. Le Prince de Conti qui étoit resté, n’avoit ni l’adresse, ni le crédit de sa sœur ; il ne marchoit qu’avec des gardes, & s’alla loger à l’Hôtel-de-ville. On se lassoit de la guerre : on fit des prieres publiques pour demander la paix, comme s’il falloit un miracle pour se soumettre à son Roi. Le Chapitre, les Paroisses, les Capucins & tous les ordres allerent en procession chez le Prince, & lui demanderent à genoux de rendre les armes. Le Prince fit semblant d’y être resolu, tandis qu’il pressoit les troupes d’Espagne de se joindre à lui. Enfin, forcé de se retirer, il laisse à la ville la liberté d’être soumise à son Roi.

Deux autres acteurs sortirent des coulisses. Le Cardinal revint en France & les beaux yeux de la Duchesse de Chatillon charmerent le Prince. C’étoient des rivaux dangereux pour la Princesse, qui acheverent de la désoler dans son couvent, & jetterent les fondemens de sa conversion. Le Roi vainqueur des rebelles ne ménagea plus rien, il rappella son Ministre, à la plusieurs lieues au-devant de lui, & le ramena dans son carrosse : il entra avec lui triomphant à Paris. Paris, comme l’Océan dans ses marées, a son flux & son reflux : les mêmes foux qu’on avoit allumés pour le retour des Princes, à peine éteints, furent rallumés pour leur fuite & le retour du Roi ; on chantoit encore leur éloge, que la gamme changea de clefs, & qu’on les chargea de malédictions ; la foule des courtisans qui remplissoit les appartemens de l’Hôtel de Longueville, fit un demi-tour à droite, & vint rendre hommage au Louvre ; on avoit fait exiler Mazarin, & l’on vint le féliciter & remercier le Roi de son retour ; le Parlement avoit mis sa tete à prix, & vint se prosterner à ses pieds ; on l’avoit déclaré rebelle, & béni les Princes, on déclare les Princes rébelles, & on bénit Dieu d’avoir mis entre ses mains sacrées les rênes du gouvernement : le Roi avoit peine à passer dans les rues, par la foule innombrable qui les remplissoit. Dans le moment de son entrée le Duc d’Orléans & sa fille avoit ordre de sortir de Paris ; le Cardinal de Retz fut arrêté & conduit à Vincennes ; les Princes & Princesses qui s’étoient réunis à Bordeaux, furent avec leurs adhérans, dispersés dans les quatre coins du royaume ; la piece finit, la toile fut baissée. Il ne resta plus de vestiges de la Fronde & de souvenir de la Princesse que dans la Gazette.

Cependant l’Amour, ce grand dieu de la Scène, dont les acteurs & les actrices étendent si fort les conquêtes, l’Amour avoit ménagé une épisode qui dévoila l’intrigue de la Fronde, & pourroit seul fournir un drame complet. La Duchesse de Châtillon étoit trop belle & trop adroite coquette, & les circonstances trop favorables, pour ne pas user du pouvoir de Cythere. Il y avoit depuis long-temps entre elle & la Princesse une jalousie de beauté & de conquête, un intérêt d’ambition & de vanité, qui entretenoient dans leurs cœurs une aigreur extrême. Elles cacherent long-temps leurs sentimens ; ils éclaterent enfin de part & d’autre. Le trop aimable Duc de Nemours avoir porté les chaînes de la Duchesse, la Princesse le lui enleva : ce forfait ne se pardonne point. L’inconstance le lui rendit. Elle exigea, pour lui accorder le pardon, qu’il rompit avec la Princesse d’une maniere deshonorante : vengeance de femme peu convenable au Duc de Nemours. Le Prince de Condé, alors tout-puissant, la vit quelquefois à la Cour. Le tempérament amoureux de ce héros étoit aussi connu que ses victoires. La Duchesse mit tout en œuvre pour faire cette brillante conquête ; elle y réussit, & obtint jusqu’à sa confiance qu’elle enleva à sa rivale : coup le plus noir pour un cœur aussi ambitieux, qui l’avoit toujours gouverné. La Rochefoucault, irrité à l’excès de la préférence donnée à Nemours, se vengea cruellement de son infidelle. Il favorisa si bien ses amours que la Châtillon devint toute-puissante, tout passa par ses mains, elle vêcut en Princesse favorite. La Cour qui profite des foiblesses aussi-bien que des vertus des héros, la chargea de négocier la paix. Cette belle médiatrice parut à la Cour avec l’appareil & la gravité d’un homme d’Etat : mais cette ambassade comique ne réussit pas : le dénouement fut tragique. La déesse perdit ses deux amans, le Duc de Nemours fut tué, le Prince de Condé s’en fut en Flandre. La Princesse dans son couvent, dévorée de remords, de dépit, de désespoir, de regret sur la perte de ses deux amans, revint à la dévotion : elle écrivit aux Carmélites, pour leur demander une cellule, sans songer qu’elle avoit un mari qui la réclamoit ; & leurs sages conseils pour le choix des livres qu’elle devoit lire. Mes attachemens au monde, de quelque nature que vous les puissiez imaginer, sont rompus & même brisés. Mes besoins sont pressans, ce qu’il y a au monde de plus aigu, de plus dur. Ma santé ne me permet pas une si longue & si triste narration. Faites-moi la grace de m’écrire souvent. Ce fut pour elle une heureuse époque : elle se convertit sincerement, quoique très-lentement. Après en avoir fait une politique, une guerriere, une héroïne, une reine, un génie supérieur, un orateur admirable, son historien, en bon janséniste, en fait une profonde théologienne, une habile controversiste, une interprête de l’Ecriture & des Peres. Que n’en fait-il pas ? C’est un nouveau genre de ridicule. Je lui rends plus de justice ; &, quoiqu’elle eût pris quelques couches de vernis de Port-Royal, où elle alla habiter, sans penser à la cellule de ses cheres Carmélites qu’elle avoit demandée, non-plus qu’à leurs livres, à leurs lettres & à leurs prieres, je suis persuadé que la pénitence qu’elle fit, & la vie édifiante qu’elle mena jusqu’à la mort, lui a mérité devant Dieu le pardon d’un tas immense de péchés, que ses intrigues & ses galanteries firent commettre dans le royaume.

Sa nouvelle carriere, moins féconde en événemens, fut ouverte par l’Abbé Testu. Cet académicien, poëte chrétien qui a joué plusieurs rôles, l’alla voir dans son exil. Il la trouva dans son estrade, assise sur des carreaux, une de ses femmes lui donnoit un livre de piété. L’Abbé lui fit compliment sur le choix de ses lectures. Hélas ! dit-elle indolemment, je leur avoit demandé quelque livre pour me désennuyer, elles m’ont apporté celui-là. Ses femmes la servoient mal, la dévotion n’est pas faite pour désennuyer. Après quelques mots, on parla politique : l’état des affaires ne pouvoit gueres l’amuser.

Elle alla visiter sa tante, veuve du Maréchal de Montmorenci, Religieuse & Supérieure des Filles de la Visitation, modele de sainteté. Elle passa près d’un an dans cette pieuse école, sous les yeux & la direction de cette grande maitresse. La vue du tombeau de son oncle, dont la fin tragique lui avoit fait verser tant de larmes, lui représentoit vivement la vanité du monde, & les exemples de toutes les vertus dans sa veuve touchoient infiniment son cœur. Après bien des combats & des résistances, la grace remporta enfin la victoire, le voile tomba, tout ce qu’elle avoit aimé ne lui parut qu’un songe. Les charmes de la vérité me détromperent, la foi qui avoit été comme ensevelie sous mes passions, se renouvella ; je fus comme une personne qui, après un profond sommeil, où elle a songé qu’elle avoit été grande, heureuse, estimée de tout le monde, se réveille en sursaut, & se trouve chargée de chaînes, percée de plaies, abatue en langueur, & renfermée dans un cachot. Elle célébra l’anniversaire de ce jour tout le reste de sa vie, comme la plus grande fête. La Cour, sa famille, son mari, tout le monde, accoutumés à ses grandes aventures, prirent son changement pour un coup de théatre, & s’en moquerent. Sa persévérance dissipa tous les doutes, & en démontra la solidité.

Le premier fruit de sa conversion, auquel le Théatre, si elle ne l’eût quitté, auroit mis obstacle, fut son retour avec son mari. Elle en étoit séparée depuis plusieurs années, & l’avoit fui jusqu’aux extrémités du royaume. Elle alla se confiner avec lui dans une province, s’envelopper dans les devoirs domestiques, s’occuper de l’éducation de sa famille, s’abandonner à l’ennui de la retraite & aux rigueurs de la pénitence. Le Duc de Longueville, homme sage & modéré, malgré les intrigues de sa femme qu’il n’approuvoit pas, & ses amours dont il avoit droit de se plaindre, avoit tout dissimulé, & avoit toujours eu pour elle les manieres les plus polies, sans avoir pu la gagner. Instruit de son changement, il avoit obtenu la permission de la reprendre, & alla avec empressement la chercher à Moulins. Elle se jette entre ses bras, & après avoir reçu les plus sages leçons de sa tante, elle rentra, comme l’enfant prodigue, dans la maison de son mari. Entrée mille fois plus glorieuse que les triomphes fastueux qui avoient causé tant de farces dans les villes où les rébelles l’avoient adorée.

La célébre Abbaye de Maubuisson, aux portes de Paris, offrit une autre scène. Le Duc de Longueville avoit eu ses maîtresses comme la Duchesse avoit eu ses amans. Une de ses filles naturelles s’étoit faite Religieuses, & son pere par son crédit l’avoit fait nommer Abbesse. Elle n’y donnoit gueres bon exemple , dit l’historien. Il est rare en effet que les fruits du vice soient des modeles de vertu ; le sang qui coule dans leurs veines se sent de son origine, le ruisseau ressemble à sa source. Faut-il que, malgré toutes les loix de l’Eglise & de l’Etat, à l’ombre d’une dispense extorquée qui constate le désordre, les Religieuses & le Clergé voient à leur tête des supérieurs qui portent sur leur front l’infamie de leur naissance ? Quel respect peut-on avoir pour eux, & quel fruit peuvent-ils produire ? C’est bien à eux à prêcher la chasteté. Mais trente mille livres de rente effacent toutes les taches, & font la vraie décence. Madame de Longueville eut le courage d’aller voir souvent cette Abbesse, si peu digne d’elle, que son mariage, son rang, ses sentimens lui avoit fait mépriser jusqu’alors ; elle y mena sa belle-sœur, sa niece, y passa plusieurs jours avec elle. Quel spectacle pour cinquante épouses du Seigneur, de voir s’embrasser ces deux personnes si peu faites l’une pour l’autre ! La Reine Blanche, mere de S. Louis, fondatrice de cette communauté, qui disoit à son fils, j’aimerois mieux vous voir mourir que de vous voir coupable d’un seul péché  ; de quel œil verroit-elle une bâtarde à la tête de ses filles, ajouter au crime de sa naissance ses propres déréglemens ? Il ne manquoit pour rendre la farce complette que le Duc, mari & pere, entre sa femme & sa fille, les caressant toutes les deux.

La réconciliation de la Duchesse avec la Cour, autre miracle de la grace. Cette réconciliation étoit fort difficile ; on étoit irrité contre elle à l’excès, & on n’avoit pas tort ; on redoutoit ses passions, son crédit, ses intrigues, ses talens ; on venoit d’en éprouver les effets. Sa dévotion naissante passoit pour une nouvelle comédie. Son mari avoit beau se rendre son garant, il n’obtint qu’avec beaucoup de peine pour elle la permission d’aller à Moulins auprès de sa tante qu’on estimoit, & ensuite de venir avec lui dans son Gouvernement. Le temps, ses promesses, ses soumissions, sa bonne conduite calmerent peu à peu les esprits ; elle parut à la Cour, y fut reçue fort froidement ; insensiblement on s’accoutuma à elle : ce ne fut qu’à force d’humiliation. Cette fiere Princesse, Ambassadrice à Munster, Générale d’armée à Stenai, Gouvernante en Normandie, premiere Présidente à Bordeaux, Reine à Paris, rampoit aux genoux d’Anne d’Autriche & de Mazarin, devant une foule de courtisans dont elle avoit été l’idole. Rien n’égaloit cette comédie que les humiliations de son frere, lorsqu’à la paix on lui permit de venir demander pardon au Roi, & faire la cour au Ministre qui l’avoit fait emprisonner. Le temps n’est pas plus inconstant que le monde, & surtout plus que les grands.

Les circonstances n’étoient pas favorables à la Duchesse, lorsqu’elle demandoit grace, son frere par son conseil étoit à la tête des armées espagnoles ; le même courier apportoit les gémissemens de la sœur & les nouvelles affligeantes des avantages remportés par le frere contre Turenne. Ces deux grands hommes toujours aux prises avoit fait un échange de commandement : Turenne espagnol à la Porte Saint-Antoine, combattoit Condé françois, & Turenne devenu françois à Arras & à Etampes, combattit Condé devenu espagnol. Depuis Sophocle jusqu’à Voltaire le Théatre a-t-il vu de pareil contraste ?

Nouveau contraste. L’alliances des Bourbons avec Mazarin, étranger, fugitif, sans naissance, fort au-dessous d’un Prince du Sang, qui par cette raison venoit de rompre une parole donnée à Mlle. de Chevreuse, d’une naissance fort supérieure aux Mazarin. Ce même Prince de Conti emprisonné, fletri, declare rébelle, poursuivi à main armée par le Cardinal, lui donna sa niece. C’est l’ordinaire dénouement des comédies, un mariage. Quel coup de foudre pour la fiere Duchesse ! Elle s’y soumit, & fit son amie d’une belle-sœur qu’elle ne daignoit pas regarder. Toutes les routes furent applanies, & les Condés comblés de faveurs. Jamais la Cour ne fut si brillante ni si fêtée. Ce mariage, celui du Roi, les réjouissances pour l’arrivée de la Reine, la paix, firent de toutes parts naître des spectacles ; Mazarin fit venir l’Opera, qui dans un prélat n’est pas moins singulier que l’alliance des Bourbons avec un Roturier italien. La pieuse belle-sœur y fut vainement invitée, rien ne put la résoudre à ce qui faisoit autrefois ses délices ; son expérience lui en faisoit craindre le danger. Le Cardinal donna un repas somptueux à tous les Princes & à tous les Seigneurs ses ennemis. Bacchus mit le sceau à la paix ; toutes les passions, tous les différens furent noyés dans le vin, tous les convives y chanterent à l’envie les louanges de l’Eminence qui les régaloit. Quelque-temps après il maria la fameuse Hortence avec le Duc de la Meilleraie, dont les aventures ne remplissent pas moins le Théatre. Ces trois mariages terminerent la piece avec sa vie ; & le Ministre le plus accrédité qui fût jamais, cet homme plus comédien que grand génie, alla sans doute recevoir dans le ciel des trésors plus précieux que les richesses immenses qu’il avoit ramassées sur la terre, & que ses nieces eurent bientôt dissipées.

Mad. de Longueville fut alors sans ennemis, & dans la plus grande faveur : elle n’en profita pas. Le reste de sa vie ne fut qu’un tissu de bonnes œuvres, de confessions fréquéntes (l’auteur ne parle pas de fréquentes communions, elles n’étoient pas du goût de Port-Royal), des lectures lectures de piété, des oraisons multipliées, des humiliations profondes, des pénitences rigoureuses, des conversations saintes, des lettres édifiantes aux Carmelites & à la Visitation, des fondations pieuses, des maladies causées par ses austérités, des épreuves intérieures, des scrupules, du courage, de l’obéissance à ses confesseurs, ses complaisances pour son mari, lors même qu’il modéroit son zele, la modestie de ses habits, le soin de sa maison & de ses vassaux, l’aveu de ses fautes, son assiduité au service divin, sa facilité à pardonner les injures, tout est édifiant dans le panégyrique que fait l’historien. Y eût-il même quelque chose à rabattre, il est certain qu’elle vécut dans une grande piété, Depuis qu’elle eut quitté les spectacles, le monde s’en moquoit, la traitoit de fable ou de petitesse. Qu’importe ? Dieu est le juge ; c’est à lui seul qu’il faut tâcher de plaire.

Ses aumônes, ses restitutions furent immenses, dit l’auteur ; & il est vrai qu’elle étoit très-charitable. Le calcul en paroît enflé. Elle délivra dans une seule année neuf cens prisonniers & nourrissoit quatre mille personnes. Elle se fit instruire de l’état où se trouvoit la province que les troupes avoient ravagée, les guerres entreprises à son occasion, &, pour ainsi dire, par ses ordres : elle répara toutes les dévastations. Ainsi la Guienne, la Bourgogne, le Berri, la Flandre, les environs de Paris, la Normandie, &c. furent parfaitement rétablis. Paris lui-même, sans doute : car la guerre y avoit fait de grands ravages ; les revenus du Roi y suffiroient à peine. Elle n’avoit cependant, selon l’auteur, que treize cens mille livres de bien ; ce qui fait tout au plus cinquante à soixante mille livres de rentes : somme fort inférieure à ces dépenses.

Pour peindre ses sentimens intérieurs, on la fait parler elle-même. On dit que ses confesseurs lui avoit ordonné, comme à Sainte Thérese, d’écrire ce qui se passoit dans son cœur, pendant une grande retraite qu’on lui fit faire. Ecrit trouvé après sa mort, dont on donne l’extrait. Cette pratique en usage chez les Jésuites, dont on a un modele admirable dans la Retraite du P. la Colombiere, fut sans doute l’effet du goût qu’elle avoit toujours eu pour les Carmelites. C’est un phénomene pour les gens du monde, & un évenement singulier dans la direction de cette Princesse. Son rafinement, son style embarrassé, tout plein de Rambouillet, de Port-Royal & de la Cour, ne permet pas de douter que ce ne soit son ouvrage. Rien de plus édifiant : on y voit une ame élévée, touchée de Dieu, qui passe par les épreuves de la vie spirituelle, gémit de ses égaremens, & soutient courageusement, par la force de la grace, les combats que le démon, la chair & le monde lui livrent.

Le Prince de Conti, qu’elle avoit engagé dans ses intrigues & dans ses malheurs, donna comme elle dans une grande dévotion, & prit aussi la plume,. & même fit imprimer des livres. Il composa un bon ouvrage contre la Comédie, monument de son érudition & de sa piété. Phénomene le plus singulier, unique dans le monde, qu’un Prince qui fait un livre contre la Comédie : mais démonstration la plus convainquante. Qui peut mieux aprécier les spectacles à la balance de la religion & de la vertu qu’un grand Prince qui en avoit été éperduement épris, & qui réunissoit tant de connoissances acquises à ses connoissances naturelles ? Mad. de Longueville, qui ne les avoit pas moins aimés & ne les détestoit pas moins, applaudit hautement à sa conduite & à ses ouvrages, & y mit le sceau par ses exemples.

La disposition des Bénéfices passera pour un rêve aux yeux du monde. Elle avoit deux fils qui prirent l’Etat ecclésiastique, & tous deux le quitterent, l’un par inconstance, l’autre par libertinage. C’étoit le fils de la douleur, Benoni filius doloris . Ils avoient pour plus de cinquante mille écus de Bénéfices. Dés qu’ils eurent pris l’épée, leur mere alla porter au Roi leur démission, sans rien demander pour ses amis & pour ses créatures. Le Roi même lui offrit, la pressa même de disposer de leur dépouille, elle refusa tout. Louis XIV, admira ce désintéressement. Je n’ai jamais vu , dit-il, rien de si généreux & de si chrétien. Elle avoit dans le temps la nomination de plusieurs Bénéfices, elle se fit une loi de n’en donner qu’au plus grand mérite, & jamais à ceux qui en demanderoient. L’Archevêque de Rouen, qui lui avoit rendu service, lui en demanda pour son parent. On ne peut , dit-elle, se faire des amis aux dépens de sa conscience. J’estime tout-à-fait M. l’Archevêque & ses parens : mais comme une partie de mon estime tombe sur leur piété, j’espere que cette piété même me fera pardonner. M. l’Archevêque ne peut pas me désaprouver : il connoit les regles mieux que moi, & les respecte autant que moi. Son éloignement de la Cour n’est pas moins admirable. Elle y étoit dans la plus grande faveur ; mais elle n’y paroissoit que par bienséance, après plusieurs heures de prieres pour s’y préparer. Que n’y allez-vous , lui disoit-on, pour édifier par vos exemples. Le meilleur exemple que je puisse y donner , dit-elle, c’est de ne point y aller.

Sa constance héroïque parut dans les plus grandes épreuves. Elle perdit M. de Turenne, presque toute sa famille, son mari, ses enfans, sa belle-fille, ses freres, sa belle-sœur qu’elle aimoit tendrement, ses neveux, ses nieces, & soutint tout avec le plus grand courage. Sa plus grande douleur fut d’apprendre que son fils n’avoit pas reçu les derniers sacremens. C’étoit au Passage du Rhin qu’il fut tué roide mort. Dans cette guerre de Hollande, également célebre par les succès & par les revers, espece de jeu bisarre, de flux & de reflux, les premiers jours de la campagne furent marqués par des victoires, les derniers par des désastres : ce fut un voyage de quelques mois, où on ne fit qu’aller & venir ; les armées françoises allerent comme un torrent jusqu’aux portes d’Amsterdam ; on lâcha les écluses, & les eaux de la mer les repousserent jusqu’en France. Quoi, mon cher Fils ! n’a-t-il pas eu un seul moment pour se reconnoître ?

L’historien, d’après Mad. de Sévigné, qu’il donne pour garant de la vertu de ce Prince, rapporte un trait singulier, qui, à la vérité, ne le fera pas canoniser, mais qui, dit-on, consola un peu sa pieuse mere. Il avoit fait un testament où il avoit laissé une bonne partie de son bien à son fils naturel, appellé le Chevalier de Longueville. La Duchesse eut grand soin de cet enfant. Elle étoit accoutumée à de pareilles œuvres de charité, puisqu’elle avoit eu la plus grande attention pour la fille naturelle de son mari, Abbesse de Maubuisson ; quoique même sa conduite répondit mieux à sa naissance qu’à sa dignité. Il faut sans doute donner du pain aux bâtards ; mais cette élévation, cette fortune qui les met presque de pair avec les enfans légitimes, tout cela est-il bien dans l’ordre de la décence & des bonnes mœurs ? Ce testament qui lui donne une bonne partie des biens d’un Prince du Sang, fut sans doute fait avec des bonnes intentions ; mais l’écrivain qui les rapporte est-il un bon panégyriste de la mere & du fils ?

Le reste de sa vie n’eut rien de remarquable aux yeux du monde ; mais fut très méritoire aux yeux de Dieu. Elle partageoit son séjour entre Port-Royal & les Carmélites. On mit après sa mort son cœur à l’un & son corps à l’autre. Elle fut témoin & vivement touchée de la profession de Mad. de la Valliere, prodige de pénitence que toute la France admira. La vie de la Princesse n’est plus qu’un tissu de bonnes œuvres, de charités, d’humiliations, d’austérités dans l’obscurité de la retraite, qui la préparerent à une mort chrétienne & très-édifiante. Ainsi tout se termine au tombeau dans les plus grands princes, dans les plus grands génies, dans les personnes dont la plus grande célébrité a répandu par tout la gloire. Heureux qui, comme elle, a le temps & la grace de réparer des jours malheureux, qui ont été le regne de la vanité & de toutes les passions. Ce bonheur est bien rare ; la Sagesse & la Religion n’y compterent jamais, & la vie du monde, ni ne le mérite, ni ne le prépare.