Chapitre VI.
Anecdotes de Cour.
L’Empereur Andronic avoit de belles qualités, il avoit rendu de grands services à l’Etat ; il fit du bien au peuple. On avoit pour lui tant de confiance qu’on le chargea de la tutelle du jeune Alexis. Son ambition le perdit. Il aspira au trône de Constantinople, il y monta par des crimes, il s’y maintint par des cruautés, il fit mourir son pupille, & comme il étoit naturellement sanguinaire, il se plaisoit à voir, à multiplier, à rendre plus douloureux les supplices des ennemis vaincus & des criminels condamnés. Le peuple indigné, sans écouter la loi qui défend d’attenter à la vie des rois, le détrôna, & mit à sa place Isaac Lange. Celui-ci, après l’avoir indécemment accablé d’injures, l’abandonna à la populace, qui lui fit souffrir toutes sortes de tourmens & d’ignominies, lui coupa une main, lui arracha un œil, le déchira à coup de verge, le promena nud dans toutes les rues sur un chameau, enfin le pendit par les pieds, & deux soldats l’acheverent à coups de lance, & pour comble d’infamie on choisit le théatre pour cette derniere exécution, comme un acteur qu’on poignarde sur la scène, dont la mort est le dénouement de la tragédie, comme dans la plupart des tragédies. On pourroit en faire une bonne de ce grand évenement, en renvoyant l’exécution derriere le théatre : car il n’y a que des yeux anglois, accoutumés aux horreurs de Shakespear, qui pussent soutenir l’excès de celle-ci. Cet adoucissement fait soutenir la barbarie des autres ; puisqu’il n’y en a point qui ne soit barbare. C’est ce qui en fait le caractere, & arrache ces l’armes qu’on appelle délicieuses.
Ce monstre de cruauté ne doit pas surprendre chez les grecs : il ne fut jamais de nation plus théatrale, si l’on peut employer ce terme. Le théatre naquit en Grece, il y fut porté à la perfection. On cite encore tous les jours les drames des grecs comme des chefs-d’œuvres qui doivent servir de modele. Le théatre étoit tout pour un grec, son enthousiasme étoit sans bornes, il en vivoit pour ainsi dire ; aussi sa vie étoit une vie de théatre. Point d’histoire plus remplie d’évenemens dramatiques ; c’est un spectacle perpétuel, sur-tout depuis que, devenus maîtres de la moitié de l’Empire Romain, ils étoient au comble de la gloire, des délices & de l’opulence, & pouvoient sans crainte se livrer à leur goût. On ne voit que des révolutions tragiques dans l’Empire d’Orient ; plus de trente empereurs détrônés, emprisonnés, assassinés ; plus de vingt hérésies qui ont troublé toute l’Eglise, un schisme absolu qui le sépare du centre de l’unité, des ministres disgraciés, des évêques, des papes martyrisés, guerres, incendies, trahisons, &c. C’est le théatre de Sophocle, d’Eschile, de Crébillon : l’Histoire Orientale fourniroit aisément la matiere de deux à trois cens tragédies ; il n’y manque que la versification.
Je sai que l’humeur inquiete des grecs a fait naître bien des évenemens : mais c’est a fréquentation & l’enthousiasme du théatre qui a exalté & porté à la démence leur inquiétude naturelle. Leur caractere remuant a dû enfanter le théatre, le théatre à son tour a nourri ces passions, & les eût fait naître, s’il n’eût trouvé tout prêt le bois combustible où il a allumé & soufflé le feu. Quel plaisir devoit-on trouver à Constantinople de faire de la scène une place de Greve ? Est-ce un spectacle bien amusant de voir un empereur pendu par les pieds, déchiré, insulté, percé d’une lance ? Sans doute, pour les amateurs du théatre, c’est le comble de l’infamie d’y être insulté, le comble du plaisir d’en voir le spectacle. Ce n’est ailleurs qu’un plaisir médiocre, l’assaisonnement de la scène y donne un goût exquis. Le théatre rendit les romains cruels : il leur fallut des gladiateurs, des bêtes féroces, des hommes déchirés, dévorés, expirants. Le théatre enfanta l’Arêne, il fit naître la soif du sang, comme dans un repas les épiceries irritent la faim. Le caractere de la nation, la sainteté de la Religion, la douceur du gouvernement arrêtent parmi nous ces excès révoltans. Mais le peuple devient dur, l’inhumanité familiere, le meurtre moins odieux. Cruelle leçon que donnent la sœur d’Horace égorgée par son frere, Didon par ses propre mains ; Mahomet, Catilina, Rhadamiste : le théatre est un échaffaut paré, des bourreaux vétus de pourpre qui se désesperent élégamment en vers. Qu’on dépouille la tragédie de ses décorations, de ses habits, de la poësie, de la nudité des actrices ; qu’on exécute sans appareil les mêmes choses, on ne sauroit voir sans horreur ce qu’à travers le verre on contemple avec délices. Orner le poignard dont on égorge la victime, faire boire son sang dans une coupe dorée, mettre sous les yeux les chefs-d’œuvres de barbarie si vantés de Corneille, de Crébillon, ce n’est qu’en émousser les répugnances, étouffer les remords du crime, & répandre l’esprit de cruauté.
Bussi-Rabutin, pour flatter Louis XIV. qui l’avoit disgracié, fit une gazette fort seche & pleine de bassesses, sous le titre d’Histoire abrégée de Louis le Grand, qui n’est qu’une table, une nomenclature de noms & de dates, semée de complimens les plus outrés, & contre son propre sentiment. Quoique les paroles de cet homme vain, libertin, caustique, ambitieux, désespéré d’un exil de dix-sept ans, ne soient pas d’un grand poids, l’intérêt des bonnes mœurs dans un auteur qui a un nom, demande quelques réflexions. Heureusement il s’est converti, & a terminé sa vie dans le repentir de ses péchés. Il donna pour lors à ses enfans des avis sages & chrétiens, qui supposent ses bons sentimens ; & cet ouvrage, où il ne montre aucune prétention comme dans les autres, est ce qu’il a fait de mieux. Ses égaremens passés lui donnent un nouveau crédit : il s’éleve fortement contre le bal & les spectacles, qu’il assure, par son expérience, être si pernicieux pour les mœurs, qu’il est absolument impossible d’y résister.
Dans son histoire cependant, il fait plusieurs fois un mérite à Louis XIV d’avoir fort souvent donné des spectacles, d’avoir
choisi pour acteurs les princes & les seigneurs, & de s’être mis à
leur tête, d’en avoir donné au roi & à la reine d’Angleterre fugitifs, à
leur arrivée en France : ce qu’il appelle,
exercer galamment
l’hospitalité
.
Cette réception est sans vraisemblance : ce qui
certainement eût été peu convenable au caractere sérieux de Jacques II, & aux circonstances malheureuses de la révolution
qui le renversa du trône. Un roi fugitif, détrôné par sa fille & son
gendre, a peu de goût pour la comédie. Autre grand mérite du Roi :
il danse & fait ses exercices avec une grace & une
justesse admirable
. Au contraire, un grand roi dans l’histoire
disoit à son fils :
N’as-tu pas honte de danser si bien ?
Un comédien disoit à Philippe de Macédoine :
Dieu vous garde de
jouer aussi-bien que moi.
Louis XIV lui-même, qui d’abord
s’applaudissoit, dit-on, de son adresse, en rougit dans la suite, &
abandonna tous ces exercices de baladins. Quatre vers de Racine, qui en font un sujet de mépris pour Néron, firent rentrer le Roi en lui-même : il s’en corrigea. Rabutin étoit bien éloigné de donner de si sages
leçons.
Pour les amours du Roi,
on pourroit, dit-il, lui en faire un éloge, s’il étoit permis de louer ce que la Religion
defend
. Il faut avoir un fonds inépuisable, de la plus basse
flatterie, pour pouvoir penser & oser dire qu’on peut faire un éloge du
crime & du scandale, comme si indépendamment de la Religion chrétienne,
comme si dans toutes les religions & dans tous les pays du monde, par la
simple raison naturelle, un double adultere, qui a duré quinze ans, d’où il
est venu sept à huit enfans reconnus pour illégitimes, & qu’on a
légitimés, pouvoit jamais être excusé ; à plus forte raison, être la matiere
d’un éloge. Voilà donc les saints qu’il a canonisés dans ses œuvres.
Louis pensoit bien différemment de Charles VII dit le
Victorieux, qui risqua son royaume plutôt que de quitter sa
maîtresse.
Il alloit en Flandres au milieu de l’hyver. Comme si
l’on ignoroit qu’il menoit avec lui Madame de
Montespan & une troupe de femmes, & leur
donnoit au milieu de son camp des fétes aussi brillantes qu’à Versailles. Le Roi défendit avec raison les jeux de hasard. Bussi, qui l’en loue ; en fait perdre le mérite, par les
raisons frivoles qu’il donne de cette défense, très-juste, parce que les
jeunes gens ne savent pas jouer, ni se conduire dans les bonnes ou mauvaises
fortunes, & que le jeu ôte le temps de faire sa cour & sa fortune.
Les jeux de hasard ne sont donc pas mauvais & défendus par eux-mêmes :
ce n’est que parce que ceux qui ne savent pas jouer y sont dupes. Il est
donc permis à tous les bons joueur & à tous ceux qui n’ont pas à faire
leur cour. En parlant de Christine de Suede, dont il
attribue l’abdidation au défit de se faire Catholique (ce
qui est bien douteux), il dit :
Nous avons vu bien des princes
changer de religion pour régner : mais je ne sai gueres de rois qui
aient quitté un royaume pour la Foi.
Cela est injuste, puisque
lui-même rapporte, peu d’années après, que le roi d’Angleterre perdit le
sien, pour avoir voulu rétablir la Religion catholique. Je ne releve point
nombre d’erreurs & de bévues qu’il a faites en parlant du Jansenisme, de la Régale & des Propositions du Clergé. Un militaire peut ignorer ces matieres :
mais il ne doit pas s’en mêler, & traiter si lestement des questions les
plus importantes qu’il n’entend pas.
Le Journal historique du Regne de Louis XV n’est qu’un extrait des gazettes & du Colombat. Il est commode pour savoir les dates, les évenemens, la naissance, la mort, les mariages des princes, le nom, l’élévation, la chûte des ministres, ambassadeurs, conseillers d’état, généraux▶ d’armée, maréchaux de France, ducs, duchesses, dames du palais, intendans, évêques, &c. Les trois quarts de ces ouvrages ne sont que des listes de noms & de dates : il eût dû s’y renfermer. Mais la flatterie y a tenu la plume dans cette nomenclature ; on seroit bien trompé si on pesoit le mérite à sa balance. Par exemple, il ne dit pas un mot du Duc d’Orléans, qui a vécu & est mort comme un saint à Sainte-Génevieve, du Duc de Bourgogne, qui, dans l’âge le plus tendre, possédoit les plus grandes qualités ; & il ne tarit point sur la Marquise de Pompadour, dont il parle cent fois, jusqu’à en relever les minuties. Des présens faits à une manufacture, quelques filles mariées, quelques pierres gravées ; qu’elle a osé ambitionner le tabouret de duchesse, la charge de dame du palais chez la Reine, avec lesquels sa naissance & ses mœurs formoient le plus révoltant contraste. Il a paru dans ce regne une multitude de bons livres en tous genres ; on n’y fait mention que de l’Encyclopédie, qu’on assure faire la gloire du siecle de Louis XV, & des comédies de Dufreni. Pour les auteurs étrangers, il ne loue que Neuton, grand génie, il est vrai, & digne de l’eloge : mais il n’est pas le seul ; l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne ont les leurs. Il falloit, ou ne pas sortir de la France, ou ne pas montrer de la partialité pour la seule Angleterre. Pour les affaires de la Religion, qui ont si fort agité tout ce regne, sur lesquelles il n’est pas permis d’être neutre, quand l’Eglise a parlé : ce n’est pas seulement de la neutralité, c’est une vraie indifférence. Un anglois, un protestant, un mahométan adapteroient son langage, & ne seroient pas si indifférent pour leur secte…. Mais on doit s’y attendre de la part d’un écrivain vendu à l’ambition & à l’irréligion.
Il n’est pas si indifférent sur les fastes du théatre, dont il rapporte les évenemens, auxquels il donne la plus grande importance. Après le siége le plus meurtrier, la plus sanglante bataille, on apprend que la salle de l’Opéra a été brûlée. A côté du Czar, des Papes, des Rois, de l’Empereur, on voit la mort de l’actrice le Couvreur, dont on n’a garde d’apprendre au public l’honorable sépulture. Un traité de paix, une déclaration de guerre, l’acquisition d’un grand royaume, sont suivis de la représentation de Zaïre ; on parle de l’établissement de l’Ecole Militaire & d’un Concert. Le Roi a tenu son Lit de Justice, & il a dansé sur le théatre de la Comédie italienne. Qu’à la bonne heure le Mercure, qui chaque mois, au préjudice des bonnes mœurs, va ramassant avec le plus grand soin, comme autant de pierres précieuses, toutes les folies de galanterie du royaume, très-souvent licencieuses, toujours indignes de l’impression ; qu’à la bonne heure ce messager des dieux, payé par les actrices, donne plusieurs articles aux spectacles : mais qu’un livre destiné à conserver à la postérité le souvenir de ce qui s’est passé d’important pendant le regne d’un grand Roi, s’amuse des frivolités dramatiques, & veuille occuper ses lecteurs, comme d’un objet digne d’eux, des jeux pernicieux, que le gouvernement ne tolere qu’à regret, pour éviter, dit-on, de plus grand maux, c’est ce que la Religion & la vertu ne pardonne point à l’auteur, dans un écrit qui n’est pas fait pour elles, & où toutes ces folies sont aussi parasites que dangereuses.
Il s’est fait dans le même temps deux grandes fêtes, pour des objets que le sage traite de frivoles ; mais qu’on a estimé dans tous les temps, & que la qualité de ceux qui en reçoivent les honneurs nous oblige de respecter. Ces fêtes ont été pour l’inauguration d’une statue & pour la réception d’un tableau.
Le Roi de Portugal s’est fait ériger une statue équestre dans la grande place de Lisbonne, & en a fait en personne l’inauguration, avec la plus grande pompe. Je dis en personne, circonstance singuliere & bisarre. Ni Henri IV sur le pont-neuf, ni Louis XIII à la place Royale, ni Louis XIV à celle des Victoires, ni Louis XIV à celle des Victoires, ni Louis XV à celle des Tuileries, ni aucun des empereurs romains à qui on en a érigé sans nombre, ne sont allés en cérémonie honorer leurs propres figures : c’est mettre l’image au-dessus de la réalité. Cette grande place qu’on avoit remplie de siéges couverts de riches tapis, n’étoit qu’un vaste amphithéatre, comme ceux des romains, plein d’un monde infini, pour voir des pieces de théatre qui devoit se jouer. Le Roi vint s’y placer avec toute sa famille & toute sa cour, comme dans sa loge. La statue étoit couverte d’un taffetas cramoisi : c’étoit une scène dont la toile étoit baissée.
Le signal se donne, un coup de sifflet se fait entendre, la toile se leve, le
taffetas vole, la statue est découverte, comme si tombée du ciel ou crée par
un miracle, elle venoit subitement s’offrir aux regards des mortels. Ainsi
dans l’opéra de Pygmalion, le chef-d’œuvre du ciseau de ce
sculpteur amoureux paroît sur le théatre. On voit pour la premiere fois,
avec la plus grande admiration, & une vénération religieuse, ce que
depuis dix ans on avoit cent fois vu travailler dans l’attelier du
sculpteur.
Olim truncus eram ficulnus inutilè lignum, cum faber
incertus scemnum faceretne Priapum maluit esse deam, deus indè ego.
L’air retentit des acclamations, des orchestres de toutes parts distribuées
sont entendre tous les instrumens de musique, depuis la timbale militaire
jusqu’au chalumeau pastoral, & depuis le pistolet de poche
jusqu’au canon de fonte, une artillerie innombrable
allourdit toutes les oreilles, & fait fuir les chiens & les chats.
Remarquez que les plus grandes fêtes, les plus grands honneurs consistent en
bruit, & en bruit qui ne dit rien. Que dit un coup de canon ? Aussi
passent-elles bien vîte.
Periit memoria eorum cum
sonitu.
Cependant tous les corps & communautés en robe de cérémonie, viennent
successivement & avec un profond respect, faire une révérence & un
compliment à la statue. Elle ne répond ni n’entend rien,
aures
habent & non audient
; elle n’auroit pu même rien entendre dans
cet épouventable vacarme, où les orateurs ne s’entendoient pas eux-mêmes. On
s’en retourne de même gravement, bien glorieux & bien satisfait de
n’avoir rien entendu. Ainsi se termina ce grand spectacle, qui, bien
analysé, consiste à lever une piece de taffetas de dessus une statue, &
lui aller faire des révérences. Mais, ce qui ajoute le ridicule au frivole,
c’est que le Roi & toute sa famille y étoient présens ; tous les corps
passent devant lui & lui tournent le dos, pour saluer & complimenter
sa figure. Il y a quelque scène dans je ne sai quel opéra-comique, où sous
les yeux de son maître un valet parle à son portrait & lui demande
grace : le maître en rit, & lui pardonne. Je n’en ai point vu où il
fasse faire en sa présence, & fasse lui-même les honneurs à son
buste.
Monsieur, Comte de Provence, a donné son portrait à la ville d’Angers, capitale de son Apanage. C’est un présent que font ordinairement les princes : mais il n’est pas ordinaire de leur faire une reception publique, comme on feroit à la personne. Ce portrait, dans un beau cadre, élevé sur un char, & surmonté par un arc de triomphe, traîné par huit chevaux, précédé, escorté, suivi des officiers de Son Altesse Royale, de la garnison du château d’Angers & de la maréchaussée, fit son entrée solemnelle par la porte Cupif magnifiquement ornée, salué en entrant par une décharge ◀générale▶ de l’artillerie, & reçu par les officiers municipaux, le présidial & tous les corps de justice en habits de cérémonie. On le conduisit avec ce cortége à l’hôtel-de-ville, à travers une double haies de la milice bourgeoise en habits neufs & sous les armes, au bruit du canon qui ne cessoit de tirer, & des acclamations de Vive le Roi, vive Monsieur. Le Clergé & l’Université qui étoient venus par un autre chemin, rendirent hommage à Monsieur, parlant à son portrait. Ce portrait fut placé au milieu de la salle. L’intendant du prince fit un fort beau discours sur le prix d’un si riche présent, & d’une marque de bonté si distinguée. Le maire & le procureur du Roi y répondirent au nom de la ville & de la province. On laissa le tableau, après bien des révérences, pour aller allumer un feu de joie, au bruit de l’artillerie du château & de la mousqueterie des bourgeois. La fête fut terminée par un grand repas, la comédie & le bal, partie essentielles, & devenues d’étiquettes.
La piece qu’on joua sur le théatre de la ville étoit neuve, & composée exprès pour la fête par un homme du métier, comme les habits uniformes de la milice bourgeoise. C’est le Sr. Dubois, l’un des acteurs de la troupe. L’Académie, qui ne parut pas, auroit pu composer le drame : elle en laissa la gloire aux comédiens. Cette nouveauté est intitulée, Le bon Angevin, ou l’hommage du Cœur Angevin, peuple en effet ingénieux, fidele au Roi, bon par caractere. Un éloge en dialogue, coupé en scènes, du Roi, de la Famille Royale, du Prince & de son portrait, du Peuple & de son zele. Il fut reçu (pouvoit-il manquer de l’être ?) avec les plus grands applaudissemens ; on en a donné plusieurs représentations gratis ; la ville l’a fait imprimer, & l’a répandu par-tout ; on y a mêlé plusieurs chansons, de la façon du poëte, à l’honneur du Roi, de la Reine, de Monsieur, de Madame, de tous les Princes & Princesses ; on les a apprises par cœur, toutes les rues en ont retentit : ce qui, joint à l’illumination ◀générale▶ & aux cris, vive le Roi, vive la Reine, vive Monsieur, vive Madame, a satisfait la nuit & le jour les yeux, les oreilles, le cœur & l’esprit des bons Angevins, à l’honneur du portrait de ce Prince.
L’histoire fournit plusieurs exemples d’honneurs rendus à des portraits. Ce Prince, par la bonté de son cœur & ses grandes qualités, mérite tous les honneurs : mais il n’en est point d’aussi marqué. Le théatre fait un grand usage des portraits dans plusieurs drames : celui d’une maitresse donné, perdu, trouvé ; un amant déguisé en peintre, un peintre entremetteur, une farce, une intrigue, un dénouement usé, & fort peu réjouissant : mais ce ne sont que des incidens. Ici un portrait est l’objet unique, l’intrigue, le dénoument & toute la piece : c’est peut-être la premiere fois qu’on a fait une pareille entrée & un pareil drame. Les comédiens françois firent quelque chose d’approchant à la Centenaire de Moliere & à la Dédicace du Buste de Voltaire. Les empereurs romains n’aimoient pas les alliances de leurs portraits avec la comédie ; ils avoient défendu de les placer dans les salles de spectacles, de les mêler avec ceux des acteurs & des actrices. Aussi n’a-t-on pas souffert que le portrait de Monsieur sût exposé au théatre, même pendant sa piece. On n’a pas cette délicatesse en France : un actrice est à côté d’une princesse, & forme souvent un contraste de beauté où l’altesse n’est pas respectée. Ils prennent sans respect le titre de Troupe Royale & de Comédiens du Roi : ce qu’ils n’ont jamais osé faire à Athenes ni à Rome, & ce que la majesté de l’Empire auroit pris pour un attentat & une insulte.
Le théatre fort cher à la magistrature, journellement honoré de sa présence
& de ses faveurs, vient de lui marquer son zele & sa reconnoissance.
M. Dorat, éleve de Thalie & favori
des actrices, connu par des succès & des disgraces littéraires, des
graces & des négligences, des traits saillants & des ouvrages
médiocres en tous genres : car il a voulu essayer de tout. M. Dorat vient de faire représenter Adélaïde de
Hongrie. Dans ce drame, qui seul peut justifier tout ce nous venons
de dire, pour faire sa cour au Parlement, fait paroître sur la scène Pepin le Bref, premier Roi de la seconde Race, & au
& au moment qu’il le dit reconnu par la nation, il lui met dans la
bouche ce vers emphatique :
Je rends aux Tribunaux leur auguste
exercice.
Plusieurs autres vers dispersés dans la piece font
allusion au nouveau gouvernement & aux Parlemens rétablis. Thalie a mêlé sa voix à celle de Themis : elles
sont très-bonnes amies, & se prêtent mutuellement le brodequin & la
balance, avec un égal succès. Ces effets obscurs ne soutent point de la
province. Paris est en spectacle à tout le royaume.
Ce vers qui fit sensation occasionna tant de bruit que les acteurs furent interrompus. Ce bruit étoit équivoque, dans les uns c’étoit des applaudissemens, dans les autres une critique. Ce vers pouvoit être pris pour un éloge ou une censure. Rendre est rétablir, tout rétablissement suppose une destruction, & le Parlement n’entend pas avoir jamais été détruit. Le poéte crut devoir changer ce vers dans les autres représentations ; mit tantôt je laisse, tantôt j’assure. Il ne satisfit pas le parterre : tant il est vrai qu’un homme de théatre n’est pas fait pour se mêler de gouvernement & de jurisprudence. Les comédiens dans les affaires sont aussi ridiculement déplacés que les magistrats au théatre, en changeant leurs robes ils se rendent également ridicules & coupables.
Tout est faux dans l’application de Pepin nouvellement élu par la nation, à Louis XVI, montant sur le trône. Pepin, dans tout son regne, son pere Charles-Martel, ni Chilpéric qu’il avoit détrôné, n’avoient jamais touché à la magistrature, qui même alors étoit toute militaire, Charles-Martel, Maire du Palais, avoit usurpé l’autorité souveraine, saus prendre le titre de Roi, & relegué Chilpéric dans un couvent. Son fils Pépin ne mit la couronne fut sa tête qu’après bien des contestations & des difficultés, dont une partie fut levée par le Pape Zacharie. Nulle ressemblance avec Louis XV & Louis XVI, princes légitimes, qui ont succédé au trône sans aucune difficulté. Mais le théatre s’embarrasse peu de la vérité & des convenances, pourvu qu’il puisse dire ce qu’il appelle un bon mot. Il ne se corrigera point : l’amour-propre, le plus habile des flatteurs qu’il favorise, s’en fait un mérite. Un auteur dramatique a un cercle de partisans auquel les actrices donnent le ton, où il est applaudi avec transport. Ce cercle lui donne libéralement le goût, les graces, les talents, le génie, le discernement & toutes les connoissances, Entraîné par le tourbillon de ces suffrages, & par le vent d’une gloire si brillante, il n’imagine pas seulement qu’il puisse faire des fautes, & qu’il puisse exister ailleurs quelque merite. Il a voué une admiration exclusive & sans bornes aux objets de son culte : c’est lui-même & l’actrice sa maîtresse. Nourri d’adulation, pétri de vanité, peut-il ne pas recevoir les louanges avec yvresse, ne pas sentir vivement la censure, & être plein d’indignation contre tout ce qui ne l’admire pas ?
Dusseldorp, ville forte de Westphalie, a cru devoir ajouter à ses fortifications, pour être imprenable, un bel ouvrage à cornes. C’est un théatre où l’on va faire régulierement l’exercice militaire. La troupe des comédiens, qui fait partie de la garnison, joua une comédie allemande intitulée, l’Orgueil des Quartiers. Cette piece connue & jouée avec applaudissement sur divers théatres d’Allemagne, déplut beaucoup aux gens de qualité & à ceux qui prétendent l’être. Une autre piece, le Noble journalier, (c’est une satyre des gens de Justice) se fit d’autres ennemis. Elle avoit été jouée plusieurs fois avec succès sur le même théatre ; l’Electeur Palatin en avoit accepté la dédicace : mais on y satyrise vivement, quoiqu’en termes ◀généraux▶, les abus & les détours de la chicane. Abus qui ne devroient trouver grace devant aucun tribunal, contre lequel du moins il devroit être permis d’employer le ridicule : mais la fermentation a été poussée si loin, que le gouvernement a proscrit les deux pieces, & fait fermer le théatre.
Les comédiens au désespoir ont eu recours aux sollicitations & aux prieres, & ont présenté de très-humbles requêtes où ils ont bien promis d’être plus sages. On leur a fait grace, & permis de rouvrir le théatre, à condition que le directeur demanderoit publiquement pardon, & déclareroit solemnellement qu’on n’a prétendu ridiculiser personne. La condition est dure, & sans exemple : l’orgueil de Thalie en a souffert. Monsieur le Directeur du Spectacle en a été incommodé. Le jour que devoit se faire la cérémonie il envoya un acteur la faire pour lui : celui-ci ne s’en acquitta qu’imparfaitement ; il ne parla qu’en termes ◀généraux, sans désigner expressément les deux pieces dont on étoit mécontent. Cette excuse vague faite par un subalterne, parut insuffisante : le Grand-Conseil de Dusseldorp ordonna que le directeur demanderoit pardon en personne s’expliqueroit cathégoriquement, en nommant les Drames qui avoient offensé. On enchérit sur le premier ordre, pour punir la désobéissance. Le directeur parut sur le théatre au jour marqué, suivi de deux acteurs tenant chacun une torche à la main, & lut à haute & intelligible voix l’excuse qu’on lui avoit donnée par écrit, conçue dans les termes précis qu’on avoit exigés. Le public est malin : aulieu de plaindre le pauvre directeur, il en rit aux éclats & se moqua de lui ; il trouva ce dénouement du meilleur comique : jamais farce ne fut plus applaudie. Les comédiens ont repris leurs exercices.
On n’est pas si délicat en France. Tous les jours les nobles, les gens de justice sont joués, sans que personne s’en plaigne. Moliere, Regnard, Monfleuri, Poisson, le Théatre Italien, &c. sont pleins de Marquis, de Barons, de Gentilshommes soi-disans, de Bourgeois gentilshommes, d’Avocats, de Juges, &c. Rousseau a fait une comédie exprès sur la noblesse. Ces deux états sont très-respectables par eux-mêmes : mais il s’y glisse tant de bâtards, que la scène y trouve une source inépuisable de ridicules, où elle a toujours puisé, & dont elle a droit de s’emparer. Il ne faut pas les confondre avec les personnes de mérite qui sont honneur à la robe & à l’épée, par leurs talens & leurs vertus. Ce sont des aventuriers intrus à force d’argent, qui ont acheté la noblesse ou la charge, l’armorial & la robe : ils méritent seuls le ridicule dont on les couvre. Les bons magistrats, les vrais nobles qui soutiennent leur dignités par leur mérite, n’en furent jamais ni ne peuvent en être l’objet.
Benserade avoit mis les Métamorphoses en rondeaux, du Rosai distibue la Vie d’Henri IV en opéras bouffons, M Hénaut veut que l’Histoire de France soit partagée en drames, & le Sieur Gardel, premier danseur de l’Opéra, & maître des Bals de la Reine, &c. prétend faire danser toute l’Histoire ancienne & moderne, & en mettre tous les événemens en ballets, qu’il appelle ballets d’action ; d’Alexandre, César, Auguste, Tamerlan, Soliman, &c. en faire des danseurs d’opéra, & ériger Hérodote, Teucidide, Tite-Live, Saluste, de Thou, & c. en Compositeur de ballets de la Cour en survivance. Il a commencé, au sujet du couronnement du Roi, par faire danser Vespasien, Tite, le Sénat, les Chevaliers, les Dames romaines, toute la bande des dieux & des déesses célestes & terrestres, sur-tout la Cour de Cythere, & par une suite nécessaire, le Char du Vainqueur, le Temple de Salomon, le Capitole, du moins en carton.
Voici la distribution de ce drame singulier en cinq actes. 1°. La mort de Vespasien, les pleurs de son fils, les hommages du Sénat, en pas graves. 2°. Les funérailles, l’apothéose de l’empereur, les larmes de son fils sur son buste, à force de douleur il s’endort, pas de menuet. 3°. Tout l’Olimpe se trouve autour du prince endormi ; l’Amour le réveille. Il faut bien que l’Amour fait par-tout. L’Empereur fort gai, qui ne pense plus à son père, & demande une maîtresse pour en faire sa femme, l’Amour lui montre le portrait de l’Archiduchesse Antoinette, qu’il lui promet. Il anime cette image comme la statue de Pygmalion, & Titus fort content fait des entre-chats. 4°. Les occupations littéraires du prince. Il parcourt sur un globe l’étendue de son empire, accompagné des divinités bienfaisantes : les déesses malfaisantes, Furies, Harpies, veulent le troubler, elles sont chassées, pas de rigaudon. 5°. Triomphe de Titus. Il est couronné, l’Amour descend du haut des cieux avec sa future épouse, il l’enleve dans le ciel & les marie, la Renommée jette par-tout des médailles, & une troupe de Graces, de Jeux, de Plaisirs, de Chevaliers, de Sénateurs, de Dames fait des sauts, des cabrioles, &c, jusqu’au lendemain.
C’est, dit-on, un tableau allégorique du Sacre du Roi. On ne peut trop louer le zele & la bonne intention de l’auteur, & les grandes qualités du Roi & de la Reine : mais l’allégorie n’est pas heureuse ; il n’y a de trait ressemblant que la bonté du cœur de ces deux princes, tout le reste porte à faux. Vespasien triompha des juifs avec son fils Titus, & survécut plusieurs années à ce triomphe. Titus ne fut point marié, il ne connut point le globe & les cartes géographiques qui n’existoient point de son temps. Louis XVI étoit marié long temps avant la mort de son grand-pere. A quoi servent les deux actes lugubres de la mort & des funétailles de Vespasien, le sommeil du fils pendant la céremonie, sa joie folle & indécente à son réveil, si opposée à son caractere, pour ne s’occuper dans les premiers momens de son regne que d’une maîtresse ? Mais tout cela est sans consequence dans un maître a danser qui n’est pas obligé de savoir l’histoire, & traite les évenemens comme un pas de trois.
Mais il est fort singulier que, dans un discours
qu’on a mis à la tête, M. Rigaudon se donne pour
historien, philosophe & politique. Cet ouvrage chorégraphique,
historique, critique, philosophique est plus plaisant que le Bourgeois gentilhomme, où le maître à danser déraisonne si
joliment. Nous ne connoissons point de traité sur la danse avant celui de
Lucien, qui, sous prétexte de la défendre, s’en moque.
Il veut que la tête d’un bon danseur soit une Encyclopédie, qui possede toutes les sciences, les fables & les
histoires. Pilade & Batille firent
un livre chez les romains qui s’est perdu.
Ces deux hommes
rares
, dit leur émule M. Gardel,
donnerent à leur art
des regles pour l’intérêt, la marche & la pompe du spectacle.
Un bon chrétien est peu jaloux de partager les lauriers de ces pantomimes.
Juvénal déteste les fruits insânes de leurs danses.
Molli saltante batillo.
Le savant danseur se jette
d’abord sur l’histoire, il traverse les mers & les siecles pour aller
chercher son ballet d’action chez les Juifs, qui en
faisoient la solemnité de leurs fêtes. David, dans les
rues de Jérusalem, fit devant l’Arche un pieux ballet ; chez les Egyptiens, qui en faisoient une grande partie de leur
culte, ils dansoient le couronnement, les exploits, & sur-tout les
amours d’Osiris ; on lui mettoit une mitre, un globe, un
trompe d’éléphant sur la tête, un bec d’épervier sur le nez & un fouët à
la main. C’étoit un joli danseur. Voilà donc les deux grandes religions de
l’antiquité, le Judaïsme & le Paganisme, toutes dansantes, selon M. Gardel : il auroit pu faire
le même honneur au Mahométisme. Les Derviches y dansent, sautent, pirouëttent, cabriolent jusqu’à
tourner la tète & tomber demi-mort de l’assitude. Je ne sai que lui ont
fait ces bons religieux pour les négliger. Pour le Christianisme, il est
véritablement difficile, quoique les
chretiens
dansent, de trouver aucune danse prescrite par les rubriques anciennes &
nouvelles, si ce n’est dans la fête des foux & de l’âne, où tout le monde dansoit.
Pour rendre les ballets plus dignes de la divinité, les prêtres de Memphis y peignoient les mouvement des astres, en tournant autour d’un autel où étoit le soleil ; de sorte que leur danse étoit le systême de Copernic. La jolie sphere ! Chez les grecs (faut-il le dire ?) tout dansoit, c’étoit des fêtes toutes dramatiques. La danse y fit les honneurs du théatre, elle y acquit la plus grande perfection. Les romains la firent monter sur la scène : elle y fit peu de progrès ; ce peuple étoit trop sérieux. Ce qu’on dit de Batillo dans Juvenal, molli saltante Batillo, &c. ne prouve pas une danse parfaite, mais des mouvemens lascifs, des attitudes voluptueuses, qui mettent les spectateurs en désordre. Qu’est devenu cet heureux temps où tous les évenemens de la vie étoient tracés par une danse pittoresque. Ce temps remonte sans doute au-delà du déluge. Les anciens ont bien senti les avantages de ce Tableau magique, le faisant servir à la législation, aux mysteres & aux mœurs. Qui eût soupçonné de la magie dans un ballet ? Qui auroit fait du théatre un sabbat, où, par des opérations magiques, on travaillât à donner des loix, à inspirer la religion & la vertu ? Il n’est pourtant que trop vrai que le théatre est une sorte de sabbat où on travaille à les détruire. Nous ne faisons pas le tort au St. Gardel de dire qu’il est un grand sorcier, quoiqu’il fasse si bien des Tableaux magiques.
Le ballet périt avec tous les arts sous, les efforts des barbares & les ruines de l’Empire. C’est grand dommage. Mais on le vit heureusement renaître avec les arts : car ils ne peuvent se passer de lui. Il se répandit dans toutes les cours de l’Europe, dont il fit les délices. Notre savant l’y suit pas à pas. Il régna sur-tout à la cour de France, où Catherine de Médicis, plus actrice & plus dangereuse qu’Elisabeth d’Angleterre, le fixa. Elle posa la premiere pierre, & construisit la premiere charpente de l’Opéra, par les mains d’un comédien italien qu’elle fit venir de Florence. Ce chef-d’œuvre universel de l’esprit humain, ou plutôt ce chef-d’œuvre du vice languit après la mort de Catherine, jusqu’au cardinal Mazarin, qui, à la gloire de son pays ; non à l’honneur du clergé, lui donna le plus grand éclat. Lulli & Quinault en firent peu de temps après un assemblage de merveilles, que l’on admire & tâche d’imiter dans l’Europe. Rameau, Noverre, Vestris, Salé, &c. forment par leurs tableaux magiques une chaîne d’histoire que le Mercure écrit tous les mois dans ses fastes, & transmet à la postérité : le sieur Gardel y met le comble par son ballet allégorique.
Après cet étalage d’érudition, on trouve la théorie & les regles de l’art sublime du ballet. La musique en est l’ame, la danse, dit-on modestement, lui est subordonnée ; un bon danseur doit être pénétré, paitri de musique : il ne sera jamais parfait ballétiste, s’est n’est musicien consommé. Il est pourtant rare que ces deux arts se réunissent. Lulli, Campra, Rameau n’étoient point danseurs, Pécour, Dupré, Vestris n’étoient point musiciens. Je crois même qu’un maître de danse devroit être géometre pour tracer ses figures, peintre & pantomime pour rendre ses ballets pittoresques. Tout savant qu’il est, notre écrivain danseur n’observe aucune regle usitée de temps, de lieu, d’action, intrigue, dénouement, liaison d’actes, tout est négligé, tout est violé, son dessein est trop vaste, il entraîne une infinité de choses éloignées, étrangeres, disparates : un peu d’économie théatrale en eût fait plusieurs drames. C’est un prodigue qui croit briller par des profusions monstrueuses : la magnificence du spectacle, la richesse des habits & des décorations, le Prince Auguste qu’il célebre, lui ont fait une fortune momentanée.
Un ballet est une peinture animée des actions & des affections humaines, ou plutôt un pantomime exécuté en dansant. Un ballet pantomime c’est la danse & les gestes réunis, pour faire la parfaite imitation. La danse est une sorte de geste de tout le corps, & le geste une sorte de danse. La plupart des passions portées à leur dernier période, s’expriment par le silence : cette passion muëtte est plus expressive que l’éloquence la plus vigoureuse C’est le premier effet parlant des sensations (il a dû dire le dernier). Le maître des ballets doit saisir ce moment, le seul qui peigne le sentiment. Il se trompe dans cette exclusion. Le moment du silence n’est pas le seul, & il ne peint rien par lui-même : c’est une mort, un anéantissement ; effet de la violence qui l’a précédée. Il pouvoit dans son idee distinguer deux pantomimes : le pantomime silencieux & le pantomime parlant.
Il avance que la danse, la poësie, la musique sont intimement unies, ont la même origine, même objet, le même effet : elles imitent la nature, & rendent les sentimens & les faits. Il devoit y joindre la sculpture, puisque la peinture fait sortir les corps comme le ciseau. Ces arts autrefois étoient unis, ils le sont encore chez plusieurs peuples. Le ballet les rassemble. Le compositeur devroit être peintre, poëte, musicien consommé. Dans le fait ils sont separés. Lulli, Rameau, Pécour, Vestris n’étoient point poëtes, Corneille, Quinault, Moliere n’étoient point danseurs ni musiciens. L’opéra réunit tout au moyen de trois grands hommes, qui enfantent les paroles, les airs & les pas. Les ballets ne veulent point de paroles, on n’y parle que par les bras & les jambes : mais il faut un génie poëtique pour l’inventer, être peintre pour le dessiner, être musicien pour l’animer & l’approprier à ce qu’on doit représenter. Tous trois s’imposent le même devoir. Le sieur Gardel n’a traité que de la danse : il laisse aux musiciens & aux poëtes à parler de leur art. Il auroit pourtant bienfait de donner des regles à tous, pour les accommoder à la danse. C’est une espece de concert où leur accord fait la consonnance parfaite ; & comme un bon musicien dirige la basse, le dessus & toutes les parties, un bon ballétiste doit régler la musique & la poësie, & pour ainsi lire battre la mesure pour tous les trois. J’espere que dans une autre édition nous admirerons ces trois traités, qui nous apprendront la perfection de l’art des ballets. Au reste il nous apprend qu’il y a à la Cour deux Charges que nous ne connoissions pas, qu’on ne trouve pas dans l’Etat de la France. Maitre de Ballets de la Reine, Compositeur des Ballets de la Cour. Ces deux charges sont de sa création, & il s’en est donné les provisions.
Ce ne peut être qu’une idée de théatre, de comparer à Anacréon l’illustre M. de Maurepas ce sage
ministre plein de religion, de vertus, consommé dans les affaires par
l’expérience, l’âge & l’adversité ; que le Roi a rappellé pour l’aider
de ses conseils, & qui est si capable de lui en donner. Anacréon étoit un poëte frivole, dont il reste quelques chansons,
la plupart obscènes & plusieurs infames. Panard,
Chaulieu, & sur-tout Lafontaine, qui l’ont
imité, valent mieux que lui. Une molle élégance, une
facilité naturelle, une négligence voluptueuse, font le
mérite de quelques riens, de quelques propos de table ; qu’on n’a tant vanté
que parce qu’ils flattent le vice, qu’ils roulent sur le vin & les
femmes. Du côté des mœurs, c’est un débauché décidé, mème infâme par son
amour pour Batille ; c’est un épicurien qui ne parle qu’en
libertin & en yvroque. Il fut appellé par un jeune roi qui lui fit de
grands honneurs : mais pourquoi dissimuler qu’Hyparque ne
le voulut à sa cour que comme Néron vouloit à la sienne
Pétrone, qui avoit beaucoup plus d’esprit & de
talens qu’Anacréon, sur la réputation de son libertinage, pour y être le
directeur de ses plaisirs ?
Arbiter voluptatum.
Peut-on
faire des comparaisons plus indécentes ? Le jeune Prince qu’on a la témérité
de comparer à Hyparque, & le sage Ministre à ce frivole poëte,
doivent-ils savoir gré à l’auteur d’un éloge si déshonorant ?
Le panégyriste a la maladresse de ne pas déguiser ses folies.
L’Etat
, dit-il,
avoit besoin d’un tel homme : il
falloit débrouiller le cahos des affaires des vautours de l’Etat, rogner
leurs serres, discerner les cœurs vrais des cœurs intéressés
,
&c. Il faut pour cela un
philosophe aimable, dont on
célébroit le luth harmonieux, les riants écrits, le paisible abandon,
qui cultiva la vertu au sein des voluptés
. Voilà l’Etat & le
Prince en bonnes mains. Est-ce là que se trouve la sagesse ?
Non in venitur in terra sauviter viventium.
Voilà
, fait-on dire au
Roi,
le Conseil que je veux, un Mentor qu’environnent les jeux,
& par un doux chemin au bonheur me conduise.
Ce n’est pas là le
Mentor de Télémaque, ce n’est pas le sage Maurepas, le
sage Louis XVI, dont tout annonce les vertus. On va chercher ce libertin qui
doit diriger l’Etat, ou le trouve
couché tranquillement à
l’ombre d’une treille,
laissant tomber des
fleurs de sa débile main
. N’est ce pas une main bien propre pour
tenir les rênes ?
Le front enluminé d’une couleur
vermeille
(un yvrogne).
Licoris soutenoit sa tête
chamelante
(un libertin). Il balance s’il ira trouver le Roi. Un
regard de Licoris l’arrête
. Il part enfin, mais
tournant les yeux vers sa Licoris. On fait dire au Roi,
quand il le reçoit,
venez, sage voluptueux, gouvernons tous
deux
. Que l’Etat seroit à plaindre, s’il n’avoit que de tels
guides !
Anacréon embrasse le Roi familierement, & lui donne comme à un écolier
des avis à sa maniere. Ce grave docteur réduit toutes les vertus des rois à
la sensibilité,
la sensibilité vaut mieux que la sagesse
.
Qu’est-ce que la sensibilité ? On peut être sensible a tant de choses, aux
injures, aux plaisirs, à la douleur, au froid, au chaud, &c. Ce
galimathias auroit besoin d’explication. Au reste, ce chansonnier vante fort
son mérite & ses services, qu’il réduit pourtant à peu de chose : tant
la fatuité & la frivolité rendent les hommes aveugles, & dans les
discours qu’ils tiennent, & dans les discours qu’ils sont tenir !
Nous autres chansonniers, nous avons notre prix, brillants
avant coureurs de l’immortalité.
Qu’est-ce qu’un
avant-coureur de l’immortalité
. Anacréon n’a immortalité que
Batille.
Il faut qu’on nous recherche ou du moins qu’on nous
craigne, & l’écho de nos voix, quand nous parlons d’un regne, repond
& retentit dans la postérité.
Ce n’est donc pas la voix, c’est
son écho qui répond à la postérité. Qu’est-ce que cela
signifie ? Il est vrai que ce ne sont que des chansons où on ne cherche pas
la justesse : mais qu’on n’en attende pas l’immortalité. Qu’est ce qu’un
chansonnier ?
Anacréon aime fort la liberté, il ne veut point de cérémonies ni d’étiquette,
il est aussi familier avec la Reine qu’avec le Roi, il fait
rouler tout son éloge sur ce qu’elle
veut
agir librement, échapper aux costume & rire impunément
. Voilà
une belle idée d’une grande Reine. Il demande au Prince le prix de son zele
& de ses mérites.
J’approuve ton projet, j’aime ta
fantaisie.
C’est un prix singulier, aussi digne de lui que peu
digne du Prince.
C’est à table surtout que brille Anacréon,
& je vais, s’il vous plaît, souper avec la Reine. Je veux de mon
vieux luth arracher quelque son, que mes derniers accens puissent la
rendre vaine
(ce mot ne s’entend pas), vous aurez mes
conseils, elle aura ma chanson.
Tel est l’ouvrage de M. Dorat,
intitulé, Anacréon Citoyen. Mrs. Castillon (ce qui
m’étonne) paroissent y applaudir dans l’extrait qu’ils en donnent, Janvier 1774, comme pouvant donner à la nation une gaieté
qu’elle semble perdre. Tout ce qui peut prendre quelque intérêt aux vers
n’est déja que trop frivole, grace au goût dominant du théatre. Il est aisé
de deviner à divers traits que cet ouvrage leur paroît peu décent : mais ils
sont amis de l’auteur & partisan du théatre.
L’auteur a senti cette indécence : il a voulu la faire tomber sur un autre, selon l’usage des éditeurs qui disent avoir par hasard trouvé le manuscrit. Mauvaise excuse. Doit-on donner au public un mauvais ouvrage ? La fausseté est visible, le style & le langage en sont très-modernes, personne n’y peut méconnoître la plume de M. Dorat. Excuse très-maladroite. Des Yvetaux à qui on le donne, du neveu duquel il dit le tenir, ne fut point un homme à citer à la Cour en matiere de bonnes mœurs & de sagesse.
L’Abbé des Yvetaux fut un libertin ridicule. Le Maréchal d’Estrées le plaça auprès du Duc de Vendôme, bâtard d’Henri IV & de Gabriëlle d’Estrées. Il composa un poëme sur l’Institution d’un Prince, qui, quoique médiocre, le fit connoître au Roi, & nommer précepteur de Louis XIII alors Dauphin. Sa vie licencieuse le fit chasser, & le cardinal de Richelieu lui fit quitter ses bénéfices. C’étoit un scandale que les biens de l’Eglise fussent employés en débauche. Il se consola dans les bras de la volupté de la perte de son honneur & de sa fortune, se retira dans une maison du fauxbourg Saint-Germain, où il passa en épicurien le reste de sa vie avec une chanteuse des rues, qu’il établit maîtresse de son cœur & de sa maison, & ne s’occupa qu’à rafiner sur les plaisirs. M. Huet a cru qu’il s’étoit converti à la mort. La commune opinion, c’est qu’à l’exemple de M. de Limeuil, il se fit jouer une sarabande dans ses derniers momens, pour mourir plus doucement. Son irréligion & sa débauche ne sont pas douteuses. Le vice ne rend pas seulement criminel, il est rare qu’il ne rende encore ridicule. La folie de des Yvetaux fut de s’imaginer d’après les romans, que la vie pastorale est la plus heureuse : il s’habilla en berger & la chanteuse en bergere, un chapeau de paille sur la tête, la houlette à la main, la paneliere à son côté, ce nouveau Corridon suivi de son Amarillis, qui jouoit de la harpe, conduisoit dans les allées de son jardin des troupeaux imaginaires, leur faisoit des vers, leur chantoit des chansonnettes, & les gardoit du loup, des oiseaux qu’il avoit dressé venoient y mêles leur ramage. On a recueilli dans les Délices de la Poësie françoise quelques-unes de ses pieces fugitives, qu’on auroit bien fait de laisser avec ses moutons. Si l’on avoit traduit le poëme latin de l’Institution d’un Prince, composé avant son délire, où il y a de bons principes ; des idées chrétiennes, quelques expressions heureuses, on eût pardonné à l’auteur, quoique la sagesse ne consulte gueres de tels oracles : mais qu’après plus d’un siecle, un poëte s’avise de ressusciter un fou, chassé de la cour, perdu de débauches, sans honneur & sans religion, pour en faire le Mentor d’un jeune Roi, & lui donner les plus pernicieux conseils, cette entreprise a sans doute été formée dans les jardins enchantés où des Yvetaux chantoit ses amours. Voilà dequoi réaliser l’heureuse découverte qui l’en fait l’auteur, & faire sentir que l’éditeur est un homme de théatre.
Voici un éloge sur un autre ton, que fait de ce sage Ministre une actrice célebre (la Marquise de Pompadour) qui lui fait plus d’honneur que les bouffonneries du Sr Dorat. Il est des gens dont les injures sont des éloges & les éloges des injures.
A Monsieur de Maurepas. Lettre 63,
Vous êtes
le plus ancien serviteur du Roi, & vous devriez en être le plus
sage. Faut-il qu’une femme ait à se plaindre d’un vieillard qu’elle n’a
jamais offensé ? J’apprens que vous égayez vos petits soupers,
non-seulement à mes dépens, ce servit peu de chose, mais même aux dépens
du Roi
(artifice banal d’intéresser le Roi). Vous vous
servez d’expressions aussi injustes qu’indécentes, qui ne conviennent ni
à votre âge, ni à votre rang. Si vous n’attaquiez que moi, je vous
pardonnerois & vous mépriserois : mais quand oubliant la décence du
caractere & les loix du devoir, on insulte le meilleur des princes,
qui vous a comblé d’honneurs & de bienfaits, permettez-moi de vous
dire que c’est une chose honteuse. Malgré tous vos torts, Monsieur, je
reconnoîtrai sans peine que vous êtes un bon ministre qui avez bien
servi le Roi : mais vous ne devez pas vous contenter de le bien servir,
votre devoir & la reconnoissance vous obligent encore à la
respecter. S’il a des
foiblesses
(c’est-là le vrai crime), vous n’êtes pas son juge, & il
est le vôtre. Daignez excuser cet avis, il vaut mieux qu’un
compliment.
Pour couvrir la bassesse & la honte de sa naissance, cette reine de théatre voulut faire donner le Cordon bleu à son frere Poisson, depuis Marquis de Marigni. M. de Maurepas, à qui le Roi en parla, lui dit fort ingénieusement par une double allusion au nom du futur chevalier & à la couleur du cordon, c’est un bien petit poisson pour le mettre au bleu. Sorte de sauce où l’on met le poisson. Le Roi en rit, & la promotion ne fut pas faite. Irritée à l’excès, la Marquise, qui en fut instruite, manœuvra si bien que le Ministre fut disgracié, Après la mort de Louis XV il a été rappellé par son Successeur de la maniere la plus glorieuse.
Le théatre a voulu réparer les torts de l’actrice, par les honneurs qu’il a rendu au Ministre, & qui sans doute en sont un grand dédommagement. Comme on attribue la révolution arrivée dans la magistrature à son zele & à son patriotisme, qui ont si bien secondé les intentions bienfaisantes du nouveau Roi. Ce grand homme se rendit à l’Opéra le lendemain du Lit de Justice, & y recuillit le prix de ses travaux. Dès qu’il y parut, tout le théatre lui donna par ses acclamations les preuves les plus flatteuses de l’estime & de la reconnoissance dont on est pénétré pour lui. Car vous devez savoir que le théatre est l’interprête & l’oracle de la nation : tels le Maréchal de Villars après la journée de Denain, & le Maréchal de Saxe après la bataille de Fontenoi, triompherent au théatre, & reçurent de la bouche & de main des actrices les plus glorieux hommages qui ont immortalisé leurs noms. M. de Maurepas étoit accompagné des Ducs de Nivernois & d’Aumont, seigneurs très-dignes de l’estime publique, qui cueillirent aussi quelques branches de ces lauriers.
Cette fête avoit été préparée la veille à la rentrée du Parlement, par une sorte d’actrices, qui, sans être aussi élégantes, valent bien les Vestris, les Allards, les Guimards. Ce sont les Poissardes, meres, tantes ou sœurs de ces déesses. Elles étoient allées en corps, chacune une branche de laurier à la main, chantant & dansant par les rues & chez tous les graves magistrats de l’ancien Parlement, leur firent un compliment & les couronnerent de lauriers : ce qui vaut bien le mortier de président. Cette majestueuse cérémonie n’étoit pas marquée dans l’étiquette du Palais : mais la Cour des Pairs a bien voulu l’agréer avec bonté. Les autres Parlemens ont eu aussi leurs acteurs & leurs actrices, chacun à la mode du pays. Le théatre est aujourd’hui le soleil de la France, il répand sur la magistrature, qui est le plus solide fondement du trône, ses glorieuses influences.
L’Abbé de Boismont, célebre Académicien, homme de beaucoup d’esprit, prêchant l’Oraison funebre de Louis XV devant l’Académie, disoit en même-temps à la gloire de la nation : Nation qui se donne toutes les chaînes qu’on ne lui montre pas, qui supplée par son dévouement tout le pouvoir qu’on ne lui fait pas sentir, qu’il serait honteux d’opprimer, parce qu’on est toujours sûr de le séduire. Le théatre n’est pas inutile à maintenir, à répandre, à augmenter cette facilité de caractere.
Le voyage de l’Archiduc Maximilien & ceux de tous les princes sont marqués à chaque pas par le bal, l’opéra, la comédie. On n’est pas surpris que la ville de Gênes lui en ait donné de toute espece : mais il est très-singulier que l’Université lui ait donné le sien. C’est la premiere fois qu’un corps vénérable de théologiens, jurisconsultes, médecins, philosophes, qui, d’après les canons, les loix, les SS. Peres, ont condamné les spectacles, en fasse les frais, en offre l’hommage à un prince étranger, & pour lui faire honneur, y assiste en habits de cérémonie, comme à une these savante soutenue sur les bancs. Il devoit être plaisant de voir nos sages maîtres mêlés avec des acteurs & des actrices, l’Amplissime Recteur danser avec Colombine, la Sacrée, la Prudente, la Saluberrime Facultés cabrioler en robe & en bonnet quarré. Celle de Paris, qui n’a jamais voulu de comédie, ne seroit pas si complaisante. Le Czar Pierre, la Reine Christine, le Roi de Danemarck, le Roi de Suede, &c. n’ont pas eu les mêmes honneurs, quoiqu’ils eussent rendu des visites à tous les corps littéraires. La grave, la savante Université de Toulouse y avoit préludé en faveur du Parlement, faisant de ses écoliers une troupe d’acteurs, qui donna la comédie aux magistrats. Celle de Paris s’adoucira, & bientôt ses docteurs, régens, monteront sur le théatre, Pierre Lombard, Cujas, Hypocrate, Aristote sortiront des coulisses & joueront quelque farce.
Après avoir applaudi à la brillante illustration de l’Université de Gênes, la même gazette déplore les pertes que le théatre vient de faire : car les papiers publics sont devenus le Nécrologe du théatre. La premiere de M. Bernard, auteur de Castor & Pollux, & du poëme très-licencieux de l’Art d’Aimer, & de plusieurs poësies galantes, charmantes aux yeux du libertinage. Il étoit depuis long-temps tombé dans l’enfance, mort pour le théatre & la société. Quelle préparation à l’éternité ! du théatre à l’enfance, de l’enfance au tombeau ! La vertu gémit de son sort, mais ne verse pas de larmes sur sa perte. Le second est le Sieur Rebel, surintendant de la musique du Roi. Il avoit régné plus de vingt-cinq ans sur les dieux, les déesses, les monarques, en qualité de directeur de l’Opéra ; il s’étoit retiré avec une pension de dix mille livres, & le titre éminent d’administrateur de l’Académie de Musique. Quel officier est aussi bien récompensé de ses services ? Il a composé Pirame & Thisbé, & refait la musique de plusieurs autres opéras. Ô vanité des grandeurs humaines ! Au milieu de tant de gloire le grand Rebel est mort aussi-bien que Lulli, Colasse, Campra, Destouches, & ses chants, tous beaux qu’ils étoient, n’entreront point dans le concert des anges. La gasette ajoute, on a repris à l’opéra Adelle de Ponthieu, paroles de Saint-Marc, musique de la Borde. Ce drame national réussit dans sa nouveauté. Les spectacles de l’ancienne chevalerie, les graces de l’actrice Arnould paroissent assez intéressans au galant gazetier pour bien augurer de sa reprise. Le Roi , dit-il encore, a ordonné des précautions fort sages contre la maladie des bestiaux qui se répand dans le royaume, & tout de suite, on a donné le même jour la tragédie nouvelle de Menzicof, par M. de la Harpe. Cet assemblage de peste & de théatre est admirable ; sans doute c’est un reméde épizootique que les médecins vétérinaires ne connoissoient pas.
J’ai été enchanté de la description d’une fête donnée à Chilli à M. le Dauphin, Madame la Dauphine & Mesdames, par
deux grandes Duchesses, dont l’une fit les frais & l’autre fut
l’ordonnatrice.
C’est
, dit le dix-neuvieme volume,
une des plus belles fêtes qu’on puisse imaginer, la seule qui
ait parfaitement réussi. On n’a point d’idée d’une exécution si parfaite
& d’une si prodigieuse variété. Fête magnifique, ensemble
incroyable, détail prétieux ! De long-temps on ne verra rien de pareil. Il y eut vingt-deux
entrées toutes différentes dans trois à quatre arpens de jardins,
exécutées en une heure & demie, environ sept minutes chacune.
Sur quoi il faut encore trouver le temps d’aller de l’une à l’autre.
C’est-à-dire, que ces vingt-deux entrées ou spectacles étoient distribués
dans les allées, que la Famille Royale s’y rendoit successivement. La
décoration ne changeoit pas comme sur le théatre, mais le parterre ambulant alloit de théatre en théatre chercher la
décoration. Ces bons Princes ne firent que courir pendant deux heures &
demie pour voir les vingt-deux scènes. Il n’y avoit à aucune les trois
unités, ni de lieu, ni de temps, ni d’action ; on rouloit d’action en
action, de lieu en lieu, de moment en moment. L’ouverture s’en fit par des
chevaliers plus mal-montés que Dom Quichotte sur Rossinante : ils avoient entre les jambes des chevaux de
carton sur lesquels ils galoppoient comme des enfans sur une canne.
Equitare in arundine longâ.
L’auteur les appelle des chevaux malais.
Ce sont
, dit-il,
des machines
avec une tête & une queue de cheval que l’on emploie au théatre
(des marionnettes) dans les mascarades burlesques.
Cette
plaisante cavalerie fit dans cinq minutes le siége d’une forteresse de
toile, & l’emporta d’emblée : car tout y étoit endormi par la malice de
l’enchanteur Merlin, des grandes broches qui tournoient
dans la cuisine au feu des cheminées, tout sommeilloit depuis deux cens ans,
lorsque le bruit indiscret des chevaux de carton vint troubler leur repos.
Vingt autres puérilités de ce caractere ne valent pas la peine qu’on en
fasse le détail.