[Introduction]
ON a toujours admiré le bon sens & le bon goût d’Horace, & la sagesse des regles qu’il donne dans son
Art Poëtique ; en particulier su le Théatre. Vida, Scaliger, Boileau les ont copiées, on
les cite tous les jours, on les sait par cœur, on se fait un devoir de les
suivre. Mais on cite peu & on écrit encore moins celles qu’il a donne
sur la morale qui doit y régner, & qui contribue si fort aux bonnes ou
aux mauvaises mœurs. Ce n’est pas qu’Horace ne soit quelquefois
très-licencieux dans ses poësies ; mais il n’a pas du moins l’effronterie de
Lafontaine & de plusieurs autres, qui
entreprennent de justifier ouvertement leurs licences. Ce Poete, quoique
poïen, avoue de bonne foi qu’il ne suit pas les lumieres de sa conscience ;
mais qu’entraîné par la passion, le mauvais exemple,
il a la foiblesse de faire ce que lui-même condamne.
Video meliora proboque deteriora sequor.
La perversité
du Théatre moderne va jusqu’à se faire un mérite du libertinage, un dogme de
l’impiété.
Les Chœurs chez les anciens jouoient un très-grand rôle : c’étoit le
principal acteur, il entroit dans toute l’action, il en faisoit partie.
Actoris partes chorus officiumque virile
deffendat.
Qu’il ne chante rien dans les intermedes qui
ne convienne parfaitement au sujet, & ne lui soit parfaitement lié,
Ne quid medios intercinat actas quod non
proposito conducat & hæreat apté.
Que doit-il donc
faire ce chœur ? que doit-il dire ? Toutes sortes de biens, enseigner la
vertu, y exhorter : c’est une espece d’apôtre. Mais quelle vertu ? Une vertu
qui passeroit pour une chimere dans un siecle philosophique où l’on n’en
parle plus, & où la connoît & la pratique encore moins.
Ille bonis faveat que & concilietur amicisEt regat iratos, & amet peccare timentes,Ille dapes laudet mensa brevis ille salubrem,Justitiam legesque & apertis ostia portis.Ille tegat commissa Deosque procetur & oret,Ut redeat miseris abeat fortuna superbis.
On chercheroit vainement cette morale dans nos théatres. Corneille & Crebillon, qui canonisent la vengeance, Marmontel, qui autorise le duel dans son Apologie du Théatre, apprennent-ils à modérer la colere, & regat iratos ? Les friponneries de toutes les pieces de Regnard & de la moitié de celles de Moliere, Inspirent-elles la sécurité qui laisse les portes ouvertes, & apertis ostia portis ? La pompe, la magnificence, le luxe des acteurs & des actrices s’accommoderoient-ils de cette table frugale, dapes laudet mensa brevis ? Jamais on n’a vu le théatre assez dévot pour prier Dieu & demander ses graces, Deosque precetur & oret. Combien de fourbes, de femmes d’intrigue, de fripons, de valets, qui arrachent le secret des familles, & en abusent pour tromper leurs maîtres▶ ! Moliere en est plein. Est-ce-là garder fidellement le secret, & tegat commissa ? Croit-on que Georges Dandin, les Fourberies de Scapin, l’Amphitrion, &c. favorisent les gens de bien, & punissent les méchans, bonis faveat ? C’est pourtant un païen qui fait la loi aux chrétiens, & que les chrétiens ne suivent pas. Le théatre est bien au-dessous des vertus morales des païens. Ce n’étoit que des chœurs, dit-on, qui pensoient ainsi : le reste de la piée a-t-il droit de se livrer au vice ? Veut-on que tour à tour l’ordre & le désordre regnent sur la scène ? Cette alternative sera-t-elle utile aux bonnes mœurs ? De laquelle des deux écoles retiendra-t-on mieux les leçons ? Nous n’avons plus des chœurs comme les anciens, cette lueur même momentanée est éclipsée ; nous avons seulement dans les opéras une sorte de chœur qui est fort peu soumis aux loix d’Horace. Il tient le même langage de galanterie ; &, loin de former à la sagesse, il répete les mêmes folies, les mêmes sentimens, & n’est employé qu’à confirmer le libertinage de la piece & des acteurs. M. Dacier & bien d’autres prétendent que nous perdons beaucoup en supprimant les chœurs des anciens, que le spectacle en est moins vraisemblable, moins frappant, moins riche en idées, en sentimens. C’est ce que je n’examine point : mais il est certain qu’on perd du côté des mœurs, si, comme le veut Horace, il étoit le défenseur, le panégyriste, & comme l’apôtre de la vertu.
Ce Poëte loue la frugalité, la chasteté, la modestie du Peuple Romain dans
les premiers
temps, & le petit nombre qui
fréquentoit le spectacle. Il semble les faire dépendre l’un de l’autre,
& ils en dépendent en effet.
Non dum spissa nimis
sedilia, quò populus numerabilis & frugi castusque,
verecundusque coïbat.
Mais nos conquêtes ayant étendu
notre domaine, agrandi notre ville, augmenté nos richesses, la vertu
disparut, le libertinage regna ; & par une suite nécessaire, la licence
s’empara du théatre, de la poësie, de la musique,
accessit numerisque, modisque, licentia major
; tout
prit le goût & le ton de la débauche : des chants rendres, un langage
efféminé, des gestes lascifs, des habits traînans, l’art dramatique ne fut
plus que l’art de la corruption,
sic prisca motumque
& luxuriam addidit arti tibicen, traxitque vagus per pulpita
vestem eloquium insolitam, &c.
Il fait voir
combien, dans son origine, fut méprisable la tragédie, dont toute la
récompense étoit un vil bouc, & qui, malgré sa dignité, pour amuser le
peuple grossier, sans loix & sans mœurs, s’abaissoit jusqu’à la
bouffonnerie, & faisoit agir & parler les satyres sur la scène de la
maniere la plus indécente,
Satyros nudavit, jocum
tentavit
. Ce qu’Horace ne peut pardonner, tant il est
éloigné de penser que le caractere des personnages excuse les libertés qu’on
leur fait prendre, les impiétés, les obscénités qu’on leur fait vomir.
Qu’ils se gardent bien de débiter des galanteries, des paroles
licencieuses ; eussent-ils les suffrages d’une vile populace, jamais ils
n’obtiendront ceux des gens de conditions.
Ne nimium
teneris juvenentur versibus unquam. Aut immunda crepent
ignominiosaque dicta ; offenduntur enim quibus est equus, &
pater ; & res, &c.
La licence, c’est d’ordinaire se porter aux derniers excès. Il fallut
implorer les loix & les
magistrats : on imposa
silence au théatre licencieux,
in vitium libertas
excidit, & vim dignam lege regi, lex est accepta chorusque
turpiter obticuit, &c.
Nous n’avons point des Satyres & des Faunes sur nos
théatres, si ce n’est quelquefois à l’Opera, où paroissent tous les
monstres. On leur a substitué Arlequin, Scaramouche, les valets, les soubrettes, les bouffons, les
parades, qui les remplacent par leur licence, & ont souvent armé la
sévérité des loix, pour les supprimer & les chasser.
Dignam. lege regi. Chorusque turpiter obticuit sublato jure
nocendi.
Il recommande d’étudier & de suivre les bons exemples, & de former
sur eux sa conduite & celle de ses personnages. C’est-là qu’on apprendra
ce qu’on doit à la patrie, à sa famille, à ses amis, comment on doit remplir
les devoirs de sa charge ;
respicere exemplar vita morum
que doctum imitatorem, & vivus hinc ducere voces
.
Les grands poëtes ont acquis l’immortalité, non en excitant les passions,
mais en les réprimant, en corrigeant le vice & inspirant la vertu,
sic honor & nomen divinis vatibus atque
carminibus venit
. C’étoient-là les tigres & les
lions qu’ils apprivoisoient, les pierres qu’ils saisoient mouvoir au son de
la lyre, pour bâtir les murs des villes. Nos poëtes au contraire itrirent
les bêtes féroces, justifient leur rage, leur enseignent à nous dévorer,
détruisent les murailles des villes, les vrais fondemens de la soclété
humaines, les bonnes mœurs : voilà les nouveaux poëtes, les interprêtes des
dieux.
Sacer interpresque deorum Orpheus, dictus ob hoc
lenire tigres, rabidosque leones, dictus est Amphion saxa movere,
&c.
Quelles vertus enseignoient ces grands hommes ?
Le contraire de ce qu’enseigne le theatre : ils apprenoient à ne pas suivre
les mouvemens
inconstans d’une galanterie volage,
d’une débauche insatiable, à qui tout sert d’aliment,
concubitu prohibere vago, dare jura maritis
. Ils
apprenoient à respecter le lien conjugal, à ne pas faire un badinage, un
mérite, un affaisonnement de volupté de l’infidélité du mari & des
femmes, dare jura maritis, à ne point profaner les choses
saintes, à ne pas se jouer de la Religion & de ses Ministres, à préferer
le bien public à l’intérêt particulier,
publica privatis
scernere sacra prophanis
. Nos Molieres, nos Quinaults,
nos Racines, nos Voltaires ne marchent pas sur les traces des Amphions &
des Orphées, leurs lyres n’apprivoisent pas les bêtes feroces. Horace ne
cesse de parler de décence, dont il veut qu’un poëte dramatique suive
toujours les loix,
quid deceat quidnon, quò virtus quò
ferat error
. Il compare le poëte, non à un actrice,
mais à une femme honnête, qu’on obilgeoit quelquefois de danser aux fêtes de
la grande Déesse, & qui, bien loin de se faire gloire
d’étaler ses charmes, en danseuse de théatre, n’y paroissoit que malgré
elle, modeste & confuse,
ut sacris matrona moveri
jussa diebus interevit satyris paulum pudibunda
protervis
.
Horace veut que, pour se former, un poëte dramatique lise des bons livres :
il ne pouvoit en choisir de meilleurs que les livres de Socrate, c’étoit les livres de dévotion du temps. Ce sage célebre,
le plus sage des Grecs, dont la vie & la morale étoient si pures, que
quelques auteurs ont voulu en faire un saint ; ce sage si différent des
sages modernes, que par sa sagesse il s’attira l’indignation du théatre,
dont les autres obtiennent les éloges, & se sont ses défenseur, qui y
fut si indignement joué par Aristophane : disgrace
que la philosophie de nos jours n’a pas à craindre.
Rem tibi Socratice poterunt ostendere
chartæ.
Le Sieur Bernard, auteur
dramatique & dactique, donne des leçons bien différentes.
Qu’elle ait par toi ces livres séducteurs, fait par
l’Amour, dont l’atteinte est certaine, d’Urfé, Quinault, Petrarque,
Lafontaine, Ovide, Tibulle, &c. Le premier voile est par eux
éclairci ; on conjecture, on soupçonne, on devine
(ce sont les progrès du vice), le
cœur raisonne, & l’instinct, la mémoire, &c. Ainsi le feu
qui de cendres est couvert, impatient sous le poids qui l’opprime,
cherche au-dehors un souffle qui l’anime.
Ce philosophe
du temps est aujourd’hui tombé dans l’enfance : il y a longtemps qu’il y
devroit être. Un homme sage ne donne pas de tels conseils, ne les rime pas,
ne les imprime pas. L’Ecriture nous apprend que le pécheur est un enfant à
cent ans,
puer centum annorum morietur
.
Le grand principe d’Horace, le croira-t-on, c’est que pour bien écrire il
faut être homme de bien : c’est la premiere regle, c’est la clef de tout. La
vertu doit diriger les talens & guider le génie : sans elle ils sont
aveugles, & ne peuvent qu’égarer.
Scribendi rectè
sapere est & principium & fons, &c.
Tout
alors coule de source, de l’abondance du cœur, la bouche parle, la plume
écrit. Du cœur naissent les mauvaises pensées, les discours scandaleux, les
écrits licentieux ; mais l’homme de bien tire de son trésor des choses
anciennes & nouvelles : c’est l’Evangile. Horace semble parler d’après
lui,
verbaque prævisam rem non invita
sequentur
. Quintilien, Aristote, Ciceron, tous les ◀maîtres
de l’éloquence exigent la vertu, comme une condition nécessaire pour former
un bon grateur. Les poëtes dramatiques se
seroient-ils flattés de l’exception de cette regle. Regarderoient-ils
comme un privilége de leur art de se soustraire aux loix de la vertu ? Je ne
m’érige point en juge de leurs mœurs ; mais l’expérience ne fait pas leur
apologie : ils sont fort heureux quand on peut au moins citer leur
pénitence, comme celle de Racine, Quinault, Lafontaine.
Boileau a donné les mêmes regles, & n’a que plus
vivement attaqué les dangereux effets de l’amour sur la scène. Tout le monde
fait les conseils qu’il donne aux nouveaux maris, de ne pas laisser aller
leurs femmes à l’Opéra.
Par toi-même bientôt menée à
l’Opera, De quel œil penses-tu que ta sainte verra,
&c.
Effets que toute la piété puisée à
Port-Royal, dans une éducation chrétienne, n’empêche pas,
L’épouse que tu prends, sans tache en sa
conduite, Aux vertus dans Port-Royal instruite, aux loix de son
devoir regle tous ses désirs.
Hé pouvoit-il penser
autrement ? Eleve, ami, enthousiasmé d’Arnaud, de Pascal, de Nicole, livré à la doctrine
de Port-Royal, ennemi déclaré du theatre, pouvoit-il ne pas en connoître les
dangers, & en approuver l’indécence ? Il y a quelque chose d’énigmatique
dans sa conduite : il a loué Moliere à l’excès, & l’a amerement
critiqué ; il le craignoit pendant sa vie, & lui rend justice aprês sa
mort ; il veut qu’on excite les passions sur la scène, singulierement
l’amour, & il en déplore les effets ; il copie & embellit Horace, il
est plus indulgent que lui ; il blâme la galanterie de Quinault, & applaudit à celle de Racine, qui
est encore plus dangereuse ; il réconcili Racine avec Arnaud, avec qui ses
travaux d’amatiques l’avoient brouillé, & il donne soigneusement les
regles de cet art pernicieux. Trop fidele copiste
d’Horace,
video meliora proboque deteriora
sequor
. Ceux qui fréquentent les spectacles, les comédiens
eux-mêmes, les condamnent au fond du cœur, & approuvent ceux qui n’y
vont pas. C’est la marche de toutes les passions : le plus libertin, le plus
emporté, le plus avare rend en secret justice au vice & à la vertu,
& se condamne lui-même : il ne faut que le livrer à sa propre
conscience ; & c’est l’arrêt que Dieu lui sera prononcer malgré lui
éternellement par sa propre bouche.