(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre IV. Suite d’Anecdotes Ecclésiastiques. » pp. 106-132
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(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre IV. Suite d’Anecdotes Ecclésiastiques. » pp. 106-132

Chapitre IV.

Suite d’Anecdotes Ecclésiastiques.

QUi croiroit que le Sacré Collége ne fût pas à l’abri des attentats du théatre. Rome fut toujours pleine de pasquinades : ce nom même en est venu, & a passé en proverbe. Le caractere des italiens, l’affluence des étrangers, la foiblesse d’un gouvernement ecclésiastique, qui change si souvent, les multiplient à l’infini. Mais les pasquinades ne sont que des bons mots, des traits malins, de épigrammes satyriques : il est rare qu’on fasse des pieces d’une grande étendue. Les satyres ont été innombrabies à la mort du dernier Pape Clement XIV, & contre sa personne, & contre son homme-d’affaires, le Sieur Bischi, qui a, dit-on, gagné des millions, & sur-tout contre le P. Bontemps son favori, qui a profité de son crédit pour se faire féculariser, & quitter impunément son habit de S. François : métamorphose singuliere sous un Pape Cordélier lui-même, dont le choix, les faveurs, la confidence, l’intimité ne devoient pas ce semble tomber sur un religieux si peu attaché à son saint état.

Le Sacré Collége, qui n’y étoit pas intéressé, & qui n’aimoit pas le feu Pape, à qui il reprochoit de ne consulter que son cordélier défroqué, laissa courir impunément ces pieces fugitives, qui n’ont qu’une existence éphémere : mais le théatre, plus audacieux, l’attaque directement lui-même en bataille rangée. Il a paru pendant le Conclave une piece réguliere intitulée, le Conclave de 1774, drame en musique, pour être joué sur le théatre des Dames pendant le carnaval de 1775. Dans cette comédie, la plus ingénieuse & la plus maligne qui ait paru, dix-huit cardinaux y jouent chacun un rôle analogue aux inclinations & au caractere qu’on lui suppose. Les cardinaux qui composoient la congrégation chargée des affaires des jésuites, y sont plus maltraités que les autres : d’où l’on a voulu conclure que le parti jésuitique en est l’auteur. Conjecture fort équivoque. Il étoit aisé à leurs adversaires de se couvrir de ce manteau, pour se cacher, & faire tomber le soupçon sut la société : plus d’une fois ces travestissemens affectés ont mis l’innocent à la place du coupable.

Le Cardinal de N. homme d’esprit & de mérite, fort aimé en France & à Rome, y joue un des principaux rôles : Il est si dévot, dit-on, que la Sainte-Croix est toujours entre ses mains. Allusion maligne, mais injuste, à ses liaisons avec la Princesse de Santa-Cruce, & appuyée sur des traits des poësies de sa jeunesse, avant son cardinalat, où l’on trouve des endroits galans. Il en a été vivement affecté : aussi a-t-il été le solliciteur, & a paru à la tête des poursuites qui se sont faites pour en découvrir & punir l’auteur. Il y a apparence que cette comédie a été faite en France & envoyée à Rome,

Le Sacré Collége, qui, tout occupé de la grande affaire de l’élection d’un Pape, auroit dû la mépriser, comme il avoit méprisé les Gangagnellines, a paru y prendre le plus vif intérêt ; &, à la sollicitation de l’Eminence françoise, a agi avec la plus grande rigueur. Il a fait brûler cette piece en place publique par la main du bourreau ; il a fait les plus grandes perquisitions pour en découvrir les auteurs, & mis leurs tètes à prix, promettant cinq cens écus romains à celui qui les découvriroit, & a fait arrêter plus de vingt personnes. Sur quoi un Cardinal, soupçonné d’avoir dénoncé & procuré l’emprisonnement de quelques-uns, trouva affiché sur la porte de sa cellule, un écrit d’une main inconnue qui l’invite à aller recevoir les cinq cens écus promis au dénonciateur, qu’il a bien gagné. Les recherches sur l’auteur de ce libelle n’ont pas été plus heureuses : il est sans doute venu de dehors. La patience & le silence sont de grands remedes aux maux de la vie.

On afficha le même jour à tous les carrefours de la ville l’édit le plus rigoureux contre tous les faiseurs de libelles : on en a été si peu intimidé ; que dès le lendemain on trouva affiché à la statue de Pasquin : Le Conclave ayant été mécontent de la tragédie, on lui donnera une farce pour le satisfaire. En effet, deux jours après on fit courir dans Rome le premier acte d’une nouvelle piece pire que la premiere, préparée sans doute depuis longtemps, qui se vendoit publiquement en manuscrit jusqu’à dix sequins. Plusieurs dames romaines, attachées à des cardinaux, y jouoient les plus mauvais rôles, & pour eux ; & pour elles. De quoi n’est pas capable l’esprit du théatre, qu’on donne pour si utile au public ?

Parmi vingt malheureux emprisonnés, il fut trouvé un prêtre florentin, qui se mêle de faire des operas, comme l’Abbé Pelegrin faisoit à Paris (ce qui n’est pas trop le métier d’un prêtre) & un musicien son disciple, qui l’aidoit à faire des parties & à composer les arriettes. Ils ont été décrétés, non par le juge ordinaire, mais par les trois cardinaux chefs d’ordres, M. de N., Cardinal Evêque, à la tête. Le décret par leur ordre fut exécuté par le gouverneur de Rome & ses Sbires, sur des soupçons donnés à leurs Eminences, qui n’ont point été prouvés : sujet d’un nouveau différent encore plus vifs. C’est un malheur attaché au théatre, d’occasionner toujours quelques désordres. Les ecclésiastiques feroient mieux de dire leur Bréviaire, que de composer des comédies.

Il y a à Rome une Congrégation appellée de l’Immunité. Ce tribunal établi par Urbain VIII, composé de cardinaux & de prélats, est chargé des affaires ecclésiastiques, exemptions, priviléges, immunités & délits, comme les officiaux le sont en France. C’étoit donc à ce tribunal à faire le procès au prêtre florentin, tout au plus au Sacré Collége, comme exerçant l’autorité souveraine pendant la vacance du S. Siége, & non pas aux trois cardinaux chefs d’ordres, ni au gouverneur de Rome. Le cardinal Fantuzzi, préfet de cette congrégation, se plaignit hautement qu’on avoit attenté sur ses droits & sur la jurisdiction de l’Immunité ; & comme, selon les canons de l’Eglise, celui qui met sans pouvoir la main sur un prêtre, encourt ipso facto l’excommunication majeure réservée au Pape, il déclara que les trois cardinaux qui avoit porté le décret, le gouverneur de Rome & ses officiers qui l’avoient exécuté, avoient encouru l’excommunication dont ils ne pouvoient être absous que par le Pape futur ; & en conséquence étoient privés de toute voix active & passive dans le Conclave. Ce qui en troubloit la paix, & renversoit toutes les intrigues. Le Sacré Collége exerce l’autorité spirituelle pendant la vacance, comme le Chapitre cathédral de chaque diocèse l’exerce sede vacante, donne l’absolution ad cautellam à tous les excommuniés, il rétablit en tant que de besoin les trois Eminences, le gouverneur & ses officiers dans leurs fonctions.

Enfin on fit brûler en place publique cette satyre avec bien d’autres : ce qui n’a servi qu’à la repandre davantage. Un peuple immense, présent à l’exécution, en rioit aux éclats, & ne tarissoit point en bons mots. Ne pouvant l’avoir imprimée, on en a fait une foule de copies, où sans doute on a souvent embelli l’original. Ces copies se vendoient jusqu’à vingt-cinq écus. Il s’en est fait depuis des éditions furtives qui l’ont portée dans toute l’Europe. Par une singularité remarquable, cette exécution ne fut pas faite dans la place ordinaire, mais dans la place Colonne, l’une des plus belles de Rome, où on n’en avoit jamais fait ; comme si à Paris, au lieu de pendre un voleur à la place de Greve, on le pendoit à la place Vendôme. Ce n’est point un hasard, mais un dessein prémédité. Le cardinal Maresfoschi a son palais sur cette place : il a été soupçonné d’avoir favorisé l’auteur du libelle. Pour lui faire supporter une partie de la peine, on a brûlé le drame devant sa porte. Son Eminence en a porté ses plaintes ; on en a été quitte en désavouant les motifs. Après ce petit intermede, où les passions de part & d’autre ont joué leurs rôle, on est venu à l’affaire importante de l’élection d’un Pape : le Pape enfin a été élu. Les vertus, la sagesse, les lumieres de Pie VI. ont dissipé tous ces nuages, & font espérer à l’Eglise le plus sage gouvernement. La piece satyrique est tombée dans l’oubli. La sensibilité des personnes intéressées lui avoit donné un éclat momentané qu’elle ne méritoit pas. L’élection des empereurs, des rois de Pologne, les parlemens d’Angleterre, toutes les cours sont également orageuses. De si grands intérêts doivent exciter de violentes tempêtes sur la mer des foiblesses humaines, à Rome sur-tout où tous les princes catholiques semblent se réunir pour les exciter.

L’Abbé Boileau, homme d’esprit, habile docteur, mais très-singulier, & satyrique comme son frere, a mérité a des titres opposés l’attention du théatre. Il l’a favorisé, il l’a combattu ; il n’a pas fait à la vérité des comédies, mais des livres comiques, dont la bisarrerie & l’indécence dans les choses mêmes où la raison donne droit à Thalie de les placer dans sa bibliotheque. Tels sont l’Histoire des Flagellans, Traité de l’habit court des Ecclésiastiques, des libertés impudiques, où il prouve que ce sont des péchés mortels : ce qui est très-vrai. Il n’a pas exercé le métier de comédien, mais il en portoit la décoration, & il en avoit le goût & les talens. Il étoit toujours vêtu à la Pantalon, avec une espece de robe qui n’alloit qu’à mi-jambe. Il étoit malin, médisant, fertile en sarcasmes, sans égard pour personne. En voici un célebre qui sera juger des autres. J’écris tous mes ouvrages en latin, afin que les évêques ne les entendant pas, n’ayent point envie de les censurer. Son pere lui donnoit une qualité tout-à-fait théatrale, Jacob est un débauché . Mais sans doute il changea de vie : ses qualités de docteur de Sorbonne, de grand-vicaire de Sens, de chanoine de la Sainte Chapelle ne permettent pas d’en douter. Son frere le poëte le livre sans façon à la scène. Si mon frere , disoit-il, n’étoit pas docteur de Sorbonne, il auroit été docteur de la Comédie italienne.

Après sa mort on a donné au public ses Sermons & ses Panégyriques, qui, malgré sa haine contre les jésuites, n’ont pas fait fortune, & un Recueil de Pieces choisies qui ont été goûtées. Par-tout se fait sentir son caractere & son style satyrique : hardi, tranchant, quoique fort au-dessous du Pere Bourdaloue, il a de fort bonnes choses ; &, selon les devoirs de tous les ministres & de tous les chrétiens, il est déclaré contre le théatre. Entre une infinité de traits répandus dans ses discours, il établit par-tout les principes de morale qui en font la condamnation.

A la cour, où d’agréables farceurs jouent tous les personnages qu’ils croyent propres à faire leur fortune, la beauté avec ses charmes, la politique avec ses intrigues, l’orgueil avec son luxe, la comédie avec ses traits efféminés, l’hypocrisie avec ses dissimulations, la volupté avec se délicieux repas, le bal & le spectacle avec leur mélange des deux sexes, hélas ! en faut-il tant pour tenter, amollir, corrompre un jeune prince ? Les David, les Salomons s’y sont perdus. Qu’il est difficile & rare d’échapper à tant de piéges ! Quis est hic & laudabimus cum ?

La fille de Jephté, condamnée à mort, demande quelques jours pour pleurer sa virginité, avant l’exécution de cette sentence. Vous n’avez point à pleurer la vôtre, actrices, filles mondaines, qui prévenez vos amans, les cherchez des yeux, & plus encore du cœur ; qui craignant peut-être la honte que fait le péché, vous souciez si peu d’en éviter les approches, vous qui êtes si engageantes dans vos manieres, si libres dans vos paroles, si complaisantes dans vos enjouemens, si familieres dans vos privautés, si désireuses de voir & d’être vues ; qui, pour plaire aux hommes, avez recours à ces parures dont à peine on peut savoir les noms, tant elles sont bisarres, inconstantes, multipliées. Vous, qui, quand vous seriez chastes avec les hommes, ne l’êtes jamais avec vous-mêmes, êtes éprises d’amour pour votre beauté, ou naturelle, ou artificielle, qui pointes & enluminées comme des idoles par vos propres mains, vous offrez aux regards d’une foule d’insensés adorateurs, qui ne vous regardent qu’avec des yeux lascifs, & dont les crimes sont comptes pour autant de conquêtes & de triomphes dont vous repaissez votre passion & votre vanité.

Voici un trait singulier de S. Felix de Cantalice, capucin, opposé aux folies théatrales du monde, rapporté dans sa vie. Le P. Lupus, fameux & saint prédicateur de Rome, apprenant qu’on préparoit de grandes fêtes de carnaval, bals, mascarades, carrousels, alla trouver le F. Felix, & lui dit les larmes aux yeux & la douleur dans le cœur : Nous montons à Jerusalem, & nous allons voir la triste consommation des cheses prédites du Fils de l’homme. Souffrirons-nous tranquillement que notre bon Maître soit méprisé, moqué, couvert d’ignominie, par les crimes & les dissolutions qui vont se commettre dans les assemblées où regne le désordre & la licence ? Allons forcer le monde, cet ennemi de Dieu, dans ses retranchemens, & le troubler dans ses plaisirs. Felix toujours prêt consentit à tout. On projeta une procession lugubre au milieu des masques qui couroient les rues : les capucins & les oratoriens entrerent dans ce pieux complot. Trois prêtres de l’Oratoire de Saint Philippe de Neri, couverts de cilices & de cendres, ouvroient la marche portant un crucifix & des flambeaux allumés, quatre capucins portant des têtes de mort suivoient Lupus & Felix. Ils fendent la presse poussant des gémissemens comme des Jonas & des Jérémies, & prêchent la pénitence avec tant de force, qu’ils sont trembler tout le monde, tout insolent, tout insensé qu’il est dans ses assemblées. Ce spectacle auroit fait rire à Paris ; on eût cru insensés ces prédicateurs singuliers, on les eût traités de fous. A Rome on les écouta, on les respecta, chacun s’en retourna frappant sa poitrine & brisant son cœur, à la vue des malheurs qu’annonçoient ces prophêtes. Ninive écouta la voix de Jonas, & un grand nombre de personnes se convertirent sincerement.

Ninon Lenclos, dans une de ses lettres où elle fait son histoire, donne un portrait de Madame de Maintenon, que je crois qu’on lui prête : car il est faux & outré en bien des choses. Ce qui est bien opposé à la probité qu’on lui attribue. Elle dit n’avoir jamais aimé Madame de Maintenon : elle fut pourtant son amie intime, & l’amitié ne tient pas ce langage. C’est une satyre cruelle qu’on fait passer sous son nom : mais qui, à la bien prendre, donne de Ninon la plus mauvaise idée. Elle n’avoit pas la méchanceté que cette satyre suppose.

Pour Maintenon ; je ne l’aimai jamais.
Prude au cœur faux, se croyant philosophe,
Et bel esprit, sans en avoir l’étoffe ;
Elle eut toujours bien plus d’art que d’attraits.
Son air dévot, ses mystiques adresses,
L’activité d’un manege prudent,
Sanctifioient ses utiles foiblesses ;
Son confesseur étoit son confident.
Elle mêloit le divin au profâne,
Et s’ennuyoit majestueusement
Entre les bras de son auguste amant.
Reine le jour, & la nuit courtisanne,
La grandeur même étoit son châtiment.

Ce ne sont pas des vers d’une femme, & Ninon n’en faisoit pas. Le mot de courtisanne est faux ; elle étoit mariée, elle avoit beaucoup d’esprit, & fut très-belle. Elle ne mêla le sacré au profâne que dans les comédies qu’elle fit jouer, où elle fit une grande faute. L’auteur n’en parle pas : il en est amateur, & n’a pas l’air dévot, & vraisemblablement ne se pique pas de l’être.

Le P. Irenee d’Eu, religieux du tiers-ordre de S. François, donna en 1651 & 1654 un recueil de ses œuvres spirituelles, en deux in-folio. On y trouve vers & prose, latin & françois. C’étoit un esprit fécond, enjoué, facile, accommodant, qui eût bien voulu concilier la dévotion & le monde. Il a des titres bisarres & des idées singulieres : rayons du soleil de justice, bouquet de fleurs célestes, discours sentencieux, selon le goût du temps : du reste rempli de piété, morale solide, connoissance de l’Ecriture sainte. Cet auteur mérite plus de réputation qu’il n’en a. Il fut fort estimé du chancelier Seguier, à qui il a dédié cet ouvrage. Dans le Chemin du Ciel, c. 7. il traite des divertissemens. Voici ce qu’il dit du bal & de la comédie.

Il faut tant de circonstances, d’intentions, de lieux, de temps, de personnes, tant de façons, pour assaisonner ces plaisirs, que l’abstinence en est bien plus aisée que le bon usage. Quoiqu’on puisse s’y sanctifier par miracle, on s’y perd tous les jours par foiblesse ; & comme nous sommes plus foibles que miraculeux, nous devons chercher notre sureté dans la suite. Si nous aviont la ferveur de S. Elzéar & de Sainte Delphine sa femme, qui mettoient dans leurs souliers des coquilles de noix & des pointes de fer, pour amortir le plaisir de la danse ; qui s’imaginoient être parmi les chœurs des anges, & n’entendoient la mélodie des instrumens que pour être ravis en Dieu. Nous pourrions y assister ; mais chacun y portant sa vanité à l’envi, la danse étant une disposition aux mauvaises actions, il faut esquiver de s’y trouver. La sensualité qui est l’aînée, entendant le résonnement des violons, gronde contre la raison sa cadette, & la délectation des objets qu’on y trouve, fait, comme la fille d’Hérodias, couper la tête au Précurseur du Sauveur, à nos bonnes résolutions.

Le divertissement de la comédie sert de fourrier à la débauche, de mains à la volupté, d’allumette au péché, de scandale à la vertu. Quoique l’honneteté soit à present sur le théatre françois, chacun sait qu’une feinte bien representée fait des impressions réelles, & produit des sentimens véritables dans le cœur des assistans. Quoique les comédies soient indifférentes d’elles-mêmes, de leur nature elles sont très-pénétrantes, & inclinées du côté du mal, pleines de dangers & de périls. Il y a fort à craindre pour ceux qui y assistent, qu’ils n’en rapportent de mauvaises idées, dont ils soient contraints de gémir, comme S. Jérôme tourmenté dans le désert par le souvenir des femmes qu’il avoit vues autrefois à Rome.

La ville de Paris, non plus que les autres du royaume, ne s’étoit jamais mêlée de l’entretien des spectacles. Les troupes des comédiens faisoient tous les frais, le public payoit à l’entrée, le Roi donnoit quelques pensions, la police y maintenoit l’ordre. Cette grande ville a connu enfin l’importance de ses jeux, elle en a fait son affaire : elle bâtit & entretient à ses dépens des sales, des décorations magnifiques, & a obtenu la direction de cette grande œuvre. Desorte que le public paye deux fois, par l’imposition de ces charges, & par le droit d’entrée sur lequel se prenoient les charges. C’est aujourd’ui un revenu net pour les comédiens, débarrassé de toutes impositions, vingtieme, industrie, capitation, contrôle, &c. qui paye leurs travaux mêmes innocens & utiles. Rien n’oseroit toucher au produit sacré de la corruption des mœurs. L’entreprise de la salle ayant été faite pour quatre millions, M. le Contrôleur-général, étonné de cette énorme profusion, représenta à l’entrepreneur que d’autres le seroient à moins, il répondit : Le marché est fait, & je l’ai acheté pour un pot-de-vin de six cens mille livres. Les Ediles, dit-on, avoient à Rome la direction du spectacle. Mais les Ediles chrétiens, qui vont à deux mille ans ans chercher des apologies dans le paganisme, n’ont-ils pas vu que tous les Peres & les Conciles les ont condamnés, & que la Religion leur défend non-seulement de les entretenir, mais encore d’y assister ?

Le P. la Rue, jésuite, célebre prédicateur & bon poëte, a eu pour le théatre dans sa jeunesse un goût plus décidé qu’il ne convenoit à son état. Il a composé plusieurs pieces en latin, selon les regles de S. Ignace, mais il les traduisit en vers françois, pour les mieux répandre. Corneille en faisoit cas. Suffrage médiocre d’un homme qui jamais de Lucain ne distingua Virgile, & qui n’estimoit ses propres tragédies que par l’argent qui lui en revenoit. Le P. la Rue en laissa tirer des copies par le comédien Baron, qui crut lui rendre service en les donnant aux comédiens. Ils se préparoient à les représenter : on fit sentir au poéte qu’il étoit indécent que les ouvrages d’un religieux fussent joués sur le théatre public. Il obtint une défense de les représenter : cette défense fut leur tombeau ; elles n’auroient pas réussi, & on n’en a plus parlé. Aucune des pieces innombrables composées par les jésuites, même livrées à l’impression, n’a paru au grand jour de la scène françoise. Il est vrai qu’aucune n’a passé pour un chef-d’œuvre, & que la seule idée de pieces de collége les feroit tomber. On ne parla de celles-ci que sur la recommandation de Baron, tout puissant alors sur la scène. Madame de Maintenon lui avoit donné l’exemple sachant que les comédiens vouloient jouer Esther & Athalie, qu’elle avoit fait composer pour les Demoiselles de Saint-Cyr, elle le leur fit défendre. Après la mort de Louis XIV. le théatre s’en est emparé. Le P. la Rue a été mieux obei : on n’a plus pensé à ses pieces, qui en effet ne valent pas celles de Racine. Leur médiocrité a été leur sauve-garde.

Ce pere se tourna d’un autre côté : il traduisit en vers deux comédies de Terence, qui ne sont pas même les plus châtiées : mais, n’osant s’en avouer l’auteur, il les fit passer sous le nom de Baron son ami, & en déguisa les titres sous ceux de l’Ecole des Peres & de l’Homme à Bonnes-fortunes, changemens peu religieux. Ce fameux acteur rougissoit de cette gloire littéraire. Il ne faisoit point de vers, & n’entendoit pas le latin ; il n’osoit ni faire tire en avouant cet ouvrage, ni manquer à son ami en le désavouant : il faisoit le modeste. Ce rôle comique ne lui convenoit pas, tout habile acteur qu’il étoit : personne ne prit le change ; on connoissoit ses liaisons avec le P. la Rue, & le public rendit justice à tous les deux. C’est le masque de l’Abbé de Montempuis, qui s’habille en femme pour aller à la comédie sans être connu : son déguisement même le fit connoître. Tous ces détours n’ont pu épargner cette tache à sa gloire : l’ouvrage même n’a pas réussi.

Cette conduite est singuliere. Nombre de ses confreres ont fait des comédies, toute la Société en faisoit représenter ouvertement, Port-Royal a traduit Térence : mais la Rue étoit prédicateur ; il sentoit que le théatre contrastoit trop avec la chaire, qu’il lui faisoit tort, & détruisoit le bien que pouvoient produire ses sermons. Parmi les jésuites, tout indulgens qu’ils étoient pour la scène, ceux qui se dévouoient à une haute piété ou qui se consacroient à la chaire, abjuroient des exercices si opposés : Lingendes, Bourdaloue, Cheminais, Giroux, Segaud, Neuville, Perrusseau, &c. n’ont point donné de comédies. Les plus grands hommes ont leurs foiblesses ; ces foiblesses font le procès au théatre. Il doit être bien dangereux, sa contagion infecte les plus grands hommes ; il doit être bien honteux, les plus grands amateurs en rougissent, quand ils écoutent les conseils de la raison, les loix de la Religion, les regles de la décence.

On n’étoit pas moins surpris des liaisons étroites du jésuite avec le comédien : deux hommes si peu faits l’un pour l’autre. On crut que le prédicateur prenoit en secret des leçons de l’acteur, qui excelloit dans son art. Il est vrai que le P. la Rue avoit un geste & une action qui n’est pas ordinaire. C’eût été une nouvelle foiblesse : jamais les Apôtres n’ont été à une pareille école. Mais tout fut réparé en l’abandonnant ; il se livra entierement au sacré ministere, il y eut de très-grands succès, & il est mort dans un âge avancé, d’une maniere édifiante & vraiment religieuse.

Pelagie étoit dans le cinquieme siecle la Chammélé, la Clairon, la Dangeville du théatre d’Antioche ; c’est-à-dire, la premìere actrice, la plus fameuse par sa beauté, ses talens, ses désordres & son immodestis. On l’appelloit Marguerite, c’est-à-dire, la perle la pierre précieuse ; sa parure étoit la plus recherchée, ses cheveux artistement arrangés, sa coëffure orgueilleusement élevée à la grecque, ses habits les plus somptueux, les parfums les plus exquis, tout annonçoit une comédienne entretenue. Un jour pendant la tenue d’un Concile, plusieurs Evêques s’étoient assis & s’entretenoient dans la rue à la porte d’une église ; Pélagie vint à passer comme en triomphe au milieu d’une foule d’amans & de domestiques : les Evêques en furent scandalisés, & détournerent les yeux d’un objet si dangereux & si profâne. Le seul Evêque Nonnus, ancien religieux du monastere de Thabenne, célebre par sa sainteté & par ses talens, la regarda fixément, & fondit en larmes. Hélas ! mes freres , s’écria-t-il, que je crains que cette femme qui a pris tant de soin pour plaire aux hommes, ne soit un jour notre condamnation, pour avoir eu si peu de soin de plaire à Dieu ! (Il pourroit ajouter aujourd’hui, notre toilette souvent ne le cede gueres à la sienne.) Rentré chez lui, il se prosterna, gémissant & frappant sa poitrine : Ayez pitié de moi, Seigneur, voilà une malheureuse actrice qui passe les heures entieres à s’ajuster, & met en usage tout ce qu’il y a de plus précieux & de plus séduisant pour se faire aimer des hommes. Et moi, Prêtre, moi, Evêque, quel soin prens-je de mon ame pour la parer des vertus, & vous plaire ? Il étoit inconsolable.

La nuit suivante il eut un songe mystérieux : il vit une colombe noire & chargée d’ordures voltiger autour de lui, il la prit & la jetta dans un bassin plein d’eau, elle en sortit toute blanche & nette, s’envola vers le ciel, & disparut. Le lendemain jour de Dimanche les Evêques s’assemblerent dans l’Eglise, pour célébrer les saints Mysteres. Le concours du peuple y fut prodigieux. Nonnus fit un sermon, & parla d’une maniere si touchante que l’auditoire fondoit en larmes. L’actrice Pélagie, attirée par la curiosité, se trouva dans l’assemblée : elle avoit été instruite & mise au rang des cathécumenes ; mais le théatre avoit étouffé en elle tous les principes de la Religion. Elle ne put retenir ses larmes : la grace en fit sa conquête. Dès le même jour, elle écrivit au prédicateur cette lettre singuliere : Au saint Disciple de Jesus-Christ, la péchéresse & l’esclave du démon. J’ai oui-dire que votre Dieu est descendu du ciel pour le salut dès hommes, & que celui que les cherubins n’osent regarder, a bien voulu converser avec les pécheurs, & n’a pas dédaigné de parler à une Samaritaine & insigne pécheresse. Si vous êtes son disciple, ne méprisez pas une infâme courtisanne telle que je suis, & ni me refusez pas la consolation d’avoir une conférence avec vous, afin que par votre moyen je puisse trouver grace auprès de Jesus-Christ.

Nonnus fort étonné craignit quelque piége, & répondit qu’elle pouvoit venir ; mais qu’il ne lui parleroit qu’en présence de tous les évêques. Elle court à l’église où ils étoient assemblés, se jette aux pieds de Nonnus, les arrose de ses larmes, & lui demande le Baptême avec tant d’instances, de protestations, de gémissemens, que les évêques touchés de tant de marques de conversion, furent d’avis de le lui donner. On la mit entre les mains d’une sainte veuve qui fut sa marraine. Pélagie distribua tous ses effets aux pauvres, se revétit d’un cilice, &, déguisée en homme sous le nom de Pélage, alla s’enfermer dans une cellule, d’où elle ne sortit plus, & y passa le reste de sa vie dans la plus austere pénitence, & une très-grande réputation de sainteté. Son sexe ne fut connu qu’après sa mort, quand on l’enterra. Elle fut honorée comme une sainte.

Une circonstance fort singuliere, c’est que le saint prélat fut si rempli de joie de la conversion de Pélagie, que le jour de son Baptême il voulut se régaler par une grande fête : il dit à son diacre, qui faisoit toute sa maison : Voici le plus beau jour de ma vie ; livrons-nous à la joie. Je boirai un peu de vin, & apprêtez nos légumes avec un peu d’huile. Que de prodiges ! Une actrice convertie, un modele de pénitence, un évêque qui prêche, baptise, convertit ; qui ne veut voir des femmes qu’en compagnie, & qui fait un grand festin d’un peu de vin & de quelques légumes apprêtez avec de l’huile. La Gaussin de nos jours, actrice aussi fameuse que Pélagie, a fait une pareille pénitence.

Un chartreux, dont on a donné un fort bon ouvrage, biblioth. mystiq. tom. V. sous le nom d’Aphorismes, compare les religieux à des comédiens. Cette comparaison est communément une injure ; parce que, dans les idées communes & trop justes, rien n’est plus méprisable que la profession des comédiens. Ici le parallele n’est que pour instruire. Le pere prieur, dit-il, est le directeur de la troupe : il vous donne un emploi, il vous charge de quelque fonction : c’est votre rôle. L’obéissance doit faire de vous un bon acteur : jouez donc bien votre personnage, qu’importe quel qu’il soit. Un bon frere cuisinier fera, s’il fait son devoir, un aussi grand saint que dom prieur. Dieu distribue à chacun sa tâche, c’est à nous à la remplir. Fabulæ actores, Dei est eligere tecum est datum tibi personnam bene fingere sicut domni prioris suam. Son commentateur applique cette regle à tous les hommes. Toute la vie n’est qu’une piece de théatre, dont Dieu distribue les rôles dans les états où il nous place : ne songeons qu’à bien représenter, pour obtenir la récompense éternelle. Tout le reste est indifférent, comme à un acteur l’intrigue & le dénouement de la piece qui lui sont étrangers. Non enim suos sed alienos referunt casus, nec magis, ad nos pertinent omnia quam ad histriones pertinet quod in scenis agitur. Il faut pourtant excepter les actrices, qui réalisent parfaitement les amours qu’elles jouent : ce sont des vraies Armides, des vraies Angéliques, dont le Medor & le Renaud sont très-réels. Le vice n’est pas pou-elle un masque, il est dans le cœur, est dans toutes les allures ; c’est lui qui parle en elles & qui agit. C’est la vertu qui est un personnage dont on prend le masque, & qu’on quitte dans la coulisse. Le rôle du vice est naturel, & le joue sans efforts.

On compare ailleurs à un comédien Paul de Samosate, ce fameux évêque d’Antioche, s’étoit fait bâtir dans l’église une espece de théatre, où, sur un trône élevé, il donnoit ses audiences avec le plus grand faste. Il avoit un autre tribunal chez lui, pour les audiences secretes : oubliant qu’il étoit disciple de Jesus-Christ, il faisoit le prince ; il vouloit qu’on écoutât ses prédications, non avec le respect & la modestie qui conviennent à la parole de Dieu, mais avec les applaudissemens du parterre, des hommes & des femmes qui donnoient le ton en battant des mains, en criant miracle. Il falloit, pour lui plaire, que tout criât à l’unisson, & suivît son exemple.

Ce chartreux allemand, pour condamner le fard & les parures, raisonne ainsi : l’homme peut-il se croire orné par ce qui est au-dessous de lui ? C’est plutôt lui qui l’orne. Quomodo decorare protest quod est abjectius ? Meliora dignitatem addere possunt, inferiora dignitatem quam non habent, conferre nequeunt. Le suc des herbes, les dépouilles des bêtes, les pierres de la terre peuvent-ils ajouter à votre dignité ? Quel ridicule ! Vous vous dégradez ; vous, pour qui ces choses sont faites. Quid decoris bestialarum pellis ! ô deridenda vanitas ! sese detrahit homo, cum sit decus omnium. La beauté même de tous ces êtres, quoiqu’attachée à votre personne, n’est pas à vous. Alienum splendorem sibi arrogat. Vous avez beau vous couvrir de diamans & de perles, vous n’êtes jamais que vous-même : cet éclat étranger n’est pas vous. Quantum libet tibi alligaveris decoris non tui. Toutes ces beautés d’emprunt, sous lesquelles vous vous cachez, décelent votre besoin, votre misere & votre vanité.

Le Scaphandre est une machine d’une nouvelle invention, avec laquelle tout le monde, un enfant même, peut sans peine nager comme un poisson, se tenir debout dans l’eau, & faire en nageant tout ce qu’il veut, même dans les fleuves les plus rapides, sur les gouffres les plus profonds, dans la mer la plus orageuse. Ainsi le prétend l’Abbé la Chapelle son inventeur, qui a fait là-dessus un gros livre orné du figures, où il rapporte nombre d’expériences qui lui ont réussi. Je ne conteste ni n’examine ce fait, ni cette matiere ; je me borne au détail qu’il fait de la perte du vaisseau Le Prince, de la Compagnie des Indes, arrivée en pleine mer le 12 Avril 1772, par le feu qui prit au charbon à fond de cale. De quatre cens personnes il ne s’en sauva que sept sur quelque planche, qui, après avoir vogué sept à huit jours, aborderent enfin sur la côte du Bresil. Ce malheur est affreux, & la description qu’il en fait extrêmement tout hante. Il prétend que si on avoit eu ses scaphandres, il s’en seroit sauvé un plus grand nombre.

Mais une circonstance à laquelle ne s’attend pas un homme qui a de la religion, de la vertu, & même du bon sens ; c’est que, dans ce vaisseau richement chargé, où l’on avoit embarqué des présens magnifiques pour quelque Nabab des Indes, & plusieurs compagnies de soldats, pour la garnison de Ponticheri, on avoit eu la précaution d’embarquer aussi une provision de femmes de bonne volonté, pour le service des passagers, des soldats & des matelots, & notamment une troupe de comédiens & de comédiennes, pour les divertir sur la route, & soutenir le théatre françois de la Compagnie des Indes, répandre sur les bords du Gange les grands noms de Moliere, Corneille, Racine, Crebillon, où ils étoient parfaitement inconnus, quoique leur gloire immortelle, disent nos oracles, ait rempli tout l’univers. Les acteurs & les actrices jouoient bien des scènes de toutes especes dans la traversée, mais aucun ne s’attendoit à ce dénouement vraiment tragique, qui termina la piece vers le tropique du Capricorne, en les livrant au trident de Neptune.

Cette mort affreuse les fit passer subitement, comme Moliere, Lulli, Monsfleuri, du théatre au jugement de Dieu, du crime à l’éternité. Peut-on verser trop de larmes sur ce sort déplorable ? & n’est-ce pas une juste punition de la fureur du vice, qui ne peut se passer des folies & des crimes de la scène, jusqu’à en charger à grand frais des vaisseaux, & en transporter aux Indes ? Ce qui est incroyable. Une telle cargaison est-elle nécessaire, même à la passion, dans un pays où le Mahométisme forme des sérails, où le paganisme consacre aux idoles la plus grande corruption ? Sans doute que les actrice françoises, plus piquantes, plus faciles, plus exercées, devoient répandre sur le vice un assaisonnement inconnu aux comédiennes, aux danseuses, aux courtisannes de la côte de Coromandel. Le théatre françois est donc pire que l’Alcoran, & plus vicieux que les Bramines. Mais en même-temps quel objet de commerce pour la Compagnie des Indes ? Sont-ce-là des dépenses bien nécessaires, & dont les actionnaires doivent tenir compte sur la fixation de leurs dividendes ? Une Compagnie si dépravée peut-elle se soutenir dans l’Inde ? Mérite-t-elle d’être protégée en France ? Le prétendu profit qu’elle apporte dédommage-t-il de la corruption qu’elle répand ? Quel scandale pour les païens dans les chrétiens mêmes qui habitent parmi eux ! Quel obstacle aux succès des Missions ! Quel mêlange révoltant ! Elle prend dans ses vaisseaux, par ordre du Roi, des Missionnaires & en même-temps des comédiens ; on bâtit des églises, & elle construit des théatres ; on prêche la Foi, & elle enseigne le vice. Dieu pouvoit-il bénir un commerce si scandaleux ?

La comédie est plus sainte à N. qu’ailleurs : les comédiens ont pris par dévotion une maison attenante à l’église des pénitens, & dressé leur théatre dans une grande salle qui n’en est séparée que par une chambre. Ils esperent que les influences de la piété passeront à travers les murailles, & feront d’eux & des spectateurs autant de saints. On ouvrira sans doute une porte de communication, pour aller de plein pied du parterre à l’église & de l’église au parterre. En attendant on jouit d’une fenêtre que le propriétaire de la maison avoit pratiquée pour sa commodité, d’où il entendoit la Messe sans sortir de sa chambre. Les actrices, qu’on sait être fort dévotes, en profitent avec serveur. Elles s’habillent dans cette chambre, & suspendent un moment leur toilette, sans rien déranger, elles entendent fort dévotement la sainte Messe, assises ou couchées, & mettant un genou sur quelque coussin au moment de l’élévation. L’Aumônier est averti d’être fort court. Les grandes Messes sont longues, & on y chante ; ce chant interrompt les tendres propos des amans admis à la toilette : mais on ferme les fenêtres. Les Vêpres embarrassent davantage. La cohue de tant de voix rudes & grossieres fait une dissonnance avec les voix mélodieuses des actrices, & les sons harmonieux des violons. On supprime les Vêpres, ou on les dit de très-bonne heure. Les pénitens sont galans, & ne voudroient pas troubler les fêtes de Thalie. Même inconvénient à N. On a détruit la chapelle de la Congrégation des Ecoliers, pour y construire un théatre : mais on a laissé au-dessus celle de la Congrégation des Artisans. Une voûte sépare la Messe de la comédie, comme à N. une chambre. Les voix des artisans, qui ne sont pas des sirenes, sont bien moins concordantes : mais on s’arrange pour les heures. Le théatre concilie tout : on sanctifie la scène, & on égaye le service divin.

Le palais épiscopal de N. a quelque chose de théatral aussi : il est plein de femmes, & on y fait des nôces & les fêtes qui les suivent, avec l’appareil le plus brillant. Niéces, belle-sœurs & une suite de femmes de chambre le peuplent saintement. Une des niéces jeune & jolie y joue un un grand rôle, & partage les cœurs. Elle laisse les vieillards à son oncle, la jeunesse est pour elle. Elle est Chanoinesse d’un de ces Chapitre où l’on se marie : c’est un nouveau titre sur le Chapitre cathédral. Les Chanoines vont lui rendre hommage. Toute sa distinction canoniale est une croix pendante à son côté, comme une croix de Malthe ; du reste la toilette est la même. Sa sœur aussi parée paroît souvent habillée en homme, ses beaux & longs cheveux frisés, poudrés, flottant sur ses épaules : ce qu’on appelle ici, queue de renard : Le clergé, qui lui fait assiduement sa cour, l’accompagne par-tout. On la voit aux promenades publiques avec la Chanoinesse, environnées de Chanoines. Les jours de fêtes, le triomphe est encore plus brillant, & depuis quelques années les Dignitaires & les Chanoines ont changé la couleur de leurs habits, & viennent certains jours, non-seulement dans la plus élégante parure, mais le uns en soutane rouge & les autres en habits violets. Ce ne fut d’abord & ce ne devoit être qu’un habit de chœur, qu’on prenoit & qu’on quittoit comme le surplis & l’aumusse : mais on se trouve si bien avec ces couleurs qu’on les garde toute la journée. On en fait honneur au Prélat, qui, comme le Pape, est servi ces jours-là par des cardinaux & des Prélats assistants du trône. La Chanoinesse participe aux honneurs pontificaux. A table, au jeu, à la promenade, on voit autour d’elle le Sacré Collége empressé à lui plaire, qui vaut bien celui de la Cour de Rome, & que Pasquin traiteroit de mascarade. Il seroit juste qu’à titre de Chanoinesse on lui donnât place au chœur : elle n’y seroit gueres plus déplacée que les Chanoines à la promenade avec elle.

Voici un usage de ce diocèse qui tient du comique : dans certaines cérémonies on met un beau fauteuil dans la chaire de la cathédrale, l’évêque s’y place pour prêcher le peuple & montrer des reliques. Cette chaire est vaste, semblables aux chaires en Italie, où les prédicateurs peuvent se promener comme les acteurs sur la scène : ce qui anime l’action, & donne de la grace & de la facilité au geste. L’évêque prêchoit réellement autrefois : mais comme la sollicitude pastorale laisse rarement assez de voix pour se faire entendre dans un vaste auditoire, celui-ci fait monter en chaire. & place sur une chaise un bon prédicateur, qui, en sa présence & à son côté, annonce au peuple la parole divine. Il leur est assez difficile à l’un de donner & à l’autre de recevoir la bénédiction, & de faire les saluts d’étiquette, perce qu’ils sont fort près, & au prédicateurs de faire les gestes, sans donner quelques soufflets à Sa Grandeur, qui se tien en crosse & en mitre. C’est un trait d’adresse dans la déclamation auquel on s’exerce plusieurs jours à l’avance : car ces soufflets oratoires ne sont pas prescrits par le cérémonial.

L’Archevêque de N. se sert d’un pareil moyen pour chanter la Grand messe dans les solemnités. Comme il ne sait pas la musique, & qu’il n’a pas plus de voix pour chanter que l’évêque pour prêcher, il fait tenir à son côté pendant toute la Messe, un bon chentre qui chante les oraisons, la préface & tout ce qui doit être chanté, & le prélat lit tout bas les paroles. Le peuple qui entend de loin une belle voix, ne peut pas distinguer de quel gosier elle part, l’attribue à son pasteur, & admire la beauté de son organe, sa science musicale, & la finesse de ses inflexions : le clergé qui l’environne en rit. Il a tort : cette façon de prêcher & de chanter est très-commode, & le public en est mieux servi. Ce double rôle n’est pas rare : un prédicateur apprend & prêche les sermons d’autrui, & a droit de les donner pour siens, puisqu’il les a bien achetés. Un rapporteur au palais & un académicien gentilhomme à l’académie lit & débite le discours que lui a composé son secrétaire, un petit-maître, une coquette étalent comme leur appartenant les graces que le baigneur & le tailleur ont faites. Tout est double ; dit l’Ecriture dans un sens différens, mais qui peut s’appliquer au mérite emprunté. Fert omnia duplicia unum contra unum nec patitur quidquam de esse.

Le fameux & bon livre des Réflexions sur la Poësie & la Peinture, prouve fort au long que, sur l’ancien théatre de Rome, chaque rôle sur le théatre avoit deux acteurs, l’un qui prononçoit les paroles, l’autre qui faisoit les gestes à sur & à mesure. Ils se mettoient l’un derriere l’autre, afin de n’être pas apperçu ; ils s’exerçoient & se concertoient à l’avance, afin que la parole & les gestes fussent d’accord : cela est très-bien entendu. Ces deux talens ne sont pas toujours unis dans la même personne : tel a une belle voix qui n’a point de gestes, tel est pantomime & n’a pas de voix : en joignant les deux acteurs on peut en faire un rôle parfait. L’embarras est quand il faut quitter la scène : il est difficile que l’ombre se colle si bien au corps qu’elle ne paroisse ; mais du y étoit accoutumé. C’est comme dans les machines de l’opéra ; quoique la corde paroisse dans l’air, on n’en suppose pas moins que la déesse, son char & ses chevaux de carton ont volé dans les airs.

L’état religieux depuis quelques années donne bien des scènes qu’il ne faut pas lui imputer : elles sont l’ouvrage de ses réformateurs. La confiance & l’estime du public en souffrent, & cet état si saint & si utile se dépeuple tous les jours, & tend à sa destruction. Cette prétendue réforme ne sait, comme celle des protestans, qu’adoucir les austérités, mitiger les regles, les prieres, les exercices, & débarrasser de tout ce qui gêne : cet air de liberté, ce ton de mondanité, détruit l’esprit de l’état, & forme une décoration comique ou plutôt tragique, puisque la religion en souffre, & que le contraste de la rigueur édifiante des regles primitives avec les nouvelles constitutions scandalise les foibles. Les regles de S. Vincent de Paule, de S. Sulpice, du P. Eudes sont plus severes que celles des nouvelles réformes. On a porté le ridicule jusqu’à défigurer les tableaux des saints fondateurs. Ces hommes si austeres, si grossierement habillés, qui marchoient nuds pieds & nue tête, sont masqués comme des prêtres élégans. Une étoffe fine & d’une couleur brillante, des escarpins bien bouclés, des cheveux frisés & poudrés, des bas bien rendus & parfaitement à la mode. Se reconnoîtroient-ils dans leurs images & dans leurs enfans ? Il est singulier que ces révolutions monastiques soient arrivées sous le pontificat d’un Pape religieux, & qu’elles aient suivi la suppression des jésuites.

Malgré ces décorations théatrales, condamnées par les anciens, mais si fort goûtées par les élégans, malgré le goût régnant de philosophie & de théatre, croira-t-on (telle est la force de la vérité) que ces constitution si mitigées défendent absolument tous les spectacles, ba’, comédie, opéra, jeux publics, & toutes les folies de ce caractere ? Spectaculis, choreis, comediis, ludis publicis aliisque hujusmodi vanitatibus nullatenus adesse præsumant. Tit. 5. de honestâ fratrum recreation. Les anciens statuts tenoient le même langage. Il est vrai qu’ils ajoutoient des peines séveres contre le particulier qui auroit fait cette faute griève, & contre le supérieur qui l’auroit soufferte, sous peine de suspense de son emploi pendant six mois. Ces loix étoient communes à tous les ordres religieux, & à toutes les communautés ecclésiastiques. Nous en avons rapporté une foule d’exemples dans le premier livre. Il est surprenant qu’en observant ces regles pour les spectacles publics, on se permettre d’en représenter dans les couvens ; quoiqu’à la vérité moins licencieux, ils inspirent le même goût & produisent les mêmes effets. Telle est la foiblesse de l’esprit humain qui ne peut être d’accord avec lui-même, la foiblesse du cœur qui ne peut se détacher en entier du plaisir même qu’il se défend, & le torrent de la flatterie qui, pour plaire à la Cour, se fit un mérite d’imiter Madame de Maintenon à Saint-Cyr. Mais, malgré ces intérêts secrets & cet esprit de mitigation, le théatre est si contraire à la morale & aux loix de la Religion, qu’on croiroit se deshonorer en le permettant ou même en ne le proscrivant pas.

Cependant l’esprit de mitigation, qui n’a pas osé s’y refuser, s’y fait sentir. Cette loi est fort adoucie, non dans son étendue, c’est toujour la même défense, mais dans la rigueur. On a supprimé le code pénal, on n’y parle point des punitions & des menaces qu’on trouve dans les anciens statuts, nommément contre le supérieur indulgent qui auroit souffert ce désordre. Ce désordre lui-même n’est plus soumis à des peines réglées ; tout est abandonné à un zele arbitraire, qui, selon les supérieurs, ne sera pas toujours, ni bien vigilant, ni bien rigoureux.

On entame déjà la danse dans les maisons où l’on reçoit des pensionnaires. Les écoliers font à la fin de l’année des Exercices littéraires en public : ce qui est très-utile, & leur donne de l’émulation. Mais devineroit-on qu’on y reçoive des femmes, que les femmes y interrogent les enfans, & leur fassent des argumens ; que de temps en temps les violons & les flûtes interrompent l’Exercice, & jouent un intermedes & qu’à la fin on y chante des airs d’opéra, on y exécute les plus belles danses, que le président homme grave & en dignité, y applaudisse, & fasse tenir le bal en sa présence. Si ce n’est pas tout-à-fait une comédie, il n’en est pas bien éloigné. Si ce spectacle n’est pas tout-à-fait extérieur, est-il bien intérieur ? Mais sans doute le commentaire des nouvelles constitutions l’a revêtu de son autorité.