(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre III. Théatre de Pologne. » pp. 80-105
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(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre III. Théatre de Pologne. » pp. 80-105

Chapitre III.

Théatre de Pologne.

LE Royaume de Pologne est depuis plusieurs années le théatre ou plutôt le cahos des passions humaines : elles y sont d’autant plus violamment déchaînées qu’aucun frein ne les arrête, & que les plus grands intérêts les animent. Et c’est au milieu de ces horribles tempêtes que le théatre s’y est plus puissamment établi, & de ces mêmes tempêtes qu’il a tiré sa plus grande force. La tyrannie de la noblesse, l’esclavage du peuple, le libertinage, l’oisiveté des grands, le dissipation des finances, ont dû le précipiter dans l’abyme où il est tombé. Ses voisins, autrefois ses amis & ses alliés, aujourd’hui ses conquérans & ses maîtres, ont hâté sa chûte. Les circonstances en sont singulieres, & tout-à-fait théatrales.

Trois princes de trois communions chrétiennes, la Romaine, la Grecque, & la Protestante, si divisés d’ailleurs par les sentimens, les intérêts, les mœurs & les défiances, se sont réunis pour démembrer la Pologne & la dépouiller de ses provinces les plus riches, les plus fertiles, les plus peuplées, & à leur bienséance. Un Prince Mahométan, son allié & son garant, fidele à ses promesses, a pris les armes pour la défendre. Cette guerre n’a pas été heureuse : la Pologne a subi le joug.

La Religion a été le prétexte de l’entreprise. Pour assurer l’empire du Schisme au préjudice de la Catholicité, les troupes ruffiennes se sont répandues comme un torrent débordé ; & ces anges de paix, qui disoient vouloir l’établir par la tolérance, ont porté par tout se fer & le feu. Le Musulman seul a voulu maintenir la Religion. L’affaise des Dissidens une fois terminée les armes à la main, le zele devoit être satisfait. Non, il a voulu s’emparer des provinces pour s’y mieux exercer, & il a établi dans le pays conquis la plus parfaite tolérance.

Cette révolution religieuse arrive dans un siecle où toutes les religions sont indifferentes, par les mains d’une princesse & d’un prince philosophes, qui se font gloire de leur philosophie. Ils sont même tous deux législateurs : chacun a fait son code, pour assurer la paix, les droits, la propriété, le bonheur des hommes ; & ces Salomons du Nord, ces amis de l’humanité & de la liberté, qui veulent si bien conserver à chacun son champ & sa vigne, envahissent les provinces, établissent des subsides, détruisent le commerce des villes voisines pour le transporter dans leurs états. Mais pourquoi s’en étonner ? Les loix & la justice ne sont pas pour les philosophes, leurs intérêts & leur volonté font toute leur législation.

Les grands de leur côté, si jaloux de leur liberté, vont au-devant du joug, se le mettent sur les épaules, se battent pour le mieux resserrer. Ils veulent travailler à l’éducation nationale, & ils écrasent le peuple, & ne lui laissent pas le temps de respirer. Il prétendent élire un Roi, être eux-mêmes éligibles, lui rendent les plus grands honneurs, & lui ôtent toute l’autorité. Toutes les affaires publiques doivent être traitées dans les assemblées de la nation, & ils établissent un conseil permanent qui les décide. Ils sont jaloux dans ces assemblées du droit d’arrêter tout par un mot, liberum voto, & dans ces mêmes assemblées ils admettent trois ministres étrangers, leurs ennemis, qui non-seulement y ont voix délibérative, mais qui seuls y exercent le liberum voto, seuls y font la loi, & menacent de tout exterminer si on leur résiste. Rien ne se fait s’il n’est muni du sceau de leur approbation, rien ne se refuse s’ils l’ordonnent.

Ces princes eux-mêmes qui dépouillent la Pologne, oublient-ils que les armées russes ont pénétré jusqu’à Berlin & s’en sont emparées ? que les armées prussiennes ont fait trembler Prague, & envahi la Silésie ? que la Cour Impéria a bien d’autres droits que le Margrave de Brandebourg ? que celui qui se rend le maître de la Mer Baltique, le sera de tout le commerce du Nord, & qu’il n’est point de leur intérêt de laisser fortifier des voisins si entreprenans & si redoutables ? Mais tous ces mysteres de politique ne nous regardent pas : ce qui nous intéresse c’est de voir le théatre s’élever sur les débris d’un grand royaume, Thalie triompher des dietes & des dietines, de l’illustre Délégation, & des troupes de comédiens percer à travers trois armées, & malgré le bruit du canon, les gémissemens du peuple, le tumulte des confedérations, se faire écouter des palatins, des sénateurs, des starostes, & du Roi lui-même.

Il a été donnée à Varsovie, le 11 Septembre 1774, une grande fête à l’occasion de la paix honteuse qu’a fait le Grand-Turc avec la Russie. La Pologne devroit gémir, la guerre n’avoit été entreprise que pour conserver la Religion & la liberté, conformément à la garantie que la Porte avoit promise, ainsi que bien d’autres princes, mais qu’elle a été la seule à exécuter. Cette paix confirme à jamais le démembrement de ce royaume, le regne des erreurs des Protestans & du schisme des Grecs, & rend indissolubles les chaînes dont on le charge. Le ministre qui y réside de la part de l’Impératrice de Russie, son plus grand ennemi, a donné cette fête sous les yeux de la Cour, & le Roi lui-même a eu la foiblesse d’y prendre part.

Ce fut dans les jardins du Prince Poninski, Maréchal de la Couronne, & en cette qualité chargé de la défense de la patrie, & dans le vrai l’annéantissant. Les personnes invitées s’y rendirent à huit heures du soir, & trouverent les avenues, les jardins, le château magnifiquement illuminés. Le Roi arriva à neuf heures avec sa cour, fut salué de cinquante coups de canons, & reçu par la garde russe avec tous les honneurs dus à son rang. Il visita les appartemens, se promena dans les jardins : au signal donné seconde décharge. La fête commença par une Comédie allégorique au sujet de la fête, sur un theatre dressé dans la grande allée (la fête elle-même étoit une Comédie ou le dénouement d’une Tragédie). Après ce spectacle on servit un souper splendide sur dix-sept tables : celle du Roi à laquelle le Nonce du Pape fut invité (autre farce) étoit de quatre-vingt couverts, sous une tente magnifique representant le temple de Janus fermé par la paix. Le souper fut suivi d’un feu d’artifice qui dura deux heures, & fut terminé par un arc de triomphe qui occupoit une grande partie du jardin. Ensuite le Roi fit l’ouverture du bal avec la femme du ministre russe, où se trouverent 2000 masques ; on dansa jusqu’à six heures du matin. Le Roi se retira à une heure après minuit, & fut salué à son départ par une troisieme décharge.

Le centre de l’illumination étoit formé dans la grande allée par une colonne triomphale de cent cinquante pieds de haut, au sommet de laquelle étoit la statue de la paix. Son fust étoit divisé en sept tableaux qui représentoient les principaux événemens de la guerre, heureuse pour la Russie : quatre batailles, la prise de Bender, &c. c’est-à dire, la défaite de la Pologne. La Russie brisant les fers de la Crimée, rétablissant l’agriculture & les arts, & les nations se donnant la main en signe de paix, la Pologne cédant ses provinces. La base de la colonne étoit un rocher vouté, ou grotte percée de divers côtés ; on voyoit dans les enfoncemens le dieu Mars chargé de chaînes, l’hydre de la guerre étouffé, la forge de Vulcain déserte, ses foudres éteints. Le rocher étoit couvert de lauriers, d’oliviers, de rosiers, symboles de la paix, de la joie, & au-devant on avoit pratiqué le théatre, auquel cet appareil servoit de décoration & les allées de parterre.

Il y a du goût, de l’art, de l’esprit dans ce spectacle : il est difficile de croire que les Russes l’aient imaginé & exécuté ; sur-tout ceux qui étoient en Pologne ne sont que des soldats & des officiers, qui ne faisoient depuis plusieurs années d’autres métier que de piller, de ravager le royaume. Sans doute les Polonois, les Allemands, les Prussiens, les François, qui se trouvoient alors à Varsovie, avec les Italiens de la suite du Nonce, y travaillerent. C’est la répétition de la scène que donna le Roi de Prusse à Dresde, quand il prit cette ville. Quoiqu’il eu soit, cette scène, de la derniere indécence, dévoile le mystere de cette grande Révolution, qui deshonore à jamais ceux qui l’ont ménagée.

C’est la glorieuse destinée du théatre d’avoir part aux plus grandes affaires. La Pologne, au milieu de ses malheurs, a établi deux théatres, l’un à Cracovie, dans le beau palais du Prince Radzivil, proscrit, fugitif, errant dans les cours d’Europe ; l’autre à Varsovie, dans le palais du Prince Stakomski : bientôt chaque palatinat aura le sien. Les théatres des villes ne sont pas les seuls qui amusent la nation, il y en a de particuliers, entre autres le Collége des Cadets-nobles, ouvrage du Roi régnant, dont le regne a été marqué par tant de malheurs. Il le sera aussi par des nombreuses & brillantes institutions des spectacles. Le Roi se trouve à ceux de son Collége : il apprendra à ces enfans à admirer les graces de leur déclamation, la justesse de leur chant, la précision de leurs gestes, fruits précieux de l’éducation qu’on leur donne, & qui prépare d’habiles Généraux, Maréchaux, Chanceliers de la Couronne, qui en rétabliront la gloire un peu flétrie. Les pieces que ces jeunes seigneur jouent sont en langue polonoise : elle est harmonieuse pour leurs oreilles, & coulante pour leur gosier. Ils y trouveront la facilité de la rime. Tous les noms des grands acteurs se terminent en ki & des actrices en ka. Le joli hémistime, Poninstaouski, Moratoclaimska ! De pareils nous feroient fuir tous les bergers & les bergeres du Lignon ; comme si l’on disoit au théatre le Baron le Kainki, la Comtesse Claironka.

On a imaginé encore à Varsovie une espece de Vauxhall, sous le nom de Redoute, où l’on boit & mange, chante & danse, &c. Ce sont les plus grands seigneurs qui ont fait venir à grands frais des troupes de comédiens, de chanteurs, de danseurs, & c’est dans le palais du Palatin qu’on les a placés, le tout aux frais de la République. Tandis qu’on ne sait où trouver de quoi payer les dettes & les charges de l’Etat, on en trouve pour les histrions, & la direction de ces jeux est une des grandes Charges de la Couronne. Le théatre consolera de tous les malheurs, dédommagera de toutes les pertes, &, en détournant l’attention des citoyens sur les malheurs publiqcs & particuliers, il y apportera un prompt remede.

Mais, comme dans les dictes politiques les Seigneurs, Palatins, Castellans, Starostes, ne sont pas toujours d’accord, ils ne l’ont pas été non-plus dans les dictes dramatiques. Deux entre autres partagés sur la République, dont l’un cherche à la renverser, l’autre à ménager ses intérêts, ont eu un démêlé très-vifs, & ont été au moment de tirer le sabre, pour un objet qui ne mérite gueres de les occuper. Le premier, pour faire oublier ses manœuvres & les malheurs publics en amusant le peuple, vouloit introduire de nouveaux spectacles ; le second, qui pense que les bonnes mœurs sont le vrai soutien, la force, l’appui des Etats, s’opposoit à ce qui n’est fait qui pour les corrompre. Le premier ne pouvoit manquer de l’emporter dans la crise funeste de la décadence des affaires, que la corruption des mœurs a amenée, & dont le théatre va consumer le peu qui reste de vertu & de liberté dans la nation.

La Pologne avoit autrefois plusieurs pratiques de dévotion : les trois jours de carnaval étoient occupés par des sermons, des processions, l’exposition, la bénédiction du très-saint Sacrement, qu’on appelle prieres de quarante heures, le Te Deum, &c. Le théatre aura bientôt aboli toutes ces superstitions. En attendant il en a été l’antidote : on est allé de l’église à la comédie, ç’a été la derniere station de la procession, les acteurs ont pris la place du prédicateur, & l’on courut cueillir aux pieds d’Arlequin le fruit de la parole de Dieu. Par une autre précaution aussi religieuse, à la place des Redoutes qui ont fini avec les jours gras, la nouvelle troupe des histrions a donné le spectacle pendant le carème le même jour que l’on prêchoit à la Paroisse : ces deux stations quadragésimales se suivoient régulierement ; on comparoit orateur à orateur, morale à morale ; grande foule par-tout. On juge sans peine quel des deux apôtres étoit le mieux écouté, & faisoit plus de fruit : les actrices pouvoient servir de thermometre. Ce conseil permanent des passions sera bien plus accrédité que le conseil permanent de la nouvelle République.

Le même palais où l’illustre Délégation tenoit ses séances pour relever les affaires délabrées de l’état (espece de comédie où on jouoit la nation), ce même palois est aujourd’hui livré au théatre : es comédiens ont trouvé le moyen de chasser ces seigneurs, après les avoir longtemps amusés ; la dépense considérable du loyer en a été le prétexte. Les comédiens ne connoissent point cette sage économie ; ils se sont d’abord chargés du loyer : la folie & le vice sont des fonds inepuisables qui fournissent à tous leurs besoins. La République, jalouse de cet honneur, s’en est chargée depuis, par les soins du conseil permanent, qui a cru se devoir une Comédie permanente, comme un monument à sa gloire. Le Grand-Maréchal de la Couronne, qui ne goûte aucune de ces permanences, s’y est vivement opposé : de vive voix & par écrit, il a présenté des notes comme les ministres des Puissances copartageantes, fait des oppositions, des protestations, occupe plusieurs seances, suspendu toutes les affaires pour terminer celle-ci : efforts inutiles. La comédie est une quatrieme puissance copartageante, la plus puissante de toutes, qui envahit tout ; elle a transformé la sale des séances en sale de spectacle, où de nouveaux acteurs traiteront les plus grandes affaires, & joueront mieux leurs rôles que les premiers.

On a publié a Londres de pareils écrits contre le Parlement. Quelle idée peut-on se faire du Sénat Britannique, dont à peine on peut arracher les membres à leurs frivoles amusemens, pour former les assemblées, dans un temps où lès plus grandes affaires ne laissent pas un moment à perdre ? Ceci me rappelle la fable des enfans qui jettoient des pierres dans un fossé plein de grenouilles. C’est pour nous amuser, dirent-ils à une d’elles qui leur en demanda la raison. Votre amusement, répliqua-t-elle, est la mort pour nous. Nos annales ne fournissent pas un période pareil à celui de nos jours, où le vice & l’impiété se montrent impunément, où la classe la plus vile comme la plus relevée méprisent les Loix divines & humaines. Est-il de votre caractere de negliger les devoirs de votre charge, que vous vous êtes solemnellement engagé de remplir, & qu’au lieu de rendre la justice, & d’arrêter, en Senateurs graves, sages, vertueux, les progrès du desordre, vous l’encouragez par votre exemple ? Les cafés, le théatre, le jeu, le vauxhal, sont-ce-là les lieux propres à délibérer sur les affaires, & à s’armer de zele, de cette vigilance, de cette fermeté si digne de l’homme public, sans lesquelles on n’arrêtera jamais la contagion ? Ces lieux qui ne respirent que luxe, que dissipation, que galanterie, vos galas, vos mascarades, vos spectacles, vos divertissemens nocturnes, à quoi servent-ils qu’à ruiner votre santé, épuiser votre bourse, troubler votre repos, & vous mettre hors d’état de remplir vos devoirs ? Encore si ces funestes suites se bornoient à vous, le mal seroit moins grand, & ne causeroit pas tant de regret : mais le poison de voir influence se répand dans tous les états ; il est la source des excès & des désordres dont tout le monde se plaint, & de ces nombreuses banqueroutes, dont tout le monde souffre. Mais vous ne cherchez qu’à tout le temps, vous n’avez en vue que vos amusemens & vos plaisirs. Cruels passe-temps, plaisirs momentanés ! de millions de gens qui y trouvent leur perte & leur désespoir. Les folles depenses que vous faites pour satisfaire vos passions, votre luxe, votre gourmandise, aggravent la misere publique, & prouvent que les objets dont vous vous occupez le moins sont les intérêts du peuple & les affaires dont vous êtes chargés. Ne vous en appercevrez-vous que quand il ne sera plus temps ? Les maux que vous aurez causés rejailliront sur vous-mêmes. Le temps n’est pas bien éloigné où la Religion sera foulée, la vertu méprisée, les loix abandonnées ; les mains profânes qui tiennent les rênes sont incapables de les tenir, les misérables formés par vos exemples, qui ont puisé en vous leur méchanceté, se tourneront impitoyablement contre vous, sans que vous puissiez vous plaindre d’une main que vous avez armée , &c. Les dietes polonoises, les parlemens anglois sont-ils les seuls qui doivent gémir de la vérité de ce tableau ? Qu’on parcoure les sales de spectacles de toutes les villes françoises, on verra à quelles mains Thémis a confié son épée & sa balance, sur quels yeux l’intégrité a mis son bandeau : en cas de besoin, les actrices pourroient comme Ariadne fournir à Thésée le fil nécessaire dans ce labyrinthe.

Le contraste est des plus frappans à Varsovie, où le Roi & toute sa cour, les ministres étrangers, les grands du royaume, les députés des provinces sont assemblés pour régler les affaires de l’Etat, le bal, la comédie, les plaisirs les plus bruyans & les plus frivoles, au milieu de ce Sénat auguste, de ce consistoire des rois, qui, dans la situation la plus triste où la Pologne se soit jamais trouvée, ce qu’elle a de plus sage, de plus grave, de plus intéressé aux malheurs publics, passe son temps à voir des cabrioles & entendre des baladins. Ils y sont venus en foule de tous côtés ces tabarins, appellés par les grands mêmes, & payés par la République ; & tous les citoyens en foule, les grands à la tête, oubliant les sentimens naturels à un citoyen, à un gentilhomme, à un républicain, se sont étourdis sur leur infortune avec tant de stupidité qu’ils ne s’occupent plus que de coulisses, d’ariettes, de pas-de-trois. Un étranger qui arrive croit tout voir dans le deuil & l’abattement, une morne tristesse répandue sur les visages, sur tous les états, sur-tout les grands qui perdent tout : on se trompe. La capitale est une ville neutre qui ne prend aucune part aux disgraces de ses voisins, ou plutôt une ville ennemie qui s’en réjouit, une ville insensée qui triomphe de ses propres malheurs, & se croit pleinement dédommagée par quelques farces.

On a poussé le délire jusqu’à l’irréligion & à l’insulte. On fait servir de théatre le palais du Prince Radzivil, chef de la confedération de Bar, parti opposé au démembrement du Royaume. Le Baron de Kurt, homme inconnu, chef de l’entreprise, dont la comédie fait toute l’illustration, & qui a vendu sa noblesse à l’infamie du théatre, a eu le courage d’offrir 20000 ducats à la maison de Radzivil, pour le loyer du palais dont il s’est emparé, & où il a établi la confédération contre les bonnes mœurs, & il a choisi pour faire l’ouverture de son spectacle la fête de S. Stanislas, évêque de Cracovie & martyr, patron du Royaume, dont le Roi porte le nom, comme le portoit Stanislas Leczinski, Roi de Pologne, Duc de Lorraine. Cette fête solemnelle dans la Pologne depuis le onzieme siecle, n’avoit jamais été célébrée par ces infâmes excès. C’est faire souffrir à ce saint d’une des plus illustres famille du Royaume, un second martyre dans le goût du premier. Il alla, comme Jean-Baptiste, reprocher à Boleslas, Roi de Pologne, ses adulteres & ses debauches. Ce prince plus cruel qu’Hérode le tua de sa propre main. On porte aujourd’hui à sa mémoire & à son culte une atteinte aussi injurieuse que profâne, en faisans servir la solemnité de la fête à sa célébrité du théatre ; c’est-à-dire, au triomphe du vice, don son zele le rendit la victime. Une aussi grossiere indécence auroit dû frapper tous les yeux, si le théatre laissoit voir la lumiere de la raison & de la religion.

Le mal gagne dans la Germanie. On a fait avertir le public, dans les gazettes, qu’à Aix-la-Chapelle, ville célebre où les empereurs doivent recevoir la couronne de fer, & où Charlemagne faisoit son séjour ordinaire, on a bâti un très-beau Vauxhall, hors la ville, dans une des plus belles promenades, auprès des eaux minérales, qui y attirent bien des malades. Un Vauxhall, nous en avons souvent parlé, c’est un racourci ou plutôt un développement du théatre, par la multitude des divertissement qu’on y rassemble. On y trouvera toutes les commodités imaginables en tous genres : tous les jeux, sans distinction, y sont permis, même ceux de hasard, par-tout défendus ; il y aura sale de comédie, sale de bal où chacun pourra danser, sale de repas où l’on pourra donner des déjeûnés, une bonne cuisine fournira tout ce qu’on voudra ; des petits cabinets très-propres pour des jolies actrices, à un prix raisonnable. Tous les goûts seront satisfaits, c’est-à-dire, toutes les passions, tous les vices. Il ne faut point de commentaire à ces engagemens.

Le Prince Suboninski, chef de la police, s’opposa de toutes ses forces à l’érection d’un Théatre permanent ; mais inutilement : le roi de Prusse, qui veut amuser le peuple qu’il opprime, fit faire à Varsovie comme à Dresde. Son ministre cependant ne s’y trouva pas : il en avoit honte. Il fit le malade. Mais le Maréchal Poninski, qui s’est prodigieusement enrichi dans les troubles dont-il est un des principaux auteurs, y a paru avec le plus grand éclat ; ses habits, ses équipages effaçoient par leur magnificence tout ce qu’on voit de plus somptueux. Il fut à la comédie en grand cortége, & au retour il forma chez lui une brillante assemblée, donna un grand repas & un grand bal, à l’honneur de S. Stanislas. Le Roi ne parut point à ces fêtes si peu dignes de sa religion & de son patriotisme. Il assista au service divin dans sa chapelle, & donna à plusieurs seigneurs le cordon de l’Aigle-blanc & de S. Stanislas.

On représenta pour début & par préférence ; non une piece pieuse, une drame sérieux, une comédie de caractère, mais un opéra-bouffon italien, l’Amour artisan, qui fut suivi d’un ballet. Ainsi l’ouverture du théatre dans la capitale d’un grand Royaume, à l’honneur & pour la fête du Roi, fut un Opera-comique du théatre de la foire. La singularité y attira la premiere fois un monde infini ; son indécence & sa platitude le fit détester à la seconde représentation : le grand Maréchal & le Baron de Kurt n’y virent presque personne. Le contraste du malheur public avec des bouffonneries publiques est si frappant, que tout le monde en fut révolté. La religion, la décence, l’amour de la patrie font gémir tous les gens de bien. Le spectacle , dit-on hautement, ne peut être fréquenté que par des gens qui se mettent au-dessus de toutes les bienséances ; & qui, après avoir perdu l’honneur & la liberté, ne conservent que les richesses qu’ils y ont acquisent, & ne sauroient en faire usage que pour se plonger dans le tumulte des plaisirs bruyans, se cacher à eux-même, par cette diversion, tout l’odieux de leur conduite, & empêcher la nation de faire attention à ses malheurs. Mais empêcheront-ils l’Europe & la postérité de condamner leurs folies ? Il n’en point que le théatre ne fasse faire.

La Pologne présente une autre sorte de contraste à l’établissement & à l’éclat d’un théatre permanent, dans l’hôtel le plus distingué : c’est la suppression & la misere des Jésuites, dont les promoteurs du théatre ont la plupart dévoré les biens, envahi les terres, enlevé les meubles, fait fondre les vases sacrés à la monnoie, pour fournir à la scène & au luxe. Il est vrai que l’Europe ou plutôt l’Univers a vu vingt-cinq mille religieux privés en même-temps de leur état, de leurs fonctions, de leurs biens, proscrits, errans, fugitifs, sans savoir où reposer leur tête, & où trouver un morceau de pain, & sans savoir quels crimes ils ont commis. Mais cette étrange & incroyable révolution a été plus frappante en Pologne : la Société y étoit plus accréditée & plus riche ; elle y avoit des maisons & des sujets sans nombre, & enseignoit seule toute la jeunesse. La plupart des Jesuites étoient des nobles polonois dont le nom étoit illustré, sans ennemis, sans persécution ; jamais ni la Cour, ni le Sénat, ni le Clergé, ni les Dictes n’avoient demandé leur destruction, ni fait contre eux de plaintes légales. Tout-à-coup d’un orage formé sous d’autres climats, part un coup de foudre auquel personne ne s’attendoit sur la Vistule, qui annéantit la Société. A ce coup de théatre tout charge si bien & si subitement, qu’ils sont chassés de leurs maisons, quoique peuplées de bons sujets, qu’on vend leurs effets, qu’on prend l’argenterie de leur églises, sans leur donner ni cabanes, ni habits, ni pension, à cinq ou six près accueillis dans leurs familles. Ils sont obligés de mandier leur pain, couverts de hailons. A force d’humbles supplications, de respectueuses requêtes, de larmes, de gémissemens, ils obtiennent que l’illustre Délégation chargée du démembrement des provinces, prenne en considération leurs besoins & forme une commission de rebus Jesuitarum, sur la maniere d’aliéner & d’employer leurs fonds, sur les enseignemens nationnaux, où après des détails & des débats infinis, comme en essuient en Pologne les affaires publiques, les nobles seigneurs dont la plupart se sont enrichis de leurs depouilles, répondent gracieusement, qu’on n’a pas , trouvé dans tous leurs biens dequoi leur fournir des pensions ; mais qu’on va chercher des moyens, au milieu des malheurs de la République épuisée, de fournir à leur subsistance : en attendant, vivez comme vous pourrez. O mores homines ! ô quantum est in rebus inane !

Au milieu de ces scènes lugubres, un coup de sifflet change la décoration, & fait naître les graces, les ris & les jeux, à la place des ci-devant soi-disans. On voit de toutes parts accourir des comédiens, des danseurs, des danseuses, des musiciens, des instrumens ; s’ériger des théatres & des salles de bal, des joueurs de farces, & donner des ballets, se bâtir des vauxhall, & l’illustre Délégation s’occuper de cet établissement : &, pour lui donner un plus grand air d’importance, en faire une loi de l’Etat, le Prince Sultowski avoit d’abord exercé l’hospitalité, & logé généreulement les troupes dans son palais à Varsovie ; mais il crut devoir tirer parti de sa bienfaisance. Le palatin de Gnesne proposa par son ordre à l’illustre Délégation, que, pour perpétuer un si belle institution, si utile à l’Education nationale, il falloit porter une constitution qui, à chaque élection de Roi, seroit inséree dans les Pacta conventa, pour obliger tous les entrepreneurs de comédie, opera, farce, bal, ballet, redoute, & généralement de tous les spectacles, de louer de l’illustre maison des Sultowki tous les bâtimens nécessaires à leurs jeux, & le prince offrit de bâtir sur son terrein un hôtel exprès pour eux, & très-commode pour le public, dans un quartier appellée le Nouveau Monde : ce qui feroit un nouveau monde en effet. Le Grand-Maréchal de la Couronne, chef de la police, qui s’étoit ci devant opposé quoiqu’inutilement, à l’introduction du Théatre permanent, s’opposa de nouveau à la proposition : il fit voir que c’étoit une monopole pour s’enrichir sur les plaisirs du public, aux dépens des bonnes mœurs d’une nation déjà si portée au luxe & à la volupté ; que ce seroit même donner aux propriétaires un titre sur la police des spectacles qui se donnoient chez eux. & dont l’inspection appartient au chef de la police ; ce qui, par intérêt pour attirer un plus grand concours, assureroit la plus grande licence. Mais que peut la force des raisons, & l’intérêt de la vertu, contre les attraits du plaisir ? Le privilége exclusif de loger la comédie fut autentiquement accordé.

Les anglois, ces philosophes par excellence ; au jugement desquels Dieu même est soumis ; les anglois ne sont pas plus sages. On remarque que les deux chambres du Parlement sont ordinairement peu nombreuses ; parce que leurs membres les hommes les plus sages, les plus éclairés de la nation sont au spectacle ou en fête : & quand on veut en angmenter le nombre, les huissiers doivent courir les cafés, les berlans, les théatres, pour aller chercher ces grands politiques qui tiennent la balance de l’Europe, qui regnent sur la terre & sur l’onde, donnent des loix à l’Asie & à l’Amérique, & regnent souverainement sur la Religion & l’Etat. Dans une séance où l’on devoit traiter de la religion, du gouvernement, de la police, du commerce des colonies, surpris de ne voir qu’une vingtaine sur plus de quatre cens qui devoient s’y trouver, & qui cependant, pour être plutôt libres, se hâtoient de décider promptement toutes les affaires, un des députés représenta que Milord Stanlei, dans sa maison de campagne, aux portes de Londres, donnoit une fête & une comédie champêtre qui l’emportoit sur tous les Comités & tous les Bals. On prétend que cette fête a coûté plus de cent mille livres au Milord : il y avoit des habits qui coûtoient plus de deux mille livres. Dans le même-temps le Nouveau Monde jouoit une autre scène à Philadelphie : on promenoit sur des tombéreau les effigies du gouvernement de la province & d’un ministre d’Etat, en la personne d’un receveur de la Douane, qu’on avoit pris, gaudronné & couvert de plumes depuis la tête jusques pieds. On les conduisit en pompe aux fourches patibulaires, au pieds du gibet ; on pendit & ensuite on brûla des hommes de paille ; &, après avoir mis la corde au cou & montré le gibet au bon receveur, brûlé sa maison & ses meubles, on le mena au port en cérémonie, & on le fit embarquer pour l’Angleterre, avec défense de ne plus paroître en Pensylvanie, sous peine de voir réaliser ce qu’il venoit de voir en figure. C’est dommage que ces scènes se soient passées à mille lieues l’une de l’autre. Si l’on eut vu à Londres la sale de Westminster déserte, & les jardins du Milord regorger de monde, de troupes d’acteurs, chanteurs, danseurs, courant dans les allées, le financier gaudronné, le gouverneur & le ministre de paille troînés dans des tombereaux, c’eût été le plus rare spectacle. Shakespear n’en a jamais eu de plus piquant & de plus respectable : ce sont des philosophes. Vinum & mulieres faciunt apostatare sapientes.

Le religieux prince Salskouvski a plus fait, il a bâti à Varsovie trois Brelans où l’on donne à jouer au public. Il en est à Venise dont la République tire un profit considérable, comme des lieux de débauche & des théatres. C’est en habile politique tirer parti de tout ; c’est à-peu-près, comme dans bien des terres, un droit seigneurial d’avoir une forge banale, un moulin, un four, un pressoir banal. Il y a ajouté un impôt sur les cartes : elles sont toutes timbrées à son profit, & on ne peut en employer d’autres que celles qui portent son timbre. C’est un noble emploi de son armorial. Il y a en France un pareil impôt sur les cartes à jouer, en faveur de l’Ecole Militaire : mais jamais en France le Prince n’a tenu de brelan : ils y sont au contraire sévérement défendus. L’illustre Délégation, moins délicate, a passé en contribution le brelan, le théatre, le vauxhal, l’opéra, l’impôt, pour attirer la protection du ciel dans les calamités. Les femmes publiques ne sont pas encore passées en contribution. Mais quel besoin de faiune loi d’un usage si commun, si établi, que personne ne condamne ? D’ailleurs, la loi du théatre, du vauxhal, du brelan, n’en est-elle pas une promulgation équivalente ? Le prince Poninski, de son côté, a acheté un village aux portes de Varsovie ; il doit y rassembler tous les juifs de la ville, & les y loger : le loyer de ces maisons, qu’il mettra au prix qu’il voudra, lui fera le plus beau, le plus sain & le plus assuré revenu. Virtus post nummos, quarenda pecunia primùm.

Le jour que le roi de Pologne signa l’établissement du conseil permanent, le renversement de la république & de la royauté polonoise, ce grand jour fut une fête pour les seigneurs qui ont procuré cette nouvelle constitution, pour établir leur fortune sur les débris de l’état & du trône. Le maréchal Poninski a fait plus que personne éclater ses transports : il a donné un grand repas, un grand bal. Ses partisans ont tâché d’étouffer les gémissemens publics, en faisant retentir la ville de leurs cris de joie, & de ces mots qu’on n’entendoit autrefois que pour le roi, vivat Poninski. Pendant plusieurs jours cette ivresse fut un vrai carnaval. Pour mieux completter son triomphe, le Maréchal lui-même, à la tête de sa cohorte, donna la comédie, & en fut le premier acteur, malgré la dignité, la gravité de sa charge, l’une des premieres du royaume ; il courut les rues, au milieu d’une troupe de musiciens, de ménétriers, de danseurs, courant, chantant, dansant, s’arrêtant aux portes des maisons qui lui étoient attachées ; & qui, mêlant leur acclamations au bruit du charivari, le recevoient comme le nouveau chef de la République. Il faut présumer charitablement que cette farce se sit par dévotion : il vouloit imiter le roi David, qui dansa devant l’Arché quand on la transportoit. Sans doute, il y eût plus d’une Michol aux fenêtres de Varsovie & aux fenêtres de toute l’Europe, qui l’ont traité d’insensé, qui deshonore sa dignité & l’humanité.

Cette farce eut un dénouement tragique : plusieurs de ses nobles acteurs furent appellés en duel par des nobles spectateurs du parti contraire. Ne craignons pas cependant l’effusion de sang : ce sont des héros de théatre qui se donnent des deffis sur la scène & s’embrassent dans les coulisses. Le duel fut refusé par les uns, différé par les autres, plaisanté par la plupart, l’épée rentra dans le fourreau pendant la nuit : le lendemain on n’y pensa plus. Mais on civilisa la plainte, & la procédure fut livrée au barreau : de l’épée le différend passa à la plume, & du champ de bataille au greffe. Le plaignant déposa son manifeste au Grood de Varsovie, contre les outrages du maréchal Poninski. Cette piece répandue dans le public est une nouvelle gazette qui donne au législateur actuel de la Pologne, des coups de pinceau aussi peu favorables que ceux des gazettes étrangeres, dont il s’est plaint si amerement en différentes cours, & qu’il a fait brûler dans la place publique du théatre, & dont les cendres voltigeant portées au loin par le vent de la renommée, lui assurent l’immortalité. Voici le commencement de cet ouvrage. Il est trop long pour le rapporter tout entier : il suffira d’en donner une idée. Il fourniroit une jolie scene, même à l’opera, si l’on mettoit en duo, en Ariettes ; les noms harmonieux des principaux acteurs.

C’est contre vous, Amplissime Seigneur Poninski, Maréchal de la Confédérasion & de la Diete du Royaume, que le Sérénissime Prince Antoine-Stanislas Susenkopel Czetuaur Binski, Nonce du Palatinat de Braclav, vient en personne présenter au Grood & aux Actes, un manifestee, & se plaindre de ce qu’avec votre cortége, les Noncos Rychlonski de Czarsk Kachononki de Sendomit, Jezierski de Nursk, Zielinski de Livv, Tomaszesvics de Braslav, Kostouski, Général des Armées, Modzelevski, Chef de la Régence de Kiovie, &c. & autres personnes de différens états & conditions, & une troupe de musiciens, de fiacres & autres gens de la plus basse espece, vous avez fait bien avant dans la nuit, à la lueur des flambeaux, une irruption dans la maison du Sérénissime Prince Weroninski, Nonce du même Palatinat de Braclaw, dont sont les Princes Czerseverstizki, & que m’y étant présenté à vous ; Amplissime Seigneur Poninski, vous m’avez attaqué par des paroles injurieuses à mon honneur, à ma réputation, vous avez même fait effort pour porter la main sur ma personne, & m’avez calomnié en ces termes : Voici mon ennemi, toujourt contraire à mes sentimens, que je méprise comme indigne d’être mon ami. Vous avez levé la canne sur moi, parlant ainsi aux spectateurs : Laissez-moi fondre sur lui, il connoîtra la force de mon bras, ou le diable l’emportera ; &c. Epargnons aux lecteurs le reste d’une piece burlesque, & le récit d’une querelle de harangeres, qui ne peuvent figurer que sur les tréteaux de Ramponeau, ou plutôt faire gémir sur l’esprit du théatre, qui dégrade les plus grands seigneurs & les premieres têtes d’un royaume où il est devenu dominant. Les polonois dans tous les temps ont eu des querelles ; mais elles avoient quelque chose de militaire & de noble Depuis que les palatins, les starostes sont devenus entrepreneurs de la salle des spectacles, qu’ils ont été jaloux d’y consacrer leurs maisons, leurs différends sont devenus des farces grossieres & ridicules. Les intérêts de la République ne sont-ils pas en bonnes mains ? Et les révolutions qui ont dévasté, démembré les provinces & sacrifié la Religion Catholique doivent-elles surprendre ? On a invité des puissances voisines à la comédie, elles se sont emparées d’une partie de la salle, s’y sont bâties des loges tout-autour, & ont par grace laissé le parterre.

Le goût du spectacle est devenu si dominant chez les Sarmates, que le Grand-Général Braniki, Ambassadeur à la Cour de Russie, pour menager les intérêts du Roi & de la République, dans une crise si violente, étant venu de Petersbourg à Varsovie, aulieu d’aller rendre compte au Roi & aux ministres du succès de son ambassade, courut dès son arrivée à la comédie, & alla ensuite parler des affaires de l’Etat. Tel le Maréchal de Saxe, arrivant de l’armée, après une grande bataille, alla tout botté descendre chez l’actrice le Couvreur sa maîtresse. N’est-ce pas en effet la premiere & la plus importante affaire ? Ce noble goût gagne de proche en proche, & semble refluer dans les royaumes voisins, à mesure qu’on fait des conquêtes. Dans la Pologne, & dans les camps qu’on a formés aux environs, pour faire la revue des troupes, & exercer le soldat aux diverses manœuvres, on a eu grand soin d’y donner le bal & la comédie ; on y a fait venir des troupes de danseurs, d’acteurs & de musiciens allemands, italiens & françois, pour jouer tour à tour, & amuser l’officier & le soldat, qui, pendant le peu de jours que le camp dure, se seroient ennuyés sans doute, s’ils n’avoient eu des actrices. Les munitions théatrales ne seront pas moins nécessaires que les provisions de guerre & de bouche. Ce genre de tactique étoit inconnu aux grecs & aux romains : c’est une découverte moderne qui doit former d’excellens guerriers. On a inventé dans ce siecle une foule de nouveaux exercices militaires : cellui-ci est, du nombre. Il a tellement fait fortune, que les compagnies d’Arquebusiers & Arbalétriers, qui s’assemblent de temps en temps pour tirer au blanc, & qui depuis plusieurs siecles qu’elles existent, ne s’étoient exercées qu’à faire tomber le Papeguai pour gagner le prix, ont joint la comédie à leurs exercices. Les comédiens & les comédiennes sont d’habiles Arbalétriers qui tirent droit au cœur, & ne manquent gueres leur coup. Dans le corps de cette artillerie on apprend avec soin à jetter une bombe aux pieds des actrices ; la décharge d’une batterie est une basse continue, dont le fameux Rameau  n’a point fait mention dans ses Principes d’Harmonie.

Les trois duels polonois, à l’épée, à la plume & aux coups de poing, furent suivis d’un quatrieme qui pensa devenir une guerre civile. Deux seigneurs se prirent d’une belle passion, l’un pour un acteur, l’autre pour une actrice. Les deux histrions faits l’un pour l’autre, tous deux habiles danseurs, dansant ordinairement ensemble au gré du public. Ils se brouillerent, je ne sai pourquoi. L’actrice comptant sur le pouvoir de ses charmes & la protection de son amant, déclara fiertement qu’elle ne vouloit plus danser avec lui. En France, elle cût remporté la victoire : le parterre Sarmate, moins galant, préféra le danseur, le demanda à grands cris, & voulut que la danseuse quittât le théatre. Son Dom Quichotte, prince fameux à Varsovie par des manœuvres de toutes especes, se déclara hautement pour sa Dulcinée, défia son ennemi, mit la lance en arrêt, & le menaça de la lui passer à travers le corps. Le théatre ne forme pas des vaillans preux : celui-ci peu fait à des pareils gestes, voulut se retirer : mais un autre prince se déclare son chevalier, accepte le défi, prend son bouclier & son casque, & se montre dans le champ de bataille, pour soutenir l’honneur de son favori, le fait monter sur le théatre danser une passecaille, & jette à ses pieds une boutse de cent cinquante ducats, qu’il avoit ramassés dans une collecte faite charitablement pour lui dans toute la ville, l’assurant qu’il n’avoit rien à craindre, qu’il le défendroit jusqu’au dernier soupir, & feroit plus pour lui qu’on n’avoit fait pour la République. Vaut-elle en effet un comédien ?

La danseuse cependant vouloit être vengée à quelque prix que ce fût : elle ordonne à son chevalier de poursuivre à outrance ; on prépare tout pour le spectacle suivant. Les partisans du prince se rassemblent, & de concert ils passent dans les loges & le parterre. Le parti opposé rassemble aussi ses troupes, & les poste à différens endroits de la salle ; tout se prépare à une sanglante bataille. Heureusement le gouvernement est instruit de ces opérations militaires, & envoie des gardes pour maintenir le bon ordre. A leur aspect nos braves remettent l’épée dans le fourreau, & le danseur cabriole en sureté. Pour cette fois, sur le théatre, Vénus & ses graces cede le champ de bataille où elle avoit toujours triomphé. Chacun se retire couvert de gloire, & chante ses glorieux exploits.

A des grandes distances du théatre polonois, des évenemens intéressans ont signalé la scène. A Genes, où on ne la connoissoit presque pas, on vient de l’établir solemnellement, Juin 1755. Une troupe de comédiens françois (car quelle autre nation oseroit disputer de frivolité avec la nôtre, & à qui voudrions-nous en céder la gloire ?) une troupe de françois s’est établie dans la salle du Faleon du palais ducal. Il faut bien que le Doge puisse s’y rendre commodément, & qu’à sa dignité soit attachée cette glorieuse prérogative. La comédie y réussit parfaitement : on espere qu’elle dédommagera la République de la perte de la Corse. Les actrices ne sont pas si difficiles à soumettre, quoiqu’aussi dangereuses, que ces troupes de Bandits, à la chasse desquels comme à celle des lievres, s’occupe noblement la bravoure françoise. La comédie, ce grand remede à tous les maux, qu’on fe hâta d’établir au plus vîte dans cette île, ne l’a pas encore purgée de cette engeance peccante.

L’Amérique au contraire pense en barbare : les colonies angloises, qui ne veulent point se soumettre aux Bils du Parlement, & ne craignent pas la guerre civile, dans le congrès général tenu à Philadelphie, où se sont réunies les provinces, parmi plusieurs règlemens qu’on a cru nécessaires pour entretenir les vertus guerrieres, & se bien défendre contre les entreprises de la metropole, on a expressément défendu de souffrir dans tout le pays aucune sorte de théatre, opéra, comédie, farce, &c. comme uniquement propre à énerver les corps & les esprits, & à rendre les habitans incapables de soutenir les fatigues de la guerre. La cour de Londres, qui en connoît les dangereux effets, vouloit l’y introduire : ce thé pernicieux eût mieux secondé que le blocus du port de Boston ; mais tous ces colons, un peu iroquois, ayant découvert cette batterie masquée, ont encloué tous ses canons. Dans une étendue de plus de douze cens lieues il n’y a que la province de Canada où le peuple, plus françois qu’anglois, n’a pas prononcé cette cruelle proscription. Le théatre s’y étoit depuis longtemps introduit, mais n’y fut jamais à demeure.

Les Russes, voisins & maîtres de la Pologne, ont bien enchéri sur les spectacles anciens, à l’occasion de la paix glorieuse qu’ils ont faite avec les turcs, aux dépens des polonois, en faveur desquels Sa Hautesse avoit fait la guerre, (le premier Septembre 1775.) Les nobles cadets du service de terre, pour célébrer cette paix, ont fait élever un amphithéatre d’une construction singuliere. Il contenoit sept cens spectateurs, & il étoit placé au milieu de quatre théatres qui offroient quatre spectacles différens. Cet amphithéatre tournoit à volonté, & s’est trouvé successivement en face de chaque spectacle. Quatre cens cadets se sont cotisés, & avec la libéralité de la Czarine, ont fourni aux différentes représentions, qui ont duré jusqu’à la nuit : une superbe illumination & un grand bal ont terminé la fête. C’est une imitation renversée du fameux théatre de Scaurus qui tournoit à volonté, & faisoit voir successivement différentes représentations. Ici les quatre théatres sont fixes, & ce sont les spectateurs qui tournent. On a construit à Toulouse, pour la fête du Parlement, comme à Petersbourg pour la paix avec le turc, quatre théatres au quatre coins de la place royale, où l’on donna quatre spectacles divers : mais l’amphithéatre ne tournoit pas ; c’étoit les spectateurs qui tournoient & courroient de l’un à l’autre à leur fantaisie : ce qui causoit de la confusion dans ce parterre ambulant, & lui donnoit bien de la fatigue. Mais aussi quelle machine mobile est capable de supporter & d’emporter le poids énorme de plus de mille spectateurs ? Le Capitole de Toulouse, moins riche que Scaurus & l’Impératrice de toutes les Russies, n’a pu faire cette dépense, ni trouver d’ingénieurs capables d’imaginer de si vastes ressorts. Ces deux spectacles de Scaurus & de la Czarine représentent les deux systêmes du mondes ancien & nouveau. Scaurus, dont le théatre tourne autour d’un parterre immobile, est Ptolomée qui fait tourner le soleil autour de la terre ; & la Czarine faisant voltiger son amphithéatre autour du soleil, c’est Copernic qui ordonne à la terre de voltiger autour du soleil. Si on ne veut pas s’élever jusqu’au soleil, on peut s’arrêter à la lune, planete qui, par ses variations & ses phases, est très-analogue au théatre. Les actrices débutantes auront la nouvelle lune, les anciennes qui se retirent la lune vieille & les brillantes pendant le temps de leur triomphe, la pleine-lune, &c.