Chapitre III.
De l’Éducation.
IL n’a presque pas paru d’ouvrage sur l’Education des deux sexes, sur-tout à la fin du dernier siecle & au commencement de celui ci, où l’on n’ait parlé du théatre, & où l’on ne conseille de l’interdire aux jeunes gens. Les Jesuites, quoique par un excès de complaisance pour le goût des grands & du public sissent jouer des pieces dans leurs Colleges, en quoi ils étoient repréhensibles, les Jesuites n’ont jamais approuvé le théatre public, & tous ceux qui ont écrit sur l’éducation Mariana, Jouvenci, &c. l’ont toujours cru pernicieux à la jeunesse. Quelques Auteurs modernes ont paru moins séveres. Depuis que les spectacles ont acquis une si grande faveur, qu’on ne respire que spectacle, le torrent les a entraîné ; quelques Instituteurs ont eu la foiblesse de mettre au nombre des leçons utiles à leurs éleves precisement les mêmes choses qu’on croyoit autrefois devoir leur laisser ignorer. La question est aujourd’hui bien decidée par un arrêt solemnel du Parlement de Paris, qui dans l’établissement des nouveaux Colleges & les statuts qu’on y doit observer, défend expressement de jamais y jouer des pieces de théatre. On n’en joue point à l’Ecole militaire : la sagesse du Roi n’a pas cru que la scene fût un exercice propre à former les guerriers.
Il est vrai qu’autrefois le théatre n’étoit gueres connu qu’à la Cour & à
Paris ; les Provinces n’en étoient pas encore infectés, on n’y voyoit que
quelques tretaus, où des Tabarins, pour attirer le monde & vendre leur
orviétan, donnoient quelques farces aux peuples. Ils
les élevoient dans les places publiques, ou louoient quelque maison
particuliere. L’établissement fixe d’un spectacle, d’une salle publique, de
troupes soudoyées la fureur pour le théatre, sont de très-fraîche date. A
Toulouse où l’engouement est aujourd’hui au comble, ces établissemens ont à
peine quarante ans :
Tanta molis erat Romanam condere
gentem
. En voici l’occasion. L’Hôtel de Ville avoit en
caisse soixante mille livres ; on craignit que le Contrôleur Général ne prît
cet argent pour les besoins de l’Etat. Employons-les,
dirent les Capitouls, à bâtir une salle de spectacle. On
la commença, & les
embellissemens ont depuis
coûté le double. L’auteur de ce conserl & le directeur de l’ouvrage (je
le tiens de lui-même) fut un certain…. fils d’un bourgeois de Tulle dans le bas Limousin, qui étoit venu faire ses études &
suivre le barreau à Toulouse, & avoit trouve moyen d’acheter le
Capitoulat (ennoblissement du pays), & de se marier avantageusement avec
une fille qui avoit plus que lui cinquante ans de noblesse capitoline.
Toutes les villes du Royaume pourroient fournir à l’empire de Thalie d’aussi fraîches & d’aussi plaisantes époques.
Avant tout ce fracas dramatique, les Colleges & Universités ne risquoient gueres, de s’aller corrompre au théatre. La jeunesse ne le connoissoit que dans les places publiques & le méprisoit ; les Régens & les Précepteurs & les parens entretenoient en elle le mépris & ne lui permettoient pas d’y aller, les études n’en souffroient point. Les temps ont bien changé, la scene a si bien gagné de proche en proche, que la jeunesse déserte l’école & y court en foule. L’Université de Toulouse remplit constament le parterre. L’assemblage des plaisirs les plus séduisans, l’égarement de l’âge le plus foible, l’enthousiasme du goût le plus vif, des passions▶ les plus emportées de l’esprit le plus aveuglé, du cœur le plus susceptible, livre ces infortunées victimes de la volupté à tous les pieges, à toutes les ◀passions▶, à toutes les horreurs du vice. Aujourd’hui donc plus que jamais, les parens doivent être attentifs, & les Instituteurs extrêmement en garde contre les attaques d’un ennemi si rédoutable à leurs enfans & à leurs éleves, & on doit en interdire la fréquentation, en écarter les idées, en combattre le goût, en faire sentir le danger, en faire craindre le péché. Malheur à ceux qui l’autorisent, qui en inspirent lenvie, qui en font lire les livres, qui y conduisent les jeunes gens, leur fournissent les moyens. Leur ouvrir cette porte à la corruption du cœur, c’est être leur meurtrier. Helas ! souvent les premiers corrompus eux-mêmes, ils y cherchent leur propre sasisfaction, aux dépens de ceux dont Dieu leur a confié les ames innocentes. Que peut-il exhaler d’un cœur paîtri de vice, que l’air le plus empesté ? Quel compte à rendre à Dieu d’avoir fait passer la contagion dans des cœurs qu’ils étoient chargés d’en préserver !
Voici quelques raisonnemens très sages & très-chrétiens de ce bon livre sur l’éducation. Ce jeune-homme a conservé son innocence, ou l’a déja perdue par le péché, & celui-ci ou veut la réparer par la pénitence, ou veut croupir dans le désordre. Ces trois états obligent également à fuir le théatre. 1.° Le trésor de l’innocence est très-rare & tres-difficile à conserver ; il faut donc prendre les plus grandes précautions, fuite des occasions, mortification des sens, prieres, recueillement, usage des sacremens. Tout cela est bien opposé à la comédie. 2.° Sur-tout dans un âge tendre, susceptible de toute sorte d’impressions ; il faut écarter les mauvaises idées, les images licencieuses plus dangereuses pour une ame innocente. Le théatre en est plein. 3.° L’Eglise y fait renoncer en recevant le baptême, & des qu’ils l’avoient reçu, tous les chrétiens s’en abstenoient. Qui doit conserver avec plus de soin qu’un jeune-homme la robe d’innocence dont il a été couvert, & remplir les engagemens qu’il a contracté ?
L’état de pénitence, 1.° est un état de douleur & de crainte ; douleur
des péchés commis, crainte de la justice qui les punira. Bien loin de se
réjouir, un vrai pénitent ne songe qu’à pleurer son malheur :
Cohibeat se à spectaculis qui vult recipere gratiam
remissionis
. August. de verâ. pœnit.
2.° C’est un état de punition actuelle que le
pénitent exerce sur lui-même pour venger Dieu par l’austérité de sa vie,
les jeûnes, les macérations, les privations des plaisirs. Aucun saint
pénitent n’a été à la comédie. On doit s’interdire même les plaisirs permis,
peut-on se permettre ceux qui sont défendus ? 3.° C’est un état de défiance
& de crainte de retomber dans le péché, d’autant mieux fondée qu’on est
beaucoup affoibli par les ◀passions▶, les vices, les désordres passés. Il est
si aisé que le feu mal éteint se rallume, que Dieu abandonne le téméraire
qui après une expérience qu’il déplore, se livre encore au danger.
L’état de péché actuel & d’impénitence doit faire trembler ; on peut
mourir à tout moment, & paroître devant Dieu, & si l’on est surpris
par la mort dans ce triste état, on est perdu éternellement. Ne faut-il pas
tâcher d’en sortir au plutôt pour mettre son ame en sûreté ? A t-elle le
temps de se livrer à une folle joie ?
Noli lætari,
Israël, noli exultare, quia fornicatus es à Deo tuo.
Il
y a plus que le danger ; le mal augmente sans cesse, péché sur péché,
◀passion▶ sur ◀passion▶, la dette s’accumule, la colere de Dieu s’allume à
chaque instant. C’est un incendie qui dévore tout, si on ne se hâte de
l’éteindre ; c’est un malade dont la maladie empire à chaque instant, si on
ne court au remede, & qui enfin devient incurable. Un jeune-homme est
bien à plaindre, si dès ses premieres années il se livre au péché, & se
prépare ainsi une vie criminelle ou une mort prématurée dans la disgrace de
Dieu, qui le punira éternellement.
Pour celui qui veut acquérir la vertu, est-il douteux qu’il ne doive fuir un spectacle qui y met le plus grand obstacle ? N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde ; si quelqu’un aime le monde, l’amour de Dieu n’est pas dans son cœur. Tout ce qui est dans le monde n’est que la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, l’orgueil. Ces trois concupiscences sont réunies au théatre, & dans l’état le plus séduisant, celle de la chair par les Actrices, celle des yeux par le luxe & la pompe, l’orgueil par les paroles & les sentimens. Est ce là qu’il faut conduire un jeune cœur, dont la concupiscence naissante, mais vive, dont les ◀passions▶ neuves & emportées trouvent des secours, des alimens, des modeles, des exemples qui lui font produire prématurément & si abondamment les plus mauvais fruits ? On ménage mieux une santé délicate, un tempéramment foible, un petit corps qui n’est pas encore formé, on ne l’expose pas au grand air, on ne le surcharge pas d’un poids accablant, on ne lui sert pas des alimens nuisibles ; l’ame, plus délicate & plus foible, peu instruite, peu formée, sera-t-elle abandonnée sans ménagement au plus grand danger, le sera-t-elle par ceux même qui sont chargés de la conserver & de la former à la vertu ? N’est-ce pas trahir sa confiance, être son parricide, plutôt que son pete, son séducteur plutôt que son Instituteur, son démon plutôt que son Ange gardien ?
Erasme, qui a beaucoup travaillé pour l’éducation, dont on
a long-temps fait lire les entretiens dans les Colleges, parce qu’ils sont
& d’une latinité élégante & d’une morale pure, Erasme, de Institut. Matrim., dit avec autant
d’élégance que de sagesse : Il n’est pas plus permis d’avoir dans les
maisons des images lascives, que d’y tenir des discours licencieux. Les
peintures parlent & glissent insensiblement le poison ; on
en orne les appartemens, comme si les jeunes-gens n’avoient pas assez
d’autres tentations. Les parties du corps que la pudeur vous fait cacher,
pourquoi les présentez-vous à nud, & les laissez-vous sous les yeux de
vos enfans ? La langue parle
aux oreilles, la
peinture parle aux yeux, & la peinture est bien plus éloquente que les
discours, & jette dans le cœur de plus profondes racines. La licence va
à l’exces, on ne rougit pas de peindre ce qu’il est honteux de nommer.
Quelle négligence dans les loix & dans les Magistrats ! Le texte
d’Erasme mérite d’être rapporté :
Sicut non decet in
familiâ audiri sermonem lascivum, ita nec convenit tabulas habere
lascivas. Loquax est pictura & sensim irrepit in animas hominum.
Membræ quæ verecundiæ gratiâ celat, cur in tabulâ nudas &
aspicis, & non pateris abesse à conspectu liberorum ? Lingua
loquitur auribus, pictura oculis ; multòque eloquentior est pictura,
quàm oratio descendit in pectus : ô licentia ! pingitur quod vel
nominari sit turpissimum : ô Magistratus ! ô
scitantia !
Cette contradiction est incroyable. Un pere, une mere, un Gouverneur, n’oseroient se montrer à nud devant leurs enfans, & ils laissent sous leurs yeux toute sorte de nudités ; on ne leur laisse ni tenir ni entendre des discours licencieux, ni même nommer des objets grossiers. Ces enfans n’ont qu’à lever les yeux, & dans les tapisseries, les plafonds, les lambris & les estampes, ils verront ce qu’on leur cache, plus grossiérement, plus dangereusement exposé, que les paroles n’auroient pu l’exprimer. Il en est de même au théatre, on le dit épuré dans son langage, & tout ce qu’on y voit tient le langage le plus licentieux. On n’a qu’à appeler des discours aux décorations, du style à la parure des Actrices Pour juger de la réforme du théatre & des enseignemens qu’on donne à la jeunesse, on la mene aux spectacles.
Quelques soi-disans Philosophes ont avancé qu’il étoit bon de mener la jeunesse à la comédie, pour favoriser la population & engager de bonne heure au mariage, puisque c’est le dénouement de toutes les pieces auquel tout le reste est dirigé, & qui selon eux légitime toutes les galanteries qui le précédent. Je présume que malgré leur licence, ils ménagent assez la foiblesse & la pudeur de cet âge, pour ne pas lui faire la confidence & l’explication de ce beau theme qui lui est inconnu, si l’on a eu quelque soin de son éducation, & quelque zele pour son innocence. La vertu interdit toutes les actions & les paroles licentieuses devant la jeunesse, à plus forte raison ne permet-elle pas de les initier dans les mysteres du vice, de les mener à cette école pernicieuse dans ce dessein, & enfin la conduire à une prétendue vertu, en l’égarant dans les routes de la ◀passion▶.
Il est faux d’ailleurs que la comédie produise cet effet. L’idée du mariage qui la termine ne dure qu’un instant à la fin de la piece, & on n’y pense plus. L’image licencieuse de l’intrigue qui y conduit dure toute la piece ; elle est aussi amusante que l’autre est sérieuse. Le mal est fait quand le remede arrive, on en sort tout plein de l’amour & le cœur corrompu. Il en est des spectateurs & de l’Acteur, comme des personnages. Ces jeunes-gens ont-ils moins péché pendant leur intrigue, parce qu’enfin ils seront mariés ? La pensée, les desirs, les mouvemens de l’Acteur & du spectateur ne sont pas moins de péchés commis, parce qu’il voit un mariage qui même n’étant pas le sien ne sauroient légitimer ses fautes. L’état d’émotion & de crime où il s’est mis, subsiste toujours après ce mariage étranger, dont l’idée momentanée & future, n’a pu rendre pour lui la piece innocente, & après qu’elle est passée, ne peut excuser les péchés auxquels elle a fait une si légere diversion. En voyant la beauté, l’immodestie des Actrices, entendant les discours libres, en fuit-il moins un mal actuel, parce que Valere va se marier ? Le feu ne brûle-t-il pas, parce que demain on doit l’éteindre ? Mais c’est se jouer. Le mariage n’est que pour la forme, il ne fait aucune sensation, & n’intéresse point ; il n’occupe point, on ne voit, on ne sent que la galanterie, on ne goûte qu’elle. Si le spectateur peut se livrer à tous les écarts licencieux de son imagination, parce que Valere se marie, pourquoi ce jeune-homme qui aime, ne pourra-t-il pas se tout permettre dans la vue de son futur mariage ? Morale pernicieuse, qu’on ne réalise que trop dans la pratique, qui autorise tout, sous prétexte de mariage. Il est pourtant certain dans le christianisme que toutes les libertés qu’on ose prendre, toutes les pensées qu’on se permet, sont de vrais péchés jusqu’à ce que le sacrement ait béni l’union conjugale. Le théatre renverse cette morale ; il excuse, il permet tout dans la vue du mariage, & il prétend légitimer dans le jeune-homme, dans l’Acteur, dans le spectateur, toutes sortes d’excès par cette frivole défaite !
La comédie est une especé de thermometre pour la jeunesse ; elle en fait connoître les ◀passions▶, les développe & les fortifie. On doit beaucoup se défier des jeunes personnes qui ont du goût pour le théatre, & le leur permettre moins qu’à d’autres. Le danger est pour elles beaucoup plus grand. Je ne puis comprendre comment des gens sages ont pu vouloir leur donner ce goût, soit-en les menant aux spectacles, soit en les faisant représenter chez eux & par eux-mêmes. Le petit avantage de leur donner l’aisance de la déclamation, fût-il réel, compensera-t il jamais l’atteinte mortelle que ce goût même portera tôt ou tard à leur religion & à leurs mœurs ?
C’est de bonne heure détruire par le fondement l’esprit, la grace, les
engagemens de leur baptême, dont les eaux sont à peine essuyées :
Lethalis est prævaricasio fidei & baptismi, cùm ad
spectacula remeas te ad Diabolum redire
certò cognoscas.
Tout le monde n’a pas le même penchant pour le théatre, non plus que pour les autres objets des ◀passions▶. Les vices & les vertus, les inclinations & les repugnances, sont diversifiés à l’infini. Ce danger n’est donc pas le même pour tous, non plus que le jeu, la bonne chere, la société des femmes. Il en est comme des alimens & des tempéramens. La jeunesse est le temps où le danger est le plus grand, & influe le plus sur tous les vices. Un cœur facile, un esprit léger, un sang bouillant, semblable à du bois sec & combustible, s’allume dans l’instant, une étincelle y suffit. Plus on démêle en eux d’inclination pour le théatre, moins on doit le leur permettre. Les filles & les femmes, naturellement plus tendres, plus vaines, plus vives, plus passionnées, plus emportées, plus susceptibles de toute sorte d’impressions, y courent les plus grands risques. Une vertu plus délicate, une pudeur plus timide, un caractere plus foible doit donner plus d’alarmes à tous ceux qui s’intéressent pour leur salut.
Comme le théatre ne nourrit pas une seule ◀passion▶, mais toutes les ◀passions▶
& toutes les vanités du monde, le luxe, le faste, l’oisiveté, l’orgueil,
la colere, la malignité, le mensonge, l’intrigue, &c. le goût du théatre
est un composé de tous les goûts du vice. On voit aisément ce qui frappe le
plus une jeune personne, & dans ce qui lui plaît davantage, quelle est
la corde de son ame montée à l’unisson. On l’appercevra dans le choix de ses
lectures, dans la préférence des scenes, dans les sentimens, les bons mots,
le caractere des personnages, l’éclat des décorations, la beauté des
Actrices, &c. L’un goûtera Corneille, l’autre s’attendrira avec Racine,
un autre aimera mieux rire avec
Moliere. Tel sera
extasié des décorations, tel s’arrêtera à la danse. Tous les jeunes gens, il
est vrai, sont naturellement Comédiens, ils aiment tous les spectacles ;
mais il y a une infinité de degrés & de nuances qu’on peut démêler,
& qui sont le germe des défauts dont la vie sera souillée, lorsque livré
à lui même, il pourra écouter sans obstacle toutes ses inclinations. Faut-il
donc le mener au théatre comme dans un creuser, pour le mieux dissequer
& l’instruire ? L’épreuve est trop dangereuse, il augmenteroit le mal
& le rendroit incurable. Quel Médecin qui voudroit faire prendre toute
sorte de remedes pour connoître le tempérament des malades que chacun y
produiroit ? quel Instituteur qui exciteroit toutes les ◀passions▶ dans son
éleve pour juger de celles qui sont dominantes ? Ce bien éloigné, si
incertain & si rare pourroit-il le dédommager du mal infini qui l’auroit
précédé, & qui le rendroit presque impossible à réparer ?
Non sunt facienda mala ut eveniant hona.
Un des points de l’éducation sur lequel on insiste beaucoup avec raison,
c’est de ne pas effrayer l’imagination des enfans par le récit des visions,
des sorciers, des revenans, des spectres, &c. On va plus loin, & on
a tort, on accuse les Religieux & les Ecclésiastiques d’allarmer les
jeunes-gens par des tableaux de la mort, du jugement, de l’enfer, du
purgatoire. On en conclud qu’il ne faut pas leur en confier l’éducation.
C’est un défaut de religion. Il est très important, dit le S. Esprit, de se
souvenir des fins dernieres, pour ne pas pécher :
Memorare novissima tua, & in æternum non peccabis.
La mort vient comme un voleur ; tenez vous toujours prêts, & à tout âge,
car vous ne savez ni le jour ni l’heure. Mais tandis qu’on est si délicat
sur les justes craintes qu’inspire la religion, on ne veut pas voir que les
machines de l’opéra présentent les mêmes
choses : démons, magiciens, fées, enfer, &c. que la plupart des
tragédies offrent des choses horribles. Qu’y voit-on ? que des objets
d’horreur, dans les pieces de Crebillon, Skapear, Semiramis, &c. Que
sera ce des pieces du Sieur Arnaud, Comminges, Euphemie, Merinval, Fayel, du sombre pathétique, dont il fait un art
particulier, qu’il prétend être le véritable esprit de la scene tragique ?
Il n’y a point de conte de nourrice qui fasse de si vives, de si dangereuses
impressions, que la fréquentation du théatre. Il a augmenté la férocité des
Anglois, le suïcide est devenu plus fréquent depuis le regne du théatre.
L’Abbé de Besplas, dans son Traité du Bonheur
public, conseille au Prince
d’empêcher qu’on
n’accoutume la nation aux spectacles atroces qui offensent encore
plus
, dit-il,
le caractere national que le bon goût. Un peuple à qui il
faut des sensations extrêmes touche à la corruption
.
Cette raison est juste & profonde. Il eût mieux fait encore de
conseiller au Prince d’arracher la racine du mal en détruisant le
théatre.
Il n’est pas moins dangereux de dissiper l’esprit & d’amolir le cœur, que d’effrayer l’imagination. Une bonne éducation permet aussi peu & encore moins de tenir aux jeunes-gens des discours licencieux, que de leur parler des revenans & des spectres. Le libertinage est incomparablement plus commun, plus dangereux, plus facile, que la puérile frayeur des sorciers & des morts. Par conséquent le théatre, qui est une école de galanterie & de frivolité, doit leur être encore plus interdit que tous les contes des nourrices, & ces pieces frivoles que quelquefois on leur fait. L’Abbé de de Besplas auroit dû ajouter : Le Prince doit empêcher qu’au théatre on n’accoutume la nation aux spectacles galants ; ils sont plus dangereux que les spectacles atroces. Un peuple à qui on ne peut plaire qu’en lui montrant le vice, non seulement touche à sa corruption, il est déjà corrompu. La jeunesse qu’on mene à cette école empoisonnée, ne s’en préservera pas, On accélere, on fortifie ce qu’elle ne fera que trop tôt.
Il n’est pas douteux qu’on ne doive former les jeunes gens aux exercices du corps pour les fortifier, leur donner de la grace, les rendre propres aux fonctions de plusieurs états qu’ils peuvent embrasser. On l’a toujours fait, on le fait encore ; on feroit même bien d’y ajouter les jeux des Grecs & des Romains, la course, la lutte. Parmi ces exercices, la déclamation est des plus utiles ; elle forme la voix & les gestes, exerce la mémoire, enseigne à parler en public. Toutes les rhetoriques en donnent les regles dans tous les Colleges ; on fait apprendre par chœur à réciter, on donne de temps en temps des déclamations publiques, on soutient des theses, &c. Tous les bons maîtres s’en font un devoir.
La fatuité & l’enthousiasme vont plus loin ; ils prétendent que le théatre est la bonne école, que l’éducation de la jeunesse exige qu’on fasse fréquenter les spectacles & jouer la comédie, qu’on apprend ainsi à danser, à chanter, à déclamer, à s’habiller proprement. C’est une erreur, la fréquentation du héatre n’enseigne point ces choses là ; les enseignât-il, il les enseigneroit mal ; & quand il les enseigneroit bien, ce seroit payer bien cher ses leçons de les acheter au prix de l’innocence. Allât on toujours à la comédie, on n’en sauroit pas pour cela danser, ni chanter, ni déclamer. Il faut en prendre des leçons particulieres. Les pieces de College sont d’un fort petit secours ; elles sont trop rares, se bornent à un rop petit nombre d’Ecoliers Acteurs, donnent top de peine au maître, & détournent trop de tout le reste pour être de quelque utilité au public. Elles n’aboutissent qu’à dissiper les jeunes-gens, leur faire perdre leur temps & le goût de l’étude, & leur inspirer le goût & la curiosité du théatre. Ceux qui ont joué des rôles ne sont ni plus habiles ni plus sages que les autres ; & dans la suite un Magistrat, un Avocat, un Prédicateur, un Juge ne plaide, ne prêche pas mieux ; ordinairement il le fait plus mal, il a moins l’espris de son état, l’amour du plaisir enfouir les talens.
Tout cela même s’enseigne mal ; le théatre ne peut enseigner que ce qu’il sait & ce qu’il pratique. Or le geste & la déclamation théatrales ne conviennent ni à la chaire, ni au barreau, ni à la société, ni aux assemblées, ni à la Cour, ni à la guerre ; on se rendroit ridicule, si on y paroissoit, y parloit, y gesticuloit comme un Acteur sur la scene. Le meilleur comédien doit dans le monde se défaire de ses allures comme de son habit, & jouer un rôle tout différent. Ce n’est plus le même homme, il est difficile que pour avoir pris cette habitude, dont on se fait un mérite, on ne la conserve, & qu’on ne porte le théatre dans la société. Il en est ainsi de la danse théatrale, elle ne forme pas le corps ; elle le suppose tout formé, & l’éleve à des mouvemens extraordinaires. On n’apprend point à la jeunesse des danses de théatre, on ne les danse point au bal. Les danses des honnêtes gens sont plus unies, plus modestes, moins fatiguantes.
L’acquisition des talens scéniques eût-elle quelque utilité, ne d-dommageroit
pas de la perte des bonnes mœurs, qui est inévitable au théatre. Tout cet
ouvrage en est la demonstration. Tacite a là dessus un
trait singulier. Parmi les folies de Neron, il dit que ce
Prince institua des jeux à Rome de cinq en cinq ans sur le modele des jeux
olimpiques. Tous les honnêtes gens de Rome s’en
plaignirent :
Nous n’avons que trop de spectacles qui
corrompent les mœurs
, disoient-ils,
on augmente le mal, en faisant faire à des enfans de
qualité ce qui ne se faisoit que par des esclaves, & qui ne
convient qu’a des Comédiens
:
Abolitos paulatim patrios mores funditus everti per ascitam
lasciviam, ut quod usquam corrumpere queat, in urbe visatur
degeneretque juventus, gimnasia, & otia, & turpes amores
exercendos numquam honesto loco natum ad theatrales artes
degeneravisse.
Tacit. Annal. 1 & 14.
M. de Tourreil dans la Préface des Philippiques, décrivant les mœurs des Lacédémoniens, dit :
Les plaisirs du theatre n’avoient point de
privilege chez eux, au contraire une raison capitale les avoit
rigoureusement proscrits ; on ne représentoit ni comédie ni
tragédie, afin de n’accoutumer jamais les yeux ni les oreilles à
voir l’image, à entendre les noms de ce que la loi condamne, ni
l’apologie des ◀passions▶ & des crimes.
Le huitieme
Canon du Concile de Tours, d’après les Capitulaires de
Charlemagne, défend pour la même raison d’aller à la comédie :
Quia turba vitiorum cum eâ in animam ingredi
solet
.
Les ◀passions▶ théatrales suivent le caractere des nations ; l’amour est romanesque en Espagne, coquet en France, furieux en Angleterre. Tout se naturalise & prend le goût du terroir. Ces ◀passions▶ portées à la brutalité, à la bile noire, à l’effervescence, sont comme le grand ressort, l’appui le goût du Théatre Britannique. Melpomene n’y déclame pas, elle y rugit, & s’y avilit à force de barbarie ; elle ignore les bienséances, les ◀passions▶ tendres, les progrès naturels des sentimens & des actions, les nuances même des ◀passions▶ ; elle n’est pas fiere & sévere, mais brutale & féroce ; elle se précipite dans les excès. Le François, plus doux, mais aussi libertin conte des fleurettes & file la galanterie. Ce sont deux hommes yvres de volupté ; mais l’un s’enivre tout d’un coup par d’énormes rasades d’eau de vie, l’autre s’enivre à petits coups, en s’égayant. Le vin de l’un est atroce, le vin de l’autre est doux & plaisant ; mais tous deux sont également dans l’yvresse de la volupté.
Un Auteur dramatique ressemble à celui qui parcourroit la vie des Courtisannes ou l’histoire des voleurs, & ramasseroit quelque bonne parole, quelque trait de vertu qu’il trouveroit épars dans ce bourbier, à peu près comme une poule va bequetant, & ramassant les grains qu’elle trouve dans le fumier, & de ce recueil concluroit que la société de ces voleurs & de ces courtisannes est utile, un très-bon sermon, & qu’on a tort de les condamner. Qui doute que Laïs, Rodope, Aspasie, Ninon l’Enclos, Cartouche, Mandrin, &c. n’aient dit quelque bonne parole, & fait quelque bonne action ? On en trouveroit parmi les antropophages. Neron, Domitien, Heliogale, &c. ont agi quelquefois en hommes. Les bêtes féroces en font souvent ; une tigresse allaite ses petits. Il en est ainsi du théatre ; on y voit, on y entend quelquefois de bonnes choses ; faut-il pour cela le fréquenter, le justifier ? Ces conséquences font aussi peu d’honneur à l’esprit des Apologistes, que leurs ◀passions▶ en font à leur cœur ; leur logique & leur morale sons aussi peu raisonnables. Ce raisonnement s’applique aussi facilement aux gens de bien ; ils font des fautes sans doute, ils pensent quelquefois imprudemment, nul n’est parfait sur la terre ; faut-il pour cela les éviter, les condamner, les tourner en ridicule ? Non. Faut-il faire un recueil de leurs fautes pour en composer des comédies ? Ceux dont le raisonnement a si peu de justice & de justesse, voudroient-ils être ainsi traités ? la cour de nos coquettes & de nos petits maîtres seroit bien déserte, si on les estimoit à ce taux, si on les mettoit dans ce creuset,
L’Education d’un jeune Seigneur qui parut en 1724, est l’ouvrage d’un homme de bien. Je n’examine ni le fond, ni la méthode, ni cette universalité de connoissances dont il done l’idée, & qu’il veut qu’on enseigne à son éleve pour en faire un second Pic de la Mirandole qui puisse soutenir des theses de omni scibili. Je me borne à ce qu’il dit sur le théatre, dont il veut, avec toutes les personnes qui ont de la religion & des mœurs, qu’on éloigne les jeunes-gens, même les jeunes Seigneurs destinés à vivre dans le grand monde où les spectacles sont la moitié de la vie.
Aux raisons ordinaires & aux autorités connues des Peres de l’Eglise, il ajoute celles-ci. 1.° Il fait sentir le danger de la danse théatrale, de la musique efféminée, & des instrumens d’un orchestre qui rendent les spectacles de nos jours infiniment plus dangereux que ceux de nos peres, où les attraits enchanteurs du vice n’étoient ni si fréquens, ni porté à un si haut point de perfection. Ils feroient eux seuls un spectacle très-séduisant, & bien des gens même n’en cherchent point d’autres, par leur assemblage. On réunit dans un même point de vue tout ce qu’il y a de dangereux dans le monde pour attaquer tout à la fois l’ame par tous les endroits où elle est accessible. On donne au cœur un affaut général ; chacun a sa propre corruption ; l’union de leur force les rend infiniment redoutables. C’est l’écueil le plus certain & le plus terrible de la pureté, presque personne qui ne s’y brise.
2.° C’est une école empestée où l’on n’expose que des ◀passions▶, & les ◀passions▶ les plus criminelles, c’est à-dire de mauvais exemples. A peine y en a-t-il un bon sur cent mauvais, & avec les couleurs les plus vives, les plus séduisantes, les plus propres à les faire aimer & imiter. L’on n’y dit pas grossiérement les choses par leur nom, mais les équivoques, les agrémens, les tours enjoués dont on les enveloppe & les assaisonne, font avaler le poison avec d’autant plus de danger, qu’on le boit avec plus de plaisir. Qu’on ne se vante pas d’avoir épuré l’ancienne comedie toujours défendue par l’Eglise, ce sont les mêmes sujets, les mêmes ◀passions▶, les mêmes intrigues, les mêmes images. Peut-on donc s’y livrer sans crime ? Ceux qui les représentent sont très-coupables. Peut on innocemment se faire un plaisir de leur péché ? Il s’éleve encore contre le blanc & le rouge dont les femmes se peignent, qui forment un autre danger, quoique ce soit une chose si commune, qu’elle est devenue d’étiquette. D’où il conclud que c’est sur le théatre que la grande Babylone est assise sur son trône ; la coupe empoisonnée de la volupté à la main, où tous ses adorateurs vont s’enivrer.
Qu’on en juge par le caractere de ceux qui fréquentent les mauvais lieux ; on
n’y voit aller que des gens sans mœurs ; ou si une premiere fois on y vient
innocent, on n’en revient que corrompu, & bientôt tout-à-fait dépravé,
si l’on continue. Un grand Evêque décida en présence de Louis XIV qu’il
n’étoit pas permis d’aller à la comédie. Un Evêque, qui étoit d’un sentiment
contraire, lui reprocha qu’il y avoit pourtant été.
Je
n’en faisois pas mieux
, lui dit-il brusquement ; car,
ajoute l’Auteur, le nombre des vrais sages est toujours très petit, &
celui des foux le plus grand. Dans les états les plus saints, il y en a
toujours qui se dérangent, & c’est ce temps de ce dérangement qui est
chez eux celui du théatre ; & ce ne sont ni ces personnes, ni du moins
ces temps qu’il faut prendre pour modele, les plus grands hommes sont alors
de mauvais guides.
4.° L’Instituteur doit faire à son jeune éleve le dénombrement des Seigneurs qui se sont corrompus & perdus au spectacle, qui par leur liaison avec les Actrices, ont ruiné leur maison & leur fortune ; il en trouvera des exemples dans la maison même de son disciple. Il n’y a gueres de familles de Seigneur où le théatre n’ait fait des ravages ; mais sa famille trouvera-t-elle bon qu’on aille ainsi fouiller dans les vieux titres ? Et le monde approuveroit-il qu’on débitât toutes ses histoires ? Il faut du courage pour inspirer des sentimens si peu conformes au goût de ceux avec qui un jeune Seigneur doit vivre. C’est imiter le zele de S. Chrisostome qui déployoit toute sous éloquence sous les yeux même de la Cour contre les spectacles que donnoit l’Empereur & l’Impératrice. Il osoit dire en chaire qu’il chasseroit de l’Eglise ceux qui y avoient assisté, s’il les connoissoit. Croit on qu’à Londres, à Naples, à Vienne, à Madrid, à Lisbonne, à Paris, un Evêque osât tenir ce langage ? Ce zele ne contribua pas peu à rendre S. Chrisostome martyr du théatre, pour venger les spectacles. L’Impératrice le fit exiler au fond de l’Arménie, dans un pays affreux où il perdit la vie des mauvais traitemens & de misere. Ce seul trait fait le procès au théatre ; il justifie les anathemes de l’Eglise. Le persécuteur, le meutrier d’un des plus grands hommes qui aient paru dans le monde, peut-il être innocent ?
5.° Enfin une réflexion bien critique qui ne peut être avancée qu’avec
beaucoup de précaution. Ils disent pour excuser les Princes qui tolerent la
comédie, que ceux qui tenoient à Athenes & à Rome les rênes du
gouvernement, avoient recours aux spectacles, lorsqu’ils voyoient quelques
dispositions à la révolte, & qu’ils craignoient une émotion populaire.
Le peuple se repaissoit de ses
jeux, & se
calmoit ; cette diversion faisoit oublier les projets séditieux qui étoient
prêts d’éclater. Le besoin d’un tel remede feroit peu d’honneur à la Nation
Françoise. Mais ces réflexions y sont sans application, elle est
très-soumise à ses Princes, ce seroit faire tort au gouvernement de le
soupçonner de pareilles allarmes, & lui faire prendre de pareilles
précautions. Ce n’est pas ainsi que parloit Mariana, ce
fameux Historien d’Espagne, dans son Traité de Instit.
Principis. Bien loin de croire le théatre nécessaire, il le croit
très-pernicieux au bon gouvernement :
Moribus
christianis certissimam pestem afferre theatri licentiam, &
nomini christiano gravissimam ignominiam.
C’est la
leçon qu’il veut qu’on donne aux Princes. Tacite, le plus
grand politique de l’antiquité, loue beaucoup les Germains, dont il décrit
les mœurs, & en particulier la chasteté des femmes Allemandes. Il
l’attribue à ce qu’elles n’alloient pas aux spectacles, elles y eussent
bientôt perdu ce tresor :
Nullis spectaculorum
illecebris sunt corrupta
. Le même Tacite loué Vitellius d’avoir défendu la comédie aux Chevaliers
Romains, comme pernicieuse aux bonnes mœurs :
Severe
cautum ne Equites scenâ polluerentur
. Comment le Roi de
Prusse, qui veut tant, dit-il, conserver la pureté des mœurs, a-t-il pu
introduire, protéger la comédie dans cette même Allemagne d’où la pureté des
mœurs l’avoit fait bannir, & lui-même la fréquenter avec tous ses Chevaliers, je veux dire ses Officiers, ses Ministres, sa
Cour, & la tant préconiser dans ses ouvrages ?
Cet Auteur croit pourtant qu’on peut permettre aux jeunes-gens la lecture des comédies & des tragédies, qu’on doit même les leur faire lire, que le Précepteur doit les lire avec eux, leur en faire sentir la beauté, l’utilité, les mettre au fait de la pratique du théatre, & leur en expliquer toutes les parties, & les regles de l’art dramatique, quoiqu’il veuille qu’on les éloigne des spectacles. Sans doute il y a moins de danger dans la lecture que dans la représentation ; Phedre sur le papier n’excitera pas de tentations aussi vives que la Chammelé sur la scene, parée, fardée, demi nue, exprimant sa ◀passion▶ avec la voix la plus touchante, & les graces les plus séduisantes. La difference n’est que du plus au moins. C’est d’un côté une once d’arsenic, & de l’autre une drachme. L’un est plus violent que l’autre ; mais qui seroit assez fou pour en faire l’essai ?
De là l’Auteur passe aux Romans, & par une contradiction ridicule il en défend la lecture, tandis qu’il ordonne celle des comédies : comme si une comédie n’étoit pas un Roman en action, & les Romans une comdie en récit ; même matiere, même objet, mêmes sentimens, même langage ; la plupart des Romans ont été mis en comédie. La comédie animée par le dialogue est même plus vive, plus familiere, plus libre, plus hardie que les Romans ; il faut également permettre ou défendre tous les deux. Mais les pieces de théatre ont quelquefois de belles maximes, & débitent une bonne morale ; elles font connoître le monde, peignent le vice & la vertu, offrent des situations intéressantes, le vice y est puni, la vertu récompensée. Tout cela se trouve aussi dans les Romans, & même plus fréquemment. Mais les Romans ne sont que des fictions ; personne n’a garde de donner dans le romanesque, & de se conduire comme ces héros imaginaires ; il y en a même de très-obscenes. Tout cela se trouve aussi dans les comédies, fictions, chimeres, obscénités ; toutes les horreurs de Bocace, de Rabelais, de la Fontaine, ont passé avec honneur sur le théatre sous la forme de drames. Est il plus permis de les lire dans la copie que dans l’original ? Les pieces du théatre ont pour les mœurs les mêmes dangers que les Romans, & les Romans les mêmes avantages que les pieces de théatre. L’Auteur a fait montre d’érudition théatrale dans le détail qu’il en a donné, mais non de sa logique & de la morale dans la distinction qu’il a faire pour les lectures.
Autre idée qu’on n’a pu avancer que dans quelques momens de distraction : La lecture des comédies, la connoissance de l’art dramatique éloignera des spectacles les jeunes-gens. Rien au contraire n’est plus propre à leur en donner envie & piquer leur curiosité, à former des amateurs, & des Acteurs même, que de leur rendre ces pieces familieres, leur en faire remarquer les beautés, leur en enseigner les regles, leur en apprendre le succès. Cette lecture, cette étude est une espece d’affiche, ou l’on annonce la piece qui doit se jouer, où l’on instruit le public, & lui promet des merveilles, & on ne peut pas mieux s’y prendre pour les engager à y venir, on ne peut mieux juger des pieces qu’en les voyant représenter. Aucun livte de morale ne traite si au long de l’origine, des avantages, des progrès, des révolutions du théatre dans la Grece, à Rome, en France ; aucun ne fait de plus grands éloges des Poëtes qui y ont brillé, des Auteurs qui en ont parlé. C’est ainsi qu’on instruiroit non un jeune Seigneur, mais un jeune Poëte qu’on y destineroit. Pour en mieux éloigner, il veut qu’on lui fasse apprendre par cœur les plus beaux endroits de ces pieces, c’est-à dire qu’on forme un Acteur. A-t-on jamais plus déraisonné ?
Il faut cependant, dit-il, ne faire lire que les bonnes pieces, où il n’y a
rien de dangereux. Le nombre en est petit, si même il en est quelqu’une. On
pourra du moins aller à celle-là, & le
lendemain à une autre : comme s’il pouvoit arracher le volume qu’il a
donné, & empécher de lire les autres pieces avec d’autant plus
d’avidité, qu’on le lui aura défendu :
Nitimur in
vetitum semper, cupimusque negatum.
Mais le Précepteur
fera lui-même la lecture, il n’en lira pas d’autre. Il ne quittera donc plus
son éleve le reste de sa vie, & il empêchera que le goût de l’une ne
fasse désirer les autres C’est vouloir arrêter une fontaine après en avoir
ouvert la source. Ce mêlange d’instruction & d’éloignement, d’occasion
prochaine & de modération, fait gémir sur l’aveuglement des maîtres,
& le danger qu’on fait courir au disciple. En condamnant les Romans, il
fait grace à quelques-uns, aux platitudes de Guman
d’Alfarache, aux chimeres des visions de Quevedos, aux bouffonneries & tours de maître Genin, apparemment pour amuser dans l’autre chambre les laquais du
jeune Seigneur. C’est dommage que dans un livre où il y a d’ailleurs de
bonnes choses, il se soit glissé des idées si dangereuses & si peu
raisonnables.
Toutes les raisons qui combattent le théatre sont ici beaucoup plus fortes, & les prétextes dont on voudroit l’autoriser beaucoup plus foibles. Le cœur des jeunes gens est plus susceptible de ◀passions▶ de toute espece ; moins en garde contre elles, elles portent beaucoup plus loin. Les Sages du Paganisme ont condamné les spectacles, surtout pour la jeunesse, non à cause de l’idolatrie, puisque c’étoit pour eux un acte de religion ; non pour l’impiété, ils respectoient leurs Dieux ; non pour l’obscénité, les tragédies grecques sont peu galantes, & certainement moins licencieuses que les nôtres ; mais par une raison prise du fond des choses, & de la nature même des spectacles, il ne faut pas allumer les ◀passions▶ de la jeunesse, elles n’y sont que trop vives, ni représenter même pour les blâmer, les vices qu’elle ne doit pas imiter, dont il faut lui donner de l’horreur & conserver l’ignorance, si elle est possible. C’est le plus sûr moyen de les garantir.
A force de contrefaire ou de voir contrefaire l’homme vicieux, l’Acteur & le spectateur prennent insensiblement le goût du vice, & se familiarisent avec lui ; car enfin, pour bien représenter & pour bien sentir, il faut qu’il se forme au-dedans de nous, du moins pour le moment, le même sentiment qu’on veut jouer ou éprouver, au même degré de vivacité, & même encore plus exalté ; & c’est à quoi en effet l’un & l’autre s’efforce de parvenir pour en avoir la gloire ou le plaisir. A mesure que l’Acteur devient passionné, il joue mieux la ◀passion▶ & l’inspire, & le spectateur se montant à l’unisson, l’émotion harmonique de l’un à l’autre sans le spectacle seroit froide, ennuyeroit. Mais pourquoi réaliser & exalter ainsi les ◀passions▶, c’est-à-dire, le goût du vice, l’état de l’ame dans le vice ? Car les ◀passions▶ agissantes, écoutées, senties avec plaisir, quel qu’en soit le motif, ne sont pas autre chose. Est-ce là une leçon à donner, une expérience à faire faire à la jeunesse ? Une ◀passion▶ dût-elle contribuer à en corriger une autre, ce qui n’est pas, faut-il se donner une maladie mortelle pour en guérir une autre, avaler du poison pour chasser un autre poison, cultiver de mauvaises herbes pour les arracher ? L’unique moyen de corriger les ◀passions▶, c’est de ne faire grace à aucune, & de s’en préserver en les fuyant. Celles qu’on ménage préparent la voie aux autres, qui dans l’occasion reviendront plus vivement, & n’auront plus l’ancienne barriere de la religion, que la ◀passion▶ ménagée aura levée, & de la force de la vertu qu’elle aura affoiblie. Allumer un feu pour en éteindre un autre, c’est préparer un embrasement total.
Le jeu des ◀passions▶ domine sur notre théatre comme sur celui des anciens, & même davantage, ou plutôt notre théatre n’est que le jeu des ◀passions▶. L’ancien étoit plus en décoration, en magnificence qu’en sentimens, nous sommes plus en sentimens qu’en magnificence (dans ces derniers temps la scene a réuni tous les deux). Le caractere de la nation plus sensible, la rend plus susceptible de ◀passion▶, l’ancien théatre plus vaste affoiblissoit les objets le nôtre réunit tous les rayons dans un foyer, où l’œil souille le cœur, il saisit sans peine ce dont il est aussi tôt consumé ; notre scene est beaucoup plus dangereuse, elle enchérit infiniment sur la scene grecque & romaine. On s’égare dans un vaste tableau, on en saisit difficilement l’ensemble, tous les traits portent coup dans une mignature.
Le serieux & les pleurs de la tragédie, qui causent la tristesse par
l’idée des malheurs, le plaisant & le rire de la comédie, qui excitent
la joie par l’idée du bonheur donnent des idées fausses, des biens & des
maux, entretiennent fortifient, augmentent des sentimens déraisonnables.
Quelles leçons pour des jeunes-gens ! Enmontrant les hommes heureux ou
malheureux par les biens & les maux sensibles, on les trompe ; le vrai
malheur, le vrai bonheur ne sont que dans le pêché & la vertu. Dans
l’amour est la disgrace de Dieu, le paradis ou l’enfer :
Beati pauperes, beati qui patiuntur, beati eritis cùm vos oderint,
&c. Væ qui ridetis, væ divitibus.
La tragédie, la
comédie sont donc la parodie des Béatitudes évangéliques. Faut il que l’art
d’entretenir, d’augmenter les anciens préjugés, les prestiges de la chair
& du monde, c’est-à-dire la corruption des mœurs, soit un art estimé,
goûté, récompensé par des Chrétiens même qui font prosession de croire ces
vérités, & doivent éviter avec le
plus grand
soin ce qui peut en affoiblir & la créance & la pratique ? Faut il
qu’on donne à la jeunesse l’idee, le goût, le modele, l’exercice de ces
erreurs dangereuses ? Les Payens étoient plus conséquens, ils ne
connoissoient ni la felicité des Chrétiens, ni les trésors de la grace, ni
la morale de l’Evangile, ni le merite des bonnes œuvres ; les plus sages
d’entre eux blâmoient pourtant le théatre. Tous ces raisonnemens se trouvent
dans le Traite : de M. Bossuet contre la comédie, d’où nous les avons
tirés.
La Rosiere de Salenci, piece nouvelle, prise d’un usage utile aux bonnes mœurs, pourroit servir à l’instruction de la jeunesse ; mais le theatre empoisonne tout. Sous une apparence de vertu, c’est une leçon de vice. A Salenci, dans le Soissonnois, on fait tous les ans, depuis plusieurs siecles, une fête singuliere à l’honneur de la vertu, pour l’inspirer à la jeunesse. La fille du village dont la sagesse, la modestie, la bonne conduite, le bon caractere, ont merité les suffrages du Curé & des principaux habitans, reçoit pour prix de ses bonnes mœurs une rose, de la main du Seigneur, au milieu des applaudissemens de toute la Paroisse. Cette fille couronnée, qu’on appelle la Rosiere, ne tarde pas à se bien établir, chacun s’empresse à la demander ; la rose est une dot rare & précieuse. Le Seigneur lui fait ordinairement quelque présent. Cet usage respectable donne à toutes les filles du lieu une belle émulation à qui se conduira le mieux pour obtenir une récompense plus glorieuse par son objet, que les couronnes académiques, puisque la vertu est plus precieuse que les talens. Il seroit à souhaiter qu’il y eût de pareils établissemens ; mais ils ne seront pas en France l’ouvrage du dix huitieme siecle, ni le fruit du theatre.
Il y a pourtant quelques années que le théatre s’en est emparé, non pour inspirer la vertu, mais pour en faire un amusement. Il s’amuse de tout. D’abord M. de Sauvigni en fit un roman, & Favard en 1768 en sit une comédie : travestissemens qui d’un établissement très-sérieux & très-utile, ne font qu’un jeu & une chimere, comme si une belle & constante émulation de vertu entre les filles, une récompense publique d’une sagesse distinguée, n’etoient que conte de fees, une fable des temps héroïques. Le théatre ne connoît dans le sexe d’autre mérite que celui de la tendresse & de la beauté, & n’a que des couronnes de myrthe à lui distribuer. En passant à travers le verre coloré de la scene, tout prend la teinte du libertinage & de la frivolité. On est allé plus loin, en 1774 M. de P… dans une nouvelle comédie sur le même sujet, a totalement dénaturé la Rosiere, en faisant couronner une amoureuse sans décence, une libertine, une folle, qui ne mérite que le mépris.
Ce sujet, susceptible de tous les agrémens champêtres, peut & doit par
son caractere être traité innocemment & utilement. Mais Thalie souille tout ce qu’elle touche, elle répand la corruption
dont elle est pleine, presque sur tout ce qui est fait pour la condamner. De
cette fête établie pour célébrer la plus pure vertu, on a fait une intrigue
galante & licencieuse. La Rosiere qui doit être
l’innocence même est amoureuse à la folie, & a levé le masque. C’est une
héroïne de roman, une Actrice indigne de la rose. Au lieu de discours
vertueux, elle tient des propos libres, & à Celin son
amant, à qui elle dit les plus tendres douceurs, & à son propre pere, à
qui elle explique les sentimens qu’il ignoroit, en fille sans pudeur :
Ah Colin ! ah mon pere ! que mon bonheur vous
rende heureux ! Mon pere & Colin, c’est tout ce que
j’aime.
Sa conduite répond à ces paroles. Elle entend dire
que son amant s’est noyé, elle tombe évanouie, on l’emporte chez elle ; elle
revient quelque temps après les cheveux épars, & se laisse tomber sur le
gazon, contre l’usage des gens de la campagne, qui ne donnent point ces
sortes de signes de douleur. Elle s’exprime dans une très-belle musique (ce
qu’assurément les paysans ne savent pas). Que dit-elle ? J’ai
tout perdu, j’ai perdu mon amant. C’est un rondeau dont ces paroles
sont le refrein ;
j’ai tout perdu, la rose & mon
amant, j’ai tout perdu mon amant & la rose
: deux
choses qui s’excluent mutuellement. Une Rosiere n’est pas folle d’un amant,
& ne le publie pas, ne chante pas devant tout le monde ses amours. Elle
se leve pour sortir, & dans un transport de désespoir, elle court se
jeter dans la riviere. Au moment de s’élancer, elle est arrêtée sur le bord
par un cri de son amant qui la voit, & s’en doute. Il étoit de l’autre
côté. Il traverse la riviere à la nage pour venir à elle, comme Leandre traversoit à la nage un bras de l’Hellespont pour aller
voir sa chere Héro. Ils s’en reviennent ensemble.
Les scenes avec l’amant, tête à tête, pendant la nuit, en plein théatre, sont
les plus indécentes. Elle souffre les privautés de Colin,
en reçoit des baisers, & bien loin de s’en défendre, elle lui prend la
main, la lui fait mettre sur son cœur :
Ah
, lui dit-il, comme il bat
vîte !
Elle lui répond galamment, plus en Actrice qu’en
Rosiere :
C’est de plaisir quand je te vois, & de
chagrin quand je te quitte.
Tout cela accompagné de la
musique la plus tendre, qui seule séduiroit les cœurs, de ces voix
luxurieuses, de cette morale lubrique,
que Lulli
réchauffa des sons de sa musique
, comme dit Boileau,
exprimée
, dit le
Journaliste de Trevoux,
avec toute l’énergie du
sentiment
. Tout cela
doit-il former bien des Rosieres ?
Dans la scene nocturne son pere est couché, & tout le monde l’est dans le
village. Une fille vertueuse seroit couchée aussi, & ne passeroit pas
seule la nuit avec son amant, à la porte de sa maison,
à
invoquer avec lui le Dieu des amours
: terme de
mythologie qu’une Paysanne ne sait guère, Divinité qu’une Rosiere n’invoque
pas. La tendre conversation est un peu troublée ; elle craint,
elle frémit que son pere ne se réveille
, &
ne la trouve à une heure, dans une place, avec une compagnie assez indue. En
effet il seroit bien surpris de trouver sa maison ouverte, & sa fille à
la porte avec son amant. Mais pourquoi une fille si sage craint-elle les
yeux de son pere ? pourquoi se tient-elle dans une situation qui le lui
fasse si fort craindre ?
Si l’amour est un
crime
, dit-elle à son amant, ah ! je suis bien coupable.
Voilà une belle
Rosiere !
On fait une scene de deux filles aspirantes à la rose qui auroient pu avoir
l’accessit, & qui sont aussi peu raisonnables. Au
lieu de la modestre & de la décence, qu’elles auroient dû du moins
affecter, & se disputer à qui a le mieux pratiqué la vertu, elles
s’invectivent comme deux Actrices rivales, & se reprochent leurs amans.
D’abord elles chantent ensemble :
Pour un baiser, pauvre
Cecile, on perds la rose injustement.
On voit par cet
aveu, plus sincere qu’édifiant, qu’elles ne sont pas scrupuleuses sur les
privautés des amans. Il me semble entendre Annette &
Lubin dans le conte & la comédie de Marmontel, qui faisant le licentieux détail de leurs familiarités
criminelles, disent à chacune,
qu’y a pas grand mal à
ça
. Ensuite les deux concurrentes se disent leurs
vérités. L’une dit à l’autre,
vous avez donné à Bastien cent baisers
;
l’autre répond,
& vous à Licas plus de
mille
, le tout à l’honneur de la rose.
Autres scenes déplacées, on fait venir le Bailli du
village, un des Juges de la rose. Le Bailli est amoureux de la fille, lui
fait des déclarations, la menace, verbalise contre elle, instruit les autres
Juges, lui fait perdre la rose, la fait insulter, & arracher le drapeau
& la guirlande qui étoient sur sa porte (avant le jugement des
vieillards), ce qui est absolument contre l’ordre & la vrai-semblance,
puisque son sort n’est pas décidé, les marques du triomphe sont prématurées.
Elle résiste au Bailli, non en fille vertueuse par principe de religion,
mais en coquette, en Actrice, parce qu’elle en aime un autre. Cette scene
pourroit être trés-instructive, & devroit l’être dans l’esprit même de
la fête, qui donne la Rosiere pour un modelle de vertu, Cette folle
plaisante le Bailli, se moque de lui, déclare sans façon qu’elle aime Colin,
que
Colin seul lui rend agréable la clarté de la
lune
, car tout se passe au clair de la lune. L’Auteur
sans doute aime les amours nocturnes. Peut-on penser qu’une fille de bon
sens insulte son Juge, lui oppose un rival aimé, lui fasse des aveux
déshonorans qui doivent la faire condamner, & que ce soit la fille la
plus sage, la plus modeste, distinguée par sa sagesse & sa vertu ?
Quelle Rosiere !
L’Auteur de ce drame n’est pas Jurisconsulte. MM. Castillon dans leur Journal
(Juillet 1774) le lui font ingénieusement sentir :
L’Auteur, disent-ils, pouvoit
bien se passer de ce baiser ; au Tribunal des loix les baisers sont
de terribles preuves.
En effet, selon toutes les loix
civiles & canoniques, les regles de la morale, les idées même des Romans
& des Poëtes, cette familiarité très-licentieuse, prélude ordinaire du
crime, en est un indice & une présomption légale, une demi-preuve, qui
en rend très-suspects, & qui joint à quelqu’autre indice forme une
preuve
complette. Elle donne droit de rompre les
fiançailles. Dans le Royaume de Naples, par une loi expresse, un baiser fait
perdre la dot à la femme, Chez les Romains il autorisoit le divorce. Valere
Maxime en rapporte des exemples. La Loi Julia sur les
Adulteres admet ces libertés au nombre des preuves. Il est décidé
dans la morale que ce sont des péchés mortels qui conduisent aux derniers
excès. Le Bailli, qui en est témoin, a-t-il si grand tort de juger indigne
de la rose une fille qui oublie toutes les loix de la pudeur ?
Quoi de plus scandaleux que de faire prendre toutes ces libertés sur le
théatre, aux yeux de tout le monde, de les y faire, je ne dis pas seulement
excuser, comme dans Annette & Lubin, mais autoriser
& couronner, comme une vertu distinguée ? Les Poëtes même Payens ne
l’approuvoient pas ; ils en ont une idée bien différente :
Osculæ qui sumpsit, si non & cætera sumpsit, hæc quoque
quæ sumpsit, perdere dignus erat.
Il est inutile, il
seroit dangereux de trop insister sur une vérité connue de tout le monde.
C’est un nouveau scandale que l’Auteur ait fait une longue Préface pour
l’excuser. Il n’est pas heureux en apologies ; la légereté libertine avec
laquelle il la traite suffiroit pour la décréditer, elle ne fait honneur ni
à son jugement ni à sa morale. Qu’on nons donne le théatre pour une école de
vertu, qu’on vante sa réforme, sa décence & sa pureté !
Le rôle du Bailli est une satire des Magistrats. C’est un Juge qui n’agit que
par ◀passion▶, pour obtenir une fille qu’il aime. Il promet de faire gagner le
prix, si on veut l’aimer ; il menace de faire perdre, si on le refuse. Il
verbalise, il calomnie, dit-on, pour se venger. Il veut mettre la procédure
au feu, si on veut se rendre. Les formalités qu’il observe ne sont que pour
couvrir son jeu, & donner à ses jugemens un air de
régularité ; dans le fonds c’est l’amour qui tient la
balance, & qui prononce. Est-ce bien inviter les filles de Salenci à la
vertu, & les piquer d’une belle émulation pour obtenir une couronne qui
est le prix de leurs foiblesses ? ou plutôt n’est-ce pas les mener par la
main dans la route du libertinage, en leur apprenant comment se gagnent les
procès ? Les Magistrats qui fréquentent la comédie sont à plaindre, si c’est
là leur portrait. C’est avec raison qu’on fait dire à ce Juge amant d’une
Actrice :
La rose étoit digne d’envie ; elle étoit le
prix des vertus ; tu la donnes, elle est flétrie, & ma Cécile
n’en veut plus.
Quelle Rosiere en voudroit à ce prix ?
& qui voudroit d’une Rosiere venale qui la gagneroit à ce prix ?
Le rôle du Seigneur n’est ni plus édifiant pour le public, ni plus honorable pour lui-même. C’est un petit maître étourdi & peu délicat, qui dispose despotiquement de la rose, contre l’avis des sages vieillards établis pour Juges, & qui la donne à celle qui la mérite le moins. Il est absent, & ne sait ce qui se passe. L’Amant va implorer sa protection ; il trouve une riviere, je ne sais pourquoi : tout doit se passer devant la porte de l’Eglise & du Château, qui ne sont point séparés par une riviere. Sur le récit & la priere de l’Amant, sans autre discussion, il prononce en faveur de la belle. Il va prendre son pere dans sa maison, le mene par la main, insulte son Bailli, qu’il traite de méchant, de calomniateur. Les vieillards s’y opposent, il plaide la cause de Cecile, & sans attendre leur réponse, donne la rose en main à celle qui lui plaît.
Cette piece est digne de l’Auteur de Zélis au Bian, poëme
lascif, dont le seul titre est une image obscene, & qui n’est lui-même
qu’un tissu d’obscénirés voilées de la gaze légere d’un style élégant,
ingénieux, d’un homme du monde,
d’un homme de
condition, mais d’un libertin qui par-tout exhale le vice. L’Auteur des
trois Siecles prononce en termes radoucis que
ses
tableaux ont trop de mollesse
, il eût dû dire de licence. Il ajoute très-sensément :
Le style du Poëte seroit en général agréable, si la frivolité ne
s’y faisoit trop sentir. Ses talens ne seroient-ils pas plus
utilement employés pour sa gloire
(& pour les bonnes mœurs), s’il se fût attaché à des objets moins frivoles ?
S’il
a peint dans le Bailli la corruption des Juges, a-t-il moins peint dans le
Seigneur la hauteur, le despotisme, l’injustice, la galanterie, la
dépravation de nos Marquis ?
Le bou goût, les regles du théatre n’y sont pas moins blessées que les regles
de la décence. Il faut être épris de l’amour jusqu’à l’ivresse, pour ne pas
sentir l’obscenité d’une intrigue contraire à la vérité, à la
vrai-semblance, au costhume, à l’esprit même de la piece.
Il n’y a point de fille à Salenci qui pour obtenir la rose, ne fasse la
prude, si elle n’est vertueuse, & ne cache ses amours, si elle en a. Ici
toutes en font trophee : il n’y en a point à qui on accordât la rose, si on
la connoissoit telle : ici c’est parce qu’on la connoit qu’on la couronne.
Il semble qu’on veuille couronner le vice : comme si on donnoit un amant
favorisé à Lucrece & à Susanne.
Quelle fille n’auroit pas droit à la rose, si elle est dûe aux libertines
reconnues ? C’est alors
peindre Caton galant, &
Brutus dameret
. Les ◀passions▶ font tourner la tête &
oublier les premieres regles de l’art :
Servetur ad imum
qualis ab incœoto processerit
.
Mais la vue, le dessein, l’esprit du théatre depuis le Docteur Moliere fut toujours d’affoiblir les idées du vice & de la vertu, pour diminuer l’horreur de l’un & la sévérité de l’autre, ériger la galanterie en vertu, la tolérance, la licence en politesse, en agrément de la société. Cette doctrine est insinuée avec adresse dans tout le théatre de Moliere, & est la boussole qui a dirigé tous ceux qui ont marché sur ses pas. Un vernis de mariage, souvent criminel, toujours ménagé par de mauvaises voies, sanctifie tout. La coquetterie, les discours libres, les familiarités indécentes sont des jeux & des graces qui ne flétrissent pas la rose de la vertu ; les plus grands désordres terniroient à peine ses vives couleurs, & n’en priveroient pas l’Iris qui a su plaire.
L’Auteur du nouveau drame de Garcias de Medicis, qui tua
son frere, & fut tué par son pere, est imbu de la même doctrine.
J’aurois pu supposer
,
dit-il,
une ◀passion au coupable, qui étoit un débauché. Je m’en
suis bien gardé, j’ai au contraire fait l’innocent amoureux. L’amour
est le partage des ames vertueuses. J’aurois cru déshonorer l’amour
de le placer dans le cœur d’un Prince barbare.
C’étoit
pourtant lui qui étoit l’amoureux. C’est donc le vice qui est déshonoré ; ce
n’est plus lui, c’est la vertu qui déshonore. Il vaut mieux combattre la
vérité reconnue des faits ; il faut bien se garder de placer le vice dans un
cœur scélérat, ce seroit lui faire tort ; c’est quelque chose de si sacré,
qu’il faut le réserver pour les grandes ames. Il est difficile d’imaginer
rien de plus absurde & de plus pernicieux. C’est pourtant l’esprit, le
langage, les mœurs du théatre.