Chapitre I.
La Rosiere de Salenci.
LE procès singulier de la Rosiere de Salenci, dont nous avons parlé, Liv. 16. c. 6, vient d’être jugé en faveur des Paroissiens contre leur Seigneur. Ils sont maintenus dans le droit d’examiner les mœurs de leurs filles, de juger celle qui a tenu la meilleure conduite, & de lui adjuger la Rose. Nous rapporterons d’après le Mémoire de l’Avocat le détail de cette cause. Elle tient aux bonnes mœurs & à l’humanité ; puisqu’il s’agit de défendre les prérogatives de la vertu, comme dit le Mercure d’octobre 1774, qui en fait l’éloge. Heureux à tous ses articles étoient aussi favorables aux mœurs & à la vertu, que trop souvent ils allarment.
S. Medard, Evêque de Noyon, natif & longtemps habitant de Salenci, à une lieue de Noyon, donna à sa Paroisse vingt cinq livres de rente, somme alors considérable, pour laquelle il affecta son domaine, qu’on appelle le Fief de la Rose. Le revenu de ce Fief est fort augmenté, mais on n’a pas augmenté le prix de vingt-cinq livres. Il voulut que chaque année on donnât cette somme & une couronne de roses à la fille de la Paroise que les habitans jugeroient la plus vertueuse. Depuis ce temps la couronne de roses a toujours été la récompense de la plus sage Salencienne : toutes ont aspiré à l’honneur de la recevoir. Il regne entre elles une belle émulation de vertu, & il y a peu d’endroits où le sexe soit aussi modeste. Annoncée par ce témoignage public si glorieux, la Rosiere ne manque pas de se marier avantageusement dans l’année de son triomphe. Quel homme ne s’estimeroit heureux d’unir sa destinée à celle d’une fille reconnue pour être le plus attachée à ses devoirs, la plus respectueuse envers ses parens, la plus douce avec ses compagnes ? Outre ces belles qualités, on exige que la famille soit sans reproche : ses parens sont en quelque sorte couronnés avec elle. Il n’y a pas de couronne académique aussi glorieuse.
Le 8 juin, fête de S. Médard, après midi, La Rosiere dans l’habillement de l’innocence, coëffée & habillée à la mode du pays, suivie de plusieurs jeunes filles vêtues de blanc comme elle, & les plus modestes, sort de sa maison au son des instrumens, & se rend à l’église avec son cortége, elle va se mettre à genoux sur un prie-dieu placé au milieu du chœur pour la recevoir. On chante▶ vêpres : après vêpres le clergé se rend en procession à la chapelle de S. Médard, la Rosiere le suit, marchant toujours dans le même ordre, l’officiant bénit le chapeau de roses, le met sur la tête de la fille, & fait un discours à l’assemblée. Cette fête édifiante & religieuse, où tout respire la vertu, est bien différente de la fête profâne dont le Théatre Italien a défiguré la représentation de ce bel établissement. Farce scandaleuse, que la Police ne doit pas souffrir, & qu’elle a eu tort de permettre.
La couronne de rose, d’abord fort simple, est garnie d’un Ruban bleu à boucles flottantes, & ornée d’un anneau d’argent, depuis que Louis XIII, Prince recommandable par ses mœurs, voulut faire donner la couronne à la Rosiere en son nom, & chargea le Marquis de Gordes, son premier Capitaine des Gardes, de lui remettre de la part de Sa Majesté cette marque distinctive de sa vertu, qu’elle porta le reste de sa vie, comme les Commandeurs de l’Ordre du S. Esprit portent le Cordon bleu. Cette marque de chevalerie fait preuve de noblesse ; mais d’une noblesse d’un genre bien supérieur aux yeux de Dieu, Louis XV fit quelque chose de pareil en faveur du Sieur Belloy, il lui envoya par le Premier Gentilhomme de sa Chambre, la couronne dramatique, en récompense du Siége de Calais : elle lui fut remise sur le théatre au milieu des actrices. Ce sanctuaire de Vénus est d’un goût différent de la chapelle de S. Médard ; on n’y trouve aucune Rosiere, les actrices ne sont pas de Salenci, & n’aspirent point à la Rose. Elles l’obtiendroient aisément, si le Marquis, auteur de cette farce, ou Voltaire son approbateur, étoient seigneurs de Salenci, & avoient le droit de l’adjuger : celle qui passeroit la nuit dans la campagne tête-à-tête avec son amant, & qui viendroit effrontément le baiser sur le théatre, seroit aussi-tôt la Rosiere : il ne seroit qu’embarrassé pour choisir sur le grand nombre.
Quelques seigneurs de Salenci ont fait un présent à la Rosiere. Cette générosité est louable, elle est utile : mais il ne faut pas oublier celle qui fait tant d’honneur à M. Lepelletier de Mortfontaine, Intendant de Soissons. Les habitans de Salenci l’ayant prié en 1766 de conduire la Rosiere à l’église, il s’en fit un honneur. Il l’alla prendre chez elle, & lui donna la main dans toute la cérémonie ; il fit plus, il la dota de quarante écus de rente pendant sa vie, & voulut qu’après sa mort la rente fut reversible à perpétuité à toutes les Rosieres, qui en jouiront pendant l’année de leur couronnement. Cette fondation a donc aujourd’hui, outre le revenu du Fief de S. Médard, dont on jouit depuis douze cens ans, quarante écus de M. de Mortfontaine. Ce revenu a ouvert les yeux au seigneur de Salenci : il veut en disposer à son gré en saveur de ses créatures. Bien des gens ayant vu au théatre une paysanne recevoit une couronne de roses, pour prix de sa sagesse, par les suffrages des habitans de son village, doutoient qu’une cérémonie si respectable eût lieu en France. Ils avoient raison d’en douter, le théatre en est un mauvais garant : il n’est pas fait pour célébrer la pureté ; aussi n’y a-t-elle paru que corrompue la Rosiere ne s’y montre que sous les livrées du vice. Il est impossible qu’on ait établi & qu’on ait célébré depuis douze cens ans, dans une église, une fête pour couronner la plus licencieuse coquéterie. Le Seigneur de Salenci a porté en preuve une comédie qui lui donne le droit de ce choix. Peut-il ne pas sentir, qu’en montrant l’abus que le Seigneur en fait, il fournit au contraire une preuve convainquante que la Rose n’a pas été remise à des mains si suspectes.
Il y a plusieurs années que, pour faire honneur à la Rosiere, les habitans de Salenci prierent leur Seigneur de la conduire à l’église, comme en 1766 ils en prierent M. l’Intendant. Le Seigneur s’en sit gloire. Cette fonction est en effet pour lui très-honorable : il connoissoit le prix de la vertu. Il se rendit chez cette vertueuse fille, & la conduisit à l’église, comme un pere mene sa fille à l’autel pour la marier. Dans la suite, la fierté de sa grandeur prétendit que sa vassale vint le chercher dans son château ; les habitans s’y soumirent : la Rosiere avec son cortége alla lui rendre hommage, il daigna la recevoir dans ses appartemens, & lui faire la grace de la conduire. Quelque-temps après il voulut se mêler de l’élection : il exigea qu’on lui présentât trois filles, comme les trois déesses au berger Paris, pour donner la pomme à la plus belle. On s’y soumit encore, quoiqu’avec peine. On voyoit bien que c’étoit détruire leur fondation : mais des paysans osent ils résister à leur Seigneur ? Enfin il en est venu jusqu’à vouloir faire lui seul à son-gré le choix de la Rosiere, & il a intenté procès pour se faire attribuer ce droit. La Communauté poussée à bout s’est défendue, & a gagné son procès. Les Mémoires très-bien faits par M. Lacroix, son Avocat, nous ont fournit ces connoissances.
L’Orateur débute d’une manière intéressante, tandis que les papiers publics annoncent la fête de la Rose avec les plus grands éloges, que les peintures en offrent la pompe à nos regards, que le théatre retentit d’applaudissemens (ces applaudissemens du théatre sont peu flatteurs pour la vertu), qui pourroit croire que le Seigneur de Salenci voulût en détruire l’hereux effet ? Traîner de tribunal en tribunal les paisibles habitans, les enlever à leurs travaux, & leur arracher le bien le plus précieux dont ils jouissent depuis douze siecles, au préjudice des bonnes mœurs, dont il a conservé la pureté : bien auquel, ni lui, ni ses prédécesseurs n’ont contribué, dont il ne lui revient aucun profit. L’orateur finit en mettant la Rosiere sous la protection du jeune Roi, qui, en montant sur le trône, s’est déclaré pour les bonnes mœurs, & qui sans doute en verra avec plaisir le triomphe. Tout s’éleve contre les prétentions du Seigneur : le caractere du saint fondateur, la nature de la pieuse fondation, l’intérêt public & une possession immémoriale.
S. Medard n’a jamais pensé ni pu penser aux Seigneurs de Salenci, auxquels on veut qu’il ait attribué le droit exclusif de choisir la Rosiere. On dit ce saint Seigneur de Salenci, pour insinuer qu’il a voulu en faire un droit seigneurial attaché à sa terre. Grossier anachronisme enfanté par la vanité & la frivolité du siecle, qui croit honorer les saints & s’honorer lui-même, par des distinctions chimériques dont il se repaît. Le grand nom de Seigneur justicier, que le regne féodal ne fit éclore que plusieurs siecles après, étoit inconnu de son temps. S’il eut voulu favoriser quelqu’un, c’eût été plutôt les Evêques diocésains, dont il avoit fixé le siége à Noyon, auparavant à Vermand, capitale du Vermandois, que les barbares ruinerent. On ne connoissoit pas même ce que nous appellons noblesse : il n’y avoit dans les Gaules que trois sortes d’hommes, les Francs, qui avec Clovis en avoient fait la conquête, les Gaulois naturels du pays, qu’on nommoit Romains, parce que depuis Jules César ils étoient soumis à l’Empire, & les Esclaves. Son pere étoit un Soldat Franc, & sa mere une Romaine, qui avoit apporté pour dot à son mari un domaine qu’elle avoit à Salenci où il s’établit, & qu’après leur mort leur fils Medard, en quittant le monde, donna pour la fondation de la Rose, qu’on a depuis appellé le Fief de la Rose ou le Fief S. Medard. Il avoit si peu de prétention aux illutrations seigneuriales, qu’il gardoit les troupeaux de son pere, emploi qui n’avoit rien de bas, ni chez les Romains, qui alloient chercher les Consuls à la charme, ni chez les Francs, conquérans du pays, où on ne connoissoit d’autre distinction que le grade militaire, & qui n’en souffroient aucune dans le pays conquis que la liberté & l’esclavage. Medard n’eut d’autre distinction que son éminente sainteté, qui, dès sa jeunesse, l’éleva au-dessus de la plus haute noblesse. Son mérite le fit placer dans l’école épiscopale de Vermand, pour y être instruit aux sciences ecclésiastiques. L’Evêque ayant connu sa vertu, l’éleva au Sacerdoce, le chargea des fonctions du Ministere, qu’il remplit avec tant de fruit, qu’on le demanda pour son successeur.
On ne voit-là aucune trace de droits seigneuriaux. C’est un berger pieux
& riche qui donne son bien à sa Paroisse, pour y former un établissement
utile aux bonnes mœurs, pour lesquelles son entrée dans le Clergé, & son
élévation à l’Episcopat ne permettent pas de douter qu’il n’eut du zele.
L’Avocat donne avec raison à cette fondation un air pastoral. Et en effet,
la qualité de la couronne, le caractere des athletes qui combattent pour
l’emporter, l’objet de la récompense, les juges qui doivent prononcer, tout
est ici bien éloigné de la hauteur & du faste d’un Seigneur justicier.
M. Blin de Sainmore, dans son Epître a la Reine,
représente ainsi les bons pasteurs :
Riches si vains, & vous Grands
fastueux
;
Dans vos Palais, vous ne pouvez comprendre,Que sous le chaume on vive plus heureux.C’est un secret, & l’on peut vous l’apprendre.Vous saurez donc qu’à Noyon, sous Clovis,Par son exemple instruisant le fidele,Le bon Medard, des Prélats le modele,En digne Apôtre, en Saint vivoit jatis ;Un vain blason n’ornoit point son carrosse,Sur le tissu de ses simples habitsN’ondoyoient point la moire & le rubis,Dans un vieux chêne on façonnoit sa crosse ;A tout l’éclat des pompes de la Cour,Il préféroit, tranquille & solitaire,De Salenci le champêtre sejour.De nos aïeux il fut le tendre pere,De leurs enfans il est encor l’amour.
L’Auteur du Mémoire invoque un autre Evêque, qui, quoiqu’il ait vécu dans la
Cour la plus fastueuse, & formé de grands Princes, n’en avoit pas moins
les modestes sentimens & l’aimable simplicité des bergers.
Toi qui as peint avec des couleurs si aimables les vertus
du premier âge, Fenelon, prête-moi ta plume, que je puisse décrire
avec les charmes de ton Style, cette Fête qui a rendu célebre un
petit Village. Jamais l’antiquité n’offrit rien de plus respectable
ni de plus imposant. Non, la vertu n’est point encore bannie de
dessus la terre ; il existe un lieu où elle est couronnée. Faut-il
que ce lieu ne soit qu’un Village !
La peinture des Habitans de Salenci intéresse en leur
faveur. Differents de nos grossiers villageois, ils ont conservé
jusqu’à present la touchante simplicité des campagnes. Ce ne sont
point des mercenaires esclaves d’un riche fermier, & avilis par
l’indigence. Tous goûtent les douceurs de la propriété ; chacun
d’eux attache à la
portion de terre qui lui
appartient, la cultive en paix ; & le cultivateur, content de
son sort, ne cherche point à perdre avec la raison le souvenir de
ses peines. Les mœurs des Lacédémoniennes n’étoient pas plus pures
que celles des Salenciennes.
Ils en sont redevables à
fête de la Rose.
Toutes les filles aspirent à la gloire
de la couronne, & s’efforcent de la mériter par leur sagesse ;
les garçons aspirent tous au bonheur d’épouser la fille vertueuse
qui sera couronnée : pas un ne pense à séduire les jeunes
villageoises ; ce seroit l’en rendre indigne, & se rendre
lui-même indigne de l’obtenir. On n’y connoît que l’amitié & les
jeux champêtres de l’innocence.
Tous les habitans,
juges des mœurs de leurs filles, rougiroient de manquer eux-mêmes à ce que
leur suffrage doit couronner. L’époux chérit sa compagne, le fils soulage la
vieillesse de son pere, le pere a l’œil toujours ouvert sur ses enfans, pour
empêcher qu’ils ne se deshonorent par le libertinage, tout est intéressé à
faire régner les bonnes mœurs.
La douce paix, la franchise & l’honneur,Un champ fécond, la santé, la droiture,Sont les seuls biens estimés parmi nous.La fille apporte à son heureux épouxL’honneur pour dot & quinze ans pour parureLes nœuds d’Hymen resserrés par l’AmourNous font chérir le tendre nom de mere,L’enfant se plaît à nourrir son vieux pere,Pour que son fils le nourrisse à son tour.Fille on ne veut que mériter la rose :Epouse on songe à respecter la foi.Quand l’on a peu l’on craint peu l’indigence, &c.
Que les Salenciennes seroient différentes, si le Seigneur étoit seul arbitre de la Rose ! Au lieu de tâcher par une belle émulation de mériter l’estime publique, on ne songeroit qu’a lui plaire : ce ne seroit plus que des coquettes, des ames basses & rampantes, qui n’étudieroit que ses goûts. Et quels goûts ? Si malheureusement c’étoit un libertin, ce ne seroit qu’une émulation de vice. Une couronne donnée à la faveur n’auroit aucun prix ; elle ne seroit qu’une attestation de foiblesse. Quel droit ce Seigneur peut-il avoir à cette élection ? est-ce lui qui donne la rose ? est-il fondateur ? Le Domaine de Saint Medard est-il un Fief qu’il n’ait accordé à des vassaux qu’à ces conditions ? eût-il dû imposer cette redevance ? Lorsque Louis XIII donna la couronne, le ruban & l’anneau, réserva-t-il le jugement à son tribunal ? & les Rois ses successeurs, depuis près de deux siecles, l’ont-ils jamais prétendu ? Quand M. de Mortfontaine y établit une rente de cent ving livres, a-t-il gêné la liberté du choix ? l’a-t-il attribué à ses héritiers ou à ses successeurs Intendans de Soissons ? Il en eût eu le droit : il donnoit quatre fois plus que le Seigneur. Les successeurs à l’Episcopat de S. Medard ont-ils jamais prétendu en avoir le droit ?
Ils étoient trop sages pour vouloir une chose presque impossible. Qui peut mieux connoître la conduite des jeunes Salenciennes, qui est plus intéressé à faire un bon choix, que les habitans qui vivent avec elles, & dont chacun a quelques parentes qui aspirent au même honneur ? Un Seigneur à la Cour, à l’Armée, au Collége, à l’Académie à Paris, quelquefois un enfant, peut-il être instruit des mœurs de toutes ces filles ? S’il est un libertin (ce qui parmi les jeunes Seigneurs n’est pas rare), est-ce la vertu qu’il couronnera ? Tout ce qui l’approche sera-t-il également integre ? Le parent, l’ami, le domestique, le flatteur, ne le tromperont ils jamais ? ne feront-ils jamais pancher la balance ? C’est détruire cet utile établissement que de le livrer au hasard d’un jugement si arbitraire & si suspect. Et quel droit peut avoir un homme qui ne donne rien du sien, mais paie une dette de vingt-cinq livres sur le revenu du Fief qu’il possede ? Le Seigneur respecte peu, & le Fondateur & la Paroisse, il se respecte peu lui-même, de faire un procès si injuste.
Le premier usage que la Paroisse fit de son droit fut de couronner la sœur de
S. Medard. Il en avoit une à Salenci nommée Agnès, qui
vivoit comme une sainte : tous les habitans d’une voix unanime la choisirent
comme la plus digne de la couronne. La faveur n’y eut point de part, sa
vertu reconnue méritoit la préférence : peut-être même avoit-elle inspiré
cette idée à son frere, & peut-être avoit-elle des droits qu’elle céda
sur le Fief de la Rose détaché de leur patrimoine. Cette pieuse sœur reçut
la rose de la main de son frere. Ce fait est représenté dans un vieux
tableau qui subsiste encore. Cette institution a toujours été respectée,
& depuis ce temps-là le Salenciens ont joui paisiblement du droit de
couronner la plus sage de leurs filles. Une justice toujours exacte dans la
distribution des récompenses de la vertu, les a rendus dignes de la faire :
le public a toujours applaudi à leur décisions, & tous les suffrages ont
été réunis en faveur de la Rosiere couronnée ; tous les villages des
environs qui viennent orner son triomphe y applaudissent. Les Salenciennes
ont la satisfaction de voir tous les ans plusieurs filles concourir pour le
prix. Le nombre des filles vertueuses est plus grand que ne pensent, &
le monde, & le théatre : ils ne
les croient
rares qu’en jugeant sur celles qu’ils voient. C’est du théatre qu’on peut
dire avec l’épigraphe de Favart,
rara
avis in terris
. Que l’embarras du choix est agréable
& glorieux à la Paroisse ! qu’il remplit bien les vues du saint
Fondateur ! Les concurrentes mêmes qui n’ont pas été préférées n’en sont pas
moins estimées : c’est mériter l’estime de tout le monde que d’être jugée
digne de concourir. Cette récompense, de l’aveu de Favart, est non-seulement
pour les filles, mais pour toute la Paroisse de Salenci, un puissant motif
de sagesse. On ne sauroit croire combien elle excite l’émulation des bonnes
mœurs : tous les habitans de ce village composé de cent quarante-huit feux,
sont doux, honnêtes, sobres, laborieux, contents de leur sort. Il n’y a pas
un seul exemple d’un crime commis par un naturel du lieu, pas même d’un vice
grossier, encore moins d’une foiblesse de la part du sexe : on a même égard
à la bonne réputation de la famille de la Rosiere, & les désordres de
ses parens mettroient obstacle à son bonheur. Cet éloge vrai renverse tout
le plan des deux farces de Favard & de Pezai, qui toutes deux degradent, & les filles, & leurs
parens, & en font des gens de théatre.
Une possession paisible de douze siecles devoit assurer le repos des Salenciens : malheureusement le théatre s’est emparé de leur pieuse fête, l’a parodiée, & en a formé une fête galante, que le Sieur Favard en 1769, & le Sieur de Pezai en 1774, ont fait jouer sur le théatre de l’Opéra-Comique, dont ils l’ont rendue très-digne. L’une & l’autre de ces farces donnent au Seigneur le choix de la Rosiere : elles ont paru un titre incontestable au Sieur Denré, Seigneur de Salenci ; il a regardé comme une folie l’importance que les Salenciens attachent à leur fête, à prétendu avoir seul droit de choisir la Rosiere. Cet amateur du théatre, inconnu jusqu’à ce procès, qui ne lui ouvre pas le temple de la gloire, veut encore diminuer le prix, & prendre le ruban, la bague, les roses sur les vingt-cinq livres dont il est chargé, comme possesseur du Fief de S. Medard, quoique ce Fief vaille dix fois plus ; puisque les 25 liv. pour laquelle S. Medard le donna, valoient alors beaucoup plus qu’aujourd’hui, & qu’il n’a jamais augmenté cette somme, malgré l’augmentation du Fief. M. Denzé & M.de Mortfontaine pensent bien différemment ; celui-ci établit une rente de cent vingt livres, & laisse la liberté du choix ; l’autre se trouve grévé par l’énorme dépense d’un ruban, d’une bague & de quelques roses, & veut disposer en maître du choix. Qu’il restitue donc le Fief dont il jouit ; la Paroisse le prendra, & fera volontiers tous les frais : la Justice devroit l’y obliger.
Ce procès odieux, imaginé sur la scène ; a été commencé très-militairement. Le Syndic de la Paroisse, gagné par le Seigneur, empêcha l’assemblée ordinaire des habitans. Il a depuis subi la peine de la collusion. Le Seigneur, de concert avec lui, nomma de son autorité la Rosiere, la mena à l’église, & la couronna de sa main. Les habitans qui se présenterent à l’église pour assister au couronnement, furent inhumainement chassés d’une fête qui ne fut instituée que pour eux, par des cavaliers de la Maréchaussée que le Seigneur avoit placés à la porte. Ce ne fut jamais l’esprit de S. Médard. Les Salenciens humiliés d’une scène qui se passoit à la vue des villages voisins, accourus comme de coutume, protesterent contre l’élection de la Rosiere, & reclamerent leur privilége au Baillage de Chauni. Le Seigneur y fut condamné, & appella de cette Sentence au parlement. M. Lacroix, Avocat des Salenciens, a fait un très-bon Mémoire qui a excité l’indignation de tous les honnêtes gens contre ces troubles-fétes.
Le Parnasse s’est joint au Barreau. M. Blin de Sainmore, quoique poëte dramatique, n’a pu voir sans attendrissement des jeunes filles plaider contre leur Seigneur pour défendre la récompense de leur sagesse & de leur vertu. Ce poëte, qui s’est fait un nom, s’est chargé de porter au pieds du trône les plaintes des Salenciennes, & d’adresser en leur nom une Requête en vers à la Reine. On y voit de fort bons morceaux ; la peinture des vertus & de l’innocence de ces jeunes filles est traitée avec délicatesse & naîveté ; l’institution de la fête de S. Medard est bien racontée, la description du couronnement de la Rosiere, est un fort bon tableau ; les gémissemens des Salenciennes sont d’un pathétique attendrissant ; la poësie est facile, coulante, harmonieuse. Le seul défaut, mais léger, est un style trop élevé pour des paysannes, & des traits de la sable qu’elles ne connoissent pas : tels que le jugement de Paris & la pomme d’or donnée à la plus belle des déesses. La Reine qui aime & protege la vertu, s’est déclarée pour ces filles ; tout le public y a applaudi ; les tribunaux leur ont rendu justice, & condamné les injustes prétentions que deux comédies licencieuses avoient fait former au Seigneur, au préjudice des bonnes mœurs, si heureusement maintenues dans Salenci, par le couronnement de la Rosiere. Voici quelques vers de cette Epître qui en donneront une idée. Le Journal de Trévoux, Décembre 1774, en a donné un fort bon extrait, & a fort bien plaidé leur cause.
Du Ravisseur de nos antiques droits,Auguste Reine, accourez nous défendre :Vous aimez tant à voir fleurir les loix,Et votre cœur est si bon, est si tendre.Du haut du Trône où le ciel aujourd’huiA vos côtés fait asseoir la justice,Daignez nous tendre une main protectrice.…………………………………………………………………………………De ces malheurs Salenci préservé,Loin des cités goûte une paix profonde,Et sous nos torts le ciel a conservéLe premier bien que sa main fit au monde.…………………………………………………………………………………Ce saint Pasteur voulut que chaque annéeCelle de nous dont le cœur ingénuPlus tendrement eût chéri la vertu,Fût en public de roses couronnée.Le ciel bénit sa pieuse ferveur,D’un commun choix sa sœur fut la premiereQui mérita l’heureux nom de Rosiere.…………………………………………………………………………………Pour obtenir la rose il faut la mériter ;On ne connoit la faveur ni la brigue,A sa rivale on sait la disputerPar la sagesse, & jamais par l’intrigue.Jadis aux cieux, la fable au moins le dit,La pomme d’or échut à la plus belle :Mais n’étant point de la troupe immortelle,A la plus sage une rose suffit.Nous le savons, ce prix est peu de chose ;Mais qu’à nos yeux l’objet en est flatteur !Et si chez nous la sagesse & l’honneurVivent encore, ce prix en est la cause.…………………………………………………………………………………Oui, c’en est fait, oui, déjà sur nos têtes,De ce hameau l’insensible Seigneur.Lui qui devroit de nos paisible fêtesEstre à jamais le zélé défenseur,De tous côtés appelle les tempêtes,Et va changer en triste obscuritéDe ce jour pur la brillante clarté.…………………………………………………………………………………O de Louis compagne aimable & chere !Vous dont l’esprit & la grace légere,De sos destins embellissent le cours,Sur nous aussi jettez des yeux de mere.
Le 20 de Novembre 1774 le Parlement rendit un Arrêt en faveur du Syndic & des Habitans de Salenci. Ils ont gagné leur procès avec dépens. L’Arrêt porte réglement pour l’élection & le couronnement de la Rosiere, que l’usage seul déterminoit. Le Seigneur qui vouloit y porter atteinte, a obtenu seulement qu’on déplaceroit le tableau substitué depuis quelques années par le Curé & les Habitans de Salenci, à celui qui représentoit S. Médard couronnant sa sœur, & qui étoit le seul monument qui existoit d’une si sage institution. Sur les offres du Seigneur, il sera fait à ses frais un nouveau tableau qui sera placé sur l’autel de la chapelle de S. Médard, où étoit l’ancien tableau, dont il fera une copie.
La fête de la rose, une fille récompensée pour sa vertu, ont paru un
phénomene au théatre : l’Opéra-Comique a saisi ce sujet singulier, & l’a
parodié dans plusieurs farces. Le lieu de la scène est lui seul une parodie,
tant il contraste avec l’innocence & la vertu. Le sujet est sérieux,
austere, éloigné de toute galanterie, le soin d’en éviter jusqu’à l’ombre,
fait le mérite de la Rosiere, & le plus beau fleuron de sa couronne.
Comment assortir une action sainte avec le spectacle le plus licencieux ?
Les Auteurs qui ont travaillé ont été forcés de la défigurer, de la
dénaturer, pour la rendre supportable. La description voluptueuse des graces
& de la parure des Rosieres, les sentimens
amoureux qu’elles excitent & qu’elles éprouvent, le langage galant qu’on
leur tient, leur facilité à l’écouter & à y répondre, les rivalités qui
forment l’intrigue, jusqu’à la maniere ingénieuse si opposée au caractere
des paysans : défaut qu’on reproche avec raison aux églogues de Fontenelle.
Tout dans ces pieces est le renversement absurde des mœurs & des usages
de Salenci qu’on veut représenter. Selon le témoignage même de Favart, qui, dans les éclaircissemens historiques qu’il donne sur
sa piece, avoue, & il dit vrai, qu’
il n’y a pas un
seul exemple d’une fille qui ait eu quelque foiblesse, & d’une
Rosiere qui ne méritât la couronne
. Aveu qui condamne
l’esprit, le langage, la marche de toutes ces pieces, où, comme dans toutes
les autres comédies, ces filles ne sont que des coquettes.
M. de Pezai, dont la farce plusieurs fois refondue a fait quelque bruit, ne doit son petit succès éphémere qu’à la musique de Guetry. Musique à la mode, toute en arietes & papillonage, au goût du temps. Ce drame, fort inférieur à celui de Favart, l’ami, le maître, le modele du Marquis, & bien plus indécent, a comme lui métamorphosé les Salenciennes en actrices. Il s’y étoit préparé en composant en société avec Favart le Prix de Cythere. Cette île est l’antipode de Salenci, les prix qu’on y distribue l’opposé des roses de S. Medard. Cette production, aussi-bien que la Cloisiere, Zélis au Bain, Epître à sa Maîtresse, &c. peuvent servir de pendant à sa Rosiere. C’est dommage que cet Ecrivain emploie si mal ses talens : ils pourroient être utiles en les consacrant à la Religion & aux mœurs. La frivolité & la licence dont ils s’occupe les rendent funestes. Nous en avons parlé au long, Liv. XVI. c. 3. Voici qui fera connoître le génie des Rosieres du théatre & de leurs adorateurs.
LE SEIGNEUR DE SALENCI.
Amusez-vous, jeunes compagnes,Aimez, aimez, rien n’est plus doux.Il n’est qu’un mal, il n’est qu’un bien,C’est d’aimer, ou de n’aimer rien.NINA.
De ce que dit-là Monseigneur,Je suis un exemple moi-même ;Autrefois j’avois de l’humeur,Je n’en ai plus depuis que j’aime.Il n’est qu’un mal, il n’est qu’un bien,C’est d’aimer, ou de n’aimer rien.CECILE.
Monseigneur dit la vérité,Je le sens aussi par moi-même ;Je me parois par vanité,Aujourd’hui c’est pour ce que j’aime.Il n’est qu’un mal, il n’est qu’un bien,C’est d’aimer, ou de n’aimer rien.HARPIN.
Quand on verroit fuir en un jourLe plaisir que l’on dit frivole,Il nous faudroit chérir l’amour ;Pour les maux dont il nous console.Il n’est qu’un mal, il n’est qu’un bien,C’est d’aimer, ou de n’aimer rien.CECILE.
Oui, mon cœur me le dit tous bas,La vertu naît de la tendresse.COLIN.
Quelle vertu ne donne pasL’espoir de plaire à sa Maîtresse ?Tous ensemble.
Il n’est qu’un mal, il n’est qu’un bien,C’est d’aimer, ou de n’aimer rien.
Ce n’est certainement pas S. Medard qui a composé ce cantique, ce n’est pas cette morale lubrique qu’il a prêchée à Salenci, & qu’il a voulu faire suivre par sa pieuse fondation ; ce n’est pas celle qu’ont pris pour regle les juges de la rose & les filles qui l’ont méritée : la couronne à ce prix seroit aisée à obtenir, & la plus libertine auroit la préférence. Le Seigneur qui a intenté le procès, a cru voir un titre dans cette piece. Il auroit dû y voir sa condamnation. Les Juges y ont vu les risques que couroit le monument de la vertu la plus pure, & les mœurs des Salenciennes. Le souffle empesté du théatre souille les choses les plus saintes, corrompt les cœurs les plus innocens : d’une fète édifiante il en fait un libertinage scandaleux, & des filles les plus sages autant d’actrices.
Le mémoire historique que Favart a mis à la tête de sa farce, est plein de
fautes & d’idées théatrales.
On attribue
, dit-il,
l’institution de la Rose à S. M. au cinquieme siecle, sous
les Rois Merouée, Childeric & Clovis. Il étoit Seigneur de
Salenci. Cet homme respectable imagine de donner tous les ans à
celle des filles de sa Terre qui jouiroit de la plus grande
réputation de vertu, 25 liv. somme alors considérable.
Il est singulier qu’il faille trois regnes pour l’institution d’une fête
d’un jour ; il ne l’est pas moins qu’on n’ose nommer S.
Medard, mais qu’on le désigne par les deux lettres initiales S. M.
qui par-tout signifient Sa Majesté. Il n’ose pas non plus
nommer le lieu où se fait la céremonie (c’est la Chapelle de S.
Medard) ni celui qui
couronne la Rosiere
(c’est un Prêtre, non le Seigneur). Les choses saintes
sont si étrangeres au théatre, qu’on n’ose même en prononcer le nom : on ne
donne à S. Medard que le nom d’ homme respectable. Est-ce
le titre qu’on donne aux saints ? Il leur seroit commun avec bien d’autres
qui ne sont pas saints. Le théatre croit encore lui faire grace.
Par le titre de la fondation, il faut non-seulement que
la Rosiere soit irreprochable, mais que son pere, sa mere, ses
freres, ses sœurs soient aussi irrépréhensibles.
Ce
titre n’existe pas. Il n’y auroit pas eu de procès s’il eut existe : aucune
Partie ne l’a présenté ; il n’y a qu’une tradition immémoriale. Cette
étendue, toute de la façon de Favart, ne seroit pas juste : la fille la plus
sage peut avoir des parens répréhensibles. Favart y pensoit-il ? Cette
condition combat sa piece & celle de son éleve, qui toutes deux donnent
aux parens de leurs Rosieres de grands défauts, même des vices. Les poëtes
comiques, peu d’accord avec eux-mêmes, ne savent le plus souvent ce qu’ils
disent : ils ne sont d’accord que pour la licence.
Depuis ce temps-là le Seigneur du lieu, ou l’Intendant de
la province, ou leur prepose, a droit de choisir la Rosiere, d’après
le rapport du Bailli : mais il faut que le jugement soit confirmé
par tous les notables du village.
Tous est faux,
ridicule & contradictoire dans ce récit. Il n’y avoit au cinquieme
siécle, ni Seigneur justicier, ni Intendant, ni Bailli ; tout cela n’a paru
que bien des siécles aprês S. Medard. Le droit d’un Seigneur restraint à
choisir d’après le rapport de son Bailli, & obligé d’avoir la
confirmation de tous les notables du village, est un droit chimérique,
& peu honorable. Le Sieur Denré & les deux pieces qui rendent le Seigneur maître du
choix sont bien éloignés de cette obligation, la concurrence de l’Intendant,
du Seigneur & de leur préposé fait rire. Les Intendans & leurs
Subdélégués ne se mêlent que de la Justice, Police & Finances, &
n’exercent nulle part les droits de Seigneur, ni ne concourent avec eux dans
leurs terres. Si M. de Mortfontaine a couronné & doté
une fois la Rosiere, il ne l’a pas choisie, & n’a fait la cérémonie qu’à
la priere des habitans. Mais Favart avoit des rôles à distribuer, &
créoit des personnages. Qu’on juge de la sagesse d’un amateur qui étudieroit
l’histoire & les mœurs dans les pieces de théatre.
Louis XIII. étant au château de Varenne ; près de
Salenci, fut prié par le Seigneur de faire donner en son nom le prix
à la Rosiere, il y consentit, & envoya le Marquis de Gordes,
Capitaine des Gardes, faire la cérémonie, & par ses ordres
ajouter une bague & un Cordon bleu. Depuis ce temps-là la
Rosiere & ses compagnes sont décorées de rubans bleus. Ces faits
sont constatés par les titres les plus authentiques.
Il
n’y a nul titre : on n’a qu’une tradition & un usage immémorial.
Louis XIII, Prince recommandable par sa chasteté, voulut assimiler la
Rosiere avec les Commandeurs de l’Ordre, croyant que la vertu valoit bien la
noblesse, & méritoit des distinctions. Le ruban bleu n’en seroit plus
une, si toutes les filles Salenciennes en étoient décorées, non-plus que la
bague. Un comédien fait à son gré des titres, des faits, des décorations
Voici une autre décoration de sa façon.
La Rosiere vêtue de blanc, poudrée, frisée,
les cheveux flottans à grosses boucles sur ses
épaules, accompagnée de douze filles aussi vétues de blanc, avec un
large ruban bleu en baudrier, auxquelles douze garçons du village
donnent la main, se rend au lieu destiné pour la cérémonie, au son
des tambours, des violons & des musettes, on lui met la couronne
sur la tête
(le lieu de la cérémonie est la chapelle de
S. Medard, celui qui la couronne est un Prêtre qu’on n’ose nommer),
ensuite on forme un bal champêtre
.
Ce bal champêtre, ces filles, ces rubans en baudrier, ces garçons qui les
tiennent par la main, cette Rosiere poudrée, frisée à cheveux flottans en
grosses boucles, toute cette décoration théatrale imaginée par Favart, pour
contenter ses actrices, fut en effet exécutée sur la scène italienne,
lorsqu’on y joua la Rosiere. Elle est contraire, & au costume, & à la vérité. Les paysannes ne sont, ni poudrées, ni
frisées, ni à cheveux flottans en grosses boucles : cette parure n’est
connue qu’à la toilette des actrices. Dans la vérité, la Rosiere modestement
habillée, & coëffée à son ordinaire, accompagnée de sa famille & de
ses amies, modestes comme elle, sans souffrir qu’aucun garçon les approche,
& suivie de tout le village, se rend à l’Eglise, se met à genoux, fait
sa priere, & le Prêtre, après un petit discours, bénit la couronne &
la lui met sur la tête : elle s’en retourne chez elle avec la même modestie.
Si les jeunes gens vont danser dans la place publique, ce bal n’est point du
tout de la cérémonie, & la Rosiere n’y paroît pas, Salenci n’est pas un
théatre, la fête de la Rose n’est pas une comédie, la Rosiere & ses
compagnes ne sont pas des actrices. M. de Sauvigni a donné
l’Histoire de
cet Etablissement, dont Favart a fait
un extrait (d’après sa piece). Freron & tous les
Journaux en parlent.
Ce drame vaut encore moins que le mémoire. Il est ridicule de faire ◀chanter des paysans en duo, en trio, en quatuor, comme les plus habiles musiciens, de contrastes leur clrant & leurs paroles, comme à l’Opera, & par des vers artistement opposés, qui se répondent l’un à l’autre, leur faire dire harmonieusement des choses différentes. Jamais on n’a vu à Salenci ce rafinement de poësie & de musique : on ne connoît pas même dans le monde cette maniere antithetique de s’entretenir, où plusieurs personnes qui chantant & pensant tout-à-la sois, ne devroient point s’entendre, se combattent & s’accordent par les idées & les consonnances. L’Opera seul peut adopter cette absurdité qu’il a enfantée, que l’on traite de beauté, & qu’au village on traiteroit de folie. Les arietes sans nombre qu’on met dans la bouche des acteurs, selon le génie italien, ne sont certainement pas du caractere des paysans, ni pour la musique, ni pour la poësie. On devroit établir un prix de sagesse dans une grande ville entre des filles de condition : on pourtoit alors donner l’essor au génie. Un Roi, une Reine, l’Impératrice Marie-Thérese, auroient pu faire cet Etablissement. Pourquoi aller chercher un village & un saint Evêque, qu’on défigure & qu’on profâne, & faire parler des paysans comme des gens de cour ? Croyoit-ou cette fiction peu vraisemblable ? La sagesse des filles n’est-elle que dans un village ?
On fait venir un homme d’affaires du Seigneur, très-inutile & très-déplacé, uniquement pour donner sur le théatre des traits licentieux de libertinage. C’est un libertin qui devient amoureux des prétendantes à la Rose, leur tient des mauvais discours, prend avec elles des libertés auxquelles elles se prêtent : il ne réussit pas, parce qu’elles aiment ailleurs. Il veut faire donner la Rose à celle qui lui plaît, le bailli & les notables ne la veulent donner qu’au mérite. Voilà le risque que courroit la Rose, si elle étoit abandonnée au choix du Seigneur : lui ou ses gens, sans égard pour la vertu, ne la donneroient qu’a leurs maitresses, & engageroient les filles dans le désordre pour l’obtenir. Favart ne prévoyoit pas le procès du Seigneur, il eut mal plaidé sa cause. Sept ou huit scènes de ce caractere sont des vraies parodies de la fête de S. Médard. Cette idée me rappelle un établissement singulier d’un Corps ecclesiastique qui fonde à perpétuité une somme pour marier une pauvre fille chaque année : mais, bien différent de S. Medard qui établit toute la Paroisse juge du mérite de la fille, ce Corps vénérable, par intérêt & par crainte, laisse à un Seigneur le choix de la fille. Qui lui garantit que ce choix sera toujours canonique ?
Un registre du Bailli, sur lequel se sont inscrite tous les garçons qui
veulent épouser la Rosiere, est une chimere : on ne sait point sur qui le
choix tombera, on ne sait pas si la fille n’est pas promise ailleurs. Ce
seroit un moyen de la rendre suspecte. La troupe de miliciens & de la
maréchaussée ne font qu’embarrasser le théatre. C’est un hasard qu’il y ait
dans ce moment quelques miliciens ; on ne tire pas tous les jours à la
milice, & un petit village en donne un ou deux. Que fait la maréchaussée
dans une fête pieuse, toujours tranquille ? On ne l’y a
jamais vue que quand le Seigneur, sans doute conseillé par
le théatre, usa de violence pour chasser les habitans qui venoient à
l’église. On fait donner par le Seigneur vingt-cinq louis d’or, au lieu de
ving-cinq livres de la fondation : jamais le Seigneur ne l’a fait, sur-tout
celui qui a plaidé pour diminuer les vingt-cinq livres qu’il doit.
Quand le hasard nous amene des militaires, des
petits-maîtres de robe, de jeunes abbés, c’est un orage, tout est
grélé, point de récolte de sagesse.
Ce trait de satyre
porte à faux : ces trois sortes de libertins ne vont point s’établir dans un
pauvre village fort éloigné de Paris, où ils savent que la vertu regne.
Le vrai but de l’Auteur a été d’établir la morale de Moliere, qu’
il faut laisser aux filles une entiere liberté. &c que
les galanteries qui ne sont pas le dernier crime, sont des
bagatelles sans conséquence, dont il ne faut pas
s’appercevoir
; & il met, comme Moliere, en contraste
deux filles élevées différemment, dont celle qui fut toujours libre est
sage, dit-il, & celle qui fut gênée ne l’est pas Morale fausse &
pernicieuse dans sa généralité. Il est des naturels heureux portés à la
vertu, qui ont moins besoin de secours : le nombre en est petit, &
ceux-là même risquent tout, s’ils sont exposés aux dangers du monde. Il ne
faut pas devenir le tyran des enfans, par un excès de rigueur : mais en
général la legereté, la facilité, l’amour du plaisir, la vanité, sur-tout
dans le sexe rendent absolument nécessaire la vigilance des parens & des
maîtres, la suite du danger, l’éloignement des moindres libertés, si on veut
conserver le trésor de l’innocence. On doit à Salenci plus qu’ailleurs
suivre ces sages regles.
L’Auteur en vingt endroits convient qu’on les y
suit, & que toutes les filles y sont fort sages. Comment, par des bons
mots, qui n’ont rien que de commun, se contre-dire lui-même.
Rara avis in terris. Nous avons cette année trois filles
sages : ce bonheur mérite bien qu’on fasse du bruit, cela n’arrive
pas tous les jours. Ce sont les laides qui sont sages, elles font de
nécessité vertu.
C’est combattre son témoignage &
son poëme. Il ne manqueroit, dit le Bailli, à la corruption de notre siécle,
que de jetter du ridicule sur la fête de la Rose, & sur le plaisir pur
qu’elle fait goûter. Voilà précisément ce que font les comédies de Favart & de Pezai, & le procès
du Sieur Danré.
Le menuët, trop ingénieux pour une paysanne, mais vrai & honnête pour une
mere, dit :
Un étang répete au sein de ses eaux ce
verdoyant rameau où le pampre s’enchaîne ; un jour pur, un azur sans
nuage l’y réfléchit : mais tandis qu’on admire cette onde où le ciel
se mire, un zephir vient ternir la surface de la glace, d’un souffle
il confond les traits, l’éclat de tant d’objets s’efface. Un soupir,
un désir, ô ma fille, peut ainsi troubler un cœur où la sagesse
brille. Le repos sur les eaux peut renaître : mais il se perd sans
retour dans un cœur dont l’amour est le maître.
Cette
morale est répétée en vingt endroits, jusqu’au refrain de son vaudeville :
On croit pouvoir tout éviter, trop confiante est
la jeunesse ; hé bien, hé bien jeunes filles, songez, hé bien, il ne
faut qu’un rien, un petit rien pour perdre le prix de la
Rose.
Et cependant on fait de la Rosiere une vraie
coquette, hypocrite & adroite qui cache la plus vive passion, par un air
de gaieté, de fanfaronnade sur la vertu, de protestation d’indifférence, de
mauvais
traitemens affectés à son amant, des
injures, des emportemens. Elle se trahit à tout moment par ses ariettes
galantes, par le détail de l’amour de Colin dans la romance, par ses
allarmes sur le départ de son amant, l’éloge qu’elle en fait, l’embarras de
ses réponses, le pardon qu’elle accorde à son amant, la conversation la plus
tendre en duo, le duel à coups de poings qu’elle arrête,
&c. tout ce manége de romans & d’opéra. Comment Favart n’a-t-il pas
vu que, par ce mêlange mal-adroit de modestie & de licence, de bonne
& de mauvaise morale, de passion & de pruderie, il se fait le procès
à lui-même & à sa piece, & qu’il en a manqué le sujet, l’esprit,
& presque tous les rôles ? Mais ce qui ne sera pas surement manqué, ce
sera le mauvais effet que ce bisarre salmigondi doit produire dans les cœurs
innocens & dans les coupables, en faisant dominer le mal sur le bien,
& réussir ce que tout devroit faire échouer, & par les regles de la
morale, & par la nature des faits, & même par les loix du
théatre ?
Ce bel exemple, après douze cens soixante ans d’obscurité dans le petit village de Salenci, vient d’être imité à Romainville, autre petit village aussi peu considérable. Ce monument de vertu fera connoître une société de citoyens qui s’exercent à tirer au blanc, & donne tous les ans un prix à celui qui a le mieux réussi, a aussi fondé un prix de trois cens livres, en faveur de la fille de la Paroisse qui aura été jugée la plus modeste, la plus attachée à ses devoirs, la plus respectueuse envers ses parens, la plus douce avec ses compagnes. Les habitans y ont applaudi, & se sont chargés des frais de son mariage & des dépenses de sa premiere couche, promettant de tenir son premier enfant sur les fons de Baptême. Le Seigneur, Marquis de Segur, a bien voulu y consentir, & n’a pas exigé le droit de choisir la fille : mais la Marquise s’est chargée pour cette fois du trousseau de la mariée. C’est un bien sans doute que de donner un prix de vertu : mais pourquoi la Religion, qui seule enseigne & fait pratiquer toutes les vertus, n’y a-t-elle aucune part ? S. Medard voulut que la Rosiere allât recevoir à l’église, de la main du Prêtre, cette couronne glorieuse, avec la bénédiction, accompagnée d’une exhortation. Rien de tout cela à Romainville. Nous sommes au xviij siecle, où la Religion & ses exercices sont peu à la mode.
Par ordonnance du Bailli, toutes les filles de la Paroisse, depuis dix-huit ans jusqu’à trente, ont été assemblées à l’audience du bailliage, à l’issue de vêpres, le Dimanche 21 Mai, en présence des anciens & nouveaux syndics & marguilliers, pour par eux nommer séparément la fille qui lui paroître plus digne du prix. On l’avoit annoncé au prône. Le Curé n’est point invité comme à Salenci, quoique personne ne doive mieux connoître le mérite des sujets. Cette assemblée doit être mal composée & tumultueuse. Toutes les filles, sans distinction, bonnes ou mauvaises, sont appellées, & chacune voulant avoir les 300 liv. feront beaucoup de bruit pour se les faire donner. Le choix se fait à Salenci bien plus décemment. Mais ce n’est que pour une fois à Romainville, & le prix y a été accordé le 21 de Mai 1775 à Marguerite Berulier.
On vient de faire un autre établissement, mais à perpétuité, à Conon en Normandie,
de deux prix chaque
année de 300 livres chacun, avec deux médailles d’argent de cinquante
livres, que les vainqueurs auront droit de porter comme une croix de Malthe
au côté gauche. La premiere sera pour la bonne fille, la
seconde pour le bon vieillard. L’année suivante pour la
bonne mere & le bon pere de
famille. La premiere représentera la Vertu publique couronnant de
roses une jeune fille, avec ces mots,
Virtutis
honor
. Dans la seconde, Cérès, déesse
de l’Agriculture, portant une couronne d’épis de bled sur la tête du
vieillard, & ces mots, Dignum laude senem velat mori.
Dans la troisieme, une femme allaitant ses enfans, & un pellican qui
ouvre son sein à ses petits,
Maternum pertentant
pectus
. Dans la derniere, un jeune homme soutenant
d’une main sa mere âgée, & de l’autre appliquant son jeune fils à la
charrue, avec cette exergue,
Colligis amor
.
Dans chacune sera le nom & surnom de la personne qui l’aura obtenue. On
se réserve de faire les réglemens convenables. Dans aucune des quatre il
n’est question de Religion : au contraire, c’est dans l’une le déesse Cérès,
dans les autres la Bien-faisance morale. Il est à souhaiter que dans les
réglemens qu’on doit prescrire, on se souvienne que ce sont des Chrétiens
& des Catholiques, & qu’on en donne quelque marque.