Chapitre V.
Suite des Parfums.
LE fameux Athenée dans ses Dipnosophistes, c’est-à-dire les Dialogues des Philosophes à
table, sur lesquels Casaubon a donné un savant Commentaire
(Atheneus, Liv. 15.), parle au long
des parfums connus de son temps, dont il détaille un grand nombre leur
espece, leur nom, leur origine, la maniere dont on les fait, leurs bons ou
mauvais effets. Il avoue que c’est une affaire de goût & de mode, que
tel qui avoit eu la plus grande vogue, est aujourd’hui méprisé, & tel
autre dont on faisoit peu de cas, fait aujourd’hui les délices. Il croit que
préparés & servis à propos, ils peuvent être utiles dans bien des
maladies, mais qu’en général ils nuisent plus qu’ils ne servent, sur-tout
qu’ils amolissent, énervent, rendent les hommes efféminés, & allumennt
le feu de l’amour, ils ne sont propres qu’aux femmes, & même aux jeunes
épousées ; car pour les vieilles, c’est un vrai ridicule ; une vicille
parfumée fait penser qu’elle a la folie d’être amoureuse :
Unguento perfusa coma pectusque madidam est. Amat enim
senex.
L’excès des parfums chez les anciens est incroyable. Depuis que la corruption
des mœurs eut perdu les peuples long-temps vertueux, on en répandit sur tout
le corps, & il y en avoit particulier pour chaque partie, les pieds, les
mains, les cheveux, le visage, le sein, &c. N’avons-nous pas de même des
essences pour les cheveux, des pâtes pour les mains, des fleurs pour le
sein, des eaux, des huiles, &c. C’est ici tout comme
là. On parfumoit jusqu’aux bouquets & aux guirlandes, comme si
l’odeur des
fleurs ne suffisoit pas :
Serta & coronas unguento irrorabant.
Il y
avoit des parfums pour le bain, d’autres pour la table, d’autres pour le
lit, pour les chambres, les meubles, &c. On brûloit du bois odoriférant,
on faisoit des torches odoriférantes :
Lignum odore
inspicatum & unguentis illitum.
Voici quelques vers
qui peignent cette espece de fureur. On les trouve en deux endroits à la fin
du 12 Liv. & au milieu du 15 :
Unguento Ægyptio pedes linit & crura, Phenicio collum &
ubera, Sisimbino manus & brachia, Amarcino superciliam &
comam, Terpillino coxas & genua, Seorsùm pedibus
Bacchasinum.
Quel précieux détail ! Nos doctes
Parfumeurs dans les Traités qu’ils ont donnés, auroient dû faire un
Commentaire du texte d’Athenée, ils y auroient appris bien des recettes pour
de nouvelles odeurs, & marquer savamment la ressemblance de l’ancien
odorat avec le notre, & auroient décoré leurs écrits d’un air
scientifique. Mais ils n’ont eu garde de parler du ridicule, des excès, du
danger pour les bonnes mœurs d’une marchandise qu’ils ont intérêt de
vendre ; ils n’ont parlé qu’en charlatans des plaisirs qu’on y trouve.
Celui du vice y étoit si généralement reconnu, qu’avant d’approcher d’une
femme, les libertins s’oignoient tout le corps de parfums pour exciter &
augmenter la volupté, comme les Athletes s’oignoient d’huiles avant d’aller
combattre sur l’arêne. Licurgue chassa de Sparte, & Solon d’Athenes
les marchands de parfums, pour ôter l’occasion d’amollir & de corrompre
un peuple qu’ils vouloient rendre vertueux. Au contraire Anacreon, ce Poëte galant, ce grand maître du vice, demandoit
qu’on lui jettât abondamment des parfums sur l’estomac,
parce que de là l’odeur iroit plus directement au cœur, & y parviendroit
plus vite pour échauffer sa passion :
Advola, &
unguentis mihi pectus irriga, ut cor
citius obtineat.
La Lidie & la ville de Sardes, si
célebres par leurs débauches, ne l’étoient pas moins par leurs parfums ;
c’étoient les plus exquis de l’Asie, ils en portoient le nom :
Unguentum Lidium & Sardium
. Ce peuple
étoit toujours plongé dans les odeurs :
Unguentis semper
gaudet universa gens Sardianorum
. Ainsi peint-il une
courtisanne, une Actrice qu’il appelle ma Reine, ma Nymphe :
Velut Nympha, Regina corpus unguentis me gallino semper
linit
.
Dans son festin philosophique Athenée introduit Socrate le
plus sage des Grecs, qui par un zele bien digne de lui, se déclare contre le
luxe des odeurs. Le maître de la maison offre aux convives toute sorte de
parfums. Il n’en faut point, dit le sage, ils ne sont bons que pour les
femmes ; comme il y a des habits propres à leur sexe, il y a aussi des
traitemens propres pour les hommes. Les odeurs qui nous conviennent sont
celles qu’on trouve dans les salles d’exercice, in
Gymnasiis, pour nous la plus agréable & la seule à désirer,
suaviora & optabilia
. Les
femmes ont les leurs sur leurs toilettes, ne les leur envions pas. Aucun
homme ne doit en user :
Nullum virum unguento delibutum
iri existimo
; il ne doit pas même se parfumer pour
plaire à sa femme, c’est bien assez que la femme soit parfumée. Chrisippe
est admirable, continue Socrate, il compare l’odeur au fard ; l’un &
l’autre, dit-il, est vain & méprisable, il rend l’homme mou &
efféminé ; & tout ce qui amollit est opposé à la vertu :
Molliter à virtute sejungit
. Il ajoute
l’exemple de Sapho qui, toute amoureuse qu’elle étoit de
Phaon, se fait un mérite d’un amour épuré, digne des
héros, l’invite à l’aimer de même, & l’exhorte à mépriser comme elle les
parfums dont les courtisannes sont si curieuses.
Sophocle vient à son tour, &
pour peindre Venus Déesse de la volupté, il la représente
se contemplant dans un miroir & s’inondant des parfums. Au contraire il
représente Pallas, Déesse de la sagesse, qui n’a de miroir
que son Egide, & des parfums que l’huile dont on oint
les Athletes. Ignorez vous, dit le Philosophe Mensorius,
que les odeurs montent à la tête & amollissent tous les sens :
Sensus omnes odores demulcent &
diliniunt.
Tel étoit cet ancien portrait d’une volupté
effeminée : on voyoit un homme nonchalamment couché sur des coussins &
un matelas odoriférant, qui se faisoit répandre sur le corps des essences
précieuses par un esclave, & mettre sous le nez des cassolettes
fumantes, & se laissoit aller au sommeil dans cette molle ivresse de
bonnes odeurs. Homere décrivant les soins que se donne
Junon pour regagner les bonnes graces de Jupiter, ajoute les parfums à
toutes ses autres parures :
Ambrosiâ sordes ontis
abstergit, deinde cutem unguento illinit.
M. le Franc a
traduit ce morceau en quatre vers françois que nous avons rapporté.
Les anciens donnoient de leur passion pour les parfums une raison qui
paroissoit sérieuse : ils prétendoient que outre le plaisir de l’odorat
qu’ils trouvoient delicieux, les parfums répandus sur la tête abbatoient les
fumées du vin & empêchoient l’ivresse à quelque excès qu’on se livrât,
ce que je crois sans peine. Les odeurs ont donc deux belles qualités, de
favoriser les deux passions qui dégradent le plus l’humanité, l’amour en
l’excitant l’ivresse en la calmant. Aussi usoient-ils avec profusion de ce
beau remede. Ce n’est guere faire l’éloge du remede, ni du malade qui se met
librement dans le cas d’avoir besoin d’un si dangereux secours pour prévenir
un mal qu’il se procure. Quel excès de corruption ! Les Poëtes Latins nous
développent la même doctrine & la
même
dépravation. Reine de Gnide, belle Venus, venez dans les maisons de Glicere qui vous appelle, vous y trouverez les mêmes
odeurs que dans vos Temples :
O Venus Regina Gnidi
Paphique, sperne dilectum Ciprin, & vocantis thure omnique
odore, Gliceræ te decoram transfer in ædem.
Tibulle consacre une élégie entiere à chanter les délices
de l’odorat. Properce, Catulle, Martial en parlent en cent endroits ; Martial distingue
des parfums qui lui conviennent, & des parfums efféminés de la Syrie
dont se servoit Ninus, fils de Semiramis, qu’il abandonne
aux femmes :
Balsama me capiunt, hæc sunt unguenta
virorum. Deliciæ Nini vos redolete nurus.
Casaubon, sur cet endroit d’Athenée, cite les vers d’une
églogue appellée Theopompea, où parlant de la parure d’un
petit maître,
Cultum & mollitiem nescio cujus
trussori
, on dit qu’il avoit si savamment parfumé &
si artistement arrangé ses cheveux par le moyen des pommades, des aiguilles
de tête & autres instrumens de tête appellés crinales,
qu’il leur avoit donné la figure des aîles d’un oiseau au dessus de la tête,
une derriere à chaque oreille, comme un oiseau prêt à voler, ou comme
Mercure qui avoit des aîles à son bonnet :
Elata coma in
altum ex utrâque parte capitis speciem alarum
exhibebat.
Ovide donne la même parure à Atis, héros fameux d’opéra, célebre dans l’empire amoureux, un
colier de diamans, des cheveux en aîlerons, dégoûtant de myrthe :
Et madidos myrrhâ curvum crinale capillos.
Tertullien les appelle des éventails ; ils en avoient la figure. Pour peu
qu’il fît du vent, ils étoient agités comme des girouettes, &
rafraichissoient le visage flabella, répandoient le
parfum ; une gaze légere qui passoit pardessus comme nos parlemens,
conservoit le vent & l’odeur.
Il est certain, selon tous les voyageurs, que les
femmes dans l’Orient ont l’art singulier de donner à leurs cheveux toute
sorte de figures, couronne, fleurs, arbres, oiseaux, pyramides, tables,
maisons, &c., au moyen des rubans, aiguilles, cartons, fil d’archal ;
elles bâtissent sur leur tête ce qui leur plaît, se couvrent de cheveux
souvent empruntés, les y collent avec des pâtes, pommades, &c., font
peindre des tresses, les garnissent de boucles & les remplissent d’odeur
des fleurs, &c. ce qu’on appelle coëffer à la Grecque, à la marrone, en
mouton, en poule, &c. Je suis persuadé que, sans aller chercher des sens
éloignés, c’est à ces figures arbitraires que le Livre des Cantiques fait
allusion : vos cheveux sont comme des branches de palmier,
quasi elatæ palmarum
, comme la montagne du
Carmel,
ut Carmeli quasi grex caprarum, purpura
Regis
. Tout cela pris à la lettre seroit ridicule ;
mais en l’appliquant à la parure des femmes qui, selon la mode du pays,
donnoient à leurs cheveux toute sorte de figures, il n’y a rien que de
naturel & de juste.
Casaubon remarque avec raison que les femmes de nos jours font toutes les
mêmes folies, & donnent à leurs cheveux toute sorte de figures aussi
bizarres, & y répandent autant d’odeurs :
Hæc hodiè
sunt communia in compositione criniam fœminarum.
Il
pouvoit ajouter les hommes, car les petits maîtres sont aussi efféminés. Il
n’est rien que les baigneurs, les femmes de chambre, les Actrices qui
bâtissent sur leurs cheveux naturels, ou sur les perruques, de clochers,
marteaux, tables, aîles, tours, pyramides, moulins, girouettes, en mouton,
en marron, en boudins, en vergetres, &c., au moyen d’une foule
d’instrumens qui forment une boutique de ce que les anciens nommoient en
général Crinalis,
ou selon du
Cange, Gloss.
Crinilis du mot crinies. Tout accoutumés
que nous sommes aux décorations comiques, on ne peut voir sans rire les
coëffures de la plûpart des femmes, ni compter la variété, l’inconstance, la
bizarrerie de leurs caprices ; & toujours les bonnes odeurs, les
parfums, les essences sont prodigués comme autant d’alimens de la molesse
& d’attraits d’impureté.
C’est une véritable folie que l’entrée de Ptolemée Philadelphe, Roi d’Egypte, dans sa capitale, dont on voit la description dans Athenée, Liv. 5, chap. 5. Dipnos. La marche partit à la pointe du jour, & dura toute la journée, des troupes innombrables de gens de toute nation & de tout état, des animaux de toute espèce, de jeunes garçons, de jeunes filles, des Faunes, des Satyres, des Nymphes, des Bacchantes, des danseurs, des danseuses, des Musiciens, des joueurs d’instrumens sur des théatres élevés sur des roues, traînés par des chevaux, qui dansoient, chantoient, jouoient continuellement, & faisoient retentir l’air ; des statues de tous les Dieux & de toutes les Déesses, avec leurs autels, leurs Temples mobiles, leurs Prêtres & Prêtresses, leurs victimes & sacrifices traînés par des lions, des tigres, des éléphans ; des forêts ambulantes, des parterres, des champs, des vignes, des tonneaux immenses comme des foudres d’Allemagne, remplis de vin & de lait, qui dans toute la marche en faisoient couler des fontaines ; des cuisines, des tables mouvantes pour donner à manger ; toute sorte de meubles, d’armes, d’ustenciles, tous les habits d’or ou de soie, tous les effets d’or ou d’argent, on eût dit que c’étoit la marche de la Nation entiere ; son Roi à la tête, qui avec sa Cour & sa Famille la terminoit. Un plus grand détail seroit ici ennuyeux ; il l’est par sa longueur dans Athenée, & cette pompe étrangere ne nous intéresse point.
Ce qui nous regarde, c’est la profusion énorme des parfums qui y furent répandus d’espace en espace, afin que tout y fût embaumé. Trois cents chameaux portoient chacun quatre quintaux d’aromates, huit cents chariots dont chacun en portoit le double, des gros tonneaux roulés sur des traîneaux qui en étoient pleins, trois cents cinquante encensoirs tout garnis, vingt-quatre grands vases pour les parfums plus précieux. Ces parfums étoient distribués dans toute la procession, on en brûloit par-tout. Les chemins & les rues étoient jonchés de fleurs ; tous les appartemens d’un palais immense en étoient si remplis, & les murailles si couvertes, qu’on auroit pris tous les planchers pour des prairies, & les chambres pour des berceaux de jardins, sans compter les jardins à perte de vue, qui environnoient le palais ; ce qui seroit impossible dans les pays septentrionaux, mais qui n’est pas si difficile, quoique fort extraordinaire, en Egypte, pays couvert de fleurs dans toutes les saisons, & fort voisin de l’Arabie dont les aromates font la récolte & les richesses, & lui même fort fertile en parfums ; aussi est-ce un des pays du monde où le vice regne avec plus de licence.
Il fut fait une pareille profusion aux funérailles d’Alexandre le Grand, dont le convoi dura plusieurs jours ; lui-même
en avoit envoyé un vaisseau chargé à Lisandre son
Gouverneur. Quand Cléopatre alla voir Antoine, la galere qu’elle montoit,
& toutes celles qui l’escortoient en remontant le Cydnus, brûloient des parfums sans fin. Elle en consuma une
infinité dans la fête qu’elle donna à César, dont Lucain fait la
description. Toute l’histoire des Ptolomées & de toute l’Egypte en
parle. Pineda & Drexellius, dans la
vie de
Salomon, avancent que dans les voyages que
fit ce Prince, & singulièrement lorsqu’il alla en Egypte chercher sa
femme, fille de Pharaon, tous les peuples des environs se rassembloient sur
la route pour répandre des fleurs & brûler des parfums en son honneur,
ce qui est très-vraisemblable, puisque dans l’Orient c’est un honneur qu’on
a toujours fait aux Princes ; que les Mages venant adorer le Sauveur du
monde, lui porterent l’or, l’encens & la myrrhe, espece de parfum ;
& la Reine de Saba en apporta à Salomon des chameaux & des charriots
chargés en si grande quantité, que jamais on n’en avoit tant vu à
Jerusalem :
Non sunt ultra allata tanta aromata quantum
Regina Saba detulit.
On porte ses goûts dans la dévotion comme dans tout le reste. On voit des femmes parfumer leurs heures, leurs livres de dévotion, leur Missel, leur Bréviaire François, leurs scapulaires, les chapelets, & en sentir les grains à mesure qu’ils roulent. C’est bien différent de S. Hilarion, qui ne voulut point changer de cilice, disant qu’il étoit inutile & peu convenable de chercher ses délices dans les habits de pénitence. Le voile, la guimpe, le bandeau, le bréviaire d’une Religieuse sont parfumées ; les sacristies des filles sont communément parfumées ; les livres, les linges, les ornemens, jusqu’aux essuye-mains, & à l’eau dont on se lave, surtout quand le Supérieur ou le Confesseur font l’office. C’est une toilette plutôt qu’une sacristie. Cette mondanité est très-opposée à l’esprit de l’Eglise & à la vraie dévotion. La Sacristaine a sans doute été quelque femme du monde, qui en conserve l’usage, & croit à bonne intention sans doute montrer son zele & sa piété ; comme une femme de chambre veut faire voir son affection envers sa maîtresse, & son habileté à servir en parfumant tout ce qui sert à son usage, se parfumant, elle-même pour la servir.
Il est incroyable que des Ministres du Seigneur viennent à l’autel dans un état si indécent, & qu’ils se préparent aux saints mysteres par la toilette. Leurs habits, leurs personnes, tout est plein d’odeurs. Ils couvrent celles de l’encens par l’ombre, la bergamote, la civette, &c. Tout le sanctuaire en est infecté, les Ministres qui les servent en sont incommodés. Les odeurs répandues dans l’Eglise ne sont rien moins parmi le peuple que la bonne odeur de J. C. Un Prédicateur, un Confesseur sont ridicules, sont scandaleux, quand la chaire ou le confessionnal les exhale. C’est un Acteur qui parle sur le théatre, une Actrice dans les coulisses.
Les Canons & les saints Peres sont inexorables sur cette foiblesse du
Clergé. Le septieme Concile Can. 16, & le Concile in Trullo défendent aux Evêques & à tout le Clergé une
mondanité si contraire à leur saint état, qu’ils l’appellent une folie de
jeunesse :
E Pontificio gradu sunt, & deponendi
Episcopi & Presbyteri unguentis fragrantibus
delibuti.
S. Jerome, peignant dans son style énergique les
Ecclésiastiques petits maîtres parmi tant d’autres traits de mondanité qui
les caractérisent, leur reproche les parfums & la frisure :
Huic cura de vestibus si bene oleant, si crines Calamistri
vestigio rotentur
; & ailleurs écrivant à Lavinius,
Diacre élégant, il lui reproche son linge fin, les habits de soie, les
bonnes odeurs, ce qu’il appelle l’élégance d’une Acteur de comédie : Comptus &
venustatus velut è
comediâ
. Ce ne sont point des Clercs, mais des nouveaux
mariés :
Sponsos existimate, non Clericos
.
S. Gregoire de Nazianze, un des grands hommes qu’ait eu l’Eglise par ses
vertus & ses talens,
n’étoit pas au goût du
monde ni du Clergé de son temps, à cause de sa simplicité & de sa
modestie. Il dit expressément qu’il avoit horreur de cette foiblesse de
femme :
Non me fœminens cœpit odor
unguentorum
. Il dit que son frere Cesarius les envoyoit aux appartemens des femmes,
ad ginetia & delicias puellares
. S.
Crisostome est admirable dans son antithese. Quelle société, dit-il, peut-il
y avoir entre les parfums & les armes ?
Quæ societas
unguentis cum armis ?
Le Soldat de J. C. doit être
armé, non pas frisé & parfumé :
Miles Christi debet
armari, non comari
, & doit être un homme, non une
poupée :
Vir fit, non contempta puppa
.
Toute l’Histoire Ecclésiastique, tous les livres de discipline pour les
Clercs & pour les Religieux sont pleins de ces traits, les vies des
Saints en fournissent par-tout des modeles. Il n’y en a point à qui il n’ait
reproché ce luxe efféminé ; le plus grand nombre a donné dans un excès
contraire.
Les jeunes Ecclésiastiques
, dit M. Bourdoise, les courtisans
qui hantent le beau monde craignent de passer pour mal propres
& peu ajustés, & ne veulent imiter que les femmes
& les Marquis, non les vrais Ecclésiastiques, qui ne doivent
hanter que des gens sortables à leur état, & ne faire paroître
que simplicité aux habits, modestie aux gestes, retenue aux
paroles.
Telle fut la noble ambition du Clergé, de porter par-tout la bonne odeur de
J. C. à l’exemple de S. Paul :
Christi bonus odor
sumus
. Les vrais Ministres, disoit S. Paulin, n’en
reconnoissent point d’autre ; ils rougiroient du parfum & de la
molesse :
Operum non odorum fragrantia
. Les
Payens, les grands du monde meurent embaumés ; les libertins, les Actrices
vivent parfumés ; les gens de bien, sans se parfumer, vivent, meurent en
odeur de sainteté.
Le nom de l’impie tomberaen pourriture, &
empoisonnera le peuple :
Nomen impiorum
putrescet
. Mais les louanges des gens de bien passeront
dans l’Eglise de génération en génération :
Laudes eorum
nunciat Ecclesia
. Dans le bel éloge que le S. Esprit
fait des vertus du grand Prêtre Onias, c’est de sa bonne
odeur qu’il parle le plus. Ce grand homme est semblable à la rose du
printemps, au lys le long des eaux, à l’encens qui brûle dans le feu. Tel le
Ministre, brûlant de la charité, brillant par la pureté, touchant par la
douceur, fait la gloire de l’Eglise :
Quasi flos rosarum
in diebus vernis, lilium in transitu aquarum, thus redolens in
igne.
Leur danger doit les faire craindre à tout le monde ; elles sont, dit S.
Cirille, le feu de la volupté, le foyer du vice, l’hameçon de Vénus, l’appas
de la luxure :
Voluptatis incendium, Verneris hamus,
nequitiæ fomes, luxuriæ dilinimentum
. Cette sensualité
fait comme fondre & liquifier l’ame, dit S. Athanase :
Dulcis odor animum liquefaciet
. S.
Chrisostome, dans la même idée, croit que l’ascendant qu’elle prend sur
l’ame, la fait couler comme l’eau, en y apportant la fureur de l’amour, une
véritable ivresse :
Imposuisse menti, limphasse animum,
æstum libidinis furibundum accendisse, amoris impetum
attalisse
. Le Poëte Prudence voulant
peindre l’incontinence, lui donne pour ses armes, non le casque &
l’épée, mais les fleurs & les parfums. Tous les romans emploient les
mêmes traits dans le tableau de leurs héroïnes, & les Actrices sur le
théatre pour les représenter. C’est une haleine d’ambroisie, des berceaux de
jasmin, des bois de myrrhe, des guirlandes de fleurs ; les cheveux, le sein,
&c. tout en est abondamment fourni. Des fleurs naissent sous ses pas,
l’air en est embaumé, &c.
Hæc violas lasciva jacit foliisque rosarumDimicat, & calathos inimica per agmina fundit ;Inde è blanditiis virtutibus halitus, illisInspirat tenerum labefacta per ossa venenum,Et male dulcis odor domat, ora & pectora, &c.
Ce sont les marques certaines d’un homme efféminé, elles ne conviennent
qu’aux Actrices & aux courtisannes :
Ad mimos &
meretrices
, dit S. Cirille d’Alexandrie. S. Jerome
enseignant à Nepotien, à Occeanus, &
à ses autres disciples, les devoirs de l’état Ecclésiastique : fuyez, leur
dit-il, ces hommes à parfums comme des ennemis déclarés de la chasteté :
Pigmentis delibutos, ut apertos pudicitiæ hostes
fugiendos
. Ces habits parfumés, ces gans musqués, ces
peaux odoriférantes sont la peste & le poison de cette vertu :
Peregrini musci olentes pelliculas, quasi pestes
& venena pudicitia devita
. Ce musc, cette canelle,
ce timiame, &c. sont les délices des débauchés ; il faut être débauché
comme eux pour les approuver :
Timiamata muscus
dissolutis & amatoribus
. C’est un meuble de
toilette qui n’appartient qu’à la coqueterie des femmes :
Dotis puellarum, meretricii munus
, &c. On
ne finiroit point, s’il falloit épuiser les traits que lance le zele des
saints Peres contre l’indécence des odeurs dans le Clergé. Le monde ne lui
fait pas plus de grace. Ces Abbés musqués sont devenus des proverbes,
in proverbium & in fabulam
. Un
Ecclésiastique à essence, à pâtes, à pommade, à flacon, à bonnes odeurs, est
l’objet de la raillerie & du mépris de tout le monde, qu’on renvoie
unanimement aux coulisses & aux foyers avec les Acteurs & les
Actrices, dont ils grossissent la scandaleuse troupe.
Le Séminaire de S. Sulpice, si respectable par les vertus qu’on y pratique,
les sciences qu’on y enseigne, les services qu’on y rend à l’Eglise, où l’on
se fait gloire d’aller puiser l’esprit
Ecclésiastique, & où l’on trouve en effet les plus belles leçons &
les plus grands modeles, le croiroit-on ? Une des pratiques que ses saints
Fondateurs y ont le ylus soigneusement établie, c’est la mortification de
l’odorat. Qu’on n’en juge point par cette portion efféminée du Clergé
poudrée, frisée, parfumée, livrée au monde, plongée dans le luxe, que S.
Jerome appelle de nouveaux mariés plutôt que des Ecclésiastiques, il auroit
pu dire des Actrices :
Sponsos potius existimate quàm
Clericos
. Ils se disent enfans de cette sainte famille,
ils n’en sont que les enfans illégitimes qu’elle n’avoue pas, & qui ne
méritent que ses larmes,
Toute sorte d’odeurs, eaux, pommades, poudre, essences, pâtes y sont
proscrites, jusqu’à la poudre des cheveux ; on n’y souffre pas même l’usage
du tabac, ni en poudre ni en fumée. On n’y permet pas les mouchoirs de
couleur, qui pourroient cacher la fraude. Si quelque infirmité &
l’ordonnance du Médecin en rendoient l’usage nécessaire, on en useroit avec
la permission des Supérieurs, mais en secret pour ne pas donner l’exemple de
l’infraction de la loi. Chacun des Séminaristes doit chaque jour par
lui-même faire son lit, balayer sa chambre, & à son tour servir à table,
aider à la cuisine, & dans les plus bas offices de la maison, sans que
la noblesse, la fortune, les talens en dispensent personne. Il doit, en
entrant dans l’Eglise, déclarer, comme le Sauveur, qu’il est venu, non pour
se faire servir, mais pour servir les autres :
Non veni
ministrari, sed ministrare
. C’est ce que j’ai vu &
pratiqué comme les autres pendant plusieurs années que j’ai eu le bonheur
d’y passer sous le gouvernement de MM. Lechassier &
Pelletier, temps què je regarde comme le plus précieux
de ma vie, puisque par une heureuse nécessité, j’y suivois sous de si bons
guides les routes de la vertu.
M. Tronçon, troisieme Supérieur général de cette
Congrégation, homme d’une prudence consommée dans les deux livres qu’il a
donné au public, Forma Cleri, Recueil admirable des
passages des Peres & des Conciles, & les examens
qu’on lit tous les jours dans tous les Séminaires, M. Tronçon a fait dans
chacun de ces Livres un chapitre exprès de la mortification de l’odorat.
Nous avons rapporté les passages qu’il a compilé dans le premier. Voici un
extrait de son examen. Dieu punira par des puanteurs horribles le plaisir
déréglé qu’on aura pris dans les bonnes odeurs :
Erit
pro suavi odore fœtor
. On ne doit point satisfaire
l’odorat par le musc, les parfums, les eaux de senteur, ou quelque autre
bonne odeur que ce soit ; & on doit de bon cœur renoncer au plaisir
qu’on pourroit quelquefois y goûter innocemment, parce qu’elles sont des
amorces de la volupté, qui rendent l’ame efféminée :
Ad
libidinem impellunt mores effeminant
. Il ne porte ni
gans, ni linge, ni habits, ni autre chose parfumés, que les saints croyent
n’être propre que pour les gens qui n’auroient pas les premieres teintures
de la vertu :
Quos ne odor quidem virtutis
attigerit
. Lactan Instit. Liv. 7. chap. 10. Il
ne cueille, ni ne porte aucune fleur pour le plaisir de la flairer, il ne
cherche point à se trouver parmi les bonnes odeurs, & s’il s’en présente
de mauvaises, il ne s’en plaint nullement, n’en témoigne pas la moiudre
peine, quelque aversion naturelle qu’il en ait. Il visite avec plaisir les
Hôpitaux, les prisons, il parle aux malades, il leur rend toute sorte de
services, sans que la puanteur extraordinaire qui s’y rencontre quelquefois,
l’en puisse, tant soit peu, détourner. Il se prive volontiers de toutes les
bonnes odeurs, & à l’exemple de S. Arsene, il supporte avec
patience les mauvaises pour se punir des parfums dont il
avoit usé dans le monde, & pour se rendre digne de porter par-tout la
bonne odeur de J. C. :
Christi bonus odor
sumus
, & de suivre J. C. à l’odeur de ses parfums :
Curremus in odorem unguentorum
tuorum
.
Cette morale Ecclésiastique ne doit paroître étrange qu’à ceux qui ne la
pratiquent pas. Cela n’est inconnu que dans ces Séminaires, ces maisons
Religieuses, qu’on prendroit pour de boutiques de Parfumeurs, dans ces
celules qui semblent des cabinets de toilette où s’habille un Acteur ou une
Actrice, qui ajoute un colet ou une guimpe à toutes les futilités du
théatre. Tous les Conciles, les statuts des dioceses, les constitutions
monastiques tiennent le même langage, ne connoissant que la bonne odeur de
J. C., & regardent comme l’odeur du démon toutes les odeurs recherchées
de la sensualité, dont elles font l’aliment & le signe, de qui on peut
dire comme Pline, des femmes de mauvaise vie de son temps :
Suavis odor transeunte fœminâ invitat
.
Episcopos vel Clericos qui sunt unguentis delibuti,
comari oportet ; si pertranseant debent supplicio fœdi.
Concil. gener. Necenum.
Act. 8, ch. 160. Ce Canon se trouve dans
le décret 20, q. 4, chap. dans Yves de
Chartres, Burchard de Vorsms. Les Evêques n’y
sont pas plus épargnés que les Clercs, lorsqu’ils se respectent assez peu
eux-mêmes, pour donner un si mauvais exemple. Le châtiment qu’on leur impose
est appellé épitimium, nom vague qui peut s’appliquer à
diverses sortes de peines, mais qu’on croit assez communément être la
suspense de ses fonctions. Le scandale est énorme, lorsque ces odeurs sont
portées jusques sur l’autel, que leurs ornemens, leurs mouchoirs, leur
linge, leurs gans, leur missel, la mitre, &c. exhalent une odeur qu’on
peut suivre à la trace :
Suavis odor transeunte fœminâ invitat
. C’est dans un
sens renversé le passage des Cantiques : Currimus in odorem
unguentorum tuorum ; sur-tout les Ecclésiastiques bien plus que les
Laïques :
Clerici unguentis & omnibus odorum
illecebris abstineant
, Concile d’Aix
de 1585, de vit. & hom.
Neque sordes neque delicia adsint, & omnis odor
unguentorum fit prohibitus.
Concil. Vien. 1585.
Sudariola, vestes chirotechæ aut alia odoribus
delibuta modestiæ clericali non conveniunt.
Sinod.
Remens. 1593, de vit. & hon. Cleri.
Abstineant unguentis & odoribus ad delicias &
vanitatem paratis
, Sinod de Nantes en 1706.
Capillos non gerant calamistratos, nec unguentis
redoleant
, Sinod. de Ravenne en 1707.
Caveant Clerici ne comam cincinnis aut odoribut exornent,
aut alias delibutam habeant
, Sinod. Senom. ibid.
Tous les Peres tiennent le même langage ; S. Clement d’Alex. en fait un
discours, Pedag.
Liv. 2, ch. 8. L’odorat & les bonnes
odeurs souillent l’homme de beaucoup de grands vices :
Olfactu & attractu vaporum magnis homo inficitur
vitiis.
Gregor. Nisson. orat. 3. Rien ne
sent plus mauvais que l’ame quand le corps sent bon. Un homme parfumé est
ilcapable de quelque chose de bon ? Vous êtes un soldat de J. C. il ne
convient point à un soldat d’être parfumé. Portez par-tout l’odeur de la
vertu, non celle des parfums. S. Chrisostome de Lazaro
hom. 1. Tertullien le traite d’une espece d’idolâtrie, au moins
d’une imitation criminelle du culte idolatrique, puisque les Idolâtres
parfumoient aussi leurs idoles. Ces parfums ne sont pas nécessaires à la
santé ; ils ne servent donc qu’à la vanité ou à l’impureté qui sont nos
idoles :
Crocum mulier ingerit capiti suo, ut in aram
quodamque immundo spiritui cremari solet, nisi necessariis celibes
adhibeat.
De cul. fan.
S. Paulin a fait une épitalame bien différent de
ceux de Catulle, d’Auzone son Précepteur, de Claudien, il ne respire que la
piété pour les noces de Julien, fils de Memorius Evêque.
Il y condamne le luxe ordinaire dans ces sortes de fêtes, habits, repas,
meubles, parures, &c. qu’il interdit aux filles Chrétiennes. Il blâme en
particulier les bonnes odeurs dont on les parfume, si dangereuses à ceux qui
les voient, & ne peuvent plaire qu’à des esprits mondains &
frivoles :
Tu quoque odoratis vaga vestibus atque
capillis naribus agnoscis quà gradiare velis, nec multis splendore
tuo male sollicitatis, peccantis nequam sis caput illecebræ
unguentum sanctis unum est, quod nomine Christi diffusum casto
spirat odore Deum
, &c. Cet ouvrage est la
condamnation du luxe des femmes, dans l’occasion où l’on se pique le plus
d’en user, & où il paroit le plus excusable. Ce poëme est d’ailleurs
bien écrit.
Le danger d’allumer dans les cœurs le feu de l’amour, a fait croire à
quelques Casuistes qu’on ne devoit pas absolument s’en servir, même comme
des remedes ; & quelques Philosophes ont porté la sévérité jusqu’à les
exclure absolument. Ainsi parloit Platon, Disciple de Socrate, il dit : les
odeurs n’ont rien de bon, & tout homme de bien doit s’en abstenir :
Nihil divinum in odore & à bonis viris
repudiandus
. Le sage, l’honnête homme, disent les
saints, ne doit avoir d’autres odeurs que celles de la probité :
Viros solam probitatem olere debere
,
expression qui approche de celle de S. Paul :
Christi
bonus odor sumus
. Seneque pensoit de même :
In omnem vitam unguentis abstinentes, optimus odor
nullus.
S. Ambroise va plus loin : c’est le propre d’un
débauché, ou plutôt d’un homme qui n’est pas homme :
Luxuriosi hominis, vel potius non hominis est olere
unguentis.
Ces odeurs, dit Lactance, sont une
chose honteuse :
Turpe est
sapienti
. Celui qui se parfume est un insensé, qui ne
connoît pas la vertu :
Insipiens & ineptus quem nec
odor virtutis attigit
. C’est un attrait de volupté, un
piege du démon :
Laquei dæmonis, illecebra
voluptatum
. En chatouillant les sens par la molesse, il
nous dépouille de toutes les vertus :
Sensuum lenocinio
titillat, & mollitie omni virtute spoliat.
Homere ne donne de parfums à aucun de ses héros, Achille,
Ulisse, Nestor, Ajax, Hector, &c. mais il en accable le
lâche Paris & son Helene. Il le
peint comme un petit maître efféminé, énervé de délices, blasé de volupté,
dégoûtant de parfums, couronné de fleurs, qui n’a que les graces d’une
femme, non une beauté mâle, une vraie femme, ce qui le couvre d’infamie :
Elumbem deliciis, muliebri venustate unguentis delibutum,
rosis coronatum, puellarum amicum totum mulierosum
. Toute la
Mythologie avoit eu la même attention. Mars, Apollon, Mercure, Neptune,
Jupiter, Saturne ne sont point parfumés, quoiqu’on brûlât des parfums sur
leurs autels. Il n’y avoit que Bacchus à qui on en donnoit
dans les Bacchanales. Les Déesses Venus, Junon, Flore,
Proserpine, Thetis, &c. en étoient toutes paîtries. Minerve les
rejetoit. Tertullien s’en moque. La massue d’Hercule, dit-il, sentoit
mauvais ; ce héros ne pouvoit souffrir les parfums :
Herculis
clava fœtè olebat, unguentis offendebatur
.
Le Philosophe Aristippe, Auteur de la secte Cirrenaïque, mettoit sans détour la béatitude dans la volupté
sensuelle, bien différent d’Epicure qui la cherchoit dans les plaisirs de
l’esprit & de la vertu, ce qui lui a mérité des apologies & des
panégyriques. Aristippe, fidele à sa doctrine, étoit livré à la débauche de
la table & de l’amour.
Je possede
, disoit-il,
Laïs ma maîtresse,
mais elle ne me
possede pas.
Il ne se lassoit point de la volupté des odeurs, dit
S. Clement, Pedag.
Liv. 11, ch. 8
: Mirifice odorum voluptate
capiebatur.
Les autres Philosophes l’en blâmoient d’une voix
unanime. Il s’excusoit, dit Athenée, en disant : un cheval n’est pas moins
vigoureux, ni un chien de chasse moins alerte pour être parfumé. Je ne suis
pas moins Philosophe pour sentir bon. Comparaison peu honorable avec les
bêtes qui ne connoissent pas la vertu, & de la vertu avec les qualités
des animaux, qui ne sont que le méchanisme des organes, ce qui même est
faux. Un cheval, un chien, qu’on feroit vivre habituellement dans les
odeurs, en seroit amoli, énervé, perdroit sa vigueur & son odorat. Ainsi
le pensoit Théophraste, habile Naturaliste aussi bien que
Philosophe moral. L’un des traits qu’il donne à l’homme impudique, dans ces
caracteres que la Bruyere a traduit & imité, c’est
d’aimer les bonnes odeurs. Telle est certainement la morale Chrétienne ;
elle interdit l’usage des parfums comme un plaisir vain, inutile &
dangereux pour la pureté. On ne voit aucun saint qui les ait aimés.
Plusieurs s’interdisoient jusqu’aux fleurs, & les gens pieux ne
portoient point de bouquets. S. Charles, S. Laurent-Justinien, & tant
d’autres n’alloient pas même dans les jardins sans nécessité, & n’y
cueilloient aucune fleur.
Une des raisons qu’employoient les sages Payens pour détacher des odeurs,
c’est la frivolité de ce plaisir ; ce n’est qu’une fumée qui s’envole &
s’évanouit :
Nil odore levius, par levibus fumis
. L’odeur,
plus légere encore, dure moins, ne s’apperçoit pas ; c’est une foible vapeur
que le moindre zéphir emporte :
Minima aura avolare facit
.
Le Jurisconsulte Ulpien en fait si peu de cas, qu’il
l’appelle une chose morte. Il est défendu, dit-il, à un mari de donner à sa
femme,
on a droit de le lui faire rendre ; mais
s’il lui a donné des parfums, ou de l’argent pour en acheter, on ne peut lui
rien demander, tout a péri,
Mortua
L. 3. de
donæ int.vir. Les pierres précieuses, dit Pline, subsistent
toujours, les habits, les meubles durent long temps ; mais les parfums
expirent dans un instant :
Margaritæ ad hæredem transeunt,
vestes durant ; unguenta illicò expirant, & suis moriuntur horis.
Cujas, dans ses observations sur cette loi, Liv. 4, ch. 60, rapporte divers traits de Terence
& de Plaute, qui en font le même cas.
Non-seulement les parfums sont des œuvres mortes, mais encore des avis, des
avant-coureurs de la mort. Par-tout on en fait usage pour les morts. Tout
parle à l’homme de son dernier moment ; les maladies, les infirmités, les
besoins, les foiblesses, les rides, les cheveux blancs, il en porte par-tout
les traits lugubres & ineffaçables. Le sommeil, le travail, les actions
animales, les vicissitudes, les désirs de l’immortalité, le trepas de ses
semblables, tout lui montre la faux tranchante qui moissonne tout ce qui
respire ; les animaux qui périssent, la fleur qui se fane, la riviere qui
coule, la campagne que l’hiver dépouille, les plus solides bâtimens que le
temps détruit, les générations qui se succédent ; le torrent entraîne tout,
les ombres de la mort enveloppent tout. L’homme meurt à tout moment en
détail ; les odeurs lui en donnent les plus vives leçons. A quoi sont-elles
le plus employées, qu’à embaumer les corps morts, soit que pour les grands
on en fasse des momies pour les conserver, soit pour les
gens du commun pour écarter les mauvaises odeurs qui en exhalent ? Car il
n’en est point de plus insupportable que celle du cadavre, soit pendant sa
derniere maladie, pour purifier la chambre & le lit où il se
meurt. Les parfums exhalent une odeur de mort, une odeur
d’infirmité, une odeur de pourriture, qui par les réflexions qu’il fait
faire, ne saisit pas moins l’esprit que l’odorat ; la femme parfumée est une
espece de momie, un cadavre embaumé qui court au tombeau,
& en porte déja les avant-coureurs. On flaire en
lui la pourriture plus que le musc & la civette ; en voulant la cacher,
il la décele :
Odores ad mortuos destinati penè jam mortuum
annuntiant
.
Seneque remarque que la foudre, quand elle tombe, laisse
toujours après elle une odeur de soufre désagréable. De cet effet naturel il
conclud que la mauvaise odeur est une punition du crime, relative à la
mauvaise odeur de la réputation & du scandale ; & il est vrai que la
plupart des châtimens, comme la mort, la maladie, la misere, la pauvreté,
sont accompagnés de mauvaises odeurs :
Ater cum fulmine
odor
. Une punition plus marquée est celle des Juifs. Personne
n’ignore que cette nation semble porter par-tout des signes de réprobation
dans sa physionomie & dans sa mauvaise odeur. Cet effet n’est pas
naturel ; que dans tous les siecles, dans tous les pays du monde, un nombre
infini d’hommes, sans exception, exhalent une mauvaise odeur, c’est une
punition visible de l’horrible Déicide, dont ce peuple infortuné se rendit
coupable ; & l’on remarque que si un Juif se convertit, cette odeur
cesse au moment de son Baptême :
Abluitur Judæus odor
Baptismate Christi
. Les Negres éprouvent quelque chose
d’approchant, ils ont, je ne sais, quelle odeur ; mais elle n’est ni si
constante, ni si désagréable. Quelques Auteurs ont pensé que c’est en
punition du crime de Cham & de Chanaam, dont on les dit descendre. Mais ce fait est fort
incertain, au lieu que celui des Juifs n’est pas douteuxt.
Dieu donne aux hommes de grandes leçons dans la distribution des odeurs ; les bonnes ne sont accordées qu’avec une sorte d’économie, ce ne sont que quelques fleurs qui en en exhalent, les végétaux, les mineraux n’en ont point ; chacune ne se répand que dans une fort petite sphere ; sa durée est fort courte. La vie d’une fleur est d’un jour ou deux. La sensation n’est que d’un moment, il faut y revenir sans cesse à flairer l’objet odoriférant. Les aromates ne viennent que dans des petits cantons de la terre, tout le reste n’en porte point. Aucune odeur sur les mers, sur les rivieres, dans les élemens, le feu, l’air, l’eau, la terre, les métaux, les fruits, le pain, les viandes ; les poissons n’en ont que par la cuison & l’assaisonnement, elle est bientôt passée. Tout cela nous apprend la vanité, la briéveté des plaisirs, des sens sur-tout, de l’odorat plus vain, plus court que les autres. Quel aveuglement, quelle folie de s’y livrer ! Il est pourtant certain que cet ébranlement, agréable dans les organes, excite des émotions dangereuses qui entretiennent le vice, & que les personnes zélées pour la conservation de la chasteté doivent les craindre & s’en abstenir.
Au contraire les mauvaises odeurs sont beaucoup plus multipliées ; la
pourriture en engendre par-tout. Tous les corps des animaux en exhalent
après la mort, & des plus mauvaises. Marthe le disoit
de son frere Lazare :
Jam fœtet.
Bien des animaux pendant
leur vie, & toujours dans leurs maladies, en sont incommodés. Ces odeurs
se répandent plus loin, durent plus long-temps, sont très-souvent fort
nuisibles, & leur sensation est beaucoup plus désagréable que les bonnes
odeurs ne sont agréables. Elles sont l’image du scandale qui a l’odeur
contagieuse du péché ; le péché mérite toutes les peines ; elles servent à
l’expier. Il y a plus à souffrir qu’à jouir
dans la vie, pour gagner un bonheur éternel. Les infirmités toujours
renaissantes doivent nous détacher de nous-mêmes, & nous inspirer une
profonde humilité à la vue & par l’expérience si dégoûtante de nos
miseres.
Le Prophete se sert de ces images qui sont communes dans l’Ecriture ; car on
voit par tout des métaphores, des figures prises des bonnes & des
mauvaises odeurs. Le Prophete, dis-je, s’en sert pour peindre le malheur du
péché & le prix de la rédemption :
Eduxit me de lacu
miseriæ & de luto fæcis
. Le lac de misere, cette boue, cette
ordure, ce cloaque où l’homme est plongé, représentent le pêcheur enfoncé
dans le vice, il en est couvert, & s’y enfonce de plus en plus. Rien
n’est plus sale que la corruption du péché ; il représente l’état du genre
humain depuis le péché originel comme une fosse profonde où les hommes
rouloient de vice en vice, d’erreur en erreur, mal extrême d’où le Sauveur
l’a délivré par sa mort, & délivre chaque pécheur par la grace du
Baptême & de la pénitence, espece de bain salutaire où tout est lavé.
Voilà le portrait d’un Acteur & d’un amateur de spectacle. Le théatre
est un cloaque de tous les vices & de tout ce qui leur sert d’aliment.
Cet homme infortuné s’y plonge sans cesse ; quelle main secourable le tirera
de l’ordure ? Il l’aime, il tâche de la justifier. C’est enfin le tableau de
l’enfer, c’est une fosse profonde pleine d’une boue sale & puante, c’est
un lac de misere qui engloutit à jamais les damnés, où ils s’empestent l’un
l’autre :
De cadaveribus eorum ascendit fœtor
. Isaïe. Ils
y sont sans espérance, jamais ils ne pourront dire avec le Prophete :
j’attends depuis de millions de siecles, & j’ai été enfin exaucé &
délivré de ma sale prison :
Expectans expectavit Dominum, &
eduxit me de
luto fæcis.
On compare ce
tourment des damnés à celui que faisoit souffrir le cruel Mezence : il attachoit une homme vivant à un corps mort, & le
laissoit s’éteindre peu à peu dans l’infection & la pourriture. Helas !
au moins la mort terminoit enfin cette horreur, & l’éternité verra leurs
corps entassés les uns sur les autres s’infecter mutuellement :
De cadaveribus eorum ascendit fœtor
. Triste fruit des plaisirs de
l’amour.
Toute la Théologie reconnoît que dans l’enfer, outre la peine du dam, on souffre la peine des sens, & que dans le Paradis outre la vision de Dieu, on goûte le plaisir des sens. Les corps ressuscités, qui seront dans l’un & dans l’autre, éprouveront des délices ou des douleurs relatives à leurs organes. Des sons harmonieux réjouiront l’oreille, des objets agréables plairont aux yeux, des goûts délicieux flatteront les palais ; l’odorat aussi aura sa satisfaction propre, toutes les délices sont réunies dans le Ciel. L’enfer ne rassemble pas moins tous les tourmens, des monstres hideux tourmentent la vue ; la faim, la soif, le siel & l’absinthe sont les supplices du goût. L’oreille est déchirée par les hurlemens ; les grincemens des dents, & des odeurs empestées punissent l’odorat. N’est il pas juste que chacun des organes qui ont servi à honorer ou à offenser Dieu, trouvent leur châtiment ou leur récompense ? l’un est relatif à l’autre, ils se peignent mutuellement. La raison de la justice est la même, & l’exécution n’en est pas plus difficile. Le corps est susceptible de toute sorte de sensations, ou plutôt l’ame ; le corps n’est que l’instrument. Nous n’avons pas, il est vrai, des idées précises de ces tourmens ou de ces joies, qui peuvent être fort différentes de ce ce que nous éprouvons ici bas. Mais l’analogie est certaine.
Ces deux idées de l’odorat sont familieres dans
l’Ecriture. L’enfer est un cloaque où s’écoule toute sorte de corruptions.
Cette multitude infinie de corps entassés, déchirés par mille tourmens,
brûlés, rongés des vers, ne peuvent qu’exhaler une puanteur insupportable,
toujours renfermée dans ce lieu d’horreur :
De cadaveribus
eorum ascendit fœtor
. Ils seront insupportables à eux-mêmes par
leur propre puanteur :
In seipsos fœtorem suum ferent
.
Généralement par-tout on voit le feu & le soufre de toutes les odeurs la
plus piquante :
Igne & sulphure in æternum
cruciabuntur
. Tous les hôpitaux, tous les cachots, tous les caveaux
pleins de morts, de prisonniers, de malades, les campagnes pleines de
cadavres pourris après une bataille, n’approchent pas de ce lieu d’horreur,
creusé par la justice divine.
Au contraire le Ciel est un jardin de délices, où comme dans le Paradis
terrestre qui en étoit l’image, on cueille toute sorte de fleurs & de
fruits. C’est un festin délicieux, un festin de noces du Seigneur, où les
alimens, les parfums, les cantiques offrent tous les plaisirs. C’est une
ivresse, un extase, un ravissement dans un torrent de délices :
Inebriabuntur ubertate domus tuæ, torrente voluptatis potabis eos
.
L’histoire ecclésiastique rapporte de plusieurs saints qu’après leur mort
leurs corps exhaloient des odeurs ravissantes. Ils seront tous réunis dans
l’empirée. Il est dit de la très-Sainte Vierge qu’elle monta dans le Ciel
comme la fumée & la vapeur qui s’exhalent de tous les aromates & les
parfums, que sa robe est toute parfumée :
Myrrha & gutta
& casia in vestimentis tuis
; de J. C. que son corps glorieux
rend une odeur admirable qui attire tout après lui :
Ideò
adolescentulæ dilexerunt te nimis
. Le Livre des Cantiques qui
chante les noces du Seigneur avec son Eglise, & avec l’ame fidele, parle
par-tout des odeurs qui y regnent. Dans le détail qu’elle
fait des agrémens & de la parure de l’épouse, elle le
compare même singulierement à un jardin de parfums :
Hortus
aromatum, areolam aromatum
. Les coquettes, les Actrices, les petits
maîtres retrouveront-ils l’ambre, la civette, la bergamore dans ces odeurs
célestes ? Celles dont ils se parfument exhalent le vice, annoncent celles
de l’enfer.
Le Saint Esprit nous donne un exemple bien frappant de ces vérités dans la
mort de l’impie Antiochus. Ce Prince venant avec précipitation à Jérusalem
pour massacrer tous les Juifs, tombe de son char, & se brise tout le
corps. Il s’y forme une infinité de vers. Les chairs pourries tombent en
lambeaux, il s’en exhale une puanteur horrible dont toute son armée est
infectée. Elle est si insupportable, qu’ou ne peut approcher de lui pour lui
rendre service :
Ita ut de corpore impii vermes scaturirent,
carnes ejus effluerent, odore & fœtore exercitus gravaretur, eum
nemo propter in tolerentiam fœtoris portare poterat.
Ainsi réduit au
désespoir à charge à lui-même & à tout le monde, il demande vainement
une grace qu’il ne mérite pas d’obtenir, & meurt dans l’impénitence.