Chapitre I.
Mêlanges Dramatiques.
M. Linguet, Avocat célebre, a donné en quatre gros volume une traduction du Théatre Espagnol, qu’on a traité de satyre du Théatre François. Il l’a dédiée à l’Académie d’Espagne, qui ne lui a pas fait un grand accueil. Dans l’épître dédicatoire & un avertissement, il prouve que ce n’est pas chez les Italiens, comme on l’a dit cent fois, que nos poëtes & nos romanciers se sont formés, mais dans les bons auteurs espagnols, dans l’Océan dramatique de Lopes, dans la Méditerranée de Calderon. Il pouvoit ajouter Dom Quichote de la Manche, le meilleur des romans, qu’on a mis tout en drames. Le Cid de Corneille est une copie du Cid de Guillen de Castro, plusieurs pieces de son frere Thomas ne sont que des traductions. L’Héraclius de Corneille & l’Héraclius de Calderon ont tant de ressemblance qu’on a pris ces tragédies pour deux sœurs du même pere : ce qui fit naître un grand procès dramatique, pour décider du droit d’aînesse, semblable au procès algébrique entre Leibnitz & Neuton, sur l’invention du calcul différentiel. On vérifia les dates de leur naissance, on compulsa les livres des Imprimeurs sur l’année de leur impression, & les registres des troupes sur celles de leurs représentations : les admirateurs de Corneille prétendirent que Caldéron étoit venu à Paris, & avoit pu voir & copier cette piece. Ces discussions chronologiques, juridiques & dramatiques n’ayant pu éclaircir le fait, le procès est encore au Greffe.
Le divin Moliere lui-même, tout créateur qu’il est, a si bien puisé dans cette source, que les comédies célebres des Précieuses ridicules & des Femmes savantes sont presque toutes dans Calderon. Il en traduit des scènes entieres ; il a seulement eu la précaution de changer le titre & le nom des actrices : pour Inès, Béatrix, &c. on trouve Armande, Henriette, Catau. Ce grand prince voyage incognito sous le nom de Marquis. Scaron, plus original, plus fécond, plus varié que Moliere, mais plus grossier & moins habile peintre, ne se masque pas dans ses dragmes & dans son Roman comique ; il a conservé avec franchise les noms espagnols, comme la Mothe Oudard dans son Inès de Castro. Racine est plus habile plagiaire, ses voyages sont plus longs, le lecteur est mieux dépaysé. Il est allé en tapinois en Grece, son butin est pris dans l’antiquité, il s’est enrichi des dépouilles d’Euripide, qu’il lisoit, dit-on, dans les allées du jardin de Port-Royal, malgré les anathêmes de ses maîtres, Voiture, Benserade, tous les romanciers, les faiseurs de nouvelles, plus espagnols que françois, se faisoient honneur de leur plagiat. Il leur falloit un amant transi qui allât s’enrhumer sous les fenêtres de quelque Eléonor.
Pourquoi donc ne seroit-il pas permis d’user des droits de la guerre, & des commodités du voisinage ? La France en guerre alors avec l’Espagne, levoit des contributions sur les villes & les provinces de la domination espagnole ; elle peut de même lever des contributions sur Théatre. Nous n’empêchons pas l’Elbe, le Tage, le Tibre, la Tamise, le Danube de venir pêcher dans la Seine, nous allons aussi pêcher leurs poissons, tous les jours nous alimentons des laines d’Espagne nos manufactures d’étoffes, nous employons le vermillon d’Espagne dans nos manufactures de visage. Ne pourrons-nous pas travailler sur leurs drames nos manufactures de théatre ? L’importation & l’exportation de cette marchandise ne fut jamais prohibée, ni au-deçà, ni au-delà des monts : tous les droits d’entrée & de sortie se bornent à quelques sous pour livre de ridicule, si l’on fait un commerce clandestin. C’est dommage que nos meilleurs poëtes, en se cachant comme des faux-sauniers, se mettent dans le cas de la contre-bande, de l’amende & de la confiscation.
Les plus singuliers des interlopes sont les sieurs Sedaine & Collé, qui, pour le compte du Roi Henri IV, sont allés pirater en Angleterre & en Espagne l’original de leur piece, la Chasse de Henri IV, ou le Roi & le Fermier, thème en deux façons. Mais il est vrai qu’ils ont bien embelli la copie. C’est un peintre qui donne à son portrait des couleurs plus vives, plus fraiches, plus agréables que celles de la personne qu’il peint. D’un autre côté, il n’est pas moins vrai que le peintre de Henri, qu’on dit si timide, si modeste qu’il a fallu l’autorité du premier Prince du Sang, pour le résoudre à donner au public ce qu’il n’avoit fait que pour un théatre de société, n’a pas craint de bien enlaidir son héros, par des basses familiarités & des libertés indécentes prises avec la fille de son hôte, devant son pere & sa mere, & tout le public : ce qui n’est, ni édifiant, ni honnête, ni digne d’un grand prince. C’est une actrice qu’on peint en négligé & demi-nue. On a beau dire que c’est son caractere, on ne doit, ni en public, ni en particulier, blesser les loix de la pudeur. Le succès n’autorise point le péché. Le nom de Henri a été le passe-port de la licence : on l’étaye encore, contre toute sorte de vraisemblance ; par les ordres d’un Prince dont le pere est mort à Sainte Génevieve en odeur de sainteté. Les Journaux, même l’Abbé Aubert, ont choisi par préférence & rapporté en entier les scènes licencieuses que tout devroit faire supprimer.
M. Linguet, après avoir soutenu avec courage le parallele
des deux scènes de Paris & de Madrid, dans le détail des ornemens,
ballets, intermedes, actrices, sifflets, &c. attaque avec la même
intrépidité les légions dramatiques de cette puissante monarchie, il en
critique les défauts : longueur énorme des pieces, ridicule des habits
contraires au costume, par l’attachement aveugle de la
nation à ses usages, mépris des regles, point d’unité, d’action, de lieu, de
temps,
enfant au premier acte, & barbon au
dernier
. En quoi la France est supérieure. Mais aussi
il loue avec raison la modestie, la décence, le respect pour les mœurs &
la Religion ; en quoi l’Espagne l’emporte infiniment sur la France, ou les
acteurs & les auteurs sont fort peu scrupuleux. Cette critique aux yeux
du traducteur est une leçon utile aux jeunes poëtes dont on doit lui savoir
gré : elle formera leur goût, corrigera les fanfaronnades des écrivains
ennemis de la noble simplicité, qui, par les mains espagnoles, a fourni des
trésors inépuisables, dont la traduction leur donne la clef. Qu’on ne se
plaigne pas que la matiere manque, on y trouvera la plus abondante
ressource.
Malgré son zele, ses leçons & ses bienfaits, le charitable traducteur a déplu aux coulisses françoises. Le glorieux titre de créateur, d’inventeur, d’original, de nouveauté, qu’on prodigue si aisément aux plus minces productions, parce qu’on n’a lû que les brochures du jour, cette gloire factice disparoît, à l’incommode flambeau de la nouvelle traduction, qui met sous les yeux les pieces de comparaison, & semble faite exprès pour dissiper les nuages de la charlatanerie. Le geai ne se voit pas sans peine dépouillé des plumes du paon : il en est pourtant qui ne sont couvert que de haillons par l’imitation maussade qu’on en a faite, & la licence dont on les a chargées, que l’original ne se permet pas, & qui en donne des idées défavorable très-injustement. Triste sort des pieces espagnoles ! Les unes sont cachées par la vanité de leurs éditeurs, qui déguisent leur emprunt ; les autres défigurées par les copistes mal habiles, qui les chargent de leurs défauts. Malheur au critique trop sincere ! qui réunit contre lui les traits de la supercherie & de l’ignorance, en dessillant les yeux du public.
Plusieurs célebres anglois, Grai, Pope, Venburton, avoient donné des observations sur des drames de Shakespear, personne n’avoit embrassé tout son théatre ; un allemand vient de faire pour lui ce que Voltaire a fait pour Corneille, une nouvelle édition de ses œuvres, avec un commentaire perpétuel, dix fois plus long que le texte, tels qu’étoient autrefois ceux de Saumaise, de Scaliger, de Lambin, sur les anciens auteurs, où le texte étoit noyé. Les observations faites avec goût relevent les beautés & les fautes de ce pere de la Tragédie Britannique, que les anglois mettent sans façon au-dessus de Corneille, & que les françois, depuis qu’ils sont anglomanes, placent modestement à côté.
On s’attend bien que, selon la coutume des commentateurs, les beautés du grand Shakespear sont sans nombre & au-dessus de tout, ses fautes légeres & en petit nombre : il est pourtant vrai que c’est précisément le contraire. Cet homme de génie a des beaux traits, des pensées sublimes, des sentimens nobles, des situations touchantes semées çà & là : mais une infinité de bassesses, de bouffonneries, des licences du plus bas comique, des horreurs dégoutantes, des attrocités révoltantes, qui l’emportent infiniment sur ce qu’il a de bon. C’est une harangere grossiere & maussade, ornée de diamans & de broderie. Il n’y a pas de piece qui fût soufferte sur le Théatre françois, si on n’en élaguoit la moitié. Les anglois mêmes en conviennent : mais ils les goutent, parce qu’il faut des épiceries & des liqueurs fortes pour picoter les palais britanniques. Leurs autres poëtes, quoique enthousiasmés de celui-ci, sont pourtant plus retenus ; le génie de la nation enfante toujours quelques excès, c’est le fruit du terroir : mais ils en ont moins, ils les préparent mieux, il les adoucissent ; au lieu que le fougueux Shakespear brusque tout, & ne connoît point de regle.
L’auteur allemand, M. Eschenburg, a pourtant fait bien des corrections, ramassé des variantes, taché d’éclaircir des endroits obscurs, que les anglois mêmes n’entendent pas, & que leur obscurité rend admirables. Il en a laissé beaucoup sur lesquels les anglois ne s’accordent pas, & qu’il a désespéré de faire entendre ; il n’a pas osé leur donner un sens arbitraire : il abandonne à la sagesse▶ du lecteur la découverte des merveilles qu’il y voudra supposer.
Cet officieux écrivain a porté plus loin son zele dramatique : il a donné une traduction en allemand de tout Shakespear ; honneur qu’on n’a point fait à Corneille, & que Shakespear ne mérite pas mieux. Il n’y a eu que le Cid que Fontenelle prétend avoir été traduit en toutes les langues. Il est vrai que ce fut un phenomene. Quoique cette piece fourmille de fautes, elle est infiniment au-dessus de tout ce avoit paru jusqu’alors. Cette traduction a peu coûté : un autre allemand avoit déjà traduit une partie de ces œuvres ; on l’a employée sans façon : tout est commun entre compatriotes. Une société de littérateurs a entrepris aussi une traduction en françois du même poëte. M. Eschenburg les a gagnés de vitesse ; mais ils profiteront de ses lucubrations, pour dévoiler les prodiges du Théatre britannique ; & sans doute, à son exemple, ils les emploieront dans leur traduction, ainsi que celle de M. de la Place, qui a fort bien traduit des pieces choisies de Shakespear. Malgré cet enthousiasme anglomanne, si l’on présente au Comité des comédiens ces pieces angloises traduites, je doute que ce souverain tribunal se charge d’en jouer aucune.
Moivre étoit si enthousiasmé de Moliere, qu’il le savoit
tout par cœur, & en récitoit des scènes entieres avec le même goût qu’il
les avoit entendues & récitées soixante-dix ans auparavant : car il
mourut fort vieux. Il disoit fort sérieusement,
j’aimerois mieux être Moliere que Neuton
. Il est vrai
qu’il faisoit le même honneur à Rabelais, dont il avoit
aussi appris par cœur le Pantagruel, & en récitoit des
chapitres entiers. A ce ridicule près, Moivre avoit de
bonnes parties, habile mathématicien, parlant & écrivant bien, & ne
pouvant souffrir qu’on doutât de sa religion. Quelqu’un lui en parlant sur
le ton du siecle qui commençoit alors :
je vous
prouve
, dit-il,
que
je suis Chrétien, en vous
pardonnant la sottise que vous venez de dire
. Les
esprits-forts souffriroient-ils qu’on traitât leur philosophie de sottise ?
Ils s’en font honneur par une sotise nouvelle.
La femme de Saumaise & celle de Moliere étoient deux mégeres qui, toute leur vie, tourmenterent
leurs maris, l’une par galanterie, l’autre par fierté & mauvaise humeur.
Toutes deux cependant étoient enthousiasmées du du mérite de leurs époux :
la Moliere s’écrioit,
quoi, on refuse la sépulture à un
homme à qui on doit des autels !
Elle oublioit qu’elle
lui avoit refusé l’autel de son amour, l’avoit accusé d’infidélité, &
s’étoit séparée de cette divinité. Il est vrai que Moliere n’étoit rien
moins qu’un Adonis.
Gros nez, grande bouche, levres
épaisses, sourcils noirs, presque brun, donnant à son visage des
mouvemens & des traits d’Arlequin, dont
il avoit pris l’habitude sur les treteaux de province, caustique, sombre, mélancolique, froid, parlant
peu.
Mauvais ragoût pour une actrice jeune, belle, pleines
de graces, courue de toute la cour, qu’il travailloit à rendre infidelle,
comme de concert avec ses amans.
Mad. Saumaise, vaine & hautaine, disoit fierement,
j’ai épousé le plus savant de tous les nobles, & le plus noble
de tous les savans
. Il y a quelque chose de vrai dans
cette fatuité. La noblesse & la science sont rarement réunies, souvent
même un titre d’exclusion. La fortune de Saumaise étoit médiocre, & sa
noblesse aussi : c’étoit une noblesse de robe, & de la petite robe, son
pere étoit Lieutenant particulier du Bailliage de Semur, petite ville de
Bourgogne, charge qui de pere en fils fut long-temps dans la famille : mais
pour
l’érudition & la réputation de savant,
personne ne l’emportoit sur lui : noblesse bien supérieure à tous les
quartiers. Moliere n’étoit ni savant, ni noble : mais il étoit très-sensible
aux galanteries & aux tracasseries de sa belle Princesse
d’Elide. Il en étoit inconsolable. Saumaise plus sage laissoit
crier sa moitié ; tranquille, au milieu de tout ce vacarme, il composoit
sans s’émouvoir ses nombreux & immenses ouvrages. Il est vrai que, par
l’aigreur & les injures qu’il y répandoit, on eût dit qu’il tournoit sur
ses adversaires ce qu’il auroit pu dire à sa femme. Il étoit Conseiller
d’Etat, pensionné du Roi, de la Reine de Suede & des Etats de Hollande.
Moliere étoit si méprisé, qu’à sa mort Louis XIV. eut peine à obtenir qu’on
l’enterrât dans le coin d’un cimetiere. Le peuple s’assembla en foule à son
enterrement & à son tombeau, & vomissoit contre lui mille
malédiction : on fut obligé, pour l’écarter, de lui jetter de l’argent par
la fenêtre, sans quoi on n’auroit pu percer la foule. Dans l’Apologie de Charles I. roi d’Angleterre, Saumaise disoit
gravement,
Anglois, qui renvoyez les têtes des rois
comme des balles de paume, qui jouez à la boule avec des couronnes,
& vous servez de sceptre comme de couteau
. Les
bouffonneries dans le goût de son temps sont des momens de délire pour un
personnage si grave & si savant, dans un sujet aussi sérieux.
Le Mercure de mars 1776 rapporte un fait singulier & peut-être unique de
l’épidémie du théatre. Une demoiselle de quinze à seize ans s’est avisée de
donner pour bouquet à son pere, en lui souhaitant la bonne année au
commencement de janvier, la représentation de deux opéras comiques, la Servante Maîtresse, & Annette &
Lubin. Celui-ci, comme tout le
monde sait
(& nous l’avons marqué ailleurs), très-licencieux. Non-seulement elle en
a été la principale actrice, mais encore elle en a composé le prologue. Le
pere a applaudi & récompensé par un festin magnifique, cette folie qu’il
eût dû empêcher. Un poëte soi-disant, amant de la jeune comédienne, a
célébré ses talens comiques par des vers pesans, à la vérité, & trop
sérieux pour cette farce. Il n’est point de qualité théatrale qu’il ne
trouve à sa maîtresse : finesse de jeu, ton plaisant, malin souris, graces,
beauté, il est dans l’enchantement ; surpris à l’excès que, dans un âge si
tendre, sans autre maître que son esprit & son cœur, sans avoir aucune
teinture de la scène, elle ait porté la perfection dramatique à un degré que
l’art le plus accompli n’auroit pu lui
apprendre
. Pour couronner ce chef-d’œuvre, le Mercure
l’a confié à la déesse à cent bouche, avec ordre de le publier dans
l’univers, & de le porter à la postérité la plus reculée. Cependant,
malgré son enthousiasme, cet amant trop véridique conclut son poëme par la
juste estimation de ce prodige de connoissances & de talens.
Vous qui savez & si parfaitement mainte chose peu
nécessaire, ne saurez-vous jamais comme on aime un
amant ?
Car cette science est de la premiere nécessité.
Ce n’est pas sans doute le coup d’essai de la jeune actrice, elle a plus d’une fois brillé au spectacle, pour avoir si bien le ton, les allures, l’esprit des coulisses, sur-tout du théatre comique, connu & choisi ces deux pieces ; elle s’est plus d’une fois exercée sur les théatres de société ; elle doit avoir appris en perfection la poësie, la musique, la danse, l’art dramatique, pour composer des prologues charmans ; sur-tout elle doit bien connoître le goût de son pere, pour avoir cru lui plaire, en lui souhaitant la bonne année par des farces ; & le pere qui a souffert ces exercices, ces assemblées d’acteurs & d’actrices, qui a fait la dépense de ce théatre, qui a permis & approuvé ces vers galans, & les a fait mettre au Mercure, qui a souffert les assiduités de ce poëte amoureux, les parens & les amis qui ont célébré cette fête, tous ces gens-là sont bien enthousiasmés du Théatre.
Si c’est-là une bonne école, une pieuse éducation, si ce sont-là des leçons de ◀sagesse▶, de modestie, d’économie, d’amour de la retraite & du travail, ce n’est pas dans l’Evangile qu’on les trouve. Si c’est ainsi que se forment les bonnes meres de familles, ce n’est pas du moins la femme-forte, dont parle le Livre de la ◀Sagesse▶, comment se forment donc les coquettes, les femmes galantes & les êtres frivoles, livrés au jeu, à la dissipation, au luxe, au plaisir, qui ne vivent que pour séduire les hommes ? Comment les actrices élevent-elles leurs enfans, pour les disposer au début, & les faire entrer dans la troupe ? Ne doutons pas que ce bel exemple ne soit imité, & que les livres d’éducation, dont tous les jours on enrichit les feuilles périodiques, ne mettent les exercices du Théatre au nombre des premieres & des plus importantes instructions de la jeunesse, & ne fassent du Théatre la Foire un livre classique.
Servandoni, fameux machiniste, habile décorateur, n’a été, ni auteur, ni acteur : mais dans un sens il a été l’un & l’autre, & plus habile que plusieurs de ceux qui en portent le nom. Il a fait des décorations innombrables pour toutes sortes de fêtes, de pieces & d’opéras, même de décorations mouvantes qui forment de vraies pieces, une pantomime mecanique bien supérieure aux marionnettes, qui alloit d’elle-même, aussi énergique, aussi pitoresque que les discours & les gestes des meilleurs acteurs : c’est être à la fois acteur & acteur, é jouer tous les rôles. Toutes les cours de l’Europe l’ont appellé à l’envie, & admiré : il a étonné Vienne, Paris, Londres, Madrid, Lisbonne, Versailles. Cette partie du spectacle est moins dangereuse que la danse, la déclamation, l’indécence des actrices ; pourvu qu’on n’y souffre point d’immodesties en peinture, en sculpture, qui font rougir la pudeur. Mais comment plaire au Théatre, sans arborer le vice pour lequel il est fait. Cet homme unique dans son genre n’eut pas le courage de tout sacrifier à la vertu & à la religion. Il est mort pauvre, après avoir prodigué à son plaisir les trésors que lui prodiguoient les princes. Un vice en entraîne un autre, ils sont tous réunis sur la Scène.
Le Sieur Poncet, habile sculpteur, venant de Rome à Paris, a passé par Lyon. Il a rendu en passant hommage à l’Académie de cette ville, & en a reçu le tribut d’éloge dû à ses talens. Le Directeur de l’Académie l’a engagé à se détourner de son voyage, pour aller au château des Délices modéler Voltaire, & faire son buste en marbre. C’est un second buste, car il y en a déjà un au foyer de la Comédie, honoré d’une consécration ou d’une dédicace solemnelle par la main de la Clairon. A son âge, avec ses infirmités, le visage de n’est pas favorable au ciseau : pour dédommager l’artiste, on lui a fait modéler sa nièce, qu’à Fernei on dit une beauté, dans le style courant du Parnasse. Poncet à son retour a présenté son modele à l’Académie, qui l’a fort applaudi, & le Directeur lui adressa in-promptu ces quatre vers qu’il lui avoit préparé pendant le voyage.
Voilà ses traits, c’est son fou, son génie,Il brave la caducité :Mais, nouveau Phidias, si tu lui rens la vie,Il te vaut l’immortalité.
Cette pensée triviale a été cent fois employée pour les peintres & les sculpteurs, qui sont toujours en commerce d’immortalité avec les gens de lettres qu’ils représentent : il n’y a de neuf que ce mot, il brave la caducité ; car il est rare qu’on peigne les héros & les belles dans leur caducité. Mais comment Voltaire la brave-t-il ? Il est aveugle, paralysé, décharné, il a passé quatre-vingts ans, depuis plusieurs années il ne peut bouger de son lit, il est tout défiguré, & n’a jamais été beau. Si c’est-là braver la caducité, si c’est-là son feu, son génie, cet objet est peu brillant. Il a fallu modéler un buste de fantaisie, & lui créer un visage. Mais comment lui rend-il la vie ? Est-ce la vie du corps ? Le buste assurément ne le ressuscite ni ne le rajeunit, qu’il n’en ira pas moins payer le tribut à la barque de Caron. Est-ce à son esprit qu’il rend la vie ? Il l’avoit donc perdue ? Son esprit étoit aussi décrépit que son corps. Cet éloge n’est pas flatteur pour le héros, ni ne vaudra l’immortalité au panégyriste.
Le Théatre gagne en Turquie : c’est son pays natal ; la Grece fut son berceau. Il est surprenant qu’il rentre si tard dans sa patrie. Il est vrai que la liberté d’avoir des serrails le rendroit inutile. Il vient de briller dans le parc du Grand-Seigneur. On a donné une grande fête à l’occasion de la paix, aux ambassadeurs de France & de Russie ; &, pour la premiere fois depuis Mahomet, on leur a donné une comédie dans un Kiosque, pavillon ou cabinet ; le long de la mer, où le Sultan va se donner la comédie avec ses femmes. On l’a donnée avec des actrices : le changement n’est pas considérable, ces deux genres sont fort analogues.
Personne depuis Pradon & Racine n’avoit osé traiter un sujet tragique dans le goût de Phedre. La difficulté d’égaler l’élégance de l’un, & la crainte de subir le sort de l’autre, avoient arrêté toutes les plumes dramatiques. Un sujet si scandaleux, une maniere de le traiter si scandaleuse, jusqu’à faire admirer & aimer une femme adultere & incestueuse, qui s’efforce de séduire le fils de son mari ; &, ne pouvant le rendre coupable, le fait périr par une calomnie atroce, comme la femme de Putiphar fit mettre en prison l’innocent Joseph, comme deux infâmes vieillards firent condamner à mort la chaste Susanne. Ce monstre de scélératesse fait horreur au plus libertin ; & quoique la femme de Constantin, & quelques autres exemples dans l’histoire, eussent fournit une matiere à la scène, on n’avoit pas osé braver si indécemment les bonnes mœurs.
La barriere vient enfin d’être levée : un seigneur italien, le Comte Campi, croyant apparemment trouver un titre de noblesse dans le libertinage du théatre, a composé à Modene une Phedre italienne, sous le nom de Biblis & de Caunus son frere, dont elle est amoureuse. Il l’a pris pour son modele ; mêmes intrigue, confidences, situations, dénouement, craintes, remords, même rivalité en faveur d’une autre maîtresse, Biblis est calquée sur Phedre, & semble n’en être qu’une traduction libre, quoiqu’il y ait beaucoup de pensées propres au Comte, & même des traits plus beaux que dans Racine, semés sans doute à dessein, pour déguiser le plagiat, Précaution peu nécessaire au-delà des monts, où Racine n’est connu que de quelques amateurs.
Dans ce drame italien il n’y a que le rôle de Biblis qui soit bien rendu, tous les autres, même celui de Caunus, sont froids, sans élévation, sans pathétique. Elle a, dit-on, réussi dans Modénois : la qualité de l’auteur lui a donné de la vogue ; vraisemblablement elle échoueroit en France. Il est à souhaiter que le Théatre françois ne l’adopte pas ; il n’y a que trop d’une Phedre pour l’intérêt de mœurs. Son élégance & son libertinage ont fait sa fortune & les gémissemens de la vertu. Que seroit-ce de Biblis, beaucoup plus licencieuse & plus indécente dans ses démarches, pour se faire aimer de son frere ? Il est vrai qu’elle n’y joint pas, comme Phedre, les horreurs de la calomnie, pour se venger. On dit en France que c’est la seule bonne tragédie italienne. Il est vrai que le génie du pays, tourné à la bouffonnerie & aux concetti, est moins propre au tragique : aussi les italiens ne donnent point de tragédies. Mais l’envie de faire valoir Racine, dont Biblis est la copie, n’influe-t-il point sur ce jugement trop général.
Le Comte Campi a beaucoup étudié le Théatre françois ; &, à l’exemple de Corneille, a mis à la tête de ses pieces des observations sur la tragédie, qui annoncent un homme d’esprit & de goût : mais son patriotisme le trahit, il prodigue des éloges au grand nombre de dramatiques italiens qui le méritent peu.
La fable de Biblis est prise des Metamorphose d’Ovide. On y a beaucoup ajouté, retranché, changé. Il n’y point de piece de Théatre que les poëtes ne défigurent ; chacun compose à sa maniere. Ce n’est que fable sur fable : on ne peut rien apprendre au Théatre, ni l’histoire, ni la mithologie, encore moins la religion & la vertu ; ce n’est que mensonge & libertinage. Qui l’ignore ? On y va pourtant, on y applaudit, on le répand par-tout. La vertu se flatteroit vainement d’allumer un si beau feu.
On a affiché au foyer de la Comédie un tableau de pieces nouvelles qui sont reçues, au nombre de quarante-huit, dans l’ordre où elles doivent être jouées. Cette affiche semble gêner les comédiens qui s’obligent à suivre cet ordre. Ce n’est qu’un jeu : ils ne s’interdisent pas la liberté d’insérer des pieces anciennes, ni même les nouvelles qu’ils recevront ; & de diminuer ou de multiplier à leur gré les représentations & les reprises de celles qui sont annoncées. C’est un trait de charlatanerie pour imposer silence aux auteurs qui sont refusés ou retardés, comme l’ont été Piron, Mercier, & c. Ils ont jetté les hauts cris, imprimé des mémoires, & fait à la Troupe un procès ridicule qui fourniroit une bonne comédie dont le public se réjouiroit.
Leur sous-caissier en a joué une qui ne les fait pas rire : il a disparu, & a emporté quarante mille livres du trésor de la Troupe, & autant d’effets, qu’il a eu l’adresse, sur le crédit de la Comédie, de tirer de divers marchands. Il a encore enlevé une actrice, trésor sans prix, qui, par une fidélité héroïque, a suivi le voleur son amant, & partagé le vol. On a couru après, on a attrapé quelqu’un des compagnons de son voyage, mais on a manqué le butin qui étoit l’essentiel, le coupable qu’on auroit puni, & la belle Angélique dont on se seroit bien consolé : cette précieuse marchandise n’est pas rare à l’hôtel. Cependant, à force de courir, on l’a trouvé enfin à Bruxelles, où il s’étoit réfugié. A la sollicitation de la Troupe flamande qui joue dans cette ville, on a prêté main-forte à celle de Paris, on l’a ramené pieds & mains liés. On ne lui confiera plus le rôle de Caissier, qu’il a si mal joué : il en jouera peut-être quelqu’un à la Greve un peu tragique ; à moins que ces princes généreux ne lui fassent grace. Ils ne perdrons rien, on a tout retrouvé, & il a des cautions.
La Cour reprend la direction de l’Opéra, qu’on avoit donnée à la ville de Paris. Ou en réunit la dépense avec celle des Menus : c’est une économie, la dépense de l’un suffit à l’autre, les menus ouvriers suffisent à tous les deux. Mais la ville de Paris demeure chargée des pensions des acteurs, qui montent à 150000 livres, somme honnête pour des histrions : l’Hôpital coûte moins. Les Premiers-Gentilshommes de la Chambre rentrent ainsi dans leur droit : ils ont le glorieux privilége d’être chargés des spectacles. L’Opéra est de tous le plus riche & le plus vertueux.
Le Courier d’Avignon, après avoir fait le détail du funeste
incendie du Palais, ajoute comme un grand acte de bienfaisance, quelque Dame
de la Cour a témoigné une si grande sensibilité pour ce malheur,
qu’
elle refusa d’aller ce jour-là à la Comédie
où elle étoit attendue
. Pour apprécier l’héroïsme de
cette privatiou, il faut mettre une grande importance à la Comédie. A la
mort des Rois, des Reines & des Princes du Sang les spectacles sont
fermés : c’est sans doute à l’imitation des comédiens que les Dames
charitables se sont privées de ces délices. La pénitence ne fut pas
longue, elles y allerent le lendemain. Mais les
comédiens n’ont pas cru devoir porter si loin leur sensibilité, les Théatres
n’ont point vaqué. Il est vrai que l’embrasement de l’Hôtel-Dieu, l’incendie
de la salle de l’Opéra, malheur le plus grand de tous, ne troublerent point
leurs jeux : le temple de Thémis n’a pas de plus grands droits.
Le Duc d’Orléans a donné un bal magnifique à la Reine ; il la reçut à la descente de carrosse, lui fit traverser une haie brillante de Dames parées superbement, & la mena à la salle dont le coup d’œil étoit surprenant. Dès que S. M. parut sur la porte l’orchestre joua une contre-danse, & comme d’un coup de baguette de Fée, toutes les Dames à la fois formerent quatre contre-danses, & se mirent à sauter de leur mieux. La Reine prit ce Prince, jetta son éventail, & se mit à danser. Le bal de l’Opéra se tint en même-temps dans le même palais. S. M. après avoir dansé toute la nuit au premier bal, est allée au second à quatre heures du matin avec toute sa cour. Par ce double bal le Palais d’Orléans, autrefois Cardinal, a été tout dansant le jeudi gras 15 Février 1776.
Moncrif étoit un homme aimable par les agrémens de la figure, la bonté de son cœur, la douceur de son caractere. Des princes auxquels il s’attacha en qualité de secrétaire ou de lecteur, firent sa fortune littéraire, & le placerent dans l’Académie. Le Théatre en fit un homme frivole : il donna des romans, comédies, ballets, & fit parler depuis le sceptre jusqu’à la houlette, depuis les génies jusqu’aux chats. Ces futilités semées de traits d’esprit, dignes d’un meilleur sort, doivent leur chûte & celle de leur auteur à la mauvaise compagnie à laquelle le Théatre lie le plus honnête homme.
Villaret, continuateur de l’Histoire de Velli, n’étoit pas sans mérite. Son ouvrage, quoique avec des défauts, n’est pas indigne de l’accueil que lui a fait le public. Il commença sa vie par le Théatre, où il fut auteur médiocre, fort bon acteur, & à la tête d’une troupe qui couroit les provinces. Le libertinage de ses mœurs & le dérangement de sa fortune l’y firent chercher du pain & des actrices ; la raison dans la maturité de l’âge, & un commencement d’aisance, le tirerent de cet abyme, & mirent ses talens en œuvres ; il eut la ◀sagesse de s’en détacher tout-à-fait, & de se rendre utile au public. La scène ne fît-elle d’autre mal que de déplacer les talens & dissiper les bons sujets, d’enfouir ou plutôt de dégrader, d’anéantir leur mérite, elle feroit un très-grand tort à la société. La plupart des auteurs & des acteurs ne sont à la vérité que des misérables débauchés : mais, dans le grand nombre, il en est qui auroient servi la Religion & l’Etat, si leurs talens avoient eu un objet digne d’eux. Ce sont des diamants qui embelliroient la couronne des rois, mais dont une courtisanne se pare pour répandre le vice.
La Moriniere, éleve & admirateur du Pere Porée, prit dans ses leçons un fonds de religion & de bonnes mœurs, qui ne souffrit dans toute sa vie que des momens d’éclipse. Il fit quelques comédies : pour en faire pénitence, il quitta le monde, & passa chez les PP. de Sainte Génevieve les douze dernieres années de sa vie ; il y composa quelques bons livres, entr’autres il fit une édition des Œuvres choisies de Rousseau, supprimant ce qu’il y a de mauvais dans ce poëte, qui a si souvent abusé de ses talens. La Moriniere respecta toujours la religion & les mœurs : mérite rare chez les poëtes dramatiques. Voltaire, aussi éleve & admirateur du P. Porée, en avoit reçu les mêmes principes ; & il a souvent avoué qu’il lui en a coûté pour les combattre, & se livrer à sa verve. Ce pieux professeur se repentit plus d’une fois d’avoir appris à faire des vers à Voltaire.
Mad. des Noyers, toute pleine du Théatre, comme il paroît par ses écrits, étoit digne d’avoir ce goût. Vaine, haute, bisare, médisante, peu sévere, vraie femme de théatre, il ne lui manqua que d’être actrice. Pour se marier richement avec un catholique, elle abjura le Calvinisme, y revint bientôt après, & y éleva ses deux filles. Fort jalouse de son mari, elle le quitta, & s’en fut en Hollande, où elle jouissoit d’une entiere liberté. Elle y composa les cinq volumes de lettres, pour avoir de quoi vivre, & des Mémoires apologétiques, qui ne sont rien moins que sa justification. C’est un recueil d’anecdotes, souvent licencieuses, & peu convenables pour une femme. Elle y rapporte tous les bruits publics, les nouvelles de France, de Flandres & de Hollande. Il en est de plaisans, plusieurs faux, mais débités sans choix : il y a de l’esprit, peu de naturel. On voit une personne qui écrit par besoin, & voudroit être plaisante ; qui prend au hasard tout ce qui tombe sous sa main, & invente ou ajoute des circonstances factices pour se faire lire. Elle eut d’abord quelque vogue par la nouveauté : aujourd’hui il n’y a rien d’intéressant, & on ne la lit gueres.
Le nom de Scuderi, aujourd’hui oublié, fut
fameux dans son temps par le frere & la sœur, deux
phénomenes de fécondité littéraire très-frivoles ; la sœur par trente-six
volumes des romans, le frere par seize pieces de théatre, un poëme, une
apologie, des poësies, galantes innombrables, & tous fort médiocres. La
sœur vaut mieux que le frere, & fut plus estimée. Il y a dans ses romans
des traits ingénieux, des portraits bien dessinés, des sentimens nobles :
c’est le portrait de la Cour en beau. La douceur & l’honnêteté de son
caractere lui fit bien des amis ; des traits de satyre sur le libertinage de
la Cour, qui d’ailleurs s’en embarrasse peu, plusieurs ennemis. Ses amours
avec Pelisson étoient ridicules : parfaitement laids tous
les deux, ils étoient faits l’un pour l’autre ; chacun aime son semblable.
On en concluoit que l’ame plus que le corps étoit l’objet d’un amour
platonique. Ils avoient en effet une belle ame & beaucoup d’esprit. Elle
en convenoit de bonne-foi, même en vers : ce qui est rare. En voyant son
portrait un peu flatté, elle dit très-joliment,
je hais
mes traits dans mon miroir, je les aime dans mon image
.
Son frere étoit un fanfaron en noblesse, en fortune, en poësie ; il ne
vouloit se défendre contre les critiques de ses ouvrages, que l’épée à la
main, en gentilhomme : mais les gens de lettres, rarement gentilshommes,
plus rarement guerriers, ne se battent qu’avec la plume. Il se disoit
pompeusement Gouverneur de la Garde, & fit un poëme
sur son Gouvernement, sur quoi il établissoit sa fortune & sa noblesse.
La Garde est un vieux château, ou plutôt un amas de masures abandonnées aux
hiboux & aux araignées. Sur la porte on a peint un Suisse avec une
hallebarde, qui en est le concierge & le seul
habitant. Sa fortune & sa noblesse littéraire viennent du cardinal de
Richelieu, à qui il plut pour avoir fait la critique
du Cid, & s’être déclaré contre Corneille, auquel il
se croyois de bonne-foi supérieur. Dans cette idée, il composa une tragédie,
pour opposer à celle de Corneille, que la faveur de Son Eminence fit mettre
fort au-dessus de celui-ci, avec le même goût qu’il paya 600 liv. six vers
de Colletet, les plus grossiers & les plus maussades : liberalité dont
Colleret lui-même se moqua. Scuderi, par la même faveur,
fut reçu à l’Académie Françoise, dont le Cardinal étoit fondateur, &
dictoit les suffrages. Mad. Scuderi remporta le prix par
un discours qui aujourd’hui n’auroit pas l’accessit. La
singularité d’une femme qui compose pour le prix (ce qui n’est plus arrivé),
la protection d’un Ministre fondateur, la faveur, les intrigues d’un frere
académicien, firent pencher la balance. Le Théatre commençoit d’être
accueilli dans l’Académie, par le goût décidé du Cardinal : il y domine
aujourd’hui. La plupart des favoris d’Apollon font comédiens, leur troupe
pourroit en un besoin suppléer à la Comédie Françoise. Le bon Cardinal
vouloit paroître savoir tout, & ne connoissoit que la politique, surtout
en poésie, où ses vers sont pitoyables, ses drames méprisés. Son mauvais
goût éclate dans le choix & l’assemblage des hommes les plus inégaux en
mérite, qui composoient son Bureau poétique & son Académie naissante ;
Boisrobert, Colletet, Létoile, Rotrou & Corneille, qu’il ne fit pas même entrer dans son Académie,
quoiqu’ils le méritassent mieux que les autres.
Olivier Patru, homme infiniment loué de son temps,
aujourd’hui oublié, très-médiocre
même dans la
profession d’Avocat. Tout son mérite se borne à la pureté du langage, alors
très-rare, qui ne faisoit que de naître ; aujourd’hui petit mérite, que le
langage est épuré, & que les bourgeois parlent aussi-bien que lui. Cet
homme s’avisa d’être philosophe. M. Bossuet l’alla voir
dans sa derniere maladie, & l’exhorta à donner des marques de religion,
pour détromper le public, qui le soupçonnoit de n’en pas avoir, il répondit
froidement :
Il est plus à propos que je me taise : on
ne parle dans ces derniers momens que par foiblesse ou par
vanité.
Il mourut dans ses sentimens.
Le Journal Œconomique, très-utile quand il se borne à l’agriculture ; mais plein de paradoxes & de choses dangereuses, quand il sort de sa sphere, & se mêle de finance, de morale, de religion, de gouvernement, matieres qui ne sont point de son ressort. Ce Journal (novembre 1770) fait une analyse d’un Traité de l’Education publique, de l’Abbé Coyer, homme d’esprit, dont les ironies & les antithèses ont amusé quelque-temps. Traité fort mêlé de quelques bonnes vues, & de bien des choses impraticables, quelquefois pernicieuses, ou la Religion est comptée pour fort peu de chose. Cette nouvelle bagatelle n’est que l’Emile de Rousseau, travestie à la maniere, & montée sur le ton plaisant qui lui est propre. De tant de traits répréhensibles, nous nous bornons à l’importance que l’auteur & le journaliste donnent à la Danse, dont ils font un point capital de l’éducation physique de la jeunesse & de la vie des paysans qui cultivent la terre, avec un enthousiasme dont les transports feroient rire même le maître à danser du Bourgeois gentilhomme de Moliere. Ce morceau est copié de l’Encyclopédie, V. Danse ; car l’Abbé n’est pas créateur.
La danse embellit & perfectionne, pose le corps dans
l’état d’équilibre le plus propre à la souplesse & à la
légereté, & fait agir avec plus d’aisance & de
promptitude.
Cela est vrai : aussi est-il d’une bonne
éducation de faire prendre pendant quelques mois des leçons de danse : mais
de faire des danseuses, de faire courir les bals, de mêler les deux sexes
dans les danses, la plupart licencieuses, & toujours dangereuses à l’un
& à l’autre sexe, regarder, admirer, imiter les danses théatrales,
écoles & objets du vice ; c’est l’éducation la plus pernicieuse, qui
n’est propre qu’à faire des libertins, & même à énerver le corps.
Voici du ridicule,
Autrefois la danse régloit le
moral
. Cette législation, cette instruction morale est de nouvelle création. On ignoroit jusqu’à
l’Abbé Coyer qu’un pas de rigaudon fût une sentence, &
le menuet un sermon, que les curés allâssent y puiser la
matiere du prône & du cathéchisme.
Instruisons les
bon pasteurs de la campagne
(l’Abbé Coyer est un supérieur de séminaire, il est
si édifiant qu’il instruit le clergé), qui ne
veulent pas que le chene antique, cémoin des travaux journaliers, le
soit aussi des danses innocentes qui font respirer un moment le
cultivateur accablé.
Ces grands mots, qui n’ont aucun
sens dons le moral, en ont un faux dans le physique. Les travaux journaliers
se font dans les champs, & non autour du chêne
antique ; des danses, de tout un jour d’où l’on sort tout essoufflé
& tout en sueur, ne font pas respirer un moment le
cultivateur accablé.
Mais c’est un jour de fête. Aimez-vous mieux qu’ils
prennent un jour ouvrable ? Et nos
subsistances comment viendront-elles ? Je ne parle pas des leurs,
on ne m’entendroit pas.
(Ces bons pasteurs de la
campagne sont donc bien sourds & bien inhumains.)
Il
faut opter, leur permettre ce léger délassement dans un temps dont
ils peuvent disposer, ou les condamner à un travail perpétuel
(non pas du moins les jours de fête), sans goûter le moindre plaisir.
La danse est
donc le seul plaisir du monde. L’Abbé Coyer doit bien aimer la danse. Les
artisans dans les villes, qui n’ont point de chêne
antique ; sont donc bien malheureux : ils n’ont aucun plaisir. Il est
pourtant bien certain que dans les campagnes, à peine la dixieme partie des
paysans vient au bal ; il n’y a que la jeunesse des deux sexes qui vient se
licencier & se corrompre dans la salle antique. Le
même auteur indique pourtant à ses enfans une foule de jeux &
d’exercices plus convenables que la danse, que les cultivateurs peuvent bien
faire & font en effet.
Le zele égare le pasteur, & le troupeau en
souffre.
L’Abbé Coyer est fait pour les redresser.
Voici les leçons : elles sont plus antiques que son chêne.
Qu’ils apprennent que les hommes danserent aussi tôt qu’ils
chanterent.
Si courir, sauter, bondir, s’appelle
danser, la danse est plus ancienne que le chant, & en est très
indépendante. Les enfans, les agneaux, les petits chiens sautent sans
chanter. Si on parle des pas mesurés en cadence sur un air, elle est bien
postérieure au chant. Quoiqu’il en soit, le penchant au vice est plus ancien
encore, aussi-bien que la loi qui ordonne de fuir le danger.
C’est pour exprimer leur respect & leur gratitude
envers Dieu, que la danse sacrée fut la plus ancienne, & la
source où l’on puisa toutes les autres ; que dans toutes les
anciennes
religions les prêtres furent
danseurs par état, parce que la danse étoit une partie du
culte.
L’érudition de l’Abbé est ici peu exacte. La
Religion naturelle, de toutes la plus ancienne, ni celle des Juifs qui l’a
suivie, n’ont eu des danses sacrées ni des prêtres danseurs, Adam, Abel, Caïn, Henoch, Noé, Abraham, Melchisedech, Isaac, Jacob, Job, n’ont jamais mêlé la danse à leurs
sacrifices : on ne voie pas même qu’ils aient dansé du tout. Dans le nombre
infinis de cérémonies prescrites à Aaron, aux prêtres, aux lévites, on
chercheroit vainement la danse, quoiqu’il y soit parlé de cantiques,
d’instrumens de musique. David en parle aussi dans ses
pseaumes : il a lui-même dansé devant l’Arche. Jamais il n’a parlé de danse,
& n’a pensé qu’en chantant ses divins cantiques, les lévites dansassent
sur les marches du temple. Les Livres sapientiaux, les Prophètes n’en ont
fait mention que pour en faire éviter le danger.
Cum
saltatrice ne assiduus sis.
L’Evangile, dans la danse
d’Hérodias, en fait voir un funeste exemple. Y
trouve-t-on des Apôtres danseurs par état ? Cette idée
burlesque est si révoltante, qu’on ne peut l’entendre sans indignation. On
abandonne au culte du veau d’or, aux pagodes des Indes, aux temples de
Paphos & de Cythere, aux fétiches des negres, un culte lascif &
insensé, bien digne des divinités qu’on y adore. Le Dieu des Chrétiens ne
fut jamais honoré par des folies.
On confond dans les fêtes les exercices qui font le culte de Dieu, les prieres, le sacrifice, les cantiques, les cérémonies, avec les marques de la joie qu’excite l’objet qu’on y célebre. David danse devant l’Arche : cette danse que l’Ecriture rapporte, ne blâme ni n’approuve, qui fut blâmée par son épouse, comme indécente, qui l’est en effet, & n’est excusable que par la bonne intention du prince ; cette danse n’étoit point une partie du culte, elle n’étoit pas prescrite par la loi ; David, qui dansa seul, n’étoit pas prêtre & danseur par état : n’eût-il pas dansé, le cérémonial n’eût pas été moins rempli. C’étoit un transport de joie de se voir possesseur de l’Arche qui avoit comblé de biens la maison d’Obededom. Dieu voit avec bonté cette simplicité, cette effusion de cœur, mais ne le reçoit pas comme un culte. La sœur de Moïse danse avec une troupe de femmes, après le passage de la mer-rouge, pour se réjouir d’être délivrée de la servitude d’Egypte, par un si grand miracle. Elle en remercie Dieu sans doute, mais les sauts & les bonds ne sont pas des actions de graces. A Noël on lâche des oiseaux dans les Eglises, aux Rois on mange le gâteau, on fait des rois de la fêve, à la Passion, à la Fête-Dieu on fait des représentations ; autrefois on dansoit, on jouoit des comédies, on donnoit des repas dans les églises. Tout cela est-il culte ?
Les danses baladoires
(petit mot d’érudition que presque personne ne
connoissoit), frondées par les SS. Peres
(expression basse & indécente, mais propre à son
style frondeur), frappées d’anathême par les
Papes, & abolies par nos Rois, parce qu’elles précipitoient dans
une licence effrenée.
Effet ordinaire de la danse, le
bal masqué & paré, les danses autour du chêne antique
sont toujours très-licencieuses. Les Peres & les Papes ont non-seulement
condamné les baladoires, danses en effet
très-licencieuses, du premier janvier & du premier de mai, qu’on
appelloit d’abord majumes, ils ont aussi défendu, comme
nos Rois, les danses
publiques les jours de fêtes
& dans l’église, comme très-contraire à la sainteté du temps & du
lieu.
Mais pourquoi les défendre, sous prétexte d’abus ?
C’est un raisonnement absurde, on abuse de tout. Faut-il sous
prétexte d’abus violer les droits naturels ?
Qu’il le
demande à ce qu’il y a de plus saint dans le monde, s’il a pour eux quelque
respect.
Il n’en a pas du moins pour les pasteurs du second ordre, qu’il traite avec
le dernier mépris, d’un ton d’importance & de supériorité qui fait rire,
& figureroit dans l’Année merveilleuse. Gros-Jean
remontre à son curé.
De quelle autorité un simple
ministre de la Religion
(par exemple, les SS. Peres, les Papes)
défend-il ce que la Religion ne défend pas ? S’il portoit
indiscretement son zele dans le tribunal de la Pénitence, où l’homme
n’a point de voix
(car il se confesse sans parler), jusqu’à traiter au nom de Dieu cette récréation si nécessaire &
si légitime, de péché horrible, qu’il ne faut absoudre qu’après des
épreuves préalables & éclatantes de repentir & de
correction ? Quel nom donner à cette conduite ? On assure que c’est
celle de quelques pasteurs : je ne veux pas le croire.
Il a tort : c’est celle des confesseurs qui font leur devoir. Mais
quoiqu’Abbé, il n’est ni théologien, ni ministre : il faut pardonner
l’ignorance, & rire de sa présomption.
La danse est sujette à des abus : il faut donc couper les
bras à l’homme, parce qu’il peut en abuser.
L’Abbé, danseur par état, n’a pas lu l’Evangile. Il y est dit en
termes exprès :
Si votre pied, si votre main vous
scandalise, coupez-les, jettez-les loin de vous. Ces abus sont-ils
une suite naturelle & nécessaire de la chose ?
Ils
le sont en effet : il n’y a point de danse publique, point de bal où il ne
se commette
mille péchés ? C’est ce
qu’il faudroit prouver. Non, il suffit que, par les circonstances,
elle soit une occasion prochaine de péché, pour obliger un confesseur à
l’interdire à son pénitent, & à lui refuser l’absolution, jusqu’à ce
qu’il l’ait quittée, quoique la chose ne soit pas mauvaise en elle-même. Les
casuïstes les plus relâchés enseignent cette morale n’après l’Ecriture.
Qui amat periculum peribit in illo.
Mais ce n’est pas celle qu’on enseigne à la Dame angloise,
qu’on veut rendre coquette à la françoise.
Les abus de la danse, quels qu’ils soient, méme les
baladoires
(voilà bien de l’étendue)
seroient encore moindres que l’abus de la Religion dont
nous parlions
(c’est-à-dire, les péchez innombrables d’impureté
qui s’y commettent font un moindre mal que la sévérité indiscrete du
confesseur qui l’interdit), s’il y en a, votre
devoir est de tâcher de les prévenir
(sans doute ; mais
comment prévenir l’effet certain d’une occasion prochaine qu’en la
quittant ?)
Quelques-uns prétendent avoir une science
certaine qu’elle est dangereuse pour les mœurs.
(Cette
certitude est fondée sur la confession même du coupable.)
Ceux qui la permettent ont une expérience contraire. Ces
autorités s’entre-détruisent.
Mauvaise logique. De deux
contradictoires l’une est nécessairement vraie. Les confesseurs qui la
tolèrent n’ont pas confessé les danseurs.
La danse est
moins dangereuse que l’oisiveté, les cabarets, les promenades
solitaires.
J’en doute : mais, cela fût-il vrai, il
suffit qu’elle soit dangereuse en effet pour l’interdire à ceux qui s’y
damnent.
Il n’y a pas moins de dépravation dans les
lieux où l’on ne danse pas. A-t-on fait le calcul ?
L’a-t-il fait lui-même ? Mais, sans avoir besoin
de
le faire, il suffit à un confesseur que son pénitent y coure un vrai risque,
pour l’éloigner du précipice.
Voici qui est plus absurde.
Pour prévenir l’abus,
pasteurs dignes d’être éclairés
(par un si habile docteur), assistez-y, présidez-y vous-mêmes
(soyez le roi du bal, menez la danse, c’est une
fonction pastorale)
qui doit plaire à votre zele
(car tous les curés doivent aimer la danse) ;
que ce soit une fête publique
(cette fête
n’est pas dans le calendrier : l’Abbé, habile rubricaire, l’y fera
mettre.)
Après avoir traité en casuiste très-profond, il monte dans la chaire de la
Faculté, & discute en physicien & en médecin : car il sait tout, le
Docteur aux bagatelles, il parle de tout du ton le
plus magistral.
Pauvres curés, est-ce que vous ne voyez
pas, que vous ne comprenez pas ; que vous ne concevez pas, est-ce
qu’il vous est permis d’ignorer ; que la danse aide à la digestion,
dissipe les humeurs, facilite la transpiration, rétablit
l’équilibre, redresse les muscles, & répand dans l’ame un baume
de santé qui se répand dans l’ame un baume de santé qui se répand
dans tout le corps.
Une ame qui reçoit du baume, qui le répand dans le
corps
, est bien voisine d’une ame
matérielle.
Les femmes les plus délicates
,
qui ne peuvent marcher, (sont-elles paysannes ?) supportent
très-bien cet exercice, tout violent qu’il peut
paroître.
(En effet, elles vont au bal après les
offices, le curé à la tête.)
Qui peut envier un plaisir
si pur, si sain, si salutaire ?
(Les curés joignent
donc la jalousie à l’ignorance ?)
La charité peut-elle
être aussi dure que la haine ? C’est violer le droit naturel, &
toutes les loix justes & saintes qui
l’affermissent.
Cet enthousiasme passe les bagatelles.
C’est une danse de l’esprit de l’Abbé, qui, par les cabrioles &
les entrechats, lui assure le titre de roi du bal
autour du chêne antique. Toutes ces pensées sont des
fruits délicieux de l’Isle Frivole qui ont la solidité des
alimens dont on s’y nourrit ; & ces ouvrages de brillantes courses en
Cabriolet, qu’il a préparées par son Apologie des Cabriolets. Il a passé comme eux à toute bride, a
heurté contre la
masse grossiere
du bon
sens, &
y a été mis en canelle
. Il
avoit prédit son sort.
Gazette d’Avignon, juillet 1776. Le Prince Charles a passé par Varre, petit
village près de Bruxelles. C’est-là qu’il a joui d’un
plaisir délicieux, douce récompense de sa justice & de son affabilité ;
c’est-à-dire, des applaudissemens de joie de tout le peuple. Les femmes se
sont rangées sur son passage, & non contentes de crier avec transport,
Vive le Prince Charles, elles se sont décoëffées &
ont jetté leurs coëffes en l’air. Le Prince a jetté son chapeau, en criant,
Vive les Varrieres. Il semble que l’amour des Princes
de cette auguste Maison, soit un sentiment général, que la bonté de chacun
d’eux se plaît à proroger [ce mot ne regarde que le
temps]. Le Prince Charles mérite sans doute l’amour des peuples : mais ce
pompeux galimatias pour une vingtaine de paysannes qui jettent leurs
coëffes, comme les harangères de la place Maubert quand elles se battent,
est aussi ridicule que la farce extravagante qu’elles célebrent. Mais voici
le secret : le Gazetier voudroit faire débiter sa Gazette
en Flandres : il ne le dissimule pas.
Si quelqu’un des
regards bienfaisans de ce prince ne se portoient sur nos feuilles,
nous n’aurions plus la liberté d’être les échos de la reconnoissance
publique.
La promesse future d’être célébré à
Avignon ne peut manquer d’engager le Prince Charles
de s’abonner pour la Gazette