Chapitre IV.
Du Législateur de Sans–souci.
L
E Philosophe
Sans-souci ne s’est pas borné à des poësies aussi peu avouées par
Apollon que par la saine philosophie ; il a encore entrepris de faire des
loix pour régler ses Etats, & abreger les procès. Son intention est
bonne ;
mais le succès n’y a pas répondu. Sa
jurisprudence va de pair avec sa versification. Tels le recueil des
Epigrammes de Martial :
Sunt bona
mixta malis, sunt mala mixta bonis
. C’est aux
Jurisconsultes à juger de son code. Ils n’y toucheront pas en Prusse, il est
défendu d’y faire aucun com-commentaire, aucune explication. Nous y
toucherons encore moins ; cet objet n’est pas de notre ressort, nous ne
parlerons que de l’article du mariàge, sur lequel son code n’est que
l’esprit du théatre réduit en loix. Le systeme de la législation est une
comédie sérieuse, où il établit à perpétuité, le revêtant de l’autorité
royale ce que la scene représente en badinant revêtu des attaits séduisans
du jeu & de la figure des Actrices.
Quand le Code Fréderic parut en 1751, sa jurisprudence
choqua les Catholiques & les Protestans sur l’unité &
l’indissolubilité du mariage. Tous les Journaux en firent la critique, mais
avec beaucoup de ménagement. Les Jesuites même, qui étoient protégés en
Prusse, malgré leur zèle pour la doctrine, après avoir rapporté six raisons
de dissolution, dont aucune n’est légitime, se contenterent de dire que
ces dispositions peuvent être regardées comme
singulieres
, & qu’il vient naturellement en pensée
de demander comment on peut les concilier avec les textes de l’Evangile
& de S. Paul, qui expriment si clairement l’indissolubilité du mariage.
Nous ne développons pas cette importante difficulté, content d’observer que
ces loix ont été faites en pays protestant, & que ces controverses avec
Luther, Mélauchton & les Luthériens, touchent cette question. Ce détail
est important, & cette censure bien modeste. Trevoux,
Avril, art. 1.
Le Roi de Prusse n’avoit garde d’attaquer ouvertement l’indissolubilité du mariage ; il eût révolté les Luthériens même, dont il proffeffe la doctrine. Le Luthéranisme, en contestant le nom de Sacrement que les Catholiques donnent au mariage, ou croyant que l’adultere rompt ce lien conjugal, le Luthérien reconnoît, comme le Catholique, son unité & son indissolubilité. Si ce Prince s’en fût tenu à ces bornes, il n’eût fait que suivre la religion dominante de son Royaume, & les traces de ses Ancêtres ; mais il s’en faut bien qu’il ne soit que Luthérien, il n’a dans le fond qu’une religion de théatre. La politique l’empêche de détruire ouvertement la Confession d’Aubourg, pour établir le Déisme ; son peuple, tout l’Empire, les Protestans même s’y opposeroient ; mais il en sappe les fondemens, & en ruine la créance par des voies indirectes.
Supposons que les Acteurs, Actrices, Auteurs, amateurs, en un mot, le Sénat dramatique, par une révolution subite, soit revêtu de l’autorité souveraine, & forme une République ; que cette République veuille se faire un corps de législation selon l’esprit regnant de la scene, je dis que ces nouveaux Licurgues, ces nouveaux Solons, ces nouveaux Numas ne feront que ce qu’a fait Fréderic. Son Code sur le mariage n’est que l’extrait des comédies, le résultat de leur intrigue, de leur dénouement, de leur systeme de morale. Justinien fit deux compilations qui composent le Droit Romain, le Code qui est le recueil des Ordonnances des Empereurs, & le Digeste qui est le recueil des Décisions des Jurisconsultes, & un livre d’Institutes qui en sont l’abregé. Qu’un nouveau Tribonien fasse de même, qu’il compose un Code, un Digeste, des Institutes dramatiques, qu’il compile dans Moliere, Regnard, Poisson, Montfleuri, &c. toutes les sentences, les décisions, les maximes sur le mariage de ces grands Jurisconsultes, comme on a compilé celles de Papinien, d’Ulpien, de Paul, il n’en résultera sur ces articles que le Code Fréderic.
C’est le point fondamental dans les Etats de Thalie, toutes les comédies finissent par le marioge, toutes les intrigues ne tendent qu’au mariage. La plupart des plaisanteries & des ridicules tombent sur des maris jaloux, des peres & des tuteurs vigilans, des femmes coquettes, des petits maîtres▶ libertins, des valets fripons, des soubrettes intrigantes. Voilà les ressorts qui font réussir ces mariages. Toute la morale tend à excuser la foiblesse, à familiariser avec la passion, par cette vue affoiblir l’horreur de l’adultere, & donner une liberté entiere aux femmes, & à faire retomber, non sur le coupable, mais sur le mari innocent, qui en est la dupe, la honte & le ridicule, à faire craindre les devoirs, les embarras, les dégoûts de cette sainte union.
D’un autre côté le mariage est l’écueil de la galanterie, il en fait disparoître les agrémens & la liberté ; il est très-gênant pour le vice. L’hymen est grave, sérieux, saint, austere ; il écarte la dissipation, l’inconstance, la frivolité, par la perpétuité d’un lien qu’on ne peut ni relâcher ni rompre ; il bannit toute idée de conquête, de triomphe de la beauté, de cour d’adorateurs, par l’unité de l’objet à qui seul il est permis de plaire ; il affadit le goût de la parure, du faste, de la mode, du fard, en concentrant les graces dans les yeux d’un homme qui n’en désire pas, & n’en approuve pas l’étalage suspect. Il ne souffre point l’oisiveté, la molesse, le jeu, les parties du plaisir, en liant à des enfans qu’il faut élever, & des domestiques qu’il faut gouverner, au ménage qu’il faut régler, à un mari qu’il faut satisfaire, à une parenté qu’il faut ménager. C’est la mort du vice, le tombeau de l’amour, la proscription de la galanterie. Ces loix sont l’anéantissement des jeux du théatre ; ses obligations affadissent tout le sel de la plaisanterie. Jamais la scene n’a vu, sans fremir, un mariage chrétien, ni des époux chrétiens n’ont goûté les folies & la corruption de la scene. Nous avons démontré ces vérités, livre 5, chapitre 2. Aucun comique ne les meconnoît, ni ne les dissimule ; & tous les théatres en retentissent ; ils s’en font avec Moliere, victime & profanateur de ce lien sacré, un prétexte scandaleux, pour éloigner du mariage, ou le dénaturer & le profaner.
Les Loix Prussiennes font revivre tous les agrémens de la galanterie sur les débris de l’austerité du Sacrement. Le mariage n’est plus qu’un amusement & un plaisir qui couvre & légitime la corruption des mœurs. Les familles seront heureuses de preférer les loix chrétiennes à la législation philosophique qui les detruit. Cette monstrueuse tyrannie de législation d’un des plus zélés amateurs du theatre est une démonstration de la contagieuse dépravation dont elle est le fruit. Le Code Fréderic est l’ouvrage qui fait le plus de tort à la scene. En dévoilant, realisant & autorisant ses exces, l’un est le fondement & le commentaire de l’autre.
En voici le détail. Le Roi de Prusse, aussi bien que l’Eglise Catholique,
ordonne la publication des bans & la bénédiction du Ministre devant des
témoins, deux conditions nécessaires pour empêcher la clandestinité, chose
la plus opposée à la nature d’un état que tout doit rendre public dans la
société pendant toute la vie, publication d’ailleurs nécessaire pour
découvrir les empêchemens du mariage, instruire les personnes intéressées à
s’y opposer, à mettre en sûreté les hypotheques des créanciers. La
bénédiction apprend à respecter, comme sacré, une union qui, quand elle ne
seroit pas un vrai Sacrement, est
du moins une
action religieuse & sainte ; elle obtient des graces de Dieu, si
necessaires pour remplir les devoirs de ce nouvel état, & engage à s’y
préparer par la priere & les bonnes œuvres. Tout cela est supprimé sur
la scene, où jamais le mariage n’est lié a la religion, où la religion
seroit ridicule. Le Jurisconsulte Brandebourgeois va plus loin ; il étabit
dans tout le chapitre 3, Liv. 2. un principe dont l’autorisation legale est
un scandale, que
par la copulation charnelle
(expression allemande)
jointe aux promesses, le mariage est accompli &
consommé sans annonce ni bénédiction
. C’est donner aux
libertins la liberté la plus complette, c’est introduire une clandestinité
journaliere, & rendre l’engagement conjugal le contrat le plus profane.
Rien certainement n’est moins sacré, moins public, moins annoncé, moins
exposé aux yeux de témoins irréprochables, comme il l’exige, & la
bénédiction, que la copulation allemande. Il y a cent
comédies où cette maniere galante de se marier est proposée, préparée,
exécutée, légitimée ; il manquoit à la scene le vernis de la
législation.
§. 6, 8.
Si la condition ajoutée aux fiançailles est
impossible ou déshonnête, les promesses du mariage sont
nulles.
Le droit civil & canonique, plus sage &
plus favorable aux mariages, annulle les conditions, non
les promesses.
Toutes les conditions
même impossibles ou déshonnetes sont censees accomplies lorsque les
parties ont eu un commerce charnel.
Le commerce charnel
est le grand sceau qui légitime tout. Cette idée est plus théatrale que
légale ; mais c’est un galimathias. Peut-on regarder comme accompli ce qui
est nul dans son principe ? Et la loi peut-elle jamais supposer accompli
& ratifier ce qui est impossible ou ce qu’elle defend ? Elle approuve
donc le crime ? Est ce bien s’entendre
soi-même ?
Parmi ces promesses qu’il croit impossibles ou déshonnêtes, il met celle de
changer de religion ou de garder la
continence
. Cette expression vague de religion renferme le Judaïsme, le Mahométisme, l’Idolatrie, comme
les sociétés chrétiennes. Laisseroit on en Prusse épouser une Juive, une
Turque sans lui faire promettre de se rendre Chrétienne ? Voilà une
tolérance bien étendue. C’est déclarer qu’il n’y a point de mariage sans
commerce. Le mariage de S. Joseph avec Marie est-il douteux parce qu’on a gardé la virginité, &
qu’apparemment on se l’étoit promis ? Il a joint la condition
de ne pas avoir des enfans
. Jamais Notaire n’a
mis cette obscénité infame dans un contrat, ni le Législateur dans la loi. A
quoi serviroit-elle ? La justice a-t-elle quelque prise sur cet affreux
secret ?
§. 14.
Si la fille donne son consentement, si elle fait
un signe de tête, si elle accepte la bague, ou le mouchoir, ou
l’argent, &c.
Cette description de Serrail fait du
mariage une scene pantomime. §. 12. L’homme ne se lie pas si facilement,
quoiqu’il accepte
une bague de cuivre d’une
femme
il n’est pas censé promis, c’est
un jeu qu’il faut sévérement punir
. L’homme est le
plus fort, il faut des cables pour l’attacher. Le silence des enfans à qui
les parens demandent le consentement, est un aveu tacite. §. 15. Ils doivent
le révoquer en justice dans quinze jours ; un
homme privé de raison ou pris de vin ne peut pas se promettre, il
doit révoquer dans huit jours
. Ces révocations légales
sont des chimeres : un insensé fait-il, peut-il, pense-t-il qu’il faille
révoquer ? Un homme ivre se souvient-il d’avoir fait une promesse ? En
ont-ils besoin ? Leurs promesses sont nulles. Des enfans qui n’ont pas eu
par espect le courage de refuser quand on leur a arlé de mariage, auront ils
celui de faire
signifier leur refus par un
Huissier ? le pourront-ils, si on veut les empêcher ? En sentent-ils la
nécessité ?
§. 12
Si le pere dans son testament ordonne à son enfant
d’épouser telle personne, le réduit à sa légitime, ou attache
quelque peine à sa désobéissance, l’enfant n’est pas obligé
d’obéir.
Cette loi n’est pas juste ; il y a des
personnes avec qui le pere peut avec raison vouloir ou ne pas vouloir le
mariage de son fils, lui défendre d’épouser une Actrice qui le déshonore,
lui ordonner d’épouser une honnête fille qu’il a séduite ; il peut y ajouter
en punition ou en récompense le don ou la privation de quelque bien dont il
a droit de disposer ; il ne peut pas, à la vérité, le priver de sa légitime.
Le refus du mariage n’est pas une raison d’exhérédation. Parmi nous on peut
déshériter, non un fils qui refuse de se marier, mais un enfant qui se marie
contre le gré de son pere. Qu’à la bonne heure on n’adopte pas cette
rigueur ; mais pourvu qu’on laisse la légitime, tout le reste est
arbitraire. Un étranger peut imposer ces conditions, parce qu’il est ◀maître▶
de son bien ; le pere n’est pas moins ◀maître▶ de ce qui excede les droits
légitimaires. Il devient étranger à cet égard.
§. 17. Il ne permet le
mariage qu’à seize & à
dix-huit ans, & les fiançailles à douze & à
quatorze
. L’un & l’autre est bizarre, contre la loi
universelle, la raison & la nature. La nubilité dépend de la puberté qui
est très-suffisante à douze ans pour les filles, & à quatorze ans pour
les garçous. Mais si l’on veut une raison aussi formée pour les personnes,
il faut attendre le même âge pour tous les deux. Un enfant sort de tutelle à
douze, à quatorze ans, il peut passer des contrats avec l’approbation de son
curateur. Pourquoi ne pourra-t-il pas contracter mariage ? L’histoire
est pleine d’exemples de Princes promis longtemps
avant cet âge, & même entre particuliers. La loi, par rapport à la
nubilité, est commune à tous ; la naissance ne met aucune difference.
§. 21.
Le manque de bien, l’inegalité des conditions ou
de la naissance, ne sont pas des raisons suffisantes pour refuser
leur consentement.
Cette loi est singuliere en
Allemagne, où toute la noblesse est d’une délicatesse outrée sur les
mésalliances. En France on est moins difficile ; & quoique les
innombiables Marquis s’y donnent pour Gentils hommes de cinquante degrés,
tous les jours pour avoir du pain, ils épousent des roturieres, & pour
leur plaisir jusqu’à des Actrices. Mais au-delà du Rhin que pensera de la
philosophie Prussienne le College des Electeurs & le College des
Princes ? Sans doute l’inégalité des conditions ne doit pas seule décider
des mariages ; mais il en est de si honteuse, de si mal assortie, dictée par
le libertinage, qu’on a droit de faire des efforts pour empêcher le
déshonneur de sa famille, & il n’est pas de la sagesse du Législateur de
lui lier absolument les mains.
Quoique dans le Christianisme les secondes noces, sans être défendues,
n’aient jamais été favorables, elles le sont si fort en Prusse, que
le consentement des parens n’y est point
nécessaire, on ne le demande que par bienséance
. Le
premier mariage brise tous les liens de la puissance paternelle ; cependant
le droit naturel reconnoît toujours la même puissance ; le droit civil
impose des peines à ces secondes noces. Le danger de séduction est aussi
grand pour de jeunes veufs ; l’intérêt des familles est le même ; pour
l’honneur, les biens, la paix de la société, il est bien plus grand. Il y a
des enfans du premier lit qui en sont toujours la triste victime. Le choix
d’une belle mere est plus difficile. Le théatre de Berlin ne connoît pas ces
minuties bourgeoises.
§. 28.
Si un homme, ◀maître▶ de ses droits, séduit une
honnête fille sous promesse de mariage, ce sera un mariage véritable
sans fiançailles ni bénédiction.
Les mariages, comme les troupes, ont un exercice à la Prussienne, le commerce est le vrai Sacrement, & il ouvre la porte à la plus grande licence. Est-il bien difficile, & n’est-il pas ordinaire de faire des promesses de mariage à une fille pour la séduire, & à une fille rusée de s’en faire faire pour attraper un mari, & de les accomplir par le crime ? Tous les Tribunaux retentissent de ces indignes manœuvres, & les Juges eux-mêmes en ont souvent été coupables. On plaide pour les faire exécuter, pour obtenir du moins un dédommagement. Mais quand on saura que la loi ratifie ces infamies, à quels excès ne se précipiteront pas la passion & la fourberie ? Le dénouement de la comédie ne sera pas bien compliqué. Peu de comédies sont aussi corrompues que les farces de Postdam.
Si un tuteur épouse sa pupille sans avoir rendu compte,
elle pourra, quand elle voudra, intenter querelle de nullité, à
moins que le pere n’eût recommandé ce mariage.
Il
oublie que cette liberté indéfinie d’attaquer le mariage quand on voudra,
s’embrasse toute la vie, & qu’il ne donne pour retard que quinze jours à
ceux qui ont été forcés, & huit jours à ceux qui étoient pris de vin.
Cette disproportion est-elle raisonnable ?
Le stellionat dans le contrat de mariage, comme dans les
autres contrats, roule sur des principes fort simples ; à droit égal de
créancier à créancier, d’acheteur à acheteur, de marié à marié, de fiancé à
fiancée, le premier doit avoir la préférence :
Qui prior
est tempore potior est jure.
Mais si la chose a été
livrée au second, si la seconde fille a accompli le mariage, elle doit
l’emporter sur
sa rivale qui n’a que la promesse,
sauf à condamner le trompeur à un dédommagement, & même à un châtiment
convenable. Mais pour le Justinien du Nord, c’est un
labyrinthe dont on ne sait se tirer ; ce sont des cas, des distinctions, des
difficultes infinies ; il fait venir la clandestinité, la publicité, la
grossesse, la renonciation, la présence, le consentement des parens, les
annonces, la bénédiction, &c. & tout cela pour rien ; car si
quelqu’un refuse mal-à-propos d’accomplir le mariage, on l’exhortera, on le
menacera, on l’emprisonnera ; & s’il s’obstine dans son refus, on lui
laissera la liberté de faire ce qu’il lui plaira :
Parturient montes, nascetur ridiculus mus.
Ce fatras
de loix n’est qu’un fruit de théatre & le dénouement d’une farce :
Solventur risu tabulæ, tu missus
abibis.
Un objet bien essentiel, c’est le droit que le Prince s’arroge d’accorder seul la dispense des empêchemens du mariage, même à l’exclusion du Consistoire & des Ministres. Un Roi Pape, une Reine Papesse en Angleterre, pourroient dans leurs principes exercer cette autorité, puisqu’ils se disent Chefs de l’Eglise ; cependant ils ne l’ont pas fait. Henri VIII avec ses fureurs, Elisabeth avec sa vanité, ont laissé aux Evêques & aux Curés à cet égard ce qui leur avoit toujours appartenu, à plus forte raison dans tous les Etats Chrétiens où la puissance ecclésiastique a été separée de la puissance royale. Même parmi les Protestans les Princes n’ont jamais été jaloux de ce détail, ils l’ont toujours laissé aux Ministres Ecclésiastiques. La nécessité de recourir au Prince dans un grand Royaume seroit bien à charge au peuple, à moins de mettre de tous côtés des Bureaux de dispense, & de recette pour en percevoir les droits. Que seroit-ce, s’il falloit aller de Cadix à Madrid, de Bayonne à Versailles pour avoir la dispense de la publication d’un ban ?
Parmi ces empêchemens, il en est de droit divin comme le premier degré de parenté ; il en est de droit naturel, comme l’erreur, la violence ; de l’objet & de la nature du mariage, comme l’impuissance ; de droit ecclésiastique, comme le crime, la difference de religion ; de pure discipline, comme le temps prohibé de l’Avent & du Carême, (que ce Prince a abrégé de son autorité), la publication des bans ; il en est qui sont secrets, tels que l’adultere avec la promesse du mariage, l’homicide pour se remarier ; qu’on n’ira certainement pas confesser au Secretaire d’Etat du Roi de Prusse, au risque de se faire pendre, &c. Le Roi de Prusse se réserve tout, & prétend lui seul donner toutes les dispenses matrimoniales dans ses Etats. Il établit une Eglise Anglicanne, dont il se fait le Chef ; sous prétexte de liberté de l’Eglise, il l’asservit davantage sons un nouveau ◀maître▶.
Les Protestans ont toujours fait aux Catholiques un crime de ce qu’on faisoit
payer les dispenses à Rome dans les cas les plus importans qui lui sont
réservés, & dans chaque Diocese pour les menues dépenses qu’accordent
les Evêques ; ils en ont fait le tarif à leur maniere, ils l’appellent la
Boutique du Pape, & voici un Prince Protestant,
grand Philosophe, un Salomon, qui fait du paiement des dispenses une loi
genérale, en fixe le tarif, & se les attribue toutes à lui seul :
Qui dicis non furandum furaris
. Les
Evêques distribuent aux pauvres l’argent qu’ils font donner, Fréderic
l’applique à la Bibliotheque :
Clodius
accusat Mœchos, Catilina Cethegos.
Il a souvent dit que
la Religion Protestante s’est établie en Angleterre par l’amour, en France
par les chansons, en Allemagne par l’intérêt. Il ne croyoit pas qu’il en
fourniroit une grande preuve, &
qu’il
joueroit la comédie sur le théatre de Berlin & de Postdam, où il réunissoit ces trois grands principes
d’irréligion.
Dans le pays de Sans-Souci le lien conjugal n’est pas plus
respecté que les préliminaires. C’est le regne de la plus parfaite apathie ;
tout y est indifférent dans la religion & les mœurs. L’unité l’indossubilité du mariage est une loi
aussi ancienne que le monde ; c’est la premiere qui fut donnée à l’homme,
& la plus nécessaire au genre humain pour sa conservation & sa
propagation, pour la paix de la société, l’union des familles, l’éducation
des enfans, l’état des femmes, pour fixer la légéreté de l’homme, réprimer
ses passions, arrêter le débordement de ses vices, le rendre utile à ses
semblables & à lui-même ;
il n’est pas bon que
l’homme soit seul
, dit en le formant son
adorable Créateur, donnons-lui une compagne qui
lui ressemble
. Il la forma d’une de ses côtes, la mena
à Adam lui-même, les unit ; tant il vouloit que ce fût une action religieuse
& sainte. L’homme accepte cette compagne, il s’unit irrévocablement avec
elle :
c’est la chair de ma chair & l’os de mes
os
, dit-il ; l’homme quittera pour sa femme son pere
& sa mere. Ce lien est supérieur à tout ;
ils ne
seront plus que deux dans une même chair
. Est-il là
aucune idée de poligamie, ou de divorce, ou d’adultere ?
Ces loix sont bien difficiles, dirent les Apôtres, elles n’en sont pas moins
réelles, répond leur adorable ◀maître▶ ; la pluralité & le divorce ne sont
qu’une tolérance que la dureté du cœur des Juifs arracha à Moïse. Il n’en
fut pas ainsi des le commencement. Que l’homme ne soit pas assez téméraire
pour séparer ce que Dieu a joint. Quiconque quitte sa femme pour en prendre
une autre, commet un adultere, & l’expose à la devenir. Le Christianisme
n’a fait que remettre les choses dans
leur
premier état, & confirmer la loi primitive. Je veux rendre ces loix plus
respectables. J. C. voulut que le mariage fût la figure de son union avec la
nature humaine par l’Incarnation, & avec son Eglise par la Rédemption,
ce que S. Paul appelle un grand Sacrement :
Sacramentum
hoc magnum est
; ou si l’on veut, un grand mysiere, une
action sainte qui représente les plus grands mysteres. L’un & l’autre
est indissoluble & unique. Dieu ne s’est point uni à deux différentes
natures, ni à deux diverses Eglises ; il ne s’en séparera jamais. La
sainteté du mariage, l’horreur de l’adultere, de la polygamie, du divorce,
qui sont de vrais adulteres, n’ont jamais été révoquées en doute dans le
Christianisme, malgré la licence du monde entier dont il a condamné sans
ménagement & la morale & la pratique. Tout ce qui s’est élevé contre
le Christianisme a combattu ce point fondamental ; le Mahométisme par un
Serrail ; l’irréligion par ses dogmes ; le théatre par ses plaisanteries.
Les plus sages Législateurs ont commencé, dit Horace, tout Payen qu’il
étoit, par proscrire la licence dans le commerce des femmes, par les liens
du mariage :
Concubitu prohibere vago, dare jura
maritis.
A Sans-souci on élude toutes ces loix pour
rétablir la liberté.
On distingue le mariage nul des le commencement, & le mariage dissout,
quoique légitime. Sur le prémier, voici des regles singulieres : le mariage
forcé est nul, malgré Moliere qui s’en mocque. Mais voici qui le
raccommode :
Il faut que la personne forcée se plaigne a
la Justice dans la huitaine, de la violence qu’on lui a
faite.
Ce terme écoulé, elle ne sera plus ouie. Même
ressource pour un homme qui a fait des promesses dans le vin, nous en
parlons ci-dessus. C’est approuver la violence, c’est y inviter que de
donner si peu de temps, comme s’il étoit fort difficile de continuer
pendant huit jours les mauvais traitemens pour
empêcher de s’adresser à la Justice. Les Canons du Concile de Trente sont
plus équitables ; ils accordent cinq ans pour réclamer à
ceux qu’on a forcé de se faire Religieux, & ce temps même ne commence à
courir que dès que la cessation de la violence aura fini. Si on compare huit
jours avec cinq ans, le Luthérien osera-t-il se plaindre du Catholique ?
Le mariage est nul, si la femme qu’on a cru prendre
vierge se trouve ne pas l’être.
Voilà de quoi faire une
bonne farce pour le théatre de la Foire. Sans doute on l’auroit fait à
Berlin, si on eût osé de même :
Si un roturier,
soi-disant Gentilhomme, épouse une fille de qualité, marché
nul.
Dieu nous préserve que cette loi vienne en
France ; que de mariages rompus & d’enfans désennoblis ! que de Marquis
démarquisés !
Il l’est par la mort civile, lorsque l’un
ou l’autre est proscrit.
La mort civile a bien de
l’étendue ; la proscription n’est que le dévouement à la mort. Mettre à prix
la tête de quelqu’un, permettre au premier venu de le tuer, ce qui n’est pas
toujours un acte juridique, mais de simple volonté, comme celle de Marius, de Scilla, des Triumvirs ; elle ne fait aucun changement dans l’état de la
personne, & n’a pas besoin de réhabilitation après l’orage. Comment
rompra-t-elle un mariage ? Elle ne rompt pas les autres contrats, elle ne
dispense pas des devoirs des peres ou des enfans. Briseroit-elle les liens
des époux, encore plus étroits, puisqu’on quitte son pere & sa mere pour
sa femme ? Il étoit bien inutile que Henri VIII, Louis le jeune, Louis XII demandassent
le divorce, ils n’avoient qu’à proscrire leurs femmes. Voilà des dénouemens
tragiques bien faciles.
Si les parties demandent la dissolution d’un commun
accord, on fera bien quelques façons pour les
ramener ; mais s’ils persistent un an, on
l’accordera.
Ne sont-ils pas les ◀maîtres de leur
société & de sa durée ? L’adultere est le prétexte le plus plausible de
dissolution. Mais on a pitié des femmes dans la Marche de Brandebourg ; leur
foiblesse est excusable, si le mari a refusé de les satisfaire par le devoir
conjugal. On a chez les Turcs le droit d’employer cette
apologie, elle est fort dans le goût de Colombine. Il est
vrai que ce refus est difficile à prouver, qu’il peut quelquefois être
légitime, que les Messalines sont insatiables, qu’on peut
se rendre importun frauduleusement pour se ménager une défaite, qu’on ne
trouve point dans la Bible, mais qu’Arlequin trouveroit bonne, & qui lui
donne beau jeu. C’est sans doute le goût du Législateur.
Il faut pourtant qu’il ait l’humeur jalouse ; il accorde le même privilege au
mari,
lorsque la femme a un commerce suspect avec des
hommes, si elle leur écrit des billets doux ; car quoiqu’on ne
puisse pas la prouver d’adultere, ces indices, ces présomptions
suffisent pour dissoudre le mariage
. La chaîne est bien
fragile, puisque des suspicions, des indices, les presomptions en brisent
les nœuds. Moliere est plus indulgent, il ne pardonne point aux maris
jalous. Il veut qu’on laisse aux femmes une grande liberté, il la laissoit à
la sienne. Fréderic impitoyable chasse la femme coquette, & donne à la
coquette un moyen facile & agréable de se debarrasser du joug de
l’hymen. Le Maréchal de Saxe & sa femme userent de cette pieuse
prérogative ; ils convinrent qu’il auroit commerce avec sa maîtresse, que
Madame avec des témoins viendroit le surprendre, porteroit sa plainte,
prouveroit l’adultere par ces témoins oculaires, & qu’ils seroient
libres tous deux ; ce qui fut exécuté. Cette ruse de guerre est une des
reveries de Maurice.
Si l’un des epoux abandonne
malicieusement l’autre, le mariage s’enfuit avec lui.
Rien de plus commode que de faire courir la poste à son mariage.
L’inimitié irréconciliable, les mauvais traitemens, le mal
venerien, la fureur, la démence, tout crime qui mérite une punition
corporelle ou infamante.
Autant de charitables
libérateurs qui ouvrent la prison, & éteignent le triste flambeau de
l’hymenée. Tout ce détail est assez inutile. Le Solon du
Nord pourroit en deux mots, en style laconique, dire les mêmes choses, en
déclarant que l’on peut dissoudre son mariage quand on veut.
L’article suivant sur la séparation de corps & de biens reste de l’audienne religion qui respectoit le lien du mariage. Cet article est devenu tres inutile. Les mêmes raisons qui font séparer operent la dissolution ; les effets en sont à peu près les mêmes, & les parties n’ont qu’à persister dans leurs mésintelligences pour devenir libres. La procédure de la séparation est même plus difficile & plus dispendieuse ; ce n’est qu’un embarras de plus pour le Code, pour les Juges, pour les parties, une multiplication & allongement de proces. Tout le fruit qui en revient est qu’il fournit matiere à bien de scenes rejouissantes que les Molieres Prussiens pourront mettre en œuvre.
L’article des concubines ou des mariages de la main gauche
est tout théatral ; on auroit tort de le disputer à Thalie, elle en a dicté
les pieuses dispositions. Deux sortes de concubines, une Actrice qu’on
entretient pour son plaisir, & une Actrice avec qui à la vérité on se
marie, mais en déclarant
hautement & expressement
que ni elle, ni ses enfans ne seront reçus dans la famille, &
n’y auront aucun droit
. Elle ne sera qu’une même chair
avec son mari, & ne sera pourtant pas censée sa femme, & les enfans
qui viendront ne seront
pas censés appartenir à
leur pere & à leur mere. Cette idée est injuste & scandaleuse,
contraire à la religion & à la nature. Ce seroit grand dommage qu’elle
demeurât secrette ; elle sera publiée à l’Eglise par le
Ministre, elle devroit l’être sur le théatre par Arlequin : la
jolie annonce !
Il y a promesse de mariage de la main
gauche entre Marie Concubine & M. le Marquis un tel ; mais elle
ne sera pas reconnue pour sa femme, ni les enfans pour ses enfans ;
ils vivront ensemble, & ne seront pas censés
mariés
. Cette distinction des femmes de la main droite & de
la main gauche est depuis longtemps reconnue par Mahomet,
& autorisée dans l’Alcoran.
C’est le privilege brillant des gens de qualité, de s’attacher par la main
gauche, & l’appanage glorieux & inaliénable du Roi d’en accorder la
permission. Cette permission seroit un ennoblissemens pour un roturier ; la
raison canonique de la dispense ne lui fait pas moins d’honneur.
Il n’a pas le don de continence.
Cette raison
est fort ordinaire dans la noblesse, elle en est même quelquefois l’origine
& le vrai titre. La branche vaut mieux que le tronc, le ruisseau est
plus pur que la source ; une dispense de ce caractere n’est pas nouvelle
dans le Luthéranisme. Philippe Langrave de Hesse crut pour
cette raison pouvoir prendre deux femmes. Ce Prince n’avoit pas le don de
continence. Luther, Melanchton, Œcolampade déclarerent dans une consultation en forme, que
Son Altesse dans un si pressant besoin pouvoit, à l’exemple d’Abraham, joindre Agar à Sara
par un second mariage de la main gauche, ce qui fut exécuté. Il fut marié
des deux mains.