Chapitre V.
Remarques Angloises.
ON n’iroit pas chercher dans le Journal d’Agriculture (Avril 1768) un Mémoire du Sr. Pingeron, Capitaine d’Artillerie, sur l’Etat actuel des Arts libéraux & méchaniques en Angleterre. Ce Mémoire d’un homme fort instruit, est bon & intéressant : il renferme quelques traits utiles sur le théatre que nous allons extraire.
On a dit en cent endroits, d’après Voltaire, que l’actrice Odarsied, célebre à Londres comme la Clairon à Paris, avoit été enterrée à Vestminster, au milieu des rois d’Angleterre qui y ont leur tombeau. Le fait est vrai, & nous l’avons rapporté ailleurs. On ajoute que la nation vouloit par-là faire honneur à ses talens dramatiques, la faisant aller de pair avec les rois, tandis que parmi nous Moliere & la le Couvreur n’ont pas obtenu la sépulture ecclésiastique. Ce n’est qu’une fanfaronnade, qu’un homme qui connoît si bien l’Angleterre ne se seroit pas permise, s’il eût aimé la vérité. En France, il est vrai, être enterré à Saint-Denis parmi nos rois, est un honneur distingué qui n’a été accordé qu’au Connétable du Guesclin & au Vicomte de Turenne, en récompense des grands services qu’ils avoient rendus à l’Etat. Quel acteur oseroit se comparer à ces grands hommes ? En Angleterre ce n’est rien : on fait enterrer à Westminster qui l’on veut pour de l’argent ; si ce n’est que la somme est plus forte que dans les autres églises, & que les tombeaux étant tous ornés d’un mausolée, il n’y a que les gens riches qui puissent en faire la dépense. Malgré, dit l’auteur, les préjugés de l’Anglomanie, qui n’ont jamais été eu Angleterre, on y voit le chef-d’œuvre de Reubilliac, fameux sculpteur. C’est le tombeau d’une jeune femme morte entre les bras de son mari (& qui n’est pas trop décent dans une église) ; on y voit ceux du Chevalier Venin, de l’Amiral Vailon, du Capitaine Hardic, du Musicien Drandel, du Philosophe Neuton, &c. tous ceux des personnes de leurs familles, même celui de Milton, qui lui seul valoit plus que toutes les actrices du monde, & qui pourtant fut élevé aux dépens de son neveu. Ce n’est donc point la nation qui a fait enterrer Odarsied à Westminster ; c’est quelqu’un de ses amans ou quelque riche enthousiaste du théatre, qui a placé sa divinité sur un autel, & la nation n’y a fait aucune attention. Ne vouloit-on pas aussi placer le mausaulée de Crébillon à Saint-Roch, si le Roi plein de Religion n’eut défendu ce sacrilége ? L’Anglomanie & la Scénomanie sont plus fécondes en gasconades que tous les bords de la Garonne.
On voit dans une place de Londres la statue équestre de Georges I, Roi d’Angleterre, qui foule un turc aux pieds de son cheval. On ne sait pourquoi : ce prince n’eut jamais affaire aux turcs. En voici la raison qui est comique. Cette statué fut faite pour Jean Sobieski, Roi de Pologne. Le turc terrassé faisoit allusion aux victoires de ce grand prince sur les infideles, singulierement au siége de Vienne, qu’il fit lever. Après sa mort les polonois, oubliant ses services, vendirent sa statue à des fondeurs anglois, qui la firent descendre par la Vistule, de Varsovie à Dantzick, & la firent passer par la mer de Dantzick à Londres. Le Parlement la leur acheta & la dédia au Roi Georges. On fit quelques changemens à la coëffure du prince & au turc, on l’appella Georges, & le turc fut un ennemi quelconque par lui vaincu. Cette comédie à Varsovie & à Londres fait sentir le prix & la gloire des statues & des portraits. Tels sont les éloges prodigués au Parnasse & au théatre, & le génie des auteurs. Toutes ces petites pieces ne sont que des répétitions déguisées de ce qu’on a dit cent fois. Si on parcouroit les fastes du théatre, si ses archives avoient daigné conserver toutes ses productions, on verroit les exploits des guerriers, les graces & les actrices du seizieme siecle, célébrés comme au dix-huitieme, la piece est venue de main en main, de Varsovie à Londres ; & avec quelques changemens, de Sobieski on a fait Georges. Les pieces de théatre ne sont pas plus neuves : il y a deux mille ans qu’on joue Œdipe, Oreste, Iphigénie, les Médecins, les Avares, les Misantropes, les Petits-maîtres, &c La fonderie françoise se pourvoit à Athenes : à Florence, à Madrid, dans les anciennes farces des troubadours, de Bocace. La scène est le jeu de l’Oie renouvellé des Grecs.
Les Etrennes mignones de 1774 confirment ces usages anglois : elles nous apprennent que le 4 Septembre 1772, on découvrit à Westminster le monument élevé à la Pritchard, célebre actrice du théatre de Londres. Son tombeau est auprès de celui de Shakespear. Voilà donc le tombeau des rois qui va devenir la sépulture des comédiens, graces aux guinées des amateurs. Ces mausolées, ces statues sont-ils bien décens dans une église ? Et ces monumens achetés par l’enthousiasme sont-ils bien glorieux aux héros du vice, que le vice y honore ?
Le lendemain, pendant qu’on célébroit l’anniversaire de la conspiration des poudres, un grand nombre de personnes se rendit le soir dans la salle du bal, pour y voir jouer des marionnettes : un épicier du voisinage avoit malheureusement placé de la poudre sous le théatre, le feu y prit, & la plupart des spectateurs périrent. Ce fut-là comme une conspiration de poudres dignement solemnisée.
L’enthousiasme des anglois pour Shakespear passe toutes les bornes : c’est le plus grand poëte, le plus beau génie, le créateur de la tragédie, le roi de la scène, à qui aucun de ses successeurs n’a pu enlever le sceptre ni le partager avec lui. L’admiration de ses compatriotes s’est manifestée de toutes les manieres possibles, statues, fêtes, dédicaces, éditions multipliées & magnifiques, commentaires sur tout ses ouvrages, où on a cru trouver la pierre philosophale de l’art dramatique ; on a établi une chaire & des professeurs, & ouvert dans les Universités un cours de leçons publiques, pour expliquer les aphorismes de ce grand homme, comme ceux d’Hypocrate dans la Faculté de Médecine, & on y prend les dégrés de licencié & de docteur de théatre qui rendent habile à posséder des bénéfices. L’Italie a fait de pareilles folies pour le Dante, on a eu le même respect pour Aristote, l’oracle de la Philosophie, le philosophe tout court ; & certainement il le méritoit mieux que tous les poëtes à qui il a donné▶ des leçons, qu’ils ne négligent pas impunément, dont il a créé l’art dans sa Poëtique, & établi les regles : ce qui est d’un plus grand génie que tous leurs théatres ensemble.
Il ne tient pas à l’anglomanie des dramatiques françois, qu’on ne rende les pareils honneurs à Corneille, Racine, Moliere. Les éloges gigantesques qu’on en fait les élevent sur des échasses, les commentaires innombrables qu’on a ◀donné▶ y déterrent tout le fin de l’art. Tout ce qui ne suit pas ces guides s’égare, ce qui ne leur ressemble pas ne mérite que du mépris. Statues, estampes, éditions, fêtes, dédicaces, rien n’est oublié. Il ne manque que d’établir des chaires de professeurs, des cours d’études, des dégrés : cette cinquieme Faculté dans les Universités ne seroit pas une comédie indifférente. On ne voit pas que l’excès de ces éloges les détruit, que les commentaires ne sont le plus souvent que des apologies des fautes de ces grands maîtres ; qu’ils tirent de ces mines si riches, dit-on, plus de terre que des trésors, qu’il résulte de ce fatras de déclamation, que ces beautés sublimes se réduisent à très-peu de chose ; que dans ces chef-d’œuvres il y a plus de médiocre, plus de mauvais que de bon. L’enthousiasme théatral voit-il quelque chose ?
Si les amateurs se bornoient à établir leurs princes sur le trône dramatique, & à transformer leurs actes & leurs scènes en traités complets de poésie, on les laisseroit s’applaudir de leur triomphe : mais, ce qui est le comble du ridicule & de l’indécence, ils veulent assurer à des comédiens l’empire philosophique, & transformer des drames dont la vertu suit la représentation, en traités parfaits de morale. Des hommes l’ont tenté en France dans les éloges scandaleux & couronnés de Moliere, de Lafontaine, &c. & des femmes en Angleterre. Cette différence de sexe est conforme au caractere des nations. Les anglois mêmes, dans leur enjouement théatral, conservent quelque chose de mâle. Les amateurs françois sont des femmes que l’amour a métamorphosé : qu’on examine la parure, le langage, la voix, les gestes, les allures, les sentimens, la mollesse de ces êtres efféminés par le libertinage ; ce sont des actrices qui jouent quelques rôles d’hommes.
Une dame angloise, d’après ces idées, une fameuse Miladi vient de payer ce tribut, dans un livre exprès imprimé à Londres, au prince des poëtes, dont à sa façon elle a formé le prince des philosophes moraux. Car on laisse Neuton jouir paisiblement de la souveraineté dans la physique & l’algebre. Elle a d’abord ramassé tous les vers & demi-vers qui ont un air de maxime, dans Shakespear, les a cousus ensemble comme un centon, les a distribués sous divers titres ; & de cet ouvrage de marqueterie, elle a dit, voilà un Evangile. Toute la morale, la plus sublime perfection est renfermée dans ces pieces rapportées ; ensuite elle a décomposé certaines pieces, certains actes, certaines scènes qui lui ont paru plus morales que d’autres, en a exprimé tout le suc, & développé le but, a mis sous les yeux les détails qu’elle croit y conduire. Voila donc encore le poëte prédicateur. C’est ainsi qu’on a fait des analyses de Bourdaloue, de Massillon & de Segaud, & qu’on trouve dans leurs sermons les regles de la morale chrétienne. On a essayé de trouver les mêmes instruction dans Moliere & dans Lafontaine. Il y a quelque chose de vrai dans les Fables de celui-ci, mais c’est une chimere dans tout le reste. Il n’y a point de livre, quelque mauvais qu’on le suppose, dont on ne puisse faire de pareils centons, de pareilles analyses, d’aussi bons traités, Scaron, Rabelais, Arioste, Bocace, Pétrone, Plaute, Ovide, Anacréon, Aristophane, Sapho, seront érigés en Bourdaloues, à la faveur du théatre.
Cette dame angloise, qui de Shakespear a fait une
professeur en théologie morale, a une imagination plaisante : elle prétend
que
nos représentations théatrales répondent mieux que celles
des anciens au but moral
, que la sainteté du théatre se propose ;
parceque les anciens alloient le matin à la comédie, nous y
allons le soir ; les occupations, les dissipations de la journée en
affoiblissoient, en détruisoient l’effet. Le soir tous les travaux sont
finis ; nous transportons chez nous les impressions que nous avons
reçues, elles nous suivent dans la solitude de la nuit, &
fournissent de la matiere à nos réflexions & quelquefois à nos
rêves
. C’est sans doute dans quelques-uns de ces rêves qu’elle a
formé ces réflexions ; comme si les soupers & les parties nocturnes, la
licence de la nuit qui couvre tous les désordres de ses ombres, n’étoient
pas l’occupation la plus dissipante & la plus opposée aux effets de la
morale. En adoptant même son principe, comme le bien est plus efficace le
soir que le matin, le mal doit l’être. S’il y a dans les pieces quelque
chose de
licencieux, quelque mauvaise morale, les
occupations de la journée en auroient affoibli les impressions ; nous les
emportons toutes entieres chez nous, elles nous suivent dans le silence de
la nuit. La nuit est l’aliment des réflexions galantes, & produit des
rêves dont sans doute la sagesse de la dame ne feroit pas une leçon de
morale. Ces repas, ces licences, cette solitude favorisent bien les humeurs
rêveuses. Cette dame garantit-elle qu’il ne se dit, ne se fait jamais sur le
théatre rien que d’édifiant, qui produit bien des réflexions saintes &
des rêves pieux ? Si c’est ainsi qu’elle pense ; c’est une belle ame.
En France la nuit est le temps des plaisirs & des vices : ce qui a fait
changer l’ordre des choses, a fait de la nuit le jour & du jour la nuit.
Les bals sont des fêtes nocturnes, les rendez-vous aiment les ténebres,
l’amour comme les voleurs s’enveloppe des ombres : celui qui fait mal, dit
l’Ecriture, ne peut souffrir la lumiere.
Qui male agit odit
lucem.
J’ai vu, par une mode bisarre & ridicule, ce goût poussé
jusqu’à fermer les fenêtres & allumer les bougies, dans des repas ◀donnés▶
en plein jour. Le grand usage est de dîner fort tard ; pour jouir de
l’absence du soleil dont les rayons importuns n’éblouissent pas moins les
yeux du vice que ceux des hiboux & des chats-huans. En effet, les
parties fines, le soupers délicieux sont bien plus agréables au flambeau ;
les beautés y sont plus piquantes, on s’y livre plus à son aise à tous ses
désirs, & on trouve moins de résistance ; on est plus à couvert des
témoins & des reproches ; &, en cas de surprise, il est aisé de se
dérober & de tendre des piéges. Ce temps vraiment critique réveille la
vigilance d’un pere ou d’une mere, autant qu’elle favorise la hardiesse
& les entreprises d’un libertin.
Le théatre ne s’ouvre que fort tard, & la comédie se joue au flambeau : tout y fait plus de sensation, la décoration est plus brillante & l’actrice plus séduisante ; elle occasionne des rencontres, des rendez-vous ; & lie des paroles nocturnes, où l’on va répéter & mettre à profit ce que l’on vient d’entendre. La comédie fait beaucoup plus de mal jouée la nuit que jouée le jour : de-là vient que des arrêts du Parlement ont autrefois ordonné de jouer après midi & au grand jour. Mais depuis que les magistrats oublient leur dignité jusqu’à peupler le théatre & les loges, ces sages réglemens sont oubliés ; &, par une suite nécessaire, on s’éveille, on se leve, on ◀donne▶ audience fort tard, les affaires sont mal instruites, & lentement expédiées, le bureau de l’homme-d’affaires, la boutique du marchand, l’église, le chœur, sont déserts. La matinée la mere de famille la passe au lit, à peine est-il jour à midi, les enfans, les domestiques, les affaires, tout est négligé : la comédie dérange les horloges comme les esprits & les cœurs. La dame angloise a-t-elle tort de dire que le temps des spectacles influe sur la conduite des amateurs ?
La Miladi théologienne, qui trouve dans Shakespear un
traité complet de morale, prétend avec raison que
l’exemple
fait plus d’impression que les préceptes, & qu’un drame offre l’un
& l’autre
(& même étaie l’un par l’autre).
Platon définit que la vertu peut prendre une forme visible ; la
représentation en ◀donne▶ un à la vertu & au vice, les idées
abstraites y prennent un corps, le contraste du caractere prête des
forces à la morale ; nous sommes conduits à la vertu par elle-même. Les
descriptions sont froides, l’action est vive. Une comédie vaut mieux que
tous les Offices de Ciceron & les Epîtres de Séneque.
On peut
en dire autant du vice, quand on le joue sur le
théatre : il s’y revêt d’une forme visible ; la représentation le met sous
les yeux, & des yeux au cœur, que la route est facile ! que le passage
est prompt ! La dame angloise en convient.
Mais elle n’a pas fait quelques réflexions importantes. 1°. Le vice est aussi souvent & plus souvent représenté que la vertu. Pour une bonne piece, il y en a cent de mauvaises ; pour une senne utile, il y en a trente de dangereuses dans la même piece. Pour dix ou douze exemples de vertu qu’elle a trouvé dans son poëte, on pourroit lui en apposer cent de vice. Il y a donc plus de mal que de bien, plus à risquer qu’à espérer, plus à perdre qu’à gagner. Même calcul pour les spectateurs. Pour une ame bien née qui écoutera, qui goûtera ces leçons & en profitera, cent & cent cœurs dépravés qui ne les écouteront pas, qui s’en moqueront, & ne s’arrêteront qu’au mauvais, dont ils se repaîtront avec délices.
2°. A nombre égal, le vice l’emporte toujours sur la vertu, un mauvais exemple fait plus de mal que vingt bons exemples ne sont de bien, un mauvais livre perd plus d’ames que plusieurs bons livres n’en sauveront, une actrice sera commettre plus de péchés que dix femmes de bien ne feront pratiquer de bonnes œuvres, sur-tout au théatre où les cœurs sont si mal disposés, & les prétendus prédicateurs appuient si peu le bien par leur exemple, & au contraire favorisent le mal, & travaillent à le répandre. Quel est l’homme que le théatre a sanctifié ? Quel est au contraire celui qu’il n’a perverti, avec sa belle morale mise en action par la représentation ?
3°. A jeu égal, les attraits du vice, plus séduisans que les charmes de la vertu ne sont engageans, en triompheront toujours. La modestie d’une honnête femme peut-elle lutter contre l’immodestie d’une actrice ? Le vice est d’intelligence avec le cœur, les avenues lui en sont ouvertes, la passion lui prépare la victoire, il est dejà à demi vaincu. Inclination, penchant, habitude, objets, mode, maximes du monde, la vertu a mille obstacles à vaincre. Quelque sentence lâchée en passant par un amateur, que fera-t-elle contre cette armée d’ennemis ? Miladi ne voit pas que son ouvrage & son raisonnement même la condamne. Que de travail & de peine il lui a fallu pour déterrer dans son Mentor quelques traits épars & noyés dans ses pieces, les rassembler, les combiner, & en faire un systême de morale ! Elle eût trouvé sans peine, sous sa main & à chaque pas, un systême de vice partout répandu & dominant. Il en de même du spectateur : il a besoin des plus grands efforts pour démêler sur le théatre les traces de la vertu, pour en prendre les principes épars, les faire passer dans son cœur, les réduire en pratique. Mais il y trouve le vice naturalisé, vivant, agissant ; il n’a qu’à le suivre, & se laisser aller au torrent : ou plutôt il est de toutes parts entraîné, sans pouvoir s’en défendre, il est charmé d’y être englouti.
La traduction du Théatre de Shakespear est au-dessus de tout ce qui a paru. L’Angleterre s’honore de l’avoir produit, & le met à côté de Neuton : elle a institué pour lui une fête dramatique, que notre théatre a imité en l’honneur de Moliere, quoiqu’avec moins de pompe & d’enthousiasme. Tandis que nos poëtes soupirent après l’établissement d’un second théatre dans la capitale, à Londres & dans l’enfance du théatre on construisit en moins de cinquante ans dix-sept salles de spectacles. Au milieu des Enfans de la joie (l’on nommoit ainsi les comédiens) parut Shakespear qui perfectionna ou plutôt créa la scène. Malgré plusieurs traductions, nous n’avons aucune idée de ce genre transcendant : ce poëte est tout défiguré. Nous sommes comme un peintre de Pekin qui, à son retour d’Italie, voulant copier pour les Chinois la Vénus de Médicis, lui rétréciroit le front & écraseroit le nez, mutileroit les pieds de son portrait, pour se conformer aux idées chinoises. On ne trouve dans les traductions l’ordonnance, les attitudes, les couleurs, les beautés ni les défauts de l’original : trop littérales, elles trahiroient le poëte & sa gloire, par des expressions, des métaphores basses dans notre langue, quoique nobles, dit-on, en anglois, où il n’y a point de mots bas. Cet auteur est souvent obscur, équivoque, même pour les anglois. Une traduction parfaite passe pour impossible : des notes éclairciroient les endroits difficiles, les décorations & les pantomimes,
L’anglomanie sur les jardins, si agréablement décrite par
M. Watelet & par le Journal des Savans,
Septembre 1775, est l’image de l’anglomanie théatrale, où regne la
même bisarrerie. On peut douter si le jardinage a beaucoup gagné à cette
anglomanie, désavouée peut-être par les anglois mêmes, qui vient de
bouleverser tous nos jardins, proscrire
la ligne droite,
l’ordre simétrique, les formes régulieres, avec les décorations &
les points de vue qui en résultent ; offrir des rivieres sans eaux, des
montagnes faites à la main, des palais déguisés en masures, des
irrégularités étudiées, des accumulations grotesques d’objets
disparates, parodier d’une maniere mesquine & bisarre le grand
tableau de la nature, tourmenter cette nature, sous prétexte de s’en
rapprocher, la contrefaire aulieu de l’imiter, la défigurer pour
l’embellit
: voilà le théatre, les drames à deux, à quatre, à cinq
actes, ces fragmens qui font un
ouvrage de
marqueterie à pieces rapportées, ces malheureux qui se tuent en chantant
& en dansant, ces bergers qui fredonnent des ariettes, ces paysans
ingénieux & courtisans, ces héros petits-maîtres, ces actrices prudes,
ces conversations en sentences, cette philosophie que personne n’entend,
cette licence modeste, cette malignité bienfaisante, &c. La scène est un
jardin à l’angloise.
Dans les Bibliothèques publiques de Londres chaque faculté a pour ornement des groupes qui réunissent les auteurs les plus distingués : mais toujours le centre est occupé par un anglois à qui les autres rendent hommage. Milton est environné d’Homere, Virgile, le Tasse, le Camoëns : cependant on n’y a pas mis Voltaire, quoiqu’adorateur des anglois. Shakespear a autour de lui Sophocle, Euripide, Plaute, Térence, Corneille, Racine, Moliere : mais point de Voltaire. Pour la morale, Confucius, St. Chrisostome, Bossuet, Nicole, Bourdaloue, Fénelon (assemblage singulier), tous faisant cortége à Tittlotson. Le fameux Garrik a bâti réellement un temple à Shakespear. Dans le fond on voit sa statue en pied de grandeur naturelle de marbre de Carrare. Ainsi on en bâtissoit à Jupiter, Apollon, Auguste. On voit des gens pleurer & se prosterner à la vue de l’idole. Garrik a raison, le théatre est idolâtre : les auteurs sont les dieux à Londres, à Paris les actrices sont les déesses qu’on adore. (Livre intitulé Londres.)
Le fanatisme anglois contre la religion catholique est toujours le même : la philosophie n’a pu le corriger. En voici un trait singulier, tout récent sur le théatre de Londres : on y a joué une tragédie nouvelle qui a été extrêmement applaudie, quoique médiocre. Le Duc de Bragance ou son rétablissement sur le trône de Portugal Toute l’intrigue roule sur une supposition impie, aussi fausse qu’absurde : on veut que le Viceroi Velasquos ait promis l’Archevêché de Lisbonne à condition qu’il empoisonneroit le Duc de Bragance, dont il est le confesseur : ce qui choque toute vraisemblance. Un confesseur est ordinairement un homme de bien attaché à son pénitent, incapable de ces horreurs : mais d’ailleurs il agiroit contre ses intérêts. Il a plus à espérer de la fortune de son pénitent devenu Roi, que du Viceroi espagnol, qui se moque de lui en lui promettant un archevéché dont il n’est pas le maître, & qui même n’est pas vacant, & ne manquera pas de le mépriser après un aussi grand crime.
Autre absurdité. Pour réussir dans cet empoisonnement, le confesseur doit lui ◀donner▶ en le communiant une hostie empoisonnée, qu’on appelle par dérision une gauffre ; & afin qu’il ne s’excuse pas sur le défaut de poison, ou la difficulté de le mettre dans la gauffre, le Viceroi lui en ◀donne▶ une toute préparée, dont le moine doit se servir. Mais quand communiera le prince ? Peut-être de long-temps, & la chose presse : il doit mourir le jour même, & il est déja tard. On communie à la Messe, & c’est un aumônier qui la dit. Le moine, par ordre du Vice-roi, va sur le champ trouver le Duc dans son cabinet, où étoient les conjurés qui tramoient la conspiration pour le mettre sur le trône. Le bon pere y est admis, interrompt toutes les affaires pour obliger le Duc à communier sur le champ ; & pour ôter tout prétexte, il lui apporte la gauffre toute consacrée. Le Duc se mettra à genoux, & recevra la communion. Heureusement les conjurés trouvant cette communion fort déplacée, & ce moine fort importun, le renvoient avec son hostie.
Il faut être dans le délire pour imaginer de pareilles chimeres, qui choquent même le costume le plus commun. Il faut être à jeun pour communier : on ne communie que le matin, à moins qu’on ne soit malade, & qu’on ne communie en viatique. On communie à l’église, & non dans son cabinet, on ne porte point l’hostie dans sa poche, mais dans un ciboire, sous un dais, avec des flambeaux, revêtu des ornemens sacerdotaux, même aux malades, & le prince se porte bien, il est en affaire, ne pense pas à la communion, n’est pas à jeun à huit heures du soir, &c. Et comme il faut de l’amour au théatre, le Viceroi ne fait ces folies que parce qu’il est amoureux de la Duchesse de Bragance, qu’il veut épouser quand il aura empoisonné son mari, & la fera monter sur le trône de Portugal, quand il l’aura épousée. Le poëte n’enfante ces absurdités que pour rendre odieuse la religion romaine, en peignant ses ministres comme des scélérats qui abusent des choses les plus saintes pour les plus grands crimes. La révolution de Portugal n’offre pas le plus léger vestige d’une si absurde manœuvre. Il faut que cette piece ait été composée, jouée & applaudie aux petites-maisons. Non, c’est sur le théatre public : mais il est vrai que ces deux écoles sont voisines, qu’il y a dans le monde bien des suites de folies, & que l’irréligion & le libertinage sont les plus grandes & les plus funestes de toutes.
Les anglois & les anglomanes ne
parlent de Shakespear qu’avec enthousiasme, & en
même-temps se trahissent eux-mêmes par leurs excès. Notre inimitable Shakespear est un écueil pour toute l’engence des
critiques. Qui n’aimeroit mieux lire une de ses pieces où il viole toutes
les regles, que les productions de nos
critiques
modernes, où toutes les regles sont observées, & ses consolent du
mauvais succès de leurs pieces, comme un médecin de la mort de ses patiens
(ses malades), parce qu’il les a traités suivant les regles ? Terence, dans l’apologie de l’Andrienne, dit
qu’il aime mieux imiter l’heureuse négligence des uns, que d’observer
l’exactitude des autres.
Quorum amulari exopto negligentiam
potiùs quam obscuram negligentiam istorum.
Vaine défaite ! véritable indigence ! Ne seroit-il pas plus d’un grand homme de réunir habilement la sublimité des traits & le bel ordre des regles ? Corneille & Racine, Homere & Virgile, Cicéron & Démosthenes, Sophocle & Térence, Bossuet & Bourdaloue, qui chacun dans son genre valent bien le poëte anglois, n’ont pas cru que l’un dût dispenser de l’autre. C’est une femme fort laide qui porte des diamants, un desert aride où l’on trouve des paillettes d’or. Ces mêmes richesses, mises en ordre dans un beau jour, n’annonceroient-elles pas mieux un grand homme que ces éclairs fugitifs ?
Shakespear, dit le Spectateur, t. 6, disc. 25, étoit né avec toutes les semences de la poësie : c’est une terre qui cache dans son sein les graines & les racines. On peut le comparer à la pierre précieuse enchassée dans l’anneau de Pyrrhus, qui représentoit naturellement Apollon & les Muses dans ses veines, sans le secours de l’art. Voilà donc le grand génie réduit à une sorte de matérialisme ou méchanisme des organes & la configuration des parties. Ce qui revient à l’idée que Madame de Sablé avoit de Lafontaine, auteur, dit-on, inimitable, & qui dans son genre est supérieur à Shakespear. Ce n’est pas, dit-elle, un homme qui compose, c’est un arbre qui porte du fruit, un fablier qui produit des fables comme un prunier porte des prunes. S’il étoit permis de composer des mots, on pourroit dire de même, Moliere est un farcier qui porte des farces, Shakespear un tragédier qui produit des tragédies ; encore même ses fruits ne sont-ils pas bien mûrs : ils auroient encore besoin de quelque soleil.
Le même livre, disc. 7 & 11, parle de quelques singularités théatrales qui ne sont pas moins méchaniques. C’est un Pantomime qui, avec la plus grande & la plus adroite célérité, change tout-à-coup d’habit & joue toutes sortes de rôles, de roi, de gueux, de militaire, de magistrat, de femme, de cardinal, de ministre, de paysan, monte son visage, en prend les attitudes, les tons, &c. C’est un siffleur qui, avec toutes les ustensiles de cuisine, un coûteau, une fourchette, une grille, une poële, une pipe, &c. joue toutes sortes d’airs, de la maniere la plus mélodieuse, comme avec une flûte, un violon. Avec les mêmes instrumens de musique, il imite le chant des oiseaux, le bruit des quadrupedes : on croit entendre un rossignol, un corbeau, un dindon, un bœuf, un âne, &c. Les fauteurs, les danseurs, les joueurs de gobelets, les petits-maîtres, les coquettes, les prudes ne sont aussi que des machines montées sur un certain ton comme les pendules, remuées par certaines cordes comme des pantins. Les matérialistes pourroient tirer parti de ces exemples, pour établir leur systême.
T. V. disc. 46, il rapporte un endroit des tragédies de
Shakespear, très-beau, selon lui, où pour exprimer la grave attention que
◀donne▶ un de ses héros au récit de quelque évenement tragique, ce poëte divin
fait cette sublime comparaison :
L’autre jour en passant je vis
un forgeron ; un marteau à la main & la gueule béante,
avaler à longs traits d’un tailleur fanfaron le récit
surprenant qui l’entraîne & l’enchante.
Ces images ne
sont-elles pas bien nobles ? L’homme célebre qui en est plein n’a-t-il pas
là bien pes titres à l’immortalité dramatique ?
Disc. 32, l’auteur se moque de Léon X, dont nous avons parlé ailleurs. Ce Pape, avec de très-belles qualité, à la vérité plus séculier qu’ecclésiastique, avoit un caractere bouffon : il aimoit fort à voir des foux, des fots, des bouffons, des comédiens, & prenoit un plaisir singulier à se moquer d’eux. Ils étoient toujours bien reçus, & les gens graves obtenoient difficilement audience. Un prêtre de ses anciens amis, vétu d’une maniere décente, ne put obtenir la permission de le voir. Il s’avisa de s’habiller d’un[e man]iere grotesque, & se présenta à l’audience. Tout le monde s’empressa de l’introduire, & c’étoit à qui auroit l’honneur d’en régaler Sa Sainteté. Il lui demanda une audience particuliere, pour des affaires très-importantes. On ne peut rien refuser aux hommes de ce mérite. Alors il se fit connoitre : il lui représenta combien sa conduite étoit indécente ; que la sagesse gémit de voir la folie dans les autres, & n’a garde de s’en faire un jeu ; que c’étoit dégrader sa dignité suprême de se plaire avec les insensés ; qu’en se rendant ainsi méprisable, il affoiblit le respect dû aux choses saintes dont il est la chef & le dispensateur, &c. Le Pape, qui étoit bon, reçut avec bonté ses remontrances que le zele lui faisoit faire, & se corrigea. L’auteur qui rapporte ce trait, l’embellit en protestant ennemi des Papes, exagere beaucoup ce défaut naturel, que la fréquentation & le goût du théatre avoit nourri dans ce Pontife depuis sa jeunesse, & met dans la bouche de ce prêtre les discours les plus insolens, qui n’ont jamais été tenus à des Papes, & n’ont jamais dû l’être ; quoique le théatre, qui gâte les hommes les plus sages, eût fait du tort à celui-ci.
Dans le cinquieme discours, il blâme avec raison, comme une
grande folie, qu’on n’ose point faire des actes de religion devant le monde,
prier Dieu soir & matin, au commencement & à la fin des repas,
parler des choses saintes, en un mot tous les exercices du Christianisme. Il
n’y a point de lieu au monde d’où tous exercices extérieurs de la piété
soient plus séverement bannis : il n’y en a point la moindre trace ; elle y
seroit ridicule, on en rougiroit. Ce discours distingue deux sortes de
modesties, l’une bonne, qui rougit du mal, qui a honte de l’indécence, selon
le mot de ce philosophe, à qui on reprochoit sa timidité.
J’avoue que je suis timide, car je n’ose pas faire une mauvaise
action.
Et une modestie fausse & mauvaise, le
respect humain, qui rougit du bien, qui a honte des bienséances,
selon la parole du Sauveur :
Je rougirai devant mon pere de
celui qui rougit de moi devant les hommes.
C’est encore du théatre
que la vraie modestie est bannie, c’est au théatre que regne la fausse. Qui
ose y arborer la vertu, qui ne s’y fait honneur du vice ? Plusieurs s’y sont
plus libertins qu’ils ne sont, & sacrifient leurs remords à la mode.
L’impiété, les passions qui y regnent entrainent tout, & font bientôt
disparoître tous les scrupules, pour plaire à la compagnie qu’on y trouve.
Et quelle compagnie y trouve-t-on ? A quelle société se lie-t-on ? On se
monte sur le même ton, on prend les mêmes sentimens, & cette prétendue
modestie qui craint le qu’en-dira-t-on, dégénere en une vraie impudence.
Timide pour la vertu, on devient audacieux pour le vice : ce qu’on appelle
se former, & devenir homme de bonne compagnie. Il n’est point
d’école qui forme mieux ses éleves que la scène.
Quelle différence pour les mœurs & pour la décence, entre une débutante
& une actrice aguerrie, entre un homme qui commence à fréquenter le
théatre & un amateur qui s’y est familiarisé !
Il attribue aux révolutions d’Angleterre ce goût dominant d’irréligion, si contraire à la piété qui y avoit toujours régné. Cromvel & ses partisans prirent la Religion pour prétexte de leur révolte contre Charles I, donnerent dans l’hypocrisie, formerent un jargon de dévotion, & mirent à la mode les décorations religieuses : c’étoit un enthousiasme de piété. Après le rétablissement de Charles II, on crut ne pouvoir trop s’éloigner d’une conduite qui, sous le manteau de la Religion, avoit fait de si grand maux : on ◀donna▶ dans l’extrémité opposé, la moindre apparence de religion fut traité de puritanisme. Les libertins qui eurent la vogue tournerent si bien en ridicule tout ce qu’il y a de plus sacré, qu’on n’ose, depuis ce temps-là, en montrer la moindre apparence. La même chose est arrivée pour le Pape. On y fut toujours dévoué au S. Siége ; on lui payoit même un tribut. Henri VIII composa un gros livre pour défendre ses droits, le lui fit présenter par son ambassadeur, & en obtint le titre de Défenseur de la Foi, que les rois d’Angleterre prennent encore. Son libertinage le changea si fort, qu’il s’en déclara l’ennemi, annéantit son autorité, & le peuple fit brûler chaque année son image dans des rues. Les excès de la Ligue produisirent en France quelque chose d’approchant : pour s’en éloigner on a ◀donné▶ dans un autre excès. Le Pape qui y fut toujours un objet de vénération & de confiance, y est devenu un objet de défiance & d’aversion ; & tous les jours, pour fortifier ces fausses idées, l’irréligion & le libertinage s’attachent à peindre la dévotion de nos peres avec les couleurs les plus outrées. Tout est traité de fanatisme, & ce ne sont pourtant que les impies qui sont les vrais fanatiques.
Le théatre à influé dans ces révolutions, & lui-même en éprouve de
pareilles. Les comédiens étoient des Confreres de la
Passion, qui représentoient des Mysteres, &, comme dit Boileau,
jouoient la Vierge & les Saints par piété
; avant
& pendant la Ligue on écoutoit le Pape, on attaquoit les Protestans, on
animoit les Ligueurs. Lorsqu’Henri IV fut affermi sur le
trône, on abandonna ces objets religieux, on ◀donna▶ dans un autre excès. La
scène changea de face, la Mythologie prit la place de l’Evangile, la licence
fut substituée à la vertu : les anciennes comédies sont révoltantes. Moliere, Poisson, Monfleuri, Dancourt, le Théatre Italien,
celui de la Foire sont encore très-licencieux. Quoique la
politesse du siecle de Louis XIV adoucît le jargon de la débauche, la
Religion fut encore respectée, du moins par le silence : on n’osoit point
l’attaquer, on faisoit même quelquefois des pieces pieuses, comme Polieucte, Esther, Athalie. Mais le Festin de
Pierre, le Tartuffe, le Comte de cominge, Ericie, Mélanie, les
Guebres, &c. ont franchi la digue, le théatre est monté sur le
ton du siecle, ou plutôt le siecle sur le ton du théatre : la révolution est
complette. La scène ne parle de la Religion que pour l’affoiblir, la
décréditer, & s’en jouer.
Le Spectateur ajoute une réflexion très-vraie, que nous
avons faite ailleurs.
Quoiqu’on ne puisse jamais trop détester
l’hypocrisie, on doit la préferer à l’iniquité ouverte. Toutes deux sont
également dangereuses pour celui qui s’y abandonne : mais l’hypocrisie
n’est pas si pernicieuse pour les autres que l’irréligion
démasquée. Le juste milieu est d’être vertueux, de
bonne-foi, & de laisser croire au monde ce que l’on est. Le Seigneur
à sans doute bien rigoureusement condamné l’hypocrisie. Mais a-t-il fait
grace au scandale ? Il vaudroit mieux qu’on vous attachât une meule de
moulin au cou, qu’on vous jettât au fond de la mer, que de ◀donner▶ du
scandale au moindre des miens.
Comme il est impossible d’observer sur la scène le costume anglois, à plus forte raison le françois, par la variation continuelle des modes ; d’une reprise à l’autre de la même piece, d’une semaine, d’un jour à l’autre, les habits & les décorations ont changé. Moliere ne reconnoîtroit plus son Misantrope sur notre théatre. Le Spectateur, pour obvier à l’inconvénient, propose (disc. 21) de bâtir un Magasin de Modes, où, à mesure qu’il eu paroîtroit, on en déposeroit & conserveroit soigneusement le modele, Ce seroit l’Arcenal de Cythere, puisque chaque parure est un trait lancé contre les cœurs. L’immense variété de ces ornemens que le désir de conquête met en vogue est étonnant : elle fait vivre une infinité de personnes. Dieu fait servir les folies des uns à la subsistance des autres. Les rubanniers & les coẽffeurs deviennent rarement riches ; la vanité même qui les établit les ruine par son inconstance : dans deux jours leurs marchandises sont de rebut ; c’est une vraie tyrannie. La décoration fait le mérite & le démérite, rend agréable ou désagréable, en impose ou décrédite. Un sot vêtu à la mode tranche du grand, se présente avec fierté, parle avec audace, est écouté avec respect. Est-il mis maussadement à l’antique ? il n’ose se montrer ni ouvrir la bouche, il est reçu avec mépris, & souvent refusé.
Ce bel édifice, comme un cabinet de médailles, de coquilles, de curiosités, ou comme une vaste biblotheque, seroit partagé en deux corps pour les deux sexes, & distribué en plusieurs appartemens, garnis en plusieurs étages de tiroirs & de boëtes qui renfermeroient les pelotes, les aigrettes, les boëttes à mouches, les éventails, &c. Chacun auroit son étiquette, comme le titre d’un livre, & la figure de ce qu’il contient en relief ou en peinture, avec le nom de la parure, celui de son inventeur, & la date du jour qu’elle a régnée. Il y auroit de tous côtés, sur des piedestaux, des poupées représentant des actrices habillées à la mode, dont on leur ◀donneroit▶ le nom, qu’on tâcheroit de peindre au naturel, pour conserver leurs traits à la postérité. Il voudroit qu’à l’imitation d’une pyramide d’Egypte, qui a une figure humaine de trente pieds, il y eût aussi une statue colossale d’une fameuse actrice, qui réunit toutes les modes, les brasselets, les manches aux bras, les colliers, les fichus au col, les boucles de cheveux, les grecques à la tête, & plusieurs colonnes autour qui en fussent chargées, comme des hiéroglyphes (ce seroit un bel arc de triomphe pour la Clairon.)
Il y auroit une direction générale, & plusieurs commis avec de bons gages, dont chacun auroit son département, & tiendroit registre de tout, jour par jour, & divers ambulans pour recueillir les modes. Cet édifice seroit placé à côté du théatre : car le théatre est le berceau, le regne & le tombeau des modes. Les actrices iroient y étudier ces antiquités, chercher des graces, y apprendre le costume ; on y trouveroit des modeles de masques pour le bal ; & comme plusieurs modes n’ont été imaginées que pour cacher les défauts, ce magasin ◀donneroit▶ des mouches pour les boutons, du rouge pour la pâleur, des falbalas, des paniers pour, &c. Chaque galerie auroit le nom d’une actrice, comme les livres d’Hérodote portent le nom d’une muse.
L’Etat y gagneroit : aulieu d’aller en France prendre le goût de la parure,
ou en faire venir à grand frais les modeles, nous les aurions tous à
Londres. La balance du commerce des modes, qui panche du côté de la France,
inclineroit de notre côté ; l’anglomanie qui vient chez nous chercher la
religion & les sciences, y viendroit chercher les modes, &
attireroit bien des voyageurs. Les savans y gagneroient aussi : au lieu de
fouiller dans les auteurs de re vestiaria, ils
trouveroient tout dans nos archives, Que de peines on nous auroit épargnées,
si Athenes & Rome avoient pris une
si sage précaution, & avoient confié à l’Aréopage
& au Sénat la direction d’une administration si
importante. Il faudroit mettre sur le portail cette inscription en plusieurs
langues :
Adeste cupidines, gratia, veneres en adsunt faces
vincula spicula, eligite, sumite, regite. Graces, Amours, voici des
flambeaux, des chaines, des traits ; choisissez, prenez & gouvernez
le monde.
Nous avons souvent condamné le mêlange profâne du Paganisme avec le
Christianisme sur le théatre, le culte simulé des faux dieux, ces exercices
d’idolâtrie qui y sont si communs : l’autorité d’un anglois sera sans doute
d’un grand poids dans ce siecle angloman. Le Spectateur établit cette regle (disc. 41) : il
loue le célebre Pope de ne s’être jamais attaché à cette
superstition surannée, comme les écrivains stériles dont le savoir ne
s’étend pas au-delà des Métamorphoses d’Ovide, & leur
génie au-delà du jargon des sables. Aulieu du héros ou de la beauté qu’ils
célebrent, on ne trouve dans leurs vers que Vénus, Jupiter,
Apollon, les exploits des
satires &
des furies. Nous apprenons au Collége ce cathéchisme païen, nous remplissons
quelques mauvais vers de ces traits d’écolier dont nos régens font l’éloge.
Un âge plus mûr trouve ces puérilités ridicules. Rien n’est
beau que le vrai. Les chimeres ne peuvent jamais former une belle
pensée. Dans le style burlesque, les folies ont leur mérite ; on ne veut que
faire rire, & rien n’est plus risible que ce faux poëtique qui ◀donne▶ des
noms divins aux plus bas objets, & réunit les sublimités de l’Olimpe
avec les bouffonneries des tréteaux. Cet assemblage fait de la plus belle
tragédie une farce, & des parodies de l’héroïsme, l’Arlequin un Mars, Colombine une Pallas. Ne peut-on pas peindre la douceur de la vie pastorale,
sans peupler les bois, les campagnes, les ruisseaux, de Naïades, de Faunes, de Satyres, & faire défiler toute la bande des dieux & des
déesses champêtres. Cette répétition monotone de ce qui a été dit mille
fois, décele la stérilité du génie, qui ne sait imaginer rien de grand, rien
de neuf. Faute impardonnable à un poëte qui a plus de quinze ans. Homere, Virgile, les poëtes païens le faisoient avec
grace, c’étoit leur religion : mais chez le chrétien, Eugene, favori de Mars
Malboroug & Bellone, Miladi & Junon, c’est un
vrai délire. La scène n’est qu’un rêve, le théatre des petites-maisons.
Vana fingentur species ut nec pes nec caput uni reddatur
forma.
Edit du bon-sens. Pour prévenir l’innondation de galimathias, dont la grande nouvelle de la paix va ouvrir les écluses, nous enjoignons à tout écrivain de se souvenir qu’il est chrétien, & qu’il ne doit pas sacrifier l’Evangile à la poësie. Il composera lui-même les vers, sans invoquer les muses, & attendre qu’Apollon l’inspire. Je lui défends de charger Mercure d’aucun message, & de ◀donner▶ l’Egide de Minerve à aucun plénipotentiaire. Les Destinées n’auront aucune part à la mort de tant de milliers d’hommes tués à la guerre ; les Parques ne se mêleront point de couper le fil de leur vie, le systême chrétien des balles & de la poudre à canon y suffit. Neptune ne gourmandera plus les flots avec une fourche à trois pointes, & Jupiter ne lancera plus la foudre à cheval sur un aigle. Nous laissons seulement toutes ces légendes à nos poëtes femelles : il faut faire grace à la foiblesse du sexe.
Disc. 12. Dans un grand éloge de la danse, il ne se borne
pas aux graves raisonnemens du maître à danser du Bourgeois
Gentilhomme, il veut que la danse soit la perfection de la nature,
un traité de morale, un cours complet d’éducation. Un bon dansent est un Socrate, un Epictete : cette bonne
qualité suppose & ◀donne▶ toutes les autres. On ne peut danser sans avoir
un bon-sens exquis : chaque pas, chaque mouvement, chaque attitude est une
leçon, une image de vertu. Il faut changer les noms des danses, appeller Prudence la Courante, Justice le Menuet, Tempérance le Passepied. La
danse est l’art de développer & de mettre dans un beau jour toutes les
beautés. Quoi de plus beau que les vertus ! Il ne faut envoyer la jeunesse
qu’à l’école de Pécour, de Vestris, de
la Guimard, &c. On distingue à la démarche le prince
du peuple, les rustres & les gens polis, les déesses & les
mortelles, les actrices & les honnêtes femmes. Enée y
connut Vénus sa mere,
& vera incessu
patuit dea
. Un pere ayant vu danser sa fille dans une bal, ne
pouvoit se lasser de louer sa gouvernante, qui l’avoit si bien élevée. La
danse peint & corrige les caracteres, la niaise, la
badine, la légere, la voluptueuse ; elle peint
& redresse
les états, le militaire, le magistrat le
paysan, l’Arlequin, le petit-maître, elle s’accommode à tout & s’approprie tout ;
vraie pharmacopée,, c’est un remede à tous les maux ;
vraie pierre philosophale, c’est un trésor, une source de
tous les biens.
Mais chaque chose a son revers. Cet enthousiaste de la danse ne peut souffrir la danse de théatre ; ces impertinens qui voltigent, cabriolent, gambadent, pirouettent, font des sauts périlleux, que les animaux feroient mieux qu’eux ; aulieu de la perfection de la figure humaine, ces contorsions, ces postures grotesques, ces situations gênantes, sont des contrefactions de la nature, qui, quoiqu’elles fassent rire, ne plaisent pas, comme les anagrammes, les acrostiches, malgré leur difficulté qui étonne, sont de très-mauvaises poësies : à plus forte raison faut-il rejetter des rôles, des danses ces attitudes voluptueuses, ces postures licencieuses, ces langueurs, ces regards amoureux, ces nudités scandaleuses qui font le mérite des actrices, & qui, en peignant le vice, l’enseignent & le font pratiquer.
Il en parle encore, avec moins d’enthousiasme, ou plutôt moins d’ironie (tom. I. disc. 54.) D’abord il s’égaye d’après Lucien dans des éloges savans de la danse. Son origine est divine : elle fut inventée par la déesse Rhéa : son exercice est divin, elle fut employée par les Corybantes pour sauver Jupiter : son esprit est militaire, la danse Pyrrique, chef-d’œuvre de Pyrrhus, immortalise ce prince plus que toutes ses conquêtes. Homere & Hesiode relevent par la danse le mérite de leurs héros. On a élevé des statues aux habiles danseurs ; ils obtenoient des couronnes aux jeux olimpiques & sur les théatres d’Athenes & de Rome.
Malgré cette pompeuse érudition, le
Spectateur ne trouve de bon dans la danse que d’enseigner à
marcher avec liberté, à se présenter avec grace, à se tenir avec décence
dans les compagnies : tout le reste n’est que futilité. Mais il ne peut
souffrir les danses, les branles à la françoise, les
figures emblématiques, des ballets, des contredanses, des
pas de trois, vrais hiérogliphes des passions ; les jeunes gens qui se
◀donnent▶ les mains, se fuient & se poursuivent, qui comme des cordes de
violons bien tendues, n’ont d’autre mouvement que celui de l’archet, &
plusieurs autres excès dont il fait le détail.
Voilà
,
dit-il,
qui est bien propre à inspirer au sexe la discrétion
& la décence
, & à former un cours d’éducation & une
école de vertu pour la jeunesse.
Mais, persuadé que les vertus & les talens sont la vraie noblesse, & qu’on ne fait tant valoir ses titres que pour suppléer au défaut de mérite, je ne puis comprendre les contradictions des amateurs du théatre continuellement entétés de noblesse, qui la mettent au-dessus de tout, & qui cependant traitent avec tant de considération, & comblent de présens & d’éloges les suppôts de la scène, qui ne sont la plupart que peuple. Qu’est-ce en effet dans le nobiliaire que Corneille, Moliere, Baron, la Clairon, &c ? Nous ne parlons ici que du divin Shakespear, que les gentilshommes dramatiques mettent fort au-dessus des Milords. C’étoit le fils d’un marchand de laine du bourg ou petite ville de Straffort, dans le comté de Warvik. Son pere étoit si pauvre qu’il n’eut pas de quoi le faire étudier. Après avoir appris à lire & à écrire, le créateur du théatre fut un garçon de boutique, & fit un commerce de laine. Fort heureux d’épouser la fille d’un paysan, qui avoit quelque bien, il s’associa à une troupe de voleurs ; de débauchés, vola les daims du parc de son Seigneur. Poursuivi en justice, il se vengea de sa partie par un libelle diffamatoire, & s’enfuit. Il se ◀donna▶ à une troupe de comédiens à Londres. Il fut assez mauvais acteur, & s’avisa de faire quelques farces. Il se sentir de la facilité & des talens : le voilà poëte, & peu après compositeur de tragédies qui réussirent. Il gagna du bien, & renonçant à tous ses lauriers dramatiques, il retourna à la campagne vivre en bourgeois aisé dans sa famille. Il mourut ignoblement à cinquante-cinq ans. Après sa mort on lui a élevé des monumens qui ont ennobli sa mémoire, & on en a fait le roi du théatre. Voilà sa généalogie, & à-peu-près celle des auteurs, des acteurs, des suppots du théatre.
Le sublime créateur du théatre anglois, que l’Angleterre dramatique a placé sur ses autels, doit sa réputation, 1°. à la reine Elisabeth ; cette actrice couronnée, l’idole de l’irréligion, qui régna plus sur la frivolité que sur la Grande-Bretagne, goûta Shakespear, & selon la coutume des femmes en fut engouée. Non-seulement elle écoutoit les pieces sur la scène, mais s’en faisoit rendre compte, les corrigeoit, les embellissoit, lui fournissoit des desseins, comme le cardinal de Richelieu, en cela plus femme que ministre, faisoit travailler les cinq auteurs. Le poëte s’en trouvoit fort honoré & en profitoit. La reine le combloit d’éloges, & tous les courtisans (faut-il le dire ?) les répétoient en écho, la ville faisoit la fugue. Un poëte inspiré, applaudi par une muse dont le trône est le parnasse, n’a point d’égal ; & en effet, aucun des misérables versificateurs qui barbotoient alors au-delà des mers dans le limon de l’Hypocrene, ne pouvoit se mesurer avec lui : en cela plus heureux que Corneille, qui lui étoit si supérieur, & qui eut à combattre des ennemis, des rivaux, l’Académie, la Cour & le Ministre.
2°. Il prenoit ses sujets dans l’histoire du pays, comme a fait le Sieur de Belloi. Nouveauté intéressante, qui fit en partie sa fortune poëtique. La scène n’avoit alors que des absurdités & des platitudes, entremêlées de mysteres. Des pensées raisonnables, quelquefois sublimes, semées ça & là, parurent un prodige : tout courut pour voir ce phénomene, & l’admira. C’étoit un temps de troubles : depuis Henri VIII. le royaume avoit éprouvé de violentes secousses, le regne d’Elisabeth n’en étoit pas exempt, & le siecle suivant vit les plus sanglantes catastrophes. Tout étoit monté sur le ton républicain, & le principal mérite du poëte consistant dans la hauteur & l’indépendance, il ne pouvoit manquer de plaire à un peuple d’ailleurs violent, que tant de fermentation avoit exalté. Les guerres des Protestans & de la Ligue, les troubles de la Regence de Médicis avoient formé l’esprit de Corneille, naturellement dur, & préparé celui des françois, une situation aussi favorable à la poësie, dont la sublimité tant vantée ne consiste le plus souvent que dans l’audace & l’insolence des pensées & des expressions républicaines, si analogues à son génie & à son siecle. Il est vrai que ne trouvant pas ou n’osant prendre dans l’Histoire de France des sujets qui ouvrissent à sa verve une carriere aussi libre, il est allé en chercher dans l’Histoire Romaine, où il ne couroit aucun risque. C’est le langage du fanatisme dans la bouche d’Horace, de Cinna, de Cornélie, Shakespear n’ayant plus la même faveur sous Jacques I, plus savant que poëte, plus théologien qu’amateur, quitta le théatre & la capitale. Après avoir dissipé en débauche son bien & celui de sa femme. Etant poursuivi pour crime de vol, il n’avoit trouvé de ressource & d’asyle qu’une troupe de comédiens, & ayant dans ce métier acquis beaucoup de bien, il s’enveloppa dans sa philosophie, & fut le manger dans son village.
Ce poëte, qui ne travailloit pas pour la gloire, n’a rien ◀donné▶ au public pendant sa vie : on n’a rien trouvé dans ses papiers après sa mort. Mais ses amis ont ramassé les rôles des comédiens, les ont cousus à leur manière, & en ont composé son théatre. Sans doute les acteurs y avoient ajouté, changé, defiguré bien des choses : ce qui sait cet énorme & incroyable mélange de grandeur & de bassesse, de délicatesse & de grossiereté, de morale & d’obsénités, qui de ses pieces fait autant de monstres, aussi admirables que détestables. Il y peut-être cinq ou six pieces de bonnes, tout le reste de ses œuvres, qui, avec les notes dont on a eu la bonhommie de les enrichir, remplit plusieurs volumes, auroit dû pour sa gloire demeurer dans l’obscurité à laquelle il l’avoit condamné. Il y a aucune étincelle de bon goût (dit Voltaire), aucune connoissance des regles : ce ne sont que des absurdités barbares, des irrégularités grossieres, des obscénités révoltantes, où étincellent des morceaux pleins de force, de sentimens nobles, de situations touchantes, des scènes supérieures, des écarts brillants, dont les anglois sont enthousiasmés, qui font, selon eux-mêmes, oublier les défauts de bienséance, de vraisemblance, d’irrégularités, & en dédommagent parfaitement. Le patriotisme l’emporte sur la philosophie dont ils se piquent.
Il n’étoit pas meilleur écrivain. Pouvoit-il l’être ? Il n’avoit jamais étudié, & ne savoit que le jargon de son village & de son négoce, il n’avoit lu aucun auteur, il n’en entendoit pas la langue, & on n’en avoit pas encore fait de traduction. Il n’avoit fréquenté que des gens grossiers comme lui, jusqu’à ce qu’il parut à la Cour où il put un peu se façonner : il le fit pourtant très-peu, l’habitude l’entraîna toujours. Son langage est obscur, incorrect, ignoble, son style d’une familiarité basse, la plus populaire ; boursouflé & gigantesque quand il veut s’élever, plein de rebus, de jeux de mots, de mauvaises pointes, de bouffonneries de Tabarin jusques dans la bouche des héros de ses tragédies les plus sublimes. Il n’est rien qu’il ne leur sacrifie. C’est, disent ses commentateurs, la pomme d’or d’Atalante qui le détourne de la route, & lui fait manquer son but. Elle ne détourne pas moins le spectateur, qui, aulieu de saisir la piece, s’amuse à des papillons. Il étoit encore mauvais acteur, & ne savoit jouer que les rôles des Spectres : de-là vient qu’il en tant mis dans ses pieces. Rôles insipides & effrayans, mais faciles à jouer : il n’y a qu’à marcher enveloppé d’un linceul, sans dire un seul mot, ni faire aucun geste. Moliere n’étoit pas meilleur comédien, il ne savoit jouer que les rôles de Mascarille, de Sganarelle, comme il avoit toujours fait dans les provinces, c’est-à-dire, des bouffonneries de Tabarin. L’acteur en lui deshonoroit l’auteur ; il défiguroit sur le théatre les travaux du cabinet.
Le disc. 30 parle de divers spectacles singuliers ◀donnés▶ sur le théatre anglois. Ce sont des prix académiques accordés à ceux qui réussiroient le mieux à siffler & à bâiller. Tous les deux devoient se faire sans rire, malgré les grimaces d’un bouffon nommé Jean Potage, qui se tenoit à leur côté sur le théatre. Ces grands acteurs avoient deux ennemis à vaincre, leurs concurens & l’envie de rire pendant le sifflement ou le bâillement, plus dangereux par leurs bouffonneries que leurs rivaux par leurs admirables talens. Le premier athlete fut un homme qui paroissoit stupide & inaccessible à l’enjouement. Il siffla une gigue, le tabarin se mit à danser, & fit tant de gambades qu’il déconcerta le siffleur & le fit rire. Le second étoit un homme grave, à large collet & vaste perruque. Il siffla une gavote de la maniere la plus sérieuse : mais il ne put tenir contre les postures de l’Arlequin. Le troisieme tint bon en sifflant une senate, & remporta le prix. Le drame des bâillemens eut les mêmes scènes. Ce spectacle se ◀donne▶ à minuit. L’envie de dormir ouvre plus la bouche, on bâille plus aisément, & d’un air si naturel qu’on entraîne les autres, & on a moins envie de rire. L’auteur pense que le bien de l’Etat demande qu’on encourage & qu’on perfectionne l’art de siffler, que la Société Royale n’a pas encore traité : il perfectionneroit la musique, les sifflemens feroient de très-harmonieuses consonnances avec les autres parties. Les sifflets sont des instrumens qui se marieroient fort bien avec le violencelle, le serpent, la musette ; & le parterre apprendroit à siffler avec grace, & n’écorcheroit pas si rudement l’oreille des acteurs. Il y a bien des especes de sifflemens dans les hommes & les animaux : ce seroit la matiere d’un fort bon traité qui nous manque.
Nous avons en Angleterre bien d’autres spectacles. Combats de cocqs, guerre
de chiens, joûte d’ours & de taureaux : tout cela est très-dramatiques,
les combattans sont d’habiles acteurs. Un chien mordu par ses camarades joue
très-bien son rôle, sa mort est un dénouement de tragédie. Tout cela conduit
au spectacle des gladiateurs. Les romains, jusques aux femmes & aux
vestales,
faisoient leurs délices de ces combats
meurtriers. Quoique le Christanisme ait aboli ces horreurs, on les voit
quelquefois à Londres. Le disc. 65, tom. 4, en rapporte un
fort célebre entre deux maîtres d’escrime qui se batirent à fer
émoulu, & se blesserent grievement sur le théatre, à la
satisfaction du parterre britanique,
Converso pollice vulgi
quem libet occidunt populariter
. Miller parut le premier avec un
ruban bleu autour du bras droit, & ensuite Buck avec
un ruban rouge : c’étoient les couleurs de leurs maîtresses, à l’imitation
des anciens chevaliers qui portoient chacun la livrée amoureuse. Miller fit le tour du théatre, se balançant en marchant,
le cou roide, le jarret tendu. C’est un homme de six pieds huit pouces, bien
dispos, d’une agilité surprenante. Ce fier-à-bras morguoit
tonte l’assemblée : il fut devancé par deux tambours estropiés, pour faire
voir qu’il n’en attendoit pas du secours, que ce n’étoit que décoration. Buck étoit plus simple & plus modeste, & se montra
sans aucune morgue ni fanfaronnade.
Deux objets donnoient un air comique à ce drame cruel : d’un côté sur le
théatre, un homme sérieux, sombre, refrogné, chagrin de n’être point un des
acteurs, jugeant de leurs coups, & croyant bien les valoir. Après le
combat il se leve, & dit à haute voix :
D’ici à quinze
jours je défis le vainqueur avec les mêmes armes. Je suis le maître de
Comer, le plus fameux bretteur du royaume.
Le défit fut accepté,
& le public invité à venir voir le combat. D’un autre côté une jolie
nymphe qui versoit un torrent de larmes, à la vue du danger & des
blessures de Miller son amant. Quand le combat eut
commençé, & qu’elle entendit le cliquetis des armes, elle se voila &
demeura voilée jusqu’a la fin. Son amant fut blessé & vaincu ; il fallut
l’emporter demi-morte.
Les spectateurs rioient du
contraste, les dames étoient pénétrées de la douleur de l’amante.
Le public avoit été averti par une annonce & un défi affiché aux
carrefours en ces termes :
Jacques Miller, sergent, maître de
la noble science qui apprend à manier les armes, ayant oui-dire que
Thimothée Buck, maître de la même science, s’y est acquis une grande
réputation, je l’invite à venir me combattre avec les armes à son choix,
le sabre, l’épée, le poignard, le coutelas recourbé, le coutelas à deux
tranchans, le bâton à deux bouts, &c. Sur le théatre.
Buck lui
répondit dans les mêmes termes, accepta le défi, & promit de se trouver
au temps & au lieu :
Je ne demande, dit-il, qu’un théatre
libre, & point de quartier. Vive la Reine.
C’étoit une imitation théatrale des anciens Paladins, les
comédiens de leur temps, si célebres dans toute l’Europe, singulierement en
Angleterre, où les Chevaliers de la Table ronde firent de
si merveilleux exploits. Mais le Spectateur trouve avec
raison que ces braves champions firent une très-grande faute contre les
regles sacrées de la chevalerie & les usages les plus constans du
théatre, c’est qu’ils ne combattirent pas pour leur Dulcinée. Quelle indécence théatrale ! Dom
Quichotte n’auroit pas commis ce crime. On voudroit donc que les
cartels n’eussent pas laissé l’amour à quartier. Quelle honte pour la nation
d’être si peu galante ! C’est une réflexion que le Spectateur doit à la jeune & jolie Elisabeth
Pirson, fille de l’hôte célebre du Jardin aux
Ours, à qui il en rapporte la gloire. Si on l’avoit consulté les
cartels seroient conçus en ces termes, qui auroient bien meilleure grace,
& plairoient plus aux actrices :
Moi, Jacques Miller, qui
ai voyagé en plusieurs pays d’outremer, & qui depuis peu suis rèvenu
de Portugal,
pour l’amour d’Elisabeth Pirson,
que je soutiens devant, tous les hommes du monde n’avoir pas son égale
en beauté.
Et pour réponse :
Moi, Thimothée Buck, qui
ai demeuré dans l’enceinte de la Grande-Bretagne pour l’amour de Suson
le Page, nie qu’Elisabeth Pirson soit aussi belle qu’elle ; que Suson
daigne seulement juger des coups, & je ne demande aucun
quartier.
De pareils cartels donneroient tout un autre tour au
combat, une gloire immortelle aux dames, dont la beauté seroit décidée à la
pointe de l’épée, les acteurs seroient animés d’un motif plus noble que
celui de l’argent qui doit leur revenir, les spectateurs seroient plus
attendris, & la piece plus intéressante, plus utile. On ◀donneroit▶ de
l’argent pour la consolation de la belle vaincue, ou pour le mariage de la
victorieuse.
Le spectacle fut troublé par des gens inquiets & turbulents, qui, dans une si grande foule, ne se trouvoient pas placés à leur aise, & selon leur mérite, ils voulurent monter aux galeries, & furent repoussés. Cette nouvelle espece d’arene alloit être ensanglantée : mais l’arrivée de Buck calma tout, on ne s’occupa plus que des combattans, & on parioit pour l’un & pour l’autre, comme dans le Cirque de Rome. On ne sauroit exprimer le silence & le sérieux qui dans l’instant s’empara de tout le monde : cette assemblée si tumultueuse parut tout-à-coup pétrifiée. Les deux combattans s’avancent au milieu du théatre, se donnent la main en signe d’amitié, comme nos duélistes, se sont des complimens, allant poliment se couper la gorge ; ils se séparent, chacun prend son champ & dégaîne son sabre, ils se jettent l’un sur l’autre, Miller avec fureur, Buck avec circonspection, tous avec une promptitude & une adresse incroyable. Miller reçoit un coup de sabre sur le front, le sang lui couvre le visage, on bande sa plaie, & le parterre pousse cruellement des cris de joie. A peine est-elle bandée qu’il revient plus furieux à la charge. Cette nouvelle attaque plus chaude que la premiere, est terminée par un coup décisif ; il est blessé à la jambe, & se confesse vaincu. On montre soigneusement au parterre les deux plaies, afin qu’il juge du coup. N’est-ce pas un objet bien curieux, & un spectacle bien réjouissant ? Peut-on prendre plaisir à une scène horrible qui fait frémir l’humanité ?
On ne la souffriroit point en France, & sans doute on l’a proscrite en Angleterre, puisqu’on ne l’y ◀donne▶ plus au public. Les romains ne souffrirent d’abord ces combats qu’entre criminels condamnés à la mort. La mort qu’ils y recevoient étoit leur supplice : on accordoit la grace au vainqueur. Voilà pourtant le cruel plaisir qu’on goûte en voyant pendre un voleur. Des chrétiens, des hommes civilisés peuvent-ils le goûter ? À peine croit-on que les sauvages se rejouissent à la mort de leurs ennémis. Cicéron, cet homme si doux & si raisonnable, croit supportable cet usage inhumain : il n’en blâme que l’excès. Il le croit même utile, comme une école de bravoure & un exercice militaire ; pourvu qu’on n’y emploie que des criminels. Le nombre de ces hommes n’étant pas assez grand pour le divertissement du public, on y employa les esclaves, & bientôt les hommes libres s’y livrerent pour de l’argent. Il s’en forma des troupes nombreuses qu’on nourrissoit aux dépens du public, & qui étoient toujours prêtes à ◀donner▶ de ces fêtes sanguinaires. La barbare fureur des duels est encore plus insensée : les personnes les plus distinguées courent pour un mot, un misérable point d’honneur, ◀donner▶ la mort ou la recevoir. La plupart des tragédies sont aussi terminées par quelque mort ; souvent par le suïcide, de toutes les morts la plus horrible : le goût du théatre anglois en offre même à découvert le spectacle révoltant. Il faut que le goût du théatre soit bien dépravé, il fait trouver d’affreuses délices dans le spectacle de la barbarie.
Le dicours 25 parle du Théatre enchanté & des Pieces enchantées. Ce sont les drames qui roulent sur des enchantemens, des Magiciens, des Fées, des Génies, des Sylphes, Salamandres, &c. à l’occasion d’une comédie du grand Shakespear, intitulée l’Isle enchantée, mise depuis en meilleure forme par le poëte Driden. Cet affront fait au créateur du théatre anglois a été souvent renouvellé en France : Corneille, Quinault, Lulli, Racine, &c. ont à se plaindre que, sans respect pour leurs chefs-d’œuvres, on a réformé leurs pieces, leur poësie, leur musique. Ce qui ne s’accorde gueres avec l’idée qu’on nous ◀donne▶ de leur perfection. Quelle témérité que des mains novices osent corriger & se flatter d’embellir des miracles de l’art ! Les pieces enchantées sont communes en France ; l’Opéra n’est qu’un enchantement où tout est surprenant. Dans ce siecle où les sorciers, les fées, les revenans sont décrédités, & ne passent que pour des puérilités ridicules, se peut-il qu’on s’occupe avec plaisir des objets qu’on méprise ? Que le compositeur, l’acteur, le spectateur sacrifient leur temps, leur argent, leur conscience à des contes de vieilles ?
Ce nouveau monde a son théatre au milieu des nuages, dans la moyenne région de l’air, les météores sont les acteurs, ils ◀donnent▶ du relief, de la dignité aux tragédies de la terre. C’est un tonnerre bruyant & sonore, comme celui de Salmonée, qui, pour se ◀donner pour un dieu en imitant le tonnerre, faisoit rouler sur un pour d’airain un charriot à quatre roues ferrées. Une poignée de résine fait un éclair, les vents sont enfermés dans des outres, & une violente tempête dans un coffre, les flots en couroux emportent un vaisseau sur une mer de toile, & les princes sont magnifiquement logés dans des palais en peinture. L’auteur par des jeux de mots se moque des poẽtes comiques : leurs drames sont si froids que les feuilles de leurs livres découpées en flocons, servent de monceaux de neige. A l’exemple de l’Opera de Londres, l’Académie royale de Musique, établie à grand frais au Palais Cardinal, fait rire par la magie de ses machines, & endort par la foiblesse de ses vers, dans les ouvrages mêmes corrigés.