Chapitre VI.
Suites des diversites curieuses.
C
iceron, Liv. 7, Ep. 4, félicite son ami de n’être pas allé au théatre,
& aux jeux de Pompée ; il se felicite lui même de n’avoir point de goût
pour ces sortes de plaisirs :
Aliquam capio voluptatem quia hìc
voluptate non capior
. Il y a là un jeu de mots difficile à rendre
en François, mais un sens très-vrai, & sur tout une vérité de morale que
l’expérience rend sensible,
qu’on goûte une vraie satisfaction
à ne pas satisfaire ses passions
. Ce
plaisir est plus doux que celui dont on se prive.
Pope rapporte qu’un Milord de ses amis aimoit si fort la danse, que ni la vieillesse ni la maladie ne purent lui ôter ce goût. Il se levoit étant malade, se faisoit soutenir par ses domestiques, & dansoit, très mal sans doute, mais il se contentoit. A la mort du Roi d’Angleterre il eut la folie de demander audience à la Reine sa veuve, pour lui conseiller fort sérieusement de danser, afin de dissiper son chagrin, conserver sa santé & bien gouverner l’Etat. Plusieurs Acteurs & Actrices chantent, déclament, font des vers dans ces tristes momens, comme la Favard. Le théatre a sa folie dont on ne revient guere.
Monfleuri, célebre Acteur & Auteur, aussi bien que son
fils, dont les pieces sont indécentes, mourut presque sur le théatre, comme
Moliere. De violens efforts qu’il avoit fait pour représenter les fureurs
d’Oreste dans Andromaque, en furent
la cause. Sa famille, pour lui sauver cette confusion, attribua sa mort à
une terreur panique de quelque prédiction faite d’une mort prochaine.
Monfleuri n’étoit ni superstitieux ni crédule. Gueret ne
l’a pas cru ; il lui fait dire dans son Parnasse réformé :
Qui
voudra savoir de quelle maladie je suis mort, qu’il l’apprenne ; ce
n’est ni de l’hydropisie ni de la goute, mais que je suis mort
d’Andromaque.
Moliere pouvoit dire aussi :
Je suis
mort du Malade imaginaire.
La mort presque subite de l’un & de
l’autre, en sortant du théatre, est affreuse. Les Monfleuri étoient des gens de condition, que la furent du théatre
dégrada ; ils en rougissoient, & pour ne pas déshonorer leur famille,
ils changerent leur nom. Ils s’appelloient Jacob, &
ils se nommerent Montfleuri.
Adam Olearius, dans son voyage de Moscovie, rapporte qu’un Czar tourmenté de la goute, promit de grandes récompenses à ceux qui lui enseigneroient quelque remede à son mal. La femme d’un Bojar, mécontente de son mari, déclare au Prince que son mari avoit un remede souverain, mais qu’il n’aimoit pas assez le Czar pour le lui donner. Aussi-tôt le Bojar fut mandé, & eut ordre de donner son remede. Il eut beau dire qu’il n’en savoit aucun, on le mit en prison, on le fouetta jusqu’au sang, on le menace de la mort, s’il ne le découvre. Il dit alors qu’il n’avoit point osé le découvrir pour ne pas exposer la vie de son maître, mais qu’il le feroit, puisqu’on le vouloit absolument. Il fit ramasser à tout hasard une charretée de toute sorte d’herbes, les fit bouillir & en fit un bain. Le Czar s’y mit, il en fut soulagé, & récompensa magnifiquement son Médecin. Moliere, qui avoit lu ce voyageur, forma là-dessus la comédie du Médecin malgre lui, qu’il embellit à sa maniere. La plupart de ses pieces ont une pareille source. Moliere n’est point créateur, il arrange un Drame, il assaisonne de bouffonneries quelque conte qu’il a trouvé.
Henri S. Jean, Vicomte de Bolinbrock, Pair d’Angleterre, Ministre de la Reine Anne, a joué bien des rôles, & a déplu à tous les partis. Pour se justifier, il a publié des Mémoires, où il entre dans un grand détail de ses intrigues▶, sur-tout depuis la mort de la Reine Anne, & l’entreprise du Prétendant, ce qui l’obligea à quitter son pays, où il fut condamné à perdre la tête sur un échaffaud, comme coupable de haute trahison. Il a passé plusieurs années en France, s’y est marié, y est mort.
C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, savant à l’Angloise, remuant,
intriguant, homme de qualité, fort riche, sur-tout un libertin Philosophe,
c’est-à-dire sans religion comme sont tous les Seigneurs Anglois, qui pour
cette raison,
fit manquer, ou du moins contribua
beaucoup à faire manquer l’entreprise du fils du Roi Jacques pour remonter
sur le Trône. Il ne s’en cache pas même ; car apres un long détail vrai ou
faux de tout ce qu’il avoit fait pour la faire réussir, & des contre
temps qui rompirent ses mesures, il se jette sur la Religion Catholique du
Prétendant, qu’il dit en être la cause. Il tourne ce Prince en ridicule
comme un petit esprit gâté par sa mere, & par son Confesseur, un bigot
dont toute la religion consiste à
avoir peur du Diable & de
l’enfer
(car pour lui, il ne les craint ni ne les croit), homme
foible, fort borné, qui n’a pas voulu renoncer au Pape, &c. Il termine
ses Mémoires par un portrait de sa créance, ou plutôt de son irréligion qui
démasque toute sa conduite, & ses trahisons envers le Prétendant, auquel
il étoit dévoué, & qui lui avoit donné sa confiance. Il convient
lui-même que le Duc d’Ormont, autre partisan du
Prétendant, quoique Anglican aussi, & même le Ministre Anglican Lesbi, lui disoient qu’il en demandoit trop sur la
religion ; il croyoit que la tolérance promise devoit suffire, & qu’on
ne devoit pas exiger qu’il changeât lui même de créance.
Milord Bolinbrock dans sa Préface fait de bonnes réflexions. Que sert à un homme sans talent & sans mérite, l’éclat de la naissance & de la fortune ? Ce sont des treteaux élevés, d’où un saltinbanque, couvert de clinquan se donne en spectacle. La populace l’entoure, les honnêtes gens l’apperçoivent, mais passent & le méprisent.
(C’étoit un libertin déclaré), dans le temps le plus critique il ne fit point mystere de ses délassemens. Persuadé que les sots n’ont jamais de loisir, il osoit avouer les siens, & en jouir à porte ouverte. La vivacité de son esprit suppléoit à tout, au temps & au travail, &c.
Il avouoit ses fautes, & ne se croyoit pas sans vice. Les unes étoient légeres & en petit nombre, les plus grands services les avoient rachetées. Il ne rougissoit point des grandes ; les talens, les vertus emportoient la balance, c’en étoit assez pour sa philosophie. Elle n’admettoit, ni n’exigeoit de personne dans la morale une perfection, pratique, chimere enfantée par l’hypocrisie, & adoptée par l’enthousiasme.
Il avoit loué près d’Orleans une habitation enchantée, où il passoit des jours heureux, dans les bras de la philosophie, des muses & de la volupté. Il en eut une autre ensuite entre Amboise & Tours, acquise depuis, & fort embellie par un autre Ministre retiré de la Cour comme lui. (M. de Choiseuil). Thoiras, tom. 13. (Chanteloup.)
Addisson étoit du parti des Wigs, opposé à Bolinbrock. Il les servit si bien par sa belle plume, que leur reconnoissance le fit monter au poste de Secretaire d’Etat, quand ils furent les maîtres, Bolinbrock l’estimoit, & rendoit justice à ses talens. Un jour étant à la représentation de Caton, son chef d’œuvre, fait contre le Roi & le Ministere plein d’allusions malignes ; & les Wigs affectoient de redoubler les applaudissemens en ces endroits. Bolinbrock alors Ministre, qui s’y trouvoit caractérisé, affecta d’y applaudir aussi. Il fit venir dans sa loge l’Auteur qui avoit été aussi Acteur, & jouoit le rôle de Caton ; le loua d’avoir si bien rendu les beautés, & lui donna cinquante guinées. Voyez Pope dans ses lettres.
Tite-Live, Décad. 1, Liv. 7, rapporte que
la peste ravageant la ville de Rome, les Romains, qui avoient inutilement
essayé bien des remedes, s’aviserent d’instituer des Jeux
scéniques, jusqu’alors inconnus, pour appaiser les Dieux,
c’est-à-dire les Démons selon le Prophete :
Omnes
Dii gentium Dæmonia
; belle maniere d’obtenir
des miracles. La peste qui étoit sur son déclin, cessa bien-tôt ; on en
attribua la grace à la protection des Dieux, & l’on joua encore la
comédie pour les remercier. Elle est donc bien autorisée du ciel par de
grands miracles. S. Augustin, qui rapporte ce trait, de civit.
Dei, Liv. 1 chap. 38, pense différemment ; il
fait là-dessus une réflexion singuliere. Les Démons, dit-il, inspirerent aux
Romains la pensée d’introduire chez eux le théatre, pour faire succéder à la
peste, qui tuoit les corps, une peste bien plus funeste aux ames, &
pernicieuse aux bonnes mœurs, moyen bien sûr de perpétuer son culte :
Astutia Dæmonum longè graviorem pestilentium ex hâc occasione
non corporibus, sed moribus curavit immittere.
La peste est un
moindre mal que le théatre,
longè graviorem pestilentium
.
L’éloge n’est pas flatteur.
Irai-je caressant d’orgueilleux embrions,Me prosterner sans honte aux pieds des histrions ?
Discours sur la gloire des illustres François, à l’honneur des Comédiens, dont le tribunal agit en souverain avec les Auteurs.
C’est un tableau très-divertissant que celui d’Hercule aux
pieds d’Omphale, cet homme, si célebre dans la fable,
& sur la scene, vraisemblablement copié en partie sur l’histoire de Samson aux pieds de Dalila. Après avoir
terrassé le lion de Nemée, Hercule s’étoit fait un habit
de sa peau, qu’il portoit par-tout. Les Acteurs, qui jouent son rôle, ne
prennent pas ce vêtement peu galant, qui donne un air féroce & feroit
peur aux Déesses, mais ils prennent l’air doucereux de ce héros devant sa
maîtresse, qui leur est en tout naturel. Hercule, pour plaire à Omphale,
dépouille la peau de lion, & s’habille en petit maître ; il fit plus, il
s’habilla en femme, se mêla avec les femmes de la Princesse, prit la
quenouille & le fuseau, & fila avec
elles, fort mal-adroitement à la vérité, le fuseau est bien différent de la
massue qu’il avoit accoutumé de porter, mais plus malheureusement encore
pour sa gloire. Omphale, pour se divertir & se mocquer de lui, se
couvrit de la peau de lion, & contrefaisoit Hercule. Ce tableau
renouvellé tous les jours par les plus grands Seigneurs aux pieds des
Actrices, fait voir l’empire des femmes, & la bassesse honteuse de la
passion. Il a donné lieu à plusieurs jolies pensées que rapporte le Pere Bouhours, Maniere de penser :
Falleris &
nescis, non sunt spoliæ ista leonis ; Sunt tua, tuque feræ victor es
illa tui.
Ce ne sont pas les dépouilles du lion, ce sont les
vôtres, elle vous a vaincu. C’est le langage d’Ovide, qui
pourtant est plein de commisération pour les amoureux. Quel est le plus
singulier, dit Lopes de Vega, un héros plus foible qu’une
femme, une femme plus dangereuse qu’un lion ? Ces deux traits sont
ordinaires. Le Tasse fait mettre ce beau tableau sur la
porte du palais d’Armide, pour se préparer sans doute aux
foiblesses de Renaud, enchanté par cette courtisanne.
L’amour voit là ses victoires, & ne fait qu’en rire,
Amor
guarda è ride
. C’est ce que méritent des foiblesses si ridicules.
Peut-on ne pas gémir de l’aveuglement de ceux qui s’y exposent, que tant
d’exemples ne peuvent rendre sages ? Peut-on voir sans indignation qu’on
fasse l’apologie de ces jeux, de ces Actrices, de ces compagnies, qui font
tourner la tête aux plus sages ?
Mulieres faciunt apostatare
sapientes
.
Selon les anciens Auteurs, une des plus grandes cruautés des Tibere, des Neron, des Domitien, étoit de vouloir que dans les plus grands maux qu’ils
faisoient souffrir, on ne parût pas affligé, mais qu’on se montrât content
de leur conduire :
Miseri vetamur agere miseros,
cogimur mentiris beatos, mœrorem relinquis, mœroris
aufers insignia ; hoc unum deerat malum miseris gaudere.
A cela
vient la belle pensée de S. Augustin sur le malheur du pécheur :
Quid miserius misero non miserante seipsum ?
Voilà l’art
de la tragédie & de la comédie ; elle fait de nous des Neron, des Domitien, qui se réjouissent du mal
des autres. La tragédie se repaît des disgraces des grands, des meurtres,
des fureurs, des révoltes, dont un un spectateur cruel se fait un spectacle
délicieux, comme des combats des gladiateurs. La comédie se nourrit des
chagrins domestiques, des infidélités d’une femme, de la coqueterie d’une
fille, de la désobéissance d’un fils, d’un mariage de passion, de la
friponnerie d’un valet. Ce ne sont que des jeux dont on se mocque. Ces maux,
il est vrai, ne sont pas réels, mais par les spectacles des maux
imaginaires, vus avec plaisir, on s’endurcit, on s’accoutume à
l’inhumanité.
C’est, dit-on, pour combattre une passion par une autre passion : principe
faux & pernicieux, comme nous l’avons dit ailleurs. Il est faux qu’on ne
puisse combattre les passions que l’une par l’autre ; il est très-faux qu’on
doive se servir de ce moyen, très-faux qu’il produise un bon effet. Bien
loin de les mettre aux mains, elles se favorisent mutuellement, & la
victoire de l’une devient l’aliment & la force de l’autre. L’Evangile
nous apprend à combattre les passions par les vertus, avec la grace,
l’orgueil par l’humilité, la colere par la douceur, l’avarice par l’aumône,
la crainte par l’espérance, la sensualité par la mortification ; jamais un
vice par un vice, un péché par un péché. La morale de l’Evangile est trop
pure, pour tolérer aucun vice ; à plus forte raison pour lui prêter des
armes. C’est toujours un premier mal certain pour remédier à un autre. Il ne
faut
point faire de mal même pour procurer le
bien ; mais il s’en faut bien qu’on doive se fier à de pareils défenseurs
contre les ennemis toujours avec eux d’intelligence. Le feu qu’on allume
pour éteindre un autre feu, l’allume encore davantage. Le théatre est il un
bon général pour vaincre un ennemi redoutable ? Il leur prête à tous des
armes. Ce qu’une piece aura calmé, une autre piece l’excitera, &
détruira l’ouvrage de la premiere. On ne fait que rouler de passion en
passion, & à la fin ceux qui le fréquentent les ont toutes. Parmi toutes
ces passions, qui jouent tour à tour de si beaux rôles, il en est une
dominante, qui regne toujours, qui met en mouvement toutes les autres, &
dont toutes les autres établissent l’empire : c’est l’amour, de toutes les
passions la plus dangereuse, dont on chérit les blessures ; c’est elle qui
forme toutes les ◀intrigues▶, & qui à travers tous les événemens tragiques
ou comiques, remporte enfin la victoire sur tout. Toûtes les vertus qu’étale
la scene sous l’appareil pompeux des grands mots, ne sont que des passions
déguisées en vertus. Tout ce beau systeme de morale théatrale s’évanouit à
la lumiere de l’Evangile, sur l’idée que Dieu nous donne de la vertu
véritable ; héroïsme chimérique, qui remplit de vanité, d’amour du plaisir,
& corrompt le cœur qu’on veut qu’il éleve. Cet homme si grand, dit on,
ou plutôt si fastueux, n’est dans la cause de la religion qu’une vaine
enflure :
Ut quid diligitis vanitatem & quæritis
mendacium ?
On a soupçonné l’Abbé de V. d’avoir fait plusieurs pieces
de théatre, attribuées à Favard son ami, comme on a
soupçonné un Chartreux d’avoir composé celles de Crebillon, ce qui lui fit faire une replique très-piquante
par son fils. On demandoit au pere quel de ses ouvrages il croyoit le
meilleur. Il éluda la réponse, & montrant son
fils qui étoit présent :
Voilà
, dit-il,
le
plus mauvais.
Son fils repliqua :
il est vrai que je
ne suis pas l’ouvrage d’un Chartreux.
L’Abbé de V. se défend
d’avoir travaillé avec Favard ; il peut avoir raison, leur style est fort
différent ; mais qu’on ne s’y trompe point, ce n’est pas à raison de
l’indécence frappante qu’un Ecclésiastique compose & fasse jouer des
comédies. L’Abbé est si fort au-dessus de ces vains scrupules, qu’il a donné
son théatre au public en un volume, & qu’il a fait valoir ce beau titre,
pour être reçu à l’Académie ; les 40 ont aussi peu senti combien il est
indécent, non-seulement de favoriser la comédie, mais de la favoriser dans
un homme d’Eglise, que ce goût & ces ouvrages devoient exclure.
On a imprimé en deux volumes les ouvrages de Madame de Montegut, Maîtresse des Jeux Floraux à Toulouse, où elle avoit remporté plusieurs prix. Elle avoit un génie & des lumieres supérieures ; mais bien loin d’être Comédienne, & d’employer ses talens pour le théatre, elle avoit horreur de la comédie, & n’y alloit jamais. Elle avoit appris d’elle-même sans maître assez de Latin, pour traduire en vers François les Odes d’Horace, assez d’Anglois pour traduire plusieurs ouvrages de Pope (ses traductions sont imprimées, & passeront à la postérité), assez d’Italien & d’Espagnol pour en faire aussi des traductions de divers ouvrages dans ces deux langues, qui n’ont pas paru. La flatterie fait dans les grands des prodiges des moindres choses. Les vrais prodiges dans les particuliers sont oubliés. Une autre sorte de prodige bien plus estimable, avec tous ses talens Madame de Montegut étoit un modele de toutes les vertus, humble, douce, modeste, pieuse, renfermée dans ses devoirs, fidele à tous les exercices de la religion, charitable pour les pauvres, polie dans la société, d’une patience inaltérable dans les afflictions, d’une réputation au-dessus même des soupçons. La Chrétienne l’emporta toujours sur la Muse.
Une Actrice de l’Opéra, de quatorze à quinze ans, plut si fort à M. le
Dauphin, fils de Louis XIV, qu’il en voulut faire sa maîtresse ; on lui en
fit la proposition, accompagnée d’un riche présent ; elle refusa l’un &
l’autre. Ces exemples sont rares à l’Opéra ; ce désintéressement n’est pas
immortel. Le lendemain Mgr le Dauphin étant dans sa loge, l’Actrice vint sur
le théatre avant qu’on commençat, & regardant tendrement le Prince, elle
chanta de la meilleure grace trois petits vers qu’on lui avoit composé avec
la musique :
Je ne saurois, je suis encore trop jeunette, j’en
mourrois.
Tous les instrumens de l’Orchestre reprirent l’air. Cette
excuse n’ôte pas l’espérance ; on dit communément que la jeunesse est un
défaut qui se corrige tous les jours. La modestie d’une Actrice se corrige
de même, & très-promptement. Sa santé se fortifie, son désintéressement
s’apprivoise, elle ne craint plus d’en mourir, elle en vit au contraire.
Les Nouvelles publiques de 1774 rapportent un fait singulier. Un vieillard de
quatre-vingt-cinq ans, & sa femme âgée de soixante-dix-sept ans,
s’aviserent de donner un bal, & d’en être le Roi & la Reine. Ce bal
fut composé de cinquante de leurs enfans, petits enfans,
arriere-petits-enfans, qui passerent toute la nuit à danser au son du violon
dont jouoit le vieux pere, lequel exerce ce métier depuis soixante-dix ans.
C’est terminer glorieusement sa carriere, les armes à la main :
Quo semel est imbuta, recens servabit odorem testa diu.
Malherbes a dit des guerriers de son temps :
Si les labeurs dont la France a tiré sa délivrance sont
écrits avecque foi, qui sera si ridicule qui ne
confesse qu’Hercule fut moins Hercule que toi ?
Malgré la
réputation de Malherbes, c’est assurement une très mauvaise poësie. On en a
fait une parodie à l’honneur d’un Acteur qui jouoit Hercule aux pieds d’Omphale :
Si tes vices, tes foiblesses aux
genoux de ta maîtresse, sont écrits avecque foi, qui sera si ridicule
qui ne confesse qu’Hercule fut moins Hercule que toi ?
Combien de
nos guerriers méritent cet éloge !
On lit dans l’Almanach de Bâle de 1774 : le Public va voir avec empressement
le modele de la statue de Voltaire par le Sculpteur Pigalle. Ce Poëte, je ne sais pourquoi, est représenté
tout nud. On a fait à cette occasion le couplet suivant :
Voici
l’Auteur de l’ingénu, Jean Pigalle l’a fait tout nud ; Mais Jean Freron
le drapera, Alleluia.
Qui croiroit que les Suisses fissent des vers
satyriques contre le grand Voltaire, & les missent dans l’Almanach ?
Le grand Voltaire n’aura plus à exercer son éloquence & sa verve contre le contraste tant de fois reproché entre l’infamie civile & canonique, attachée au métier de Comédien, & les honneurs infinis, dont la Cour, la ville & le royaume les comblent, & l’empressement avec lequel ils sont courus. La cause est jugée par trois salles magnifiques, bâties par l’Etat, au nom & par ordre du Roi, une à Versailles & deux à Paris, dans les maisons de deux Princes du sang ; l’Opéra chez le Duc d’Orleans, la Comédie Françoise à l’Hôtel de Condé. Ces trois salles coûtent des millions, jamais approbation plus authentique. Un édit exprès enrégistré dans tous les Parlemens, qui casseroit toutes les anciennes & gothiques diffamations, tous les requisitoires des Gens du Roi, & les arrêts sans nombre qui ont flétri & défendu la comédie, ne vaudroit jamais trois salles royales & plusieurs millions. La comédie est non-seulement naturalisée citoyenne avec droit de bourgeoise, comme à Calais, vivant honorablement comme la plus honnête femme de Paris, mais comme légitimée ennoblie, logée, entretenue aux dépens du Roi, liée à la plus haute noblesse & à la Famille royale, traitée avec autant & plus de faveur que l’école militaire. Les Invalides, S. Cyr, les Académies, Conciles, Canons, Bulles, ordonnances, arrêts, Peres de l’Eglise, décisions des Casuistes, rien ne peut la renverser. Ce sont trois citadelles imprenables, Voltaire triomphe. Ces monumens sont consolans, ils annoncent une grande aboudance dans le royaume, & une diminution considérable dans les impôts. Feroit on une si grande dépense, si le peuple étoit miserable & l’Etat endetté ? Sans doute la sagesse du gouvernement préféreroit le nécessaire au frivole, & le soulagement des peuples à l’opulence des Comédiens.
On a tort de crier contre la variété & l’inconstance des modes, elles ne
sont que des répétitions, en changeant le nom & quelque légere nuance :
Multa renascentur quæ jam cecidere
. Les femmes dans
tous les temps, comme les Comédiens, n’ont cherché qu’à plaire, à exciter
les mêmes passions, produire les mêmes tentations, par les mêmes moyens.
Qu’ils soient frisés, bouclés, tressés, en couronne, en pyramide, ce ne sont
toujours que des cheveux autour du visage ; qu’on applique des mouches, du
rouge, du blanc, du noir, du bleu, ce ne sont que des couleurs empruntées
pour suppléer à la couleur naturelle ou la faire mieux sortir. Les grands
canons, les falbalas, les vertugadins,
les criardes, les paniers, les juppes piquées, les linges multipliés, ce
n’est que grossir le volume, se donner un air d’embonpoint qu’on croit
devoir embellir ; les toiles
transparentes, des
moyens de montrer des nudités, sur lesquelles on fonde les espérances de
conquête, & avec lesquelles on ne réussit que trop à faire commettre le
péché. Lits, équipapes, tapisseries repas, ce n’est qu’un cercle qui roule.
Tel est le théatre, rien n’y est nouveau, tout s’y répete ; les Poëtes se
pillent, les Acteurs se copient, les spectateurs se suivent, &c. La
corruption y est toujours ancienne & toujours nouvelle. Le libertinage
est un fleuve qui coule sans cesse, & entraîne tout ce qu’il trouve dans
son cours.
Gherardi succéda à Dominique à la comédie Italienne, dans
le rôle d’Arlequin, & le remplaça parfaitement. Il a donné plusieurs
volumes de pieces Italiennes, où les loix de la décence sont peu écoutées,
ainsi que dans les estampes dont il les a ornées. Ce théatre, toujours rival
du théatre François, même de l’opéra, quoique le goût soit tres-différent,
parodie & ridiculise presque toutes leurs pieces, & même la musique
qu’il a burlesquement contrefaite. Il a souvent réussi, souvent aussi la
critique a été injuste ; il a été pour ainsi dire pendant long-temps la
comédie de la comédie. Il a joué les défauts des Comédiens, ce qui l’a mis
mal avec ces deux théatres, & a contribué à le faire chasser. Depuis son
rétablissement il est plus mesuré, il vit bien avec tout le monde. Voici un
exemple de parodie de l’Opéra. Arlequin vole un fromage de Parme, qu’il aime
beaucoup, on lui fait sou procès, il est condamné à être pendu ; en montant
l’échelle, il chante ces paroles & cet air d’Opéra, dont la morale le
fait absoudre :
Quand on obtient ce qu’on aime, qu’importe à
quel prix ?
C’est se jouer du public, de dire que la comédie donne des leçons de vertu.
Le beau, le saint Prédicateur qu’un Acteur, qu’une Actrice ! On revient bien
converti de leur sermon. Mais s’ils
sont si zêlés
pour le prochain, que ne le sont-ils pour eux-mêmes, que ne s’enseignent-ils
à eux-mêmes ce qu’ils enseignent aux autres ?
Qui alios doces,
teipsum non doces
. Il suffira pour détruire toute leur éloquence,
d’appeller de leurs discours à leur exemple. Non la vertu n’a pas besoin de
tels Apôtres :
Non tali auxilio, nec defensoribus istis
Christus eget
. Elle n’aime que les saints qui prêchent par leurs
œuvres plus que par leurs paroles. Le théatre nuit à tout ; du côté de
l’esprit, il en détruit toutes les bonnes qualités. Sa fécondité (très-bornée, très-monotone, on s’y copie) sa profondeur
(tout y est superficiel) ; sa
vérité, il est plein de mensonge ; sa justesse, tout y est exagéré, défiguré ; son équité, tout y est malignité, médisance ridicule ; sa noblesse, tout y est familier ; la décence, mille
grossiéretés ; sa modération, les passions y font
tout ; sa force, ce n’est que molesse,
galanterie ; sa constance, tout y voltige, tout y est
léger ; la science, tout y est superficiel, ignorance,
fables.
Du côté du cœur & des bonnes mœurs, c’est encore pis ; il detruit la pudeur, la religion, la sincérité, la charité, l’humilité, la douceur, le goût de Dieu, la pensée des choses saintes, l’amour de la pauvreté, de la pénitence, la lecture des bons livres, les pratiques de piété, des Sacremens, l’étude, la parole divine, en un mot tout l’Evangile. Il inspire tous les mauvais principes d’orgueil, de vengeance, d’ambition, d’amour propre, d’indépendance ; il dégoûte de la sainteté du mariage, de la légitime population, du bon emploi des richesses ; il excuse, il loue, il inspire le luxe, le faste, l’oisiveté, la galanterie, la molesse, l’adultere, le divorce, l’indécence, les mauvais discours ; on peut s’en convaincre dans tout le cours de cet ouvrage. Le théatre est une source empoisonnée de toute sorte de corruptions.
On croit bien justifier les spectacles, en disant
que le grand nombre les fréquentent. Mauvaise raison : le monde entier ne
peut rendre innocent ce que Dieu condamne. Le grand nombre se perd. C’est
donc un mauvais guide ; d’ailleurs les hommes, dit Seneque, se suivent comme des moutons :
Non ad rationem,
sed ad similitudinem vivimus, pecorum ritu sequimur antecedentem gregem,
euntes non quò eundum, sed quò itur.
Ce sont des gens de bien, dit
on ; on sait bien que non, & que le grand nombre des amateurs du théatre
sont sans religion & sans mœurs ; ils en ont peut-être l’apparence, du
moins quelqu’un. Mais, dit l’Apôtre, ils n’en ont pas la réalité :
Speciem pietatis habentes virtutem, antem ejus abnegantes.
Ils font profession de la Religion Catholique. Qui ? les Deistes, les
incrédules, les libertins ? Quelles professions ! mais la
suivent-ils ? Ils sont Idolâtres dans les mœurs & dans les sentimens,
semblables aux Israëlites que Salmanazar emmena captifs. Ils faisoient
profession de la vraie religion, & ils adoroient les idoles :
Timentes Deum, nihilominus idolis servientes.
IV. Reg. 17.
Dieu ne veut point dans les cœurs de partages, de ces religions bigarrées :
Qui non est mecum contra me est.
La nation dramatique est une espece d’association & de cotterie, dont le théatre est le lien. Elle est composée d’Auteurrs, d’Acteurs, d’amateurs. Qu’on examine le théatre, le foyer, les loges, le parterre, on verra toujours à peu pres les mêmes personnes, le même peuple, que le goût, le vice, l’habitude rassemblent. Il y a eu dans tous les temps, en bien & en mal, des sociétés de gens qui pensent de même, & que les intérêts, la doctrine, le plaisir, la sympathie lient étroitement. Chacune de ces confrairies a ses loix, ses usages, son esprit particulier ; toutes les histoires en sont pleines ; leur variété est infinie ; le détail en seroit inépuisable. Disons un mot de celle des Francs-Maçons, qui a fait tant de bruit de nos jours, contre laquelle se sont armées toutes les puissances, qui a paru quelque temps anéantie, mais qui renaît de ses cendres.
Cette troupe est toute théatrale, le fonds n’en est que le plaisir. Ce sont des libertins qui se réunissent pour se réjouir, faire de bons repas, s’aider dans leurs amours, s’entretenir librement, en se gardant un grand secret qui y répand un assaisonnement plus piquant ; le lieu de l’assemblée bien fermé, & éclairé par des bougies, est un vrai théatre où l’on joue assis autour d’une table ; le tablier, la truelle, l’équerre font un habit d’Arlequin. Les tapisseries symboliques, leurs décorations, les cérémonies bisarres sont leurs lazzis ; leur conversation, des farces de tabarins, les mots de maître, de Profez, de Maçon, de frere servant ; c’est le Scaramouche, Pantalon, Gorgibus, Sganarelle, &c. On n’introduit point de femmes, pour être plus libres, faire moins de dépenses, éviter les querelles de rivalité, d’infidélité ; car les femmes exigent des égards, des présens, brouillent les amis, mais chacun doit avoir sa maîtresse, à laquelle, sans vouloir la connoître, la société envoie quelque galanterie par les mains de son amant ; ou communément on profane le S. Nom de Dieu par des sermens ridicules. L’entrée dans la troupe étoit un sacrilege, on y faisoit une défense expresse de parler de Dieu & de religion ; précaution inutile, on n’en parleroit pas davantage, à moins que ce ne fût pour la combattre ; & le serment ne se fait plus, c’est un péché de moins. On ne défend plus de parler de Dieu, mais on n’y pense pas davantage ; ces Comédiens font hardiment d’eux-mêmes les plus grands éloges : tout le monde sait les apprécier, & le nom de Franc-Maçon est devenu une expression proverbiale, pour marquer un libertin de profession.
C’est une vraie fureur que de parler toujours de Moliere. Eloges, apothéoses, éditions nouvelles, estampes, papiers publics, tout retentit de ce nom. Mais on n’effacera jamais l’idée de bouffonnerie & de libertinage qui y sont attachés depuis plus d’un siecle. Le Sieur Bret vient de mettre au jour un grand Commentaire sur toutes ses œuvres, bien inutile, puisque rien n’y est obscur, ni n’en vaut la peine. Qu’on ne soit pas frappé de ce grand bruit, ce n’est qu’une poignée d’Acteurs ou d’Auteurs de la comédie Françoise, qui crient ; l’Opéra, les Italiens ne pensent ni n’ont jamais pensé à lui, ni joué aucune de ses pieces ; on en joue quelqu’une en Province, mais sans enthousiasme. Les théatres étrangers en ont traduit quelqu’une à leur maniere. Le peuple sait à peine son nom. Il n’y a pas cent personnes dans l’Univers enthousiasmées de Moliere, ces cent personnes étourdissent du bruit qu’ils font. Je ne sais s’ils connoissent bien les intérêts du théatre. Vanter sans cesse Moliere, mépriser tout le reste, parce qu’il ne lui ressemble pas, si ce n’est pas la passion & la malignité qui veulent autoriser leur critique, c’est du moins montrer un génie borné, & rétrecir celui des autres. Moliere est donc comme ces mesures & ces poids publics qu’on garde à l’Hôtel-de-ville, auxquels tous les Marchands ont recours. On peut de mille manieres envisager & représenter le même ridicule, & faire de très-bonnes comédies sans imiter Moliere. Veut-on, comme cet ancien Tyran, couper les jambes à tous ceux qui ne sont pas de la longueur de son lit ? Si Moliere a tout dit & tout fait, il n’y a donc plus rien à faire & à dire. Tous les Ecrivains ne doivent plus, que les bras croisés, contempler en extase le Dieu Moliere. Corneille, Racine, Quinaut, qui dans leur genre valent bien Moliere, ne prétendent point au privilege exclusif, & les autres théatres n’ont pas porté le délire jusqu’à le leur accorder. C’est se jouer du public & se rendre ridicule, de porter l’ivresse à cet excès, & de vouloir enivrer tout le monde de son vin.
M. Dezprez de Boissi a fait paroître en divers temps
plusieurs lettres contre les spectacles, qui ont été très bien reçues, &
le méritent. Elles ne sont venues que long-temps après dans notre Province,
notre ouvrage étoit fort avancé, quand nous en avons eu connoissance. On y
trouvera bien des choses semblables, à ce qu’il dit, quoique sans doute
moins bien rendues. Les raisons sont communes, dangers extrêmes pour les
mœurs, galanteries, discours libres, indécences des Actrices, mauvaises
compagnies, &c. Nous avons combattu les Apologistes du théatre par les
mêmes armes ; nous avons rapporté plusieurs des mêmes autorités, de
l’Ecriture, des Conciles, des loix civiles, des Casuistes, des
Jurisconsultes. J’y trouve sur-tout le fameux arrêt donné en 1761 contre le
Sieur Huerne de la Mothe, que nous avons rapporté. Liv. II, chap. 2. M. de Boissi, qui en fut témoin, en rend
témoignage. Les faux principes, la doctrine odieuse hasardée, les termes
outrés & injurieux répandus dans les mémoires & la consultation de
cet Avocat de la Princesse Clairon, sa maîtresse,
méritoient bien que l’ouvrage fût condamné au feu, l’Auteur chassé du corps
des Avocats, & son nom biffé du tableau. Ce fut à la priere même des
Avocats que sa condamnation fut prononcée ; on ne devoit pas moins attendre
de ces sages Jurisconsultes, & du zele des Magistrats pour les bonnes
mœurs. M. l’Avocat général combla d’éloges le premier
Barreau du royaume, & tout le public y applaudit ;
& quoique plusieurs d’entre eux fréquentent le théatre, il n’est pas
moins vrai que c’est la doctrine & la loi du corps. Faites ce qu’ils
vous disent, & ne faites pas ce qu’ils font. Mais helas ! dans tous les
temps on peut dire :
Video meliora proboque, deteriora
sequor.
L’ouvrage de M. de Boissi, quoique très-bon, ne sera pas
plus heureux que ceux du Prince de Conti, de M. Nicole, du P. le Brun, de Rousseau & de tant d’autres. Mais il est bon qu’on écrive
contre un si dangereux divertissement ; quelqu’un en profite, & l’on
maintient la possession de la vertu contre le vice.
On s’accoutume à tout, & la coutume émousse tous les plaisirs, comme elle adoucit toutes les douleurs ; c’est la vraie raison de l’inconstance des modes. La coquette la plus idolâtre de sa figure, à force de se voir dans le miroir & de s’admirer, n’est plus touchée de sa propre beauté, il faut en relever le goût par l’assaisonnement de la pature, comme on releve & diversifie le goût des alimens. On est d’abord satisfait de la nouveauté, la mode court, on s’y fait, on s’en lasse deux jours après, on court après une autre mode. Ainsi au théatre la plus belle piece réussit ; après un certain nombre de représentations, il faut que des pieces, des décorations, des Actrices nouvelles viennent picoter le palais blasé du spectateur.
Un petit maître alloit se marier, il étoit poudré, frisé, fardé, parfumé
comme une femme, sa femme ne l’étoit pas moins. Le Curé surpris leur dit
avant de les recevoir, crainte de quiproquo : Dites-moi
qui de vous deux est la fille qui veut se marier. Les femmes veulent
par-tout des amans de ce caractere,
aiment un de ces étourdis
formé par nos tendres Laïs, qui chaque
jour
avec délices, vous entretient de ses coureurs, de son boudoir & des
coulisses, & s’imagine avoir des mœurs parce qu’il est las des
Actrices
.
Dans la comédie du Roi de Cocagne il y a un Poëte nommé la Fariniere, qui n’est que la copie d’un original qu’on a voulu tourner en ridicule, comme le Pourceaugnac de Moliere ; c’étoit un homme très-connu sous le nom du Poëte May. Il avoit composé trente comédies ou tragédies, dont aucune n’avoit réussi. Il étoit toujours poudré à blanc, c’est ce qu’exprime le nom de la Fariniere. La peinture étoit si ressemblante, que le Poëte May s’en plaignit au Lieutenant de Police, mais sans succès. La Torilliere, qui jouoit ce rôle, pour appaiser le Poëte May, le mena au cabaret, & l’enivra de vin de Champagne. On le coucha dans un lit de cabaret, on emporta ses habits sans qu’il s’en apperçût. La Torilliere les prit, & joua son rôle avec les vêtemens du Poëte. On ne pouvoit s’y méprendre. Moliere joua un tour pareil à Pourceaugnac & à George Dandin, pour tendre le rôle plus ressemblant.
Horace rapporte d’un amateur que les spectacles avoient
rendu fou, qu’il s’imaginoit être toujours au théatre, & entendre
toujours des comédies. On le guérit de cette erreur, il en fut très fâché,
comme si on l’avoit assassiné.
Pol ! me occidistis amici, non
servastis enim, etsi sic extorta voluptas, & per vim direptus
gratissimus error.
C’est le portrait de tous les amateurs ; leur imagination est toujours pleine de théatre, ils ne
parlent que de scenes, d’Actrices, de danses, de décorations, &c. Si
quelque homme sage essaye de les corriger & de les éloigner des
spectacles, tout est perdu ; vous m’ôtez la vie, l’Etat est bouleversé : Pol ! me occidistis.
Une Dame de la Cour, grande amatrice, tomba malade, & se voyant à
l’extrêmité,
abandonnée du Médecin, elle demanda
qu’on lui fit venir un violon, qui lui joua un intermede d’Opéra. Ce trait
est copié de Brantome,
Madame de Limeuil
, dit-il, étant à l’agonie, se fit jouer par son Menetrier la marche des
Suisses
, avec cette différence, que Madame de Limeuil mourut en entendant sa chanson, & que celle ci en
guérit. Même religion dans l’un & dans l’autre ; on enchérit ici, on
mêle le sacré avec le profane, dans quelques misérables vers qu’on a fait
sur cet événement :
Par son Curé bien exhortée, des Médecins
abandonnés, alloit dire son in manus.
Tout cela est il fait pour
être lié avec un intermede de l’Opéra ? La Danse, le Poëte, le Mercure, qui
le rapportent avec éloge, écoutent-ils ici les loix de la décence & les
regles de la piété ?
Mercure octobre 1773. Les Comédiens François ayant toujours eu une estime particuliere pour Mademoiselle Dangeville, qui a fait les beaux jours du théatre pendant trente trois ans dans tous les genres de la comédie, ont célebré sa fête, le 15 août, à sa maison de Vaugirard, en lui donnant une représentation de la partie de chasse d’Henri IV, sur un théatre construit dans un bosquet de son jardin. L’illusion étoit complette, sur-tout au second acte, où la forêt étoit naturelle. Chaque Comédien s’est efforcé de lui témoigner son zele, & cette piece, ainsi que la suite des plaisirs de cette journée, ont été autant de triomphes pour cette admirable Actrice. Chacun s’est acquitté parfaitement de son rôle. Qui en doute ? Tout y engageoit ; les vers, les chansons à l’honneur de la Nymphe y pleuvoient à verse. Chacun des convives a donné & chanté à table quelques couplets à sa façon (ils sont tous Poëtes), tous également bons, par le motif qui est l’effusion du cœur (un motif n’est pas une effusion du cœur). Le même en a rapporté grand nombre, il dit qu’il en supprime beaucoup ; il eût pu les supprimer tous, sans que le public y eût rien perdu.
Voici quelques uns de ces vers qui peignent la fête & ses Acteurs.
C’est la Cour même de Thalie,Sonnez, grelots, de la folie,Laissez le chagrin à la porte.Sombres vapeurs du Comité,Qu’un bon vent bien loin vous emporte.Des jeux quelle aimable affluence !L’un rit ou chante, l’autre danse.Son masque est levé, je la vois ;Zéphirs, apportez nous ses loix,Faites entrer la liberté ;Cet air pour eux est l’air natal,Concert ici, plus loin le bal.
La Dumesnil qui étoit de la fête, & la Dangeville s’appellent Marie.
Amis, sous le nom de Marie,A Melpomene offrons nos vœux ;Que Dumesnil & DangevillePartagent ici notre encens.
N’est-ce pas là un dévot emploi de l’auguste nom de la Mere de Dieu ? Marie doit-elle être associée à Melpomene ? Si Arlequin portoit le nom du Roi, diroit-on décemment ? Amis, sous le nom de Louis à Arlequin offrons nos vœux. N’est-ce pas chommer bien pieusement la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge le 15 août ? En particulier est ce bien remplir le vœu de Louis XIII, & renouvellé par Louis XV ? Sans doute la troupe a fait la procession à Vaugirard & chanté Vêpres sur le théatre. Les galanteries qu’on met dans la bouche d’Henri IV pour une paysanne, valent bien les litanies de la Sainte Vierge. Madame de Gomez, dans ses Journées amusantes, a fait aussi des vers galans à l’honneur d’une Marie ; mais par respect pour un si saint nom, elle l’a changé en Miraé, comme elle a changé le nom de Nogaret, qui alla insulter & emprisonner le Pape Boniface VIII à Anagnie, en celui de Ganoret, pour en sauver la honte à sa famille. Cette gaze est légere, mais c’est toujours une gaze qui écarte l’idée de l’indécence & du sacrilege. Le Chantre de la Dangeville n’a pas eu cet égard pour les choses saintes. En connoît on au théatre ?
Il paroît que la Clairon n’étoit pas à la fête ; aussi la
Dangeville n’étoit-elle pas chez la Clairon à la Centenaire. C’est une juste représaille ; on lui en fit même un
reproche dans une chanson :
Mais tout haut chacun disoit que
Dangeville manquoit à la Centenaire, oh gué ! à la Centenaire.
Ces
deux rivales s’aiment peu.
Dans un siecle moins comédien le public verroit-il sans indignation une Actrice assez riche pour a^oir aux portes de Paris une maison de plaisance avec un vaste enclos & des bosquets, où l’on dresse un théatre, & donner de grands repas, une grande fête, bal, concert, comédie, comme pourroir faire une Princesse ? Les chansons même remercient quelques grands Seigneurs qui voulurent honorer la fete de leur présence. La Clairon avoit donné une fête aussi magnifique pour la Centenaire de Moliere à l’Hôtel Clairon.
Des Actrices, après ces folies, devroient être envoyées aux petites maisons ; mais les Seigneurs, encore moins sages qu’elles, leur applaudissent. Que la volupté rend foibles ! En vain le monde lui donn-t-il des noms spécieux, en vain tâche-t-il de l’ennoblir par la pompe & l’appareil du spectacle, l’élevation des sentimens & l’art de la poësie ; en vain des Auteurs, par une autre foiblesse, prostituent-ils leur plume à son apologie. Les éloges qu’on leur prodigue ne sont pas plus réels que les Héros qu’on fait parler c’est un avilissement qui déshonore, une tache qui flétrit les plus grandes actions, & jette un nuage épais sur la plus belle vie. Ainsi en juge la sagesse éternelle. Un Héros libertin n’est pas moins damné qu’un autre ; il devroit dès ce monde être aussi méprisé.
La Sallé a été une des plus grandes Danseuses qui aient paru à l’Opéra. Elle excelloit sur tout dans les pantomimes de la danse ; elle y peignoit toutes les passions, & ajoutoit de génie sans préparation aux desseins que ses maîtres lui avoient déjà tracé. On ajoute qu’elle avoit de la décence. Cette idée dans une Danseuse de théatre a besoin d’explication, c’est à-dire, qu’elle étoit plus posée, plus sérieuse, moins composée que les autres ; car pour les nudités, le fard, les regards tascifs, la voix licentieuse, les airs voluptueux, les gestes impudiques, la peinture la plus vive des passions, elle n’imaginoit pas que tout cela fût contraire à la décence. On dit qu’elle avoit des mœurs. Il faut encore expliquer cette chimere, les mœurs d’une Danseuse de théatre, & d’une Danseuse si celebre par la peinture naïve du vice. C’est-à-dire que naturellement réservée & sérieuse, elle évitoit le scandale, cachoit son jeu, savoit se taire, & n’arboroit pas avec éclat les ◀intrigues▶, le crime comme la plupart des autres. Peindre les choses les plus licencieuses de la maniere la plus séduisante & la plus vive, témoin la peinture du Serrail & des amours du Sultan, que nous avons rapporté d’après Cahusac dans le chap. de la Danse ; dans la religion c’est un scandale horrible ; c’est au théatre avoir des mœurs & de la décence.
Attribuer à la danse la peinture des actions, des passions humaines, c’est lui donner trop d’étendue, c’est du moins une équivoque. La danse & les pantomimes sont deux arts fort différens, & très-séparables. On peut être Pantomime sans être Danseur, & Danseur sans être Pantomime. La Sallé savoit les réunir dans un degré singulier de perfection. Elle peignoit en cadence, & dansoit en peignant, ce qui rendoit son jeu très-brillant & si pittoresque, & fit sa réputation. Ces deux actes sont très-liés, & contribuent à la perfection de l’un & de l’autre.
La danse est un peu pantomime, elle peint bien des choses, & quoique les actions humaines ne suivent pas une mesure musicale, & n’offrent point de cadence réglée, il n’est pas impossible de réunir les pantomimes à la danse. En variant & changeant la mesure selon les progrès des sentimens qui produisent & accompagnent l’action théatrale, ce sera l’habileté du Musicien de ralentir ou d’accélérer le mouvemens de ses airs, & celle du Danseur de s’y conformer. Cet accord bien exécuté fera une danse pantomime parfaite ; c’étoit le grand art de la Sallé. Tout Opéra est dans ce goût, puisque la musique est adaptée aux paroles, ainsi que les gestes & les mouvemens des acteurs. Ces trois choses doivent faire un concert perpétuel. Je ne sais si on avoir fait des airs exprès pour les danses de la Sallé, ce qui est très-possible ; mais du moins son oreille étoit si délicate, ses organes si flexibles, ses mouvemens si bien ajustés à la musique & si expressifs, que tout cela faisoit un corps parfait de spectacle. Les autres Danseuses ses compagnes, & celles qui l’ont suivie, en savent bien autant qu’elle pour la danse proprement dire ; elles ont autant de force, d’agilité, de finesse, mais il y en a bien peu qui sachent si bien réussir & accommoder, varier & proportionner ses mouvemens à l’action & au chant, qu’elles fassent en dansant une scene pittoresque, sans dire mot, qui soit aussi vive, & peut-être même plus vive que les paroles, & sur-tout comme elle composer, créer des pas, des gestes, des attitudes, des mouvemens, des figures, & danser de génie, & toujours d’accord avec l’orchestre & la scene.
L’empire du Mexique dans l’Amérique septentrionale, peut être aussi puissant que celui du Pérou, n’étoit pas aussi bien policé quand il fut conquis par Fernand Cortez, soit que les peuples y fussent moins spirituels & moins traitables, soit que les Princes eussent été moins heureux, & moins Philosophes que les Incas ; peut-être que n’ayant pas eu d’Historien comme Garcilasso de Vega, du sang royal, fort instruit des affaires du Pérou, nous ne connoissons point l’histoire du Mexique ; du moins est-il certain par tout ce que nous en savons, qu’on n’avoit point à Mexico, comme à Cusco & à Lima, un théatre régulier, où l’on représentât de vrais drames selon les regles de l’art, soit dans le genre noble entre des grands & des Héros, les seuls que permettoient les Princes Péruviens, soit dons le genre subalterne, bourgeois & bousson, comme en ont tous les théatres d’Europe.
Ils en avoient pourtant le fonds & l’essentiel, la folie & le désordre. Les passions jouent toujours leur rôle, quoique différemment marquées. Un poëme bien conduit, bien dialogue, une ◀intrigue▶ arristement filée, régulierement dénouée, un lieu élevé, bien décoré pour la faire représenter par des Acteurs salariés, c’est la perfection de l’art, le chef d’œuvre du génie, & les derniers efforts des Sophocle, des Corneille, des Moliere. Mais le fonds, l’esprit du spectacle n’est que l’imitation quelconque d’une action humaine pour amuser des spectateurs, en peignant les passions & se mocquant du ridicule, indépendamment du théatre, des décorations, des troupes réglées, de vers, d’unité, de temps & de lieux : Thespis sur son tomberau joue la comédie comme Moliere, quoique moins savamment, comme la maison commode d’un bourgeois est un ouvrage d’architecture, sans ordre Corinthien ni Dorique, aussi bien que le palais d’un Prince, comme le diner frugal d’un berger avec des fruits & du lait est aussi bien un repas que le festin des Rois avec tout l’art de la cuisine.
Tels étoient les Acteurs Mexiquains, au temps de Montezuma.
Des Thespis, qui n’avoient pas donné la dignité à
Melpomene, à cette
heureuse folie
selon les termes de Boileau, folie en effet, malgré ses brillans succès, qui
l’eut fait passer au détriment des mœurs, aux vices rafinés &
pernicieux, puisqu’en perfectionnant le vice & ses attraits, ils en
augmentent les dangers & le font aimer. Les Espagnols ont introduit leur
théatre, & en perfectionnant la scene, ils l’ont corrompue ; ils ont
aiguisé les traits des passions & servi le poison dans des coupes
dorées : attaque moins bruyante, mais blessure mortelle du cœur ; comme si
dans nos villages au lieu des danses tumultueuses, des exercices & des
jeux fatigans des fêtes locales, on faisoit jouer des comédies, & on
donnoit des bals masques ou parés pour amuser les villageois ; ce seroit
porter le dernier coup à la dépravation de leurs mœurs.
Les Mexiquains avoient les mêmes jeux que nous, variés à leur maniere comme tous les Sauvages de ce continent, ou plutôt les hommes de tous les climats. Il y avoit les mêmes désordres, ils chantoient, sautoient, cabrioloient, faisoient des tours de passe passe. Que fait-on de plus du Chamscaka à Gibraltar ? Ils avoient leurs instrumens de musique, leurs chansons galantes, leurs danses lascives, leurs pantomimes licencieuses, leurs gestes obscenes, leurs parures indécentes, Qu’a-t-on de plus du Japon, en Suede ? Leurs ballets, sans être tracés par Vestris, étoient variés ; ce n’étoient point des pas de trois, mais des pas de cinquante, de cent, de mille. Ils faisoient des sauts périlleux, ils dansoient sur la corde, ils cabrioloient sur l’épaule, sur la tête d’un homme robuste, sur la pointe d’un gros bâton fiché en terre. Ils se plioient si bien, qu’ils faisoient de leur corps une boule, se rouloient sur la pelouse, se lançoient à deux ou trois pieds. Ils jouoient au balon, non avec des raquettes, mais en mettant sur leur dos un cuir tendu & cortoyé comme un tambour, sur lequel ils avoient s’adresse de recevoir & de renvoyer la balle. Que fait-on de plus de Petersbourg au Monomotapa ?
Ils aimoient sur-tout un bal d’Opéra appellé Misotes, où il ne falloit ni suspendre des lustres de crystal, ni élever le plancher à la hauteur du théatre. Ce bal se tenoit en plein jour dans une plaine ; on y étoit plus à l’aise, tout le monde, sans distinction de noblesse, sans acheter des billets, y étoit bien reçu ; on entroit dans l’enceinte marquée, & deux à deux comme une procession. Quand il y en avoit le nombre prescrit, après avoir fait quelques tours, on se formoit en rond. Chacun rioit, chantoit de toutes ses forces, au son de quelques timbales de bois creusé. A cette premiere bande en succédoient d’autres, jusqu’à ce que tout le monde y eût passé, ce qui duroit quelquefois tout un jour ; alors tout se mêloit, chantoit, sautoit tout à la fois. Cette cohue leur paroissoit charmante ; on servoit des rafraichissemens, il couloit des fontaines de liqueurs aussi enivrantes que les nôtres. Pour faire honneur à leur fête, il falloit bien boire. Elle finissoit lorsque tous les Danseurs enivrés ne pouvoient plus se soutenir. Notre ivresse n’est pas si grossiere, elle n’a pas le même objet, les goûts sont différens ; mais j’ose dire que la plupart de ceux qui ont été au bal ou à la comédie, en viennent enivrés de passions, paîtris de vices, apres y avoir pris les libertés, entretenu des pensées, formé des desirs, jeté les regards, tenu les discours, présenté les objets, formé les ◀intrigues les plus mauvaises, c’est-à-dire, commis & fait commettre des péchés sans nombre contre la pureté. De Paris aux Antipodes, que fait-on de plus dans l’ancien & le nouveau monde, dans le siecle passé & dans le nôtre ?
Tous les hommes sont imitateurs, jusqu’aux enfans, qui quelquefois se
copient, y font des gestes plus naturels & plus expressifs que les
meilleurs Pantomimes. Les Mexiquains imitoient toutes les nations qu’ils
connoissoient, surtout les gens disgraciés de la nature, bossus, boiteux,
nains, les contrefaisoient les uns les autres, ce qui faisoit des comédies
très-divertissantes. Sans avoir étudié Moliere, ils poussoient si loin l’art
de Comédien, qu’ils imitoient parfaitement les animaux, leurs cris, leurs
mouvemens, leurs allures ; ils se déguisoient en chevaux, en moutons, lions,
cochons, &c. & en formoient des comédies pantomimes ou des bals
grotesques. Ils y apportoient cachés sous la peau dont ils étoient couverts,
de petits cochons, des veaux, des agneaux emmaillotés, qu’ils faisoient
criailler, grogner, beler, aboyer en les piquant, ce qui à leurs oreilles
formoit un concert fort agréable. Le crieur public, au lieu d’afficher,
alloit inviter au bal des cochons, à la comédie des ânes, à l’opéra des
chiens ; & en effet on avoit pour Acteurs, Danseurs, Chanteurs, des
hommes sous cette figure. Les Actrices paroissoient sous la forme d’une
vache, d’une jolie chevre, d’une biche bien blanche. C’étoit à
peu pres l’imagination des Poëtes Grecs, dans la belle
Io, la chevre Amalthée, Cadmus,
Jupiter en taureau, en cigne,
&c. La Mythologie est pleine de ces insensées métamorphoses, que l’on
lit avec plaisir, pour lesquelles on a une sorte de respect, qu’on
représente sur le théatre, qu’on chante dans nos poësies. Ne nous moquons
pas des folies Mexiqaines, nous ne sommes pas plus sages, nous sommes plus
vicieux :
Quid rides ? Mutato nomine, de te fabula
narratur.
C’est dommage que les Mexiquains n’aient pas eu un Ovide qui ait chanté ces merveilles. S’ils l’ont eu, quel
dommage que son poëme n’ait pas passé les mers ? que de matiere il eût
fourni à nos Dramatiques ? J’ai vu, il y a quarante ans, une mode charmante
de peindre des têtes humaines sur le corps d’un animal ; un amant ne
manquoit pas de faire faire le portrait de sa maîtresse sur ce piedestal.
Quel joli coup d’œil que la Clairon en chatte, la Hus en chienne, le
Kain en cochon, Molé en veau ! Aux animaux on substitua les Moines, la Dubois en Cordelier, Grandval en Capucin, &c. On en vint aux fleurs : la Dangeville étoit un souci, Baron une tulipe, &c. De là on vint aux Pantins, qui n’étoit pas une mode plus sensée. Ce sont aujourd’hui
d’autres folies. Le vice est inépuisable.
Afin que tout fût en regle, les troupes Mexiquaines avoient des Directeurs en titre, qui régloient la marche & les mouvemens des Acteurs. Ce n’étoit point un Souffleur qui aidât une mémémoire chancelante, un maître de musique qui battît la mesure à l’orchestre, mais un habile Acteur qui servoit de modele & de guide. Tout ce monde étoit partagé en differentes bandes ; chaque bande avoit à sa tête deux habiles Danseurs & Chanteurs qui donnoient le branle ; toute l’atrention & l’habileté consistoient à les imiter ; & la beauté du spectacle si bien d’accord, que tous rendissent en même temps les mêmes figures, les mêmes gestes, les mêmes chants, les mêmes paroles, comme si ce n’étoti qu’une même personne. On ne connoissoit que très imparfaitement les différentes parties de la musique, pour former des consonnances & une harmonie réglée, ni les regards, les vis-à-vis de la danse pour faire la symmétrie des pas & des figures ; tout se réduisoit à l’unisson. C’étoit une espece d’exercice militaire où tous les Soldats font le même quart de conversion & les mêmes mouvemens. L’Empereur avoit sa troupe qui n’étoit que pour lui ; elle n’étoit composée que des enfans des plus grandes maisons de l’empire. Le peuple avoit la fienne qui ne se mêloit point avec la premiere.
C’étoit un plaisir royal que l’Empereur prenoit tous les jours après ses repas. Il est vrai qu’il ne se donnoit pas la peine de l’aller chercher dans une salle de spectacle, on venoit le lui donner dans sa chambre, ce qui est bien plus noble. Tel est l’état de la comédie aux Indes, à la Chine, au Japon ; les troupes se rendent dans les maisons, on les fait représenter comme on veut. Chaque jour c’étoit quelque nouveauté qu’on donnoit au Prince pour qui on réservoit les prémices. De là elle passoit au public à qui on l’abandonnoit ; & on ne manquoit pas le même jour de l’aller jouer dans les places publiques dans différens quartiers de la ville. Le spectacle n’étoit pas au Mexique, non plus que dans tout l’Orient, une affaire sérieuse comme en Europe, où l’importance qu’on lui donne, la perfection qu’on y exige, l’attention qu’il faut y avoir pour en saisir les beautés, en goûter l’exécution, en font un exercice aussi fatigant qu’amusant. Ce n’étoit à Mexico qu’une recréation & un simple jeu pour se divertir. Le Price regardoit comme au-dessous de lui d’aller aux spectacles publics, comme d’aller manger chez des particuliers. Lorsque les Espagnols se furent rendus maîtres, il crut leur faire honneur, & leur fit fort valoir la grace qu’il leur faisoit, d’y aller quelquefois avec eux pour les animer & les rendre plus magnifiques. On y chautoit leurs exploirs & leurs victoires : bassesse de la Cour & du peuple de célébrer sa défaite & sa servitude, & l’usurpation de leurs vainqueurs ; ils y passoient pour des Dieux, & leur artillerie pour la foudre.
Les audiences & les repas de l’Empereur étoient un vrai spectacle comique
à nos yeux, pour eux très-imposant. En approchant du trône, toujours nuds
pieds & la tête ornée de grandes plumes, on faisoit trois prostrations
en des temps & des lieux marqués, & de même à reculons, sans jamais
tourner le dos ni même lever les yeux, ce qui eût été un crime puni de mort.
Le Prince aimoit qu’on parût interdit & tremblant en lui parlant ; il le
prenoit pour une marque de respect. Louis XIV pensoit de même. Il trouvoit
fort mauvais qu’on le regardât fixement, & qu’on eût un air de
confiance, ce qui fit dire ce bon mot à un Officier qui parut déconcerté, en
lui demandant une grace, ce qui la lui fit obtenir :
Croyez,
Sire, que je ne fuis pas ainsi devant vos ennemis.
Les titres qu’on
donnoit à Montezuma alloient toujours croissant ; à la premiere prostration
on l’appelloit Seigneur, à la seconde Monseigneur, à la troisieme grand Seigneur. Cet
usage paroît risible parce qu’on n’y est pas accoutumé ; il l’est moins que
la fastidieuse répétition des titres qu’on donne aux grands, non seulement
dans les audiences publiques, mais à tout moment, toutes les fois qu’on leur
parle & à chaque mot qu’on
leur dit : amis,
parens, étrangers, domestiques, comme un écho qui répete le même mot, comme
une cloche, comme un tambour, qui à chaque coup rend toujours le même son.
Ce jargon feroit rire, s’il n’étoit dégoûtant.
L’heure des repas de l’Empereur étant venue, on couvroit son buffet de plus de deux cents plats de diverses viandes apprêtées selon son goût ; il alloit en faire la revue & le choix, & marquoit avec une baguette le plat qui lui plaisoit, qu’on retiroit & qu’on mettoit sur des brasiers pour le tenir chaud. Il faisoit distribuer le reste aux Seigneurs les plus distingués de la Cour. Il faisoit de même le choix des boissons. Tout le linge & toute la vaisselle ne servoient qu’une fois ; on la donnoit ensuite à ses Officiers. Il se mettoit à table, mangeoit toujours seul. Aussitôt vingt Dames des plus belles de son Serrail, parées en Actrices, recevoient les plats des mains des Officiers, les lui présentoient, & le servoient. A la fin, du repas il prenoit une tasse de chocolat, fumoit une pipe de tabac mêlé avec de l’ambre gris, & les Dames se retiroient. Pendant le repas, des bouffons, des nains, des bossus, des boiteux, des fous le divertissoient par leur tabarinage. Après le repas il dormoit quelque temps dans la même place, & quand il étoit rèveillé, on faisoit entrer les Comédiens du pays, c’est-à-dire, les Chanteurs, Danseurs, Sauteurs, Joueurs de flûte, qui lui donnoient le spectacle à leur maniere ; ils chantoient des vers à sa louange, comme les prologues des opéras de Quinaut à la louange de Louis XIV, ses exploits, ses conquêtes, ses vertus, ceux de ses prédécesseurs, au-dessus desquels on le mettoit sans difficulté. Ces petits ouvrages tenoient lieu d’histoire, on les récitoit dans les places publiques, on les faisoit apprendre aux enfans, on les transmettoit à la postérité. Telle étoit l’histoire des anciens Gaulois, dont les Druides chantoient les exploits, & chez qui ces poësies étoient les monumens, chants sérieux & peu amusans. Les Comédiens Mexiquains faisoient succéder les bouffonneries, les danses, les chansons licencieuses qui amusoient bien davantage ce Prince voluptueux ; c’étoit la farce, la petite piece après la tragédie. Peut-on s’en passer ? Le plus souvent la grande piece ne vaut pas mieux que la petite pour les bonnes mœurs.
Montezuma, Prince d’un caractere sérieux, & meme sévere, sentoit
parfaitement la frivolité, l’indécence, le danger de ces jeux, dont il
laissoit la liberté. Il n’ignoroit pas les désordres infinis qu’ils
occasionnoient ; il avoit honte de sa tolérance, & tâchoit de l’excuser,
comme on l’excuse aujourd’hui, par les raisons qu’on donne pour des
sentences d’une sage politique. 1.°
J’écoute les bouffons &
les fous, parce que j’apprends d’eux quelques vérités que mes courtisans
ne me diroient pas.
Moyen misérable de connoître la vérité. Des
boussons, des Comédiens disent-ils la vérité, la connoissent-ils ? Ils
empoisonnent, ils trompent plus que d’autres. Un Prince est bien aveugle,
qui suit de tels guides. 2.°
J’amuse par ces jeux un peuple
inquiet, dont la fidélité m’est suspecte ; ils ne pensent pas à se
révolter, ils oublient leur misere tandis qu’ils s’occupent à rire.
Espece de capitulation misérable, dit Antoine de Solis,
d’un Tyran avec ses Sujets :
Payez-moi des tributs, & je
vous donnerai la comédie.
Une ame honnête peut-elle laisser les
amorces du vice pour étouffer les murmures, corrompre les cœurs pour
conserver des esclaves ? Quel infame recours aux désordres, pour en faire
l’instrument du despotisme ! N’étoit-ce pas même
un aveu de foiblesse d’apprendre au peuple qu’on le craignoit ?