Chapitre II.
Charles IV & Charles V.
CEs deux Princes, Ducs de Lorraine & de Bar, oncle & neveu, se ressemblent en bien des choses, valeur, courage, talens, genie de la guerre, agrémens de la société, délices de la jeunesse, mais sont fort differens dans tout le reste. Le second, revenu▶ sincérement de ses égaremens, fut un homme sage, fidele à ses promesses, vivant chrétiennement avec son épouse veuve du Roi de Pologne, & mourut dans des grands sentimens de piété. Il demeura toujours fidele à l’Empéreur dont il conserva toujours l’amitié & la confiance, fut Généralissime de ses armées, fit des campagnes brillantes contre le Turc, & laissa un beau nom après lui. Son oncle au contraire, inconstant, turbulent, capricieux, dépouillé de ses Etats par la France, prisonnier pendant cinq ans de l’Espagne, ne fut qu’un avanturier qui vivoit de sa petite armée, qu’il louoit, comme les Suisses, à qui la vouloit payer, & se louoit lui même, en la conduisant ; libertin jusqu’à la mort, ne donnant aucune marque de religion, il termina obscurément sa carriere, fugitif dans un village, pour avoir mangé quelques prunes. Sa vie a été écrite sous le titre de Mémoires du Marquis de Beauvau, Gouverneur de son neveu, Charles IV, duquel il raconte en même temps la vie jusqu’à la mort de son oncle. On a depuis donné la sienne, qu’on a copiée des Mémoires de Beauvau, auxquels on a ajouté ce qui s’est passé depuis jusqu’à sa mort. La premiere est une suite d’avantures de théatre, la seconde n’en offre que peu. En voici un extrait.
Il fut d’abord marié avec la Princesse Nicole, sa cousine, fille & héritiere de son prédécesseur, qui lui porta en dot les Duchés de Lorraine & de Bar. Il vêcut avec elle plusieurs années, il s’en dégoûta, épousa la Princesse de Cantecroix, & prétendit que son mariage avoit été fait par force, se dégoûta de même de celle-ci, en épousa une troisieme. Les promesses, les contrats, la cérémonie même du mariage, ne lui ecûtoient rien. La Pajot, la S. Remi, la Croisette, Madame de Ludre, Madame d’Apremont, &c. jouerent successivement leur rôle. Sa vie n’est qu’un tissu d’intrigues galantes, de promesses, de dédits, d’oppositions, de divorces, & en même temps de fêtes, de bals, de comédies. On ne peut mieux le comparer qu’à Henri VIII, Roi d’Angleterre, qui passa sa vie à se marier & à se démarier, amoureux de toutes les femmes, & les abandonnant après en avoir abusé. Il est vrai qu’il ne fut pas cruel, & ne les faisoit point décapiter sur un échaffaud, comme Henri, & qu’il ne forma point de schisme & de nouvelle religion, comme ce prétendu chef de l’Eglise Anglicane, pour se venger du Pape, & s’en arroger l’autorité.
C’étoit l’homme le plus frivole, en voici un trait. Il étoit en guerre avec
un Prince voisin, un jour on vint lui dire que son ennemi étoit entré dans
ses Etats avec une armée, & y faisoit des ravages ; il descend à la
cuisine, met sur sa tête un chauderon en guise de casque, prend à la main
une broche comme une épée, sort avec sa Cour dans la rue, s’escrimant avec
sa broche pour combattre les ennemis. D. Quichotte n’étoit pas plus fou.
Quid rides ? Mutato nomine, de te fabula
narratur.
Qu’on se rende justice, les Marquis qui
courent le bal, déguisés de mille manieres les plus ridicules qu’ils peuvent
imaginer, ceux qui montent sur le théatre de société pour jouer toute sorte
de rôles les plus comiques, Arlequin, Pantalon, Scaramouche, &c. tous ces gens-là
sont-ils plus sages ? Dévineroit-on des Magistrats, des Officiers, des
grands Seigneurs, des Dames, sous ces habits grotesques ? Que le vice rend
petit ! Que le faste de la grandeur est peu de chose !
Ce Prince n’étoit point délicat, ni sur l’âge, il épousa à soixante un ans une fille de treize ans, dont il eût pu être le bisayeul ; ni sur la naissance, il signa un contrat de mariage avec la fille d’un Apothicaire. Il en donna la promesse à la fille du Maître d’Hôtel de sa sœur la Duchesse d’Orléans, que la Duchesse fit enfermer. Pour lui, on lui refusa la porte de l’Hôtel d’Orléans. A Bruxelles il devint amoureux d’une fille du commun, dont la mere sage & vigilante, méprisant toutes les promesses de mariage, ne permit jamais au Duc de lui parler seul à seule. Il étoit alors marié avec deux femmes vivantes, & promettoit d’épouser cette troisieme. Il fut que cette fille & sa mere étoient invitées à un repas chez un de leurs amis ; il s’y rendit, & demanda tout haut à la mere de parler tête à tête à sa fille, seulement pendant le temps qu’il pourrait tenir un charbon ardent dans sa main. Tout le monde se mit à rire, & trouva la proposition si plaisante, qu’on engagea la mere à lui accorder une satisfaction si petite & si courte. Il prit en effet un charbon ardent, & à force de le presser, de le passer d’une main dans l’autre, en se grillant la peau, il lui parla si long-temps, qu’il ennuya la compagnie, la mere & la fille. Ces hommes amoureux d’une Actrice, d’une Soubrette, sont-ils plus délicats ? Ces inombrables artifices, ordinaires dans les intrigues, pour tromper des parens, pour séduire une fille, pour gagner des domestiques, pour écarter un rival, dont les romans & les théatres sont remplis, sont-ils plus raisonnables ?
Ces mariages de théatre furent la plupart accompagnés de circonstances odieuses ou extravagantes ; il y perdit ses Etats, & se perdit lui-même. Pour fournir à tant de folles dépenses, il ruina son peuple, il occasionna des guerres qui, pendant plus de quarante ans, désolerent tout son pays, & au milieu de ces horreurs, malgré l’invasion de la Lorraine, dans le temps qu’elle étoit le théatre de la guerre, qu’on y exerçoit des cruautés inouies, que les peuples & lui même étoient errans & fugitifs, dans le temps qu’on négotioit pour son rétablissement, au lieu de s’occuper de ces objets importans, & de pleurer sur tant de maux dont il est cause, dominé par ses passions, il donna des fêtes, des bals, des carrousels, des mascarades, des comédies, des tournois à Selle Dessanglée, au risque de tomber à chaque pas de cheval. Il passe du théatre à son camp volant, & quittant l’Actrice, il va donner dans une embuscade, & ne pense pas que c’est sa conduite qui donne la plus ridicule comédie. Il multiplie les farces à mesure qu’il multiplie les impôts, & qu’il augmente la misere, au lieu de voir que c’est insulter la misere publique, il s’imagine consoler la nation en baladin. Il se mêle au parterre, il monte sur le théatre, il fait tous les exercices d’un histrion avec plus d’ardeur que les Comédiens. Les Dames de qualité, qui ne sont plus en état de faire les dépenses des habits convenables, craignent de se déshonorer en se montrant à ces spectacles. A leur place, il fait venir les plus petites bourgeoises, il en devient amoureux, & veut les épouser.
Son mariage avec Madame de Cantecroix est une folie complette. Quoique tous les deux fussent mariés, il en devint passionnément amoureux. Quelque temps après M. de Cantecroix mourut de la peste. Quoique sa femme, ses domestiques, toute sa maison, en fussent infectés, le Duc brava tous les risques, il a visita assidument, & la gagna si bien, que méprisant toutes les loix de la bienséance, elle l’épousa peu de temps après la mort de son mari. Cette femme en étoit si éperdument amoureuse, qu’elle le suivoit par-tout à cheval, même à la guerre, dans toutes ses courses. On l’appelloit communément la femme de campagne du Duc Charles. La Princesse Nicole, sa premiere femme, étoit la femme de la ville. Cependant la femme de campagne craignant avec raison pour son état, engagea son prétendu mari à faire casser son premier mariage. Le Duc n’avoit aucun scrupule sur l’un ni sur l’autre ; mais pour la contenter, il se plaignit qu’il ne l’avoit épousée que par force, & commença un procès qu’il n’a jamais fini. Il trouva en sa faveur quelque Casuiste qui, sous divers prétextes, déclara le mariage nul. On écrivit contre ; il s’amusa de cette guerre littéraire, ou plutôt de cette comédie sacrilege. La Duchesse Nicole le laissa faire, & ne se défendit pas. Il vêcut avec la seconde femme, & en eut des enfans qu’il légitima contre toutes les regles, puisqu’ils étoient adulterins. Après la mort de Madame Nicole, Madame de Cantecroix voulut lui faire ratifier son mariage qui lui paroissoit très-douteux, & au lieu de le faire, il épousa une troisieme femme ; elle en mourut de chagrin, & par compassion, quand il la sut à l’extrêmité, il lui envoya un acte de ratification, qu’elle emporta dans l’autre monde. Elle le méritoit ; elle fut traitée comme elle avoit fait traiter sa rivale, par un Prince qui ne connoissoit de regle que son libertinage.
Son dernier mariage avec Madame d’Apremont fut bisarre ; il
avoit soixante deux ans, & quoique d’un tempéramment vigoureux, il
s’étoit usé par tant de guerres, de travaux, de débauches ; elle étoit dans
sa troisieme année. M. d’Apremont son pere, quoique Sujet du Duc, lui avoit
fait la guerre jusques dans le centre de la Lorraine, aidé de quelques
troupes que lui avoit fourni Louis XIV. Il vit sa fille, l’aima, l’épousa,
& tout fut oublié. La fête des noces, non-seulement fut célébrée par des
comédies, mais fut-elle même une farce. Il tint son mariage caché pendant
quelques mois, & fit demeurer sa femme dans une maison de campagne
voisine de
Nanci. Chaque soir il la faisoit venir
in cognito sur la brune, & le lendemain il la
renvoyoit à la campagne. Enfin levant le masque, il lui fit une entrée
triomphante dans sa Capitale. Il envoya au-devant d’elle tous ses Gardes, sa
Cour, ses parens & toute la Ville. Mais il trouva quelque chose de
galant dans un spectacle nocturne ; il voulut que cette entrée se fît au
flambeau. La Déesse vint au milieu de la nuit, comme Proserpine fut reçue
dans les ténebres à la Cour de son mari Pluton. Les Romanciers devoient dire
que ses beaux yeux étoient des astres qui formoient le plus beaux jours à
minuit, & rappeloit le début d’une tragédie de Province, où dans une
scene qui se passoit durant la nuit, l’amant transporte voyant sa maîtresse,
s’écria :
Soleil ! vis-tu jamais une si belle
nuit ?
La passion du Duc pour les spectacles étoit si connue à la Cour de France, que toutes les fois qu’il y vint négocier quelque affaire, ce qui arriva souvent, on ne crut pas trouver des meilleurs moyens pour le gagner, ou pour lui marquer sa satisfaction, après le traité, que de lui donner la comédie. On en fit de même à son fils légitime, le Prince de Vaudemont. Ce Prince vint à Paris conclure quelque traité avec Louis XIII. Le Cardinal de Richelieu fit renouveller exprès pour lui les ballets & les comédies dont il avoit amusé la Cour pendant le carnaval. Il est vrai que ce Prélat, qui étoit un grand Acteur, qui aimoit éperdument les spectacles, qui composoit & payoit bien cherement des drames, fut aussi très-aise de les faire jouer ; mais il n’est pas moins vrai que c’étoit un instrument de la politique dont le Duc fut un peu la dupe.
Louis XIV suivit ses traces. Le Prince de Vaudemont etant à Paris, le Roi le
combla de tant de caresses, que tout le monde en étoit surpris,
surtout, ajoute-t-on, car ceci en est le comble, il fit
faire un bal exprès pour lui, pour le voir danser. Il s’en acquitta avec
tant de liberté, d’adresse & de grace, qu’on ne parloit à la Cour que de
sa bonne mine, sur tout les Dames qui ne se lassoient point de danser avec
lui. Quand il parla de son départ, elles pousserent bien des soupirs. Le Roi
le retint assez long-temps, lui disant galamment :
Je ne
veux point me brouiller avec les Dames, elles ne me pardonneroient
pas de vous avoir laissé partir.
Mais tout changea de
face par sa faute. Il devint amoureux d’une fille de la Reine ; le mariage
n’étoit pas sortable, on craignit qu’il ne devînt nécessaire. Le Roi lui fit
dire qu’il n’aimoit point de pareils jeux, & qu’il le prioit de se
retirer. Cependant après la prise de Besançon où ce Prince avoit combattu,
étant venu visiter Louis XIV, il en reçut toute sorte de civilités, &
entr’autres, par un grand acte de générosité, le Roi l’engagea d’aller à
Paris voir la comédie & l’opéra, pour se remettre de ses fatigues. Il
avoit tellement de goût pour les spectacles, que M. de Turenne étant ◀revenu▶ à la Cour après sa fameuse campagne, le Roi
ne crut pas lui donner de plus flatteuses marques d’estime & de
reconnoissance pour tous ces grands exploits, que de le mener lui-même à
l’opéra.
Après avoir essayé tant de dangers & de
fatigues
, lui dit-il, il
est juste de vous délasser par des divertissemens où vous ne courrez
aucun danger.
Cette faveur étoit peu du goût de
Turenne.
Louis XIV donna au Duc de Lorraine une autre comédie qui n’étoit pas de son goût. Ayant pris la ville de Nanci, il fit ce qu’il put pour se saisir de sa personne. Le Duc ne lui échappa que par la fuite. A la place il fit enlever sa statue équestre en bronze, masse plus grosse que le cheval de bronze qui est sur le Pont neuf, & la fit transporter à Paris. On lui fit les plus grands honneurs, on la reçut au son des trompettes & des tambours ; on la plaça à l’arc de triomphe de la porte S. Antoine. Ainsi les Triomphateurs Romains faisoient porter devant leur char les statues des Princes qu’ils avoient vaincus, & n’avoient pu faire prisonniers. Ce triomphe figuratif ne dut pas plaire au Duc réellement chassé de ses Etats, & le vainqueur n’auroit rien perdu de sa gloire, en ne donnant pas cette comédie.
Le Duc s’étoit attiré ces malheurs, non-seulement par des guerres faites à la France, par des infidélités sans nombre, & des promesses & des traités, mais encore par la cession authentique de ses Duchés qu’il avoit eu la folie de faire à Louis XIV, dans un moment de colere & de désespoir. On fit malignement courir le bruit, & on fit venir jusqu’à lui par des lettres anonymes, que le Prince Charles, son neveu, mécontent de ce qu’il traversoit tous ses mariages les plus avantageux, & plein d’ambition & de desir de lui succéder dans ses Etats, avoit fait une conspiration contre sa vie, pour s’en emparer, qu’il alloit même lui donner un duel. C’étoient des calomnies. Mais le Duc, qui étoit soupconneux, qui n’aimoit pas son neveu, qui craignoit son ambition & ses entreprises, le crut facilement, & pour se venger, fit son héritier Louis XIV, & lui céda certaines places. Il s’en repentit, & refusa d’exécuter son traité. Il fut dépossédé par un Prince plus puissant que lui, qui ne pardonnoit pas aisément. Tous ces événemens appartiennent à l’histoire. Voici ce qui appartient au théatre.
Quand le traité, signé par le Duc, fut porté à Louis XIV, on le trouva jouant
dans une de ces foires où par des billets de loterie il distribuoit
des bijoux aux Dames :
Je
viens
, dit-il en souriant,
d’acquérir le plus riche bijou qui soit dans la
foire.
Il fit célébrer sa conquête sur tous les théatres,
on le loua dans tous les prologues. Il donna un grand bal où les Princes
& les Princesses du sang danserent. Le Prince Charles, qui perdoit la
succession de son oncle, quoique au désespoir, dissimula si bien son chagrin
& ses desseins, qu’il y dansa, & joua son rôle avec une grace &
une gaieté dont tout le monde fut surpris. Mais dès qu’il eut fini son
entrée, il se déroba de l’Assemblée. On lui tenoit des chevaux prêts dans le
voisinage ; il monte à cheval, & s’enfuit. Il marcha jour & nuit
jusqu’à ce qu’il fut hors du Royaume : il craignoit d’être poursuivi.
Il avoit eu ses foiblesses comme les autres. Tandis qu’on négocioit son mariage avec Mademoiseile de Montpensier, parti le plus riche de l’Europe, il s’avisa d’être amoureux de Mademoiselle d’Orléans, qui n’avoit rien, étoit promise au grand Duc, & qui en effet partit peu après pour Florence, où elle l’épousa. C’étoit une folie complette, il rompoit le premier, & ne pouvoit espérer le second, ni en tirer aucun avantage. Il ajouta même l’insulte. Mademoiselle de Montpensier étoit très belle, elle avoit été peinte à l’âge de seize ans avec toutes les graces. Cinq ou six ans s’étoient écoulés depuis, & pouvoient avoir diminué sa fraîcheur & son embonpoint. Ce portrait tomba entre les mains des deux amans qui se divertirent à ses dépens. Charles, pour donner la préférence à sa maîtresse, y trouvoit mille défauts ; celle-ci, pour justifier son triomphe, enchérissoit sur les plaisanteries ; c’étoient des traits d’enfant. Ils ◀revinrent▶ à Mademoiselle de Montpensier, qui en fut si piquée, qu’elle ne voulut plus de ce mariage. Le Prince perdit tous les deux.
Autre folie de l’amour. Quand il quitta en fugitif la Cour de Louis XVI, il alla se mettre entre les mains de l’Empereur, sous la protection duquel il passa le reste de sa vie ; mais au lieu d’aller en droiture à Vienne, il courut à Florence voir sa maîtresse, d’où il il ◀revint▶ en Allemagne par Rome, Venise, &c. promenade fort inutile de quatre ou cinq cents lieues. La Princesse étoit mariée, sous les yeux de son mari & de son beau pere, Italiens, qui ne sont pas traitables sur la jalousie, qui n’ignoroient pas ses amours, & ne pouvoient se dissimuler les motifs d’un si bisarre voyage. C’étoit beaucoup s’exposer lui même, & exposer la Princesse à la mettre mal avec son mari. On le reçut poliment, mais il ne put la voir qu’un moment devant des témoins, après quoi on le pria très-poliment de se retirer. Il ◀revint▶ de ses foiblesses, s’établit à Vienne, épousa la sœur de l’Empereur, veuve du Roi de Pologne, & y mena une vie digne de sa naissance & de sa religion, avec l’approbation de tout le monde. Il est mort sans avoir pu recouvrer ses Etats, que les comédies de son oncle lui avoient fait perdre, & qui, après la mort du Roi Stanislas, ont été unis à la France.
La suite des Mémoires du Marquis de Beauvau, depuis la mort de Charles IV jusqu’au mariage du Dauphin avec la sœur de l’Electeur de Baviere, n’est qu’un détail ennuyeux, en style de gazette, des petits combats qui se sont donnés pendant la guerre terminée à la paix de Nimegue. C’est toujours le même caractere respectable de l’auteur, plein d’honneur, de religion & de probité ; il y parle du théatre à l’occasion des fêtes données aux noces du Duc avec la veuve du Roi de Pologne, & de celles du Dauphin, où l’on voit que ni la misere du peuple, ni la sainteté de l’action, ni le caractere des personnes, rien ne peut diminuer la fureur des spectacles.
L’Archevêque de Saltzbourg avoit, en passant, regalé magnifiquement les deux époux & leur suite, & n’eut rien de plus pressé que de leur donner la comédie. Le Prince l’emporta sur le Prelat, le profane sur le sacré ; au lieu que le sacré eût dû corriger le profane : renversement ordinaire, on fait plus de cas de la noblesse que de la dignité, on vit plus en Seigneur qu’en Evêque. Dans les deux noces, on passe de la Messe aux spectacles, du Te Deum à la scene ; pendant plusieurs jours ce ne sont que bals, ballets, opéras, comédies. A Nanci, où regnoit la plus grande misere après quarante huit ans d’une guerre qui avoit tout ravagé, il se trouve des Comédiens. La Princesse affligée de tant de désolations, ne fait que passer, on la saisit à son passage pour lui donner la comédie. L’Auteur fait un juste éloge de l’Electrice de Baviere, qui en effet avoit de très-belles qualités. Il la donne pour une sainte, mais d’une sainteté mêlangée à sa maniere. Elle a fondé à Munich les Religieux Théatins, & les Religieuses de la Vification, & bâti une maison de plaisance pour des Nimphes, qu’elle appelle Nimphe-Bourg, où elle fit peindre en Nimphes toutes les Dames de sa Cour. Elle se revêtoit des habits de pénitence pour faire des œuvres de piété, & le lendemain se couvroit des habits les plus pompeux, des ornemens les plus fastueux, pour aller au bal. Elle n’avoit ni orgueil, ni vanité, & elle aimoit au souverain degré la belle gloire. Cette belle gloire, au reste, cousistoit à bien danser dans un bal, un ballet, & à se faire emporter à toute bride dans un char de triomphe, pour gagner le prix dans les tournois & les courses de têtes, &c. Quel est plus singulier d’une telle sainteté, ou d’une telle canonisation ? qu’admirer davantage la sainte, ou le panégyrique ?
On trouve une canonisation dans le même goût en faveur d’Henri, Duc de Guise, dont Saintion son Secretaire a publié les Mémoires qu’il a
vraisemblablement composés. Il pretend que ce Prince est élevé dans le Ciel
à la plus grande gloire :
Sa gloire
, dit-il, toute grande qu’elle fût
parmi les hommes, l’est incomparablement plus dans le
Ciel.
Je doute fort que cet Ecrivain en ait eu une
révélation précise ; je sais que la maison de Lorraine fut
toujours très-attachée à la religion catholique, qu’en particulier les Guises ont été dans tous les temps ses zélés défenseurs.
Je vois dans ces mémoires ce Prince donner des marques fréquentes de
religion, entendre la Messe, honorer les reliques, respecter le Pape, parler
décemment des choses saintes, ce qu’on ne trouve point dans les mémoires de
nos jours où l’on rougit de paroître chrétien, même à la mort. Tout cela est
louable sans doute, & bien préférable à l’esprit fort des héros modernes
qui se font honneur de leur impieté. Mais tout cela ne suffit pas pour
placer sur le trône de la gloire un libertin, un ambitieux, un homme
emporté, un homme plein de hauteur & de fierté, un aventurier qui se
jette dans une ville révoltée, pour y entretenir le feu de la révolte, un
flatteut qui promet la souveraineté à la France, l’autorité à la noblesse,
la République au peuple, & dans le fond ne travaille que pour lui-même.
Jamais la Congrégation des Rites ne prononcera le décret de sa
canonisation.
C’étoit un Seigneur bien fait, aimable, galant, fort aimé des femmes & fort reconnoissant, mais il étoit né avec un goût romanesque d’aventure qui fit de sa vie un tissu de pieces de théatre. Il fut d’abord destiné à l’Eglise, & quitta tout pour se marier avec la Princesse de Gonzague. Ce mariage fut traversé par le Cardinal de Richelieu ; il passa à Cologne, se fit suivre de sa maîtresse déguisée en homme, s’en dégoûta, épousa la Comtesse de Bossu ; il la laissa, ◀revint▶ en France, & devint amoureux de Mademoiselle de Pons. On lui fit un procès sur ses mariages, ils furent poursuivis à Paris & à Rome. Cependant il se ligua contre la France avec l’Espagne & le Comte de Soissons. Le Parlement lui fit un procès d’un autre espece, & le condamna par contumace. Il fuit à Rome à la poursuite de son procès sur son mariage, & les Napolitains s’étant revoltés contre l’Espagne, l’inviterent à venir se mettre à leur tête, & le déclarerent Généralissime de leur armée. Il part aussi-tôt, s’embarque seul dans une felouque, passe à travers la flotte Espagnole, descend au port de Naples, & est reçu aux cris de joie de toute la ville. Il y fit des prodiges de valeur, & gouverna souverainement pendant cinq ou six mois. Il fut trahi, pris prisonnier par les Espagnols, & enfermé pendant cinq ans dans le château de Segovie. Tel fut le sort de son cousin de Lorraine, Charles IV, qui fut mis en prison par les Espagnols dans le château de Tolede. Ces deux Princes, pleins de valeur, de courage, de graces, mais tous deux inconstans, Comédiens, libertins, ambitieux, infideles à leurs promesses, tantôt amis, tantôt ennemis de la France & de l’Espagne, finirent dans l’obscurité une vie trop célebre, en bien & en mal.
Henri, comme Charles, se jouant du mariage, dominé par l’amour des femmes, se bâtit pour elles en duel, se brouilla avec sa mere & sa famille, dissipa des femmes immenses, fugitif en Allemagne & en Flandres, poursuivi comme un criminel de lese-Majesté. Il fait de nouvelles maîtresses, il en fait à Naples, au milieu des troubles, des embarras, des conjurations, des pieges, au milieu d’une populace effrénée, d’une armée qui l’assiege, & d’un peuple jaloux à l’excès. Il en fait depuis le plus bas étage jusqu’aux personnes les plus qualifiées. Il en fait en Espagne malgré les horreurs d’une prison, & le danger continuel de porter sa tête sur un échaffaud. Il en fit à son retour en France, sans que l’expérience de tant de malheurs ait pu le rendre sage, ce qui le perdit par-tout. Les Mémoires de S. Évremont font le détail de quelques avantures qui lui sont arrivées en Italie, en Espagne à son occasion. Autre Héros, dont il raconte les folies, & qu’il fait confident du Duc & son Agent dans le département de ses amours. Il prétend que sa principale maîtresse traversa l’armée en héroïne de Roman, & fut le trouver en Espagne où elle renoua son commerce avec lui. Le Confident devint infidele, & fut épris d’une belle passion pour la Napolitaine qu’il retrouva à Madrid, que le Duc inconstant & dégoûté lui abandonna. Je ne garantis point la vérité de ces avantures, mais le caractere d’Henri de Guise rend tout possible.
Un homme qui avoit donné tant de spectacles de galanterie devoit beaucoup aimer le théatre & toute sorte de spectacles. Ces duex belles qualités sont inséparables. Il faisoit plus, il jouoit des rôles. Louis XIV fit en 1666 un fameux carrousel ; il crut ne pouvoir mieux choisir que le Duc de Guise pour le mettre à la tête du quadrille des Mores. Personne en effet ne ressembloit mieux aux anciens Paladins & aux Héros de la mithologie. Aussi y brilla-t-il extrêmement. On l’associa au Prince de Condé qui, comme lui, avoit combattu & servi la France, l’Espagne & Cythere. Le Prince de Condé fut chef des Quadrilles des Turcs. Les courtisans disoient, en voyant ces deux Chefs : Voilà les Héros de l’histoire & de la fable. Quand à son retour d’Espagne, il reprit son procès pour la cassation de son mariahe, que toutes ses avantures avoient suspendu, & renonça à son intrigue avec Mademoiselle de Pons. Lui-même traite tout cela de comédie, & il ne pensoit pas qu’il étoit le principal Acteur. Sa femme, lasse de tant de tracasseries, l’abandonna, s’en retourna en Flandre, & ne pensa plus à lui, quoiqu’elle eût été reconnue par le Roi & la Reine, & par la Cour de Rome.
Autre comédie. Une seconde tentative sur le Royaume de Naples. Le Maréchal de Grancei faisoit en Italie la guerre aux Espagnols, & sans succès ; on lui envoya du secours, & le Duc de Guise obtint le commandement de la flotte qui le lui apportoit. Il crut retrouver à Naples ses anciens amis, y ménager des intelligences & y reprendre la souveraineté. Il se trompoit, tout étoit changé, le peuple, la fortune, lui-même. Ce n’étoit plus ce Héros qui s’étoit ouvert un passage à travers la flotte d’Espagne, il avoit régné dans Naples malgré cette puissante monarchie. A peine put-il débarquer quelques troupes & s’emparer d’un village, qu’il fallut se rembarquer & ◀revenir▶ en France. Le Maréchal de Grancei se voyant sans espérance, eut peur, & se retira promptement. Le Duc vint à Paris se consoler, avec des couronne de myrthe, de celle qu’il avoit manqué deux fois à Naples. Ce prétendu Roi de Naples avoit en tête ce Jean d’Autriche, bâtard du Roi d’Espagne, qu’il avoit eu d’une Comédienne. Cette femme avoit des sentimens fort au-dessus de sa naissance & de son métier. Elle fut si confuse & si repentante de sa foiblesse, qu’elle se refusa à tous les desirs de Philippe IV. Elle quitta le théatre & se fit religieuse. Le Roi fit éver l’enfant, & quelque temps après le reconnut pour son fils naturel. Ses belles actions ont fait oublier sa naissance. Il retablit l’autorité royale dans les deux Siciles.
L’arrivée de la Reine Christine de Suede fut encore un spectacle où le Duc de Guise joua un rôle brillant. Tout le monde sait qu’après son abdication, cette Reine fameuse, si enthousiaste du théatre & si grande Actrice, se montra dans une grande partie de l’Europe, avant de se fixer à Rome où elle finit ses jours. Elle vint en France. Louis XIV lui fit à Paris une réception magnifique, il envoya au devant d’elle le Duc de Guise, comme le Seigneur de la Cour le mieux fait, le plus galant, le plus célebre, le mieux assorti par ses avantures avec le caractere de la Princesse. Il lui plus en effet, & remplit sa commission avec le plus grand succès. Voici quelque trait singulier de cette fête. La Reine fit son entrée à cheval, habillée en homme, portant un juste au corps d’écarlate & un chapeau chargé de plumes, avec l’air le plus martial & le plus galant ; plusieurs milliers de Bourgeois, sous les armes, allerent la recevoir au fauxbourg S. Antoine ; ils avoient à leur tête, le dévineroit-on ? un Conseiller au Parlement, Veideau de Gramon, qui laissant le bonnet & la robe à ses confreres, voulut paroître en militaire, couvert d’habits de brocard d’or, chargé de dentelles d’or & d’argent, & d’une garniture de rubans de diverses couleurs, son chapeau orné d’un bouquet de plumes attachées à un cordon de diamans. Il fut bien plus au goût de la Reine que la Cour sérieuse du Parlement, qui alla le lendemain en corps l’ennuyer gravement de sa harangue. Sans doute aujourd’hui plus modestes, ces Magistrats ne portent que des habits decents, ils en ont prêté le serment quand il ont été reçus Avocats.
Il est difficile de comprendre comment la France ne profita pas d’une révolution qui affoiblissoit si fort l’Espagne, en donnant des secours effectifs à un Prince qui l’avoit si fort avancée. On peut voir ses mémoires écrits d’une maniere très-sensée avec beaucoup d’énergie & de précision, de force & de raison, débarrassés de toutes les puérilités de la galanterie. Ce mystere de politique n’est pas du ressort de cet ouvrage.
Les Mémoires de S. Évremont rapportent une avanture du Duc de Lorraine, qui le caractérise parfaitement. Ce Prince, sorti des prisons de Tolede à la paix des Pyrenées, passa par Madrid, se pressa de ◀revenir▶ chez lui après une absence de cinq années ; il n’y demeura que peu de jours, & se rendit en poste à S. Jean de Luz, lieu de la conférence des Ministres des deux Couronnes, pour y ménager ses intérêts. Malgré le peu de temps qu’il fut à Madrid, & les affaires importantes qui l’appeloient ailleurs, il forma une intrigue avec la fille d’un Grand d’Espagne, dont il devint subitement amoureux. A peine les conférences furent elles finies, qu’il reprend la poste déguisé en courrier, & ◀revint▶ à Madrid pour voir & enlever cette fille. Il la voit & ne peut l’enlever, mais lui fait une promesse de mariage. Les parens le surprennent, le reconnoissent, & pour se debarrasser de lui, acceptent ses offres & ses engagemens, & lui promettent de lui emmener leur fille en Lorraine. Il ◀revient▶ à Paris, de là en Flandre, ne pense plus à son Espagnole, fait des promesses de mariage à quelque Flamande, en abuse, & passe à une troisieme.
Le Héros des Mémoires raconte que le Duc l’ayant trouvé à S. Jean de Luz, l’engagea à le suivre à Madrid pour l’aider dans
ce bel exploit, & que lui-même qui avoit eu des intrigues dans cette
ville, comptoit de profiter de l’occasion pour
enlever la sienne aussi. Ainsi chacun devoit faire sa conquête &
remporter sa proie. Il ne réussit pas mieux que son Capitaine, & tous
deux s’en ◀revinrent comme ils étoiens venus, aussi foux l’un que l’autre. Le
Prince dit l’Écrivain, étoit de
mon humeur sur le chapitre des femmes ; il a
toujours sacrifié sa fortune & sa réputation a ses galanteries.
Il avoit un génie extraordinaire pour la guerre, mais rien ne le
touchoit que son plaisir ; une bourgeoise l’amusoit aussi bien
qu’une fille de qualité. Il se divertissoit dans un corps de garde,
comme il auroit pu faire avec les plus grands Princes ; quoiqu’il
eût quelque chose de bas pour un souverain, il n’étoit pas possible
de ne pas l’aimer
, sur-tout quand on pense comme lui.
Malgré ce génie prétendu extraordinaire pour la guerre, il ne réussit qu’à
se faire dépouiller deux fois de ses États par la France, & emprisonner
par l’Espagne & mourir en fugitif. Si on est grand homme à ce prix, il
faut avouer que les grands hommes sont à grand marché.
Ces Mémoires qui ont fait du bruit dans le temps ne sont qu’une satyre des femmes de la Cour ; sur cent avantures galantes, à peine y en a-t-il deux ou trois qui se passent avec avec quelque bourgeoise qu’on trouve en passant, & dont on abuse par occasion. Les héroïnes sont toujours des personnes de qualité, distinguées par la naissance, les dignités, les richesses, souvent des Princesses, des Reines qui toutes sont livrées au vice, & ne diversifient la scene que par la diversité des goûts, des caracteres & des circonstances. L’Auteur a ramassé tout ce qu’il a pu découvrir de galanteries, & les a détaillées pour faire voir le caractere & la corruption des femmes du monde, & donner d’utile leçons à ceux qui s’y engagent sans défiance. Telles sont les Confessions du Comte de… l’Histoire amoureuse des Gaules, &c.
Il auroit pu donner cette chronique scandaleuse sans lier les faits, comme tant de recueils, de contes ou d’histoires galantes ; il a mieux aimé leur donner un enchaînement en les mettant toutes sur le compte du même homme. Il l’a fait homme d’une haute naissance, qui dans toutes les Cours va de pair avec ce qu’il y a de plus grand ; il lui en donne le ton, le langage, les manieres, la dépense, & souvent les sentimens ; je dis souvent, car quelquefois il lui en donne de très-bas contre la droiture, la probité, l’amitié : des trahisons, des jalousies, des adulteres, des extravagances, des attentats sur les Couvens, des parjures. C’est un scélérat & un fou plus méprisable que les femmes qu’il dupe & que lui-même a séduit. On dit que c’étoit le Comte de Gramont avec qui S. Évremon étoit fort lié. Il peut y avoir en effet bien de traits qui lui appartiennent, mais le total est indigne de lui.
Ce total est même sans vraisemblance. Un seul homme ne peut avoir eu seul tant d’avantures, suffire à tant de galanteries, faire un si grand nombre de folies dont plusieurs sont incroyables. Il lui fait parcourir toutes les Cours de l’Europe, de France, d’Angleterre, d’Espagne, de Pologne, de Naples, de Venise, d’Allemagne, &c. Et par-tout à point nommé il lui fait trouver des maîtresses faciles, & qui le trompent. Il a soin d’ajuster aux courses de cet avanturier tous les événemens du temps, les affaires de Ladislas, de Casimir, de Michel, de Sobirski en Pologne, de Cromvel, de Charles II à Londres, du Duc de Guise à Naples, de Philippe IV à Madrid, de Mademoiselle de Montpensier, du Cardinal Mazarin en France, &c. Ces événemens y jettent de l’intérêt. Malgré tous ces assaisonnemens il y regne une monotonie ennuyeuse ; chacune de ces femmes est la plus belle personne du monde, de chacune il est plus amoureux qu’il n’avoit jamais été ; à chacune il proteste qu’il l’aimera toujours, qu’il ne peut vivre sans elle, & le lendemain il en va dire autant à une autre. Chacune le trompe, il en est au désespoir, il prend la résolution de ne plus aimer, & le lendemain il se rengage. Ce livre est écrit noblement, c’est un homme de qualité qui par le sans grossiéreté, sans puérilité, avec une simplicité qui n’est pas du style de S. Évremont, homme d’esprit, mais affecté, qui court après les pointes.
Au milieu de l’esprit du monde qui regne dans cet ouvrage, on voit de grandes vérités & de sages leçons sur les mœurs, confirmées par l’expérience ; il la doit à ses malheurs qui le font rentrer en lui-même, & arracher le voile que la passion a mis sur ses yeux. Entr’autres il reconnoît le danger des spectacles ; il avoue que le théatre a été la source de son libertinage & de ses malheurs. En entrant dans le monde, n’ayant encore aucune idée du vice ni éprouvé des passions, il fut mené à la comédie, & fut frappé de la beauté & des graces d’une Actrice qui dans la tragédie du Cyd jouoit le rôle de Chimene ; il en devint amoureux, & fut entraîné par la passion. Tel fut le commencement de ses inombrables désordres qui, jusqu’à l’âge de soixante ans où il se convertit par un coup extraordinaire de la grace, marquoient tous ses pas par des péchés & des malheurs. Le feu du théatre causa ce funeste embrasement. Il raconte qu’une de ses maîtresses, qui étoit très-vertueuse, & menoit loin du monde une vie édifiante, & qu’il eut la bassesse de séduire par ses assiduités & ses caresses, eut à peine perdu le goût de la piété, qu’elle courut au théatre où elle n’alloit jamais, & où la premiere fois elle s’augmenta & se fortifia si bien, qu’elle devint scandaleuse, & assure que c’est au théatre que beaucoup de femmes tendent les pieges les plus dangereux, & font les plus honteuses conquêtes ; qu’il y fut pris par une femme très belle & très parée qu’il vit dans les loges, & dont il devint éperdument amoureux, malgré la résolution qu’il avoit prise de renoncer à l’amour, à toute sa vie licencieuse, qui n’a été que l’imitation du théatre, n’a été que le fuit de ce qu’il avoit entendu. Si ces Mémoires sont de S. Évremont, comme le titre le porte, ces aveux sont d’autant plus décisifs, que cet Epicutien sans religion étoit un amateur déclaré du théatre, pour lequel il a composé plusieurs pieces, & qui vraisemblablement parle d’après sa propre expérience.
Les Mémoires du Duc de Guise, qui font par-tout son éloge,
n’ont garde d’y faire mention de ses galanteries qui le firent mépriser des
Napolitains, & contribuerent à sa perte. Ils rapportent au contraire de
traits de zele qui lui font honneur, en sauvant l’honneur aux filles, en
punissant les attentats, en se sauvant des pieges qu’on lui tendoit par les
femmes, qui paroissoient infaillibles dans un homme que la foiblesse livroit
à tout.
Un jour
, dit-il,
entendant la Messe, une fille de dix ans, une des plus
belles creatures de la ville, vint à moi en rougissant, me fit une
révérence de bonne grace, me présenta des heures couvertes en
broderie, & se retira. Après la Messe sa mere me demanda une
grace que je lui accordai, en signant son placet sur les balustres
de l’Autel. A dix heures du soir elle vint chez moi, & me fit
dire par un valet de chambre que la personne qui m’avoit donné des
heures, venoit me demander une audience secrette ; je ne voulus pas
la voir, & la fis accompagner chez elle. Je ne parlai point de
cette avanture, pour ne point lui faire du tort, ainsi que de
beaucoup d’autres, pour ne pas perdre la bonne opinion que je
m’étois acquise avec tant de peine.
Ce motif, sans être
mauvais, n’est pas dicté par la
continence, &
fait assez entendre que, si au lieu d’aller follement avec éclat le tenter
dans l’Eglise, & lui faire des présens devant tout le monde, cette si
belle créature avoit su cacher son jeu, on n’eût pas été insensible à ses
charmes. La réputation de continence n’est pas difficile à acquérir quand on
est réellement chaste & réservé. Malgré tant de peine
pour acquérir cette bonne opinion, le public malin l’a toujours cru un
libertin. Au reste, c’est être bien galant de
signer les
placets des Dames sur les balustres de l’Autel
, pour ne
pas les faire attendre, en les renvoyant à un lieu, à une heure moins
indue ; il y a là plus de galanteries que d’exercice de piété. Quand il fut
fait prisonnier & conduit au château de Gaëte, il ne
s’entretint que de propos galans, composoit & chantoit des chansons (il
se mêloit de rimailler.) Il demanda des livres dans la prison, on lui en
donna de dévotion, il les refusa, & n’en voulut que de comédie &
d’histoire. Aussi lui-même convient il que sa vie n’a été qu’
une comédie, que le dernier acte s’étoit achevé par des
coups de bâton, comme dans les comédies Italiennes
,
&c. Ainsi la galanterie & le théatre déshonorent les plus grands
noms, & la vertu illustre les noms les plus obscurs.