(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre I. Diversités curieuses. » pp. 5-37
/ 300
(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre I. Diversités curieuses. » pp. 5-37

Chapitre I.

Diversités curieuses.

L ’Histoire des Voyages tom. 17, faisant la description du Pérou, y distingue trois sortes de peuples : 1.° les anciens Péruviens sous les Rois Incas, avant la conquête des Espagnols : 2.° les Péruviens depuis la conquête : 3.° les Espagnols, la plupart nés dans le pays, qui en sont les maîtres. Les mœurs, les usages, l’esprit de ces trois peuples sont absolument différents. Le théatre n’a rien de remarquable dans les deux derniers. Les Espagnols du Pérou sont à peu près les mêmes que ceux d’Europe, la scene y est sur le même pied. Je dis à peu près, car les femmes y ont plus de liberté, & il y regne plus de licence dans les deux sexes. La richesse, la chaleur du pays, le mêlange avec les Barbares, le service des esclaves de toutes les couleurs, l’éloignement du Prince, la tolérance nécessaire du Gouvernement, le changement continuel des Vices-Rois, l’esprit primitif des Pyzarros & des autres usurpateurs qui n’étoient que des avanturiers, des libertins, des corsaires, sans mœurs, sans religion, sans probité, sans humanité, qui eurent & avec les habitans & entr’eux les guerres les plus cruelles ; cet esprit qu’ils y apportèrent, qu’ils y établirent, & qui subsiste encore, quoiqu’adouci par un gouvernement régulier, par la religion, par le Clergé, par l’état religieux, tout doit nécessairement entretenir dans le pays la plus grande débauche. Le théatre est trop de son goût, pour n’y être pas florissant. Outre l’amusement public, il entre dans toutes les Fêtes, il fait partie du cérémonial & de l’étiquette : dans les événemens publics, l’entrée du Vice Roi & de tous les Gouverneurs, les harangues, les festins & la comédie sont les trois hommages qu’on rend à leur place ; on y joue les mêmes pièces qu’à Madrid ; on est trop paresseux pour en composer de nouvelles, & il s’en faut de beaucoup que les arts & les sciences y soient aussi bien cultivés. En revanche la licence y est plus grande, les Actrices à meilleur marché, la galanterie plus ouverte & plus commune. Thalie & Venus jouissent de la plus haute faveur. Tout se range en foule sous leurs loix sans obstacles.

Les naturels du pays ne sont plus aujourd’hui que des sauvages fort peu différents des bêtes. Ils furent d’abord, non-seulement consternés, mais comme pétrifiés par l’artillerie, les vaisseaux de guerre, la cavalerie espagnole, dont ils n’avoient aucune idée. Les Espagnols furent pour eux la tête de Méduse. Ils le furent encore par le renversement total d’un Empire florissant, immense, riche, peuplé, qu’ils croyoient éternel & divin, par la destruction de tous leurs temples & de leurs idoles qu’ils croyoient toutes puissantes, par l’extinction d’une famille royale, ou plutôt divine, les enfans du soleil adorés depuis plusieurs siecles, par le saccagement de leurs villes, la dévastation des campagnes, le massacre de vingt millions d’hommes frappés de la foudre, qui ne se sentent plus. Les Espagnols profitant de cet accablement général, en ont fait des esclaves qu’ils font vivre dans la plus grande misère, pour les tenir dans la dépendance & tirer le fruit de leurs travaux, les uns ensevelis dans les entrailles de la terre pour en arracher les métaux, les autres cultivant le fonds de leur maître, n’ayant qu’une chaumiere pour habitation, des haillons pour vêtement, du mahis pour nourriture, plus mal traités que les Negres qu’on transporte de la Guinée, qui les méprisent & les haissent. Ces peuples sont plongés dans un état de stupidité qui les tient de pair avec les animaux. Ce n’est pas là sans doute qu’il faut aller chercher le théatre, ils n’ont ni le temps d’y aller, ni assez d’esprit pour l’entendre, ni assez de corruption & de méchanceté pour le goûter. Les Espagnoles même ne le leur souffriroient pas ; & on ne les voit pas aux parterres de Lima & de Crusco. C’est beaucoup qu’on leur permette les jours de Fêtes quelques chansons & quelque danse autour de leurs cabanes, ou le jour de leurs noces. Il entre dans ces jeux une sorte d’imitation grossiere des actions humaines, qui semble être un germe de farce ; c’est un reste de leur ancien théatre. Mais tout cela est si barbare, qu’il n’en mérire pas le nom, & ne peut donner aucun ombrage à leur maître.

Les anciens Péruviens faisoient plus d’honneur à la scene, sans avoir jamais entendu parler d’Apollon, ni des Muses ; de Sophocle ni de Térence, des Grecs ni des Romains : à plus forte raison du grand Corneille, du grand Moliere, du grand Voltaire qui ne sont venus que long-temps après. Ces peuples ont eu leur poësie, leur musique, leur théatre. En voici quelques traits pris de Garcilasso de la Vega, Auteur Peruvien du sang royal des Incas, témoin de ce qu’il raconte, qui après la révolution fut transféré en Espagne où il s’établit. Leur musique étoit grossiere, dans le goût pastoral ; leurs instrumens approchoient des flûtes, chalumeaux & musettes si célèbres dans nos Bucolliques, & dédaignés dans nos orchestres. Leurs Poëtes chantoient le soleil & la lune, sa sœur & sa femme, comme la Junon & le Jupiter des Grecs. Ils chantoient leurs Rois & leurs maîtresses auxquelles ils donnoient des sérénades. Leurs vers ont leurs mesures particulieres, sans rime & sans hémistiche, & quelquefois des refrains & des retours comme dans nos rondeaux. Garcilasso en donne des exemples. Chaque chanson avoit son ton particulier qui exprimoit les sentimens de l’ame. Ainsi la flûte & le flageolet avoient leur langage, c’est-à-dire sans doute, qu’ils y avoient des airs, des mouvemens qui exprimoient la joie, des airs tendres & languissans, des airs tristes & lugubres, ce qui se trouve dans tous les pays, parce que la nature l’enseigne, aussi bien que les gestes, les regards, les inflexions de la voix Les filles y étoient si accoutumées, qu’elles entendoient leurs amans, & leur rendoient réponse à la premiere entrevue, & souvent se rendoient sur le champ au rendez-vous, à l’invitation de la savante musique de leur Orphée. En voici un trait qui ne caractérise pas moins la corruption que la musique du pays. Un Espagnol ayant trouvé la nuit une Indienne dans les rues, voulut la mener chez lui ; elle ne s’en défendoit pas, mais elle lui dit : entendez cette flûte de laquelle mon amant joue, sur la prochaine colline, elle m’appelle avec tant de passion & de tendresse, qu’il faut nécessairement que je m’y en aille ; laissez-moi, car la violence de mon amour m’emporte de ce côté-là . Il fallut remettre la partie à une autre fois. Les amans du Pérou ne sont pas comme les amans transis de Castille, à s’enrumer sous quelque balcon. Ils se font entendre de loin, & l’oreille fine de leur Climene ne perd aucun de leurs sons harmonieux, & ne les fait pas languir. La lyre d’Amphion n’en faisoit pas tant. Nos Lullis ne font pas de si grands prodiges, ils ne sont plus nécessaires ; les amans ne se tiennent pas sur les collines prochaines.

Les Incas sentant l’influence du théatre sur les mœurs, le prirent en confidération, & s’en emparerent pour le contenir. Ils crurent qu’il étoit d’un très-mauvais exemple de laisser représenter des crimes & des passions même par jeu, de tenir de mauvais discours même pour remplir un rôle, ou pour amuser le public. Ils n’admettoient que des rôles vertueux. Plusieurs Incas composerent des pieces ; & ceux qui n’avoient pas, ou le loisir ou le génie poëtique, faisoient examiner sévérement celles qu’on présentoit, & y présidoient eux-mêmes. Les Rois distingués par leur sagesse en étoient le sujet, & leurs vertus en étoient la matiere. Tout étoit écrit dans la langue de la Cour, très-différente de celle des Provinces. La noblesse & la pureté ne souffroient ni bassesse, ni licence, ni bouffonneries. Il n’y avoit dans l’Empire que le théatre de la Cour, où il n’assistoit que la Famille Royale & les personnes les plus distinguées. Il n’y jouoit que les enfans des Seigneurs ; on n’avoit garde d’avilir ce divertissement, en le livrant à des troupes ramassées au hasard dans la lie du peuple, où les agrémens de la figure & les vices sont le seul mérite & le seul titre, c’est-à-dire, ce qui est le plus propre à séduire & à corrompre. La domination Espagnole abolit un théatre si sage, & lui substitua la troupe d’Acteurs & d’Actrices qu’on fit venir d’Espagne, & qui ont formé des successeurs. Ce spectacle n’est pas pour le Peuple Péruvien qui n’entend pas la langue Espagnole. Ce peuple conserva quelque temps, & représentoit chaque année une piece dans l’ancien goût. C’étoit la défaite, la mort & les funerailles de leur dernier Roi Atalipa, où tout le monde versoit des larmes en abondance sur le renversement de l’Empire du Soleil. Les Espagnols l’ont enfin aboli, dans la crainte qu’en perpétuant le souvenir de leur grandeur passée, ces peuples en fussent moins soumis au gouvernement.

Le Dictionnaire encyclopédique V. Honnête, après avoir élevé l’honnête morale fort au-dessus du christianisme, ajoute : Mango-Capac dans le Pérou, Confucius dans la Chine ont fait plus d’hommes honnêtes dans l’espace de quatre cents ans, que depuis la naissance du monde il n’y en a eu dans tout le reste de la terre. Nous parlons ailleurs de Confucius, mais pour Mango-Capac, le premier des Rois du Pérou dont le théatre Péruvien nous a rappellé l’idée, voici de quoi apprécier ce délire philosophique qui met la loi naturelle au-dessus de tout, pour mieux secouer le joug de l’Evangile.

Mango-Capac & sa sœur, comme Cérés, Bacchus, Tryptoleme, &c. firent du bien aux hommes sauvages de leur temps, & leur apprirent l’agriculture & les arts de premiere nécessité, les rassemblant en peuplades, bâtissant une Ville comme Romulus, qui a été la capitale de son Empire. Chaque famille, chaque particulier avoit son idole. Il les engagea à donner la préférence au soleil & à la lune, sa sœur & sa femme, dont il se dit le fils, ce qui peu à peu fit tomber les autres divinités pour n’adorer que le soleil. Cet Apôtre prétendu ne détruisit l’idolatrie que pour réduire tout au culte du soleil, culte contraire à la vraie religion qui ne connoît qu’un seul Dieu, & à la vraie honnêteté qui rend à l’Etre suprême ce qui lui est dû. Il se fit adorer lui-même comme fils du soleil, ce qui a passé à ses successeurs, dont on trouve l’apothéose comme des Empéreurs Romains. Le détail des fables dont cet homme si honnête abusa le peuple imbécille, seroit inutile & fastidieux ; il feroit gémir.

Ce Philosophe Péruvien qui forma tant de gens honnêtes, fit des loix dont quelques-unes sont bonnes. Celles de Solon, de Licurgue, de Numa, les valent bien, & ont formé plus de gens honnêtes ; mais il avoit peu l’esprit de la philosophie, qui consiste à favoriser la population. Sous le nom de Prêtresses du soleil il fonda une infinité de Couvens dans l’Empire où l’on tenoit enfermées toutes les belles filles plus étroitement que les Carmelites, soumises au célibat forcé, ainsi que leurs servantes, avec tant de rigueur, que si quelqu’une venoit à s’oublier, non-seulement elle étoit enterrée toute vive comme les vestales à Rome, & son galant pendu, mais encore leur famille étoit bannie & leur Ville détruite de fond en comble. Ces Couvens étoient si nombreux, que celui de la Ville Royale de Cusco avoit quinze cents Religieuses & cinq cents servantes, & des milliers dans les autres Villes. Jamais la France n’en eut autant que le Pérou. Comment les Adversaires du célibat religieux font ils le panégyrique d’un tel Fondateur ? Voici peut-être ce qui lui a mérité grace. Le Sacerdoce du soleil n’étoit qu’un prétexte, chaque Couvent étoit un Sérail qui ne lui coûtoit rien. Plus fin que le Grand Turc à qui l’entretien de ses femmes coûte beaucoup. Ces magasins de filles, comme des provisions de guerre & de bouche, étoient entretenus des offrandes faites au soleil, & des revenus attachés au sacerdoce. De ces pépinieres destinées à ses plaisirs, le Prince faisoit venir les plus beaux astres selon son besoin, & les y renvoyoit quand il n’en vouloit plus. Voilà de l’honnêteté vraiment philosophique. Et il est vrai que depuis la naissance du monde, il n’y a peut-étre rien de pareil dans tout le reste de la terre . Les Incas ont défendu le fard par une loi expresse, comme nuisible à la santé, mais l’ont permis aux filles du soleil, quand elles sont présentée au Monarque Philosophe, parce qu’il aime les couleurs vives & brillantes.

Ce sage Prince a laissé dans tous les états une liberté entiere aux femmes publiques ; mais par un trait de sagesse qui a formé les gens les plus honnêtes, il n’a pas voulu qu’elles fissent leur métier dans les Villes ; il leur a abandonné la campagne ; chacune s’y bâtit une cabane, ou maison de plaisance. Tout le pays en est couvert, comme de Bastides de Marseille ; on n’a qu’à s’aller promener hors la Ville, & on trouve à chaque pas tout ce qu’on veut. Ce petit exercice est utile à la santé : nouveau trait de l’honnête Philosophe. Les Espagnols n’y font pas tant de façons, ils ont un theatre, & les Actrices ont leurs cabanes dans la Ville. Les femmes de mauvaise vie y courent les rues, & les Indiennes ne sont ni les plus nombreuses, ni les plus complaisantes. Toutes les Espagnoles même y ont une galanterie aisée. Les propositions qu’on n’oseroit faire en France ne déplaisent point au Pérou. Les coquettes sont en grand nombre, entendent leur art parfaitement, & se font gloire d’avoir ruiné plusieurs amans, & avec la fortune font perdre la santé. Le théatre n’y est-il pas florissant ? Les Espagnols ne sont pas si bons Philosophes que Mango Capac.

Neoptoleme, fils d’Achille, est un petit Roman bien écrit, mais sur-tout plein de décence, de religion & de vertu : mérite rare dans de pareilles historiettes qui ne sont communément que des productions empoisonnées de l’irréligion & du vice. L’Auteur s’est proposé d’imiter M. de Fenelon, & de faire de son Néoptoleme une suite de Telemaque. Il est difficile d’égaler un si parfait modele : eût-on même le bonheur d’eu approcher, l’Archevêque de Cambrai a pris le devant, il est en possession de l’estime publique qui sans examen ne lui souffre point de rivaux. Il a paru sur le plus grand théatre, il a intéressé les premiers hommes de l’Etat ; les autres ouvrages, quelques parfaits qu’ils puissent être, ont à percer l’obscurité d’une condition médiocre, & jamais ne peuvent parvenir à ce grand éclat. Voici comment ce livre estimable peint les Actrices.

Je vis les beautés de Babylone, j’examinai les mœurs de ses habitans ; quoique cette Ville soit la merveille de l’univers, on ne peut s’y plaire pour peu qu’on ait du goût pour la vertu. On ne peut, sans rougir, parler des mœurs des Babyloniens ; la dissolution y regne souverainement. Les femmes n’y connoissent, ni la pudeur ni la retenue ; ce sont des Lamies dangereuses qui font parade de leurs nudités pour attirer les hommes ; ce sont des Syrenes enchanteresses qui charment les sens, qui endorment la raison, & font faire naufrage à la vertu. Ce sont des Harpies obscenes qui corrompent & infectent les cœurs, & qui toujours affamées, dévorent les biens des hommes, qu’elles rendent enfin misérables. Ce sont des Sphinx qui déguisent toujours la vérité, qui n’ont que des paroles artificieuses, & qui font mourir d’une mort funeste ceux qui n’ont pas eu l’adresse d’éviter leurs pieges & de pénétrer leurs mysteres, sur-tout la jeunesse qui passe les jours dans les plaisirs & les jeux où elle perd ses biens, & le temps encore plus précieux. Je vis venir vers moi une femme d’une beauté extraordinaire & pleine d’attraits ; il étoit mal aisé de s’en défendre ; l’amour, la joie, les plaisirs étoient peints sur son visage. Elle portoit dans son sein les moles délices, les appas enchanteurs, les plus flatteuses amorces. Elle y cachoit sous des fleurs le poison qui donne la mort. Son habit sembloit n’être fait que pour exciter les desirs. Une foule de plaisirs voloit autour d’elle ; tout en elle respiroit la volupté, c’étoit la volupté elle-même. D’abord elle employa cet art mystérieux dont usent les femmes adroites pour se faire aimer. Elle y ajouta la douceur de ses paroles ; sa voix étoit légere & insinuante. Des qu’on y prêtoit l’oreille, on sentoit une douce tendresse qui amolissoit le cœur. Elle me parla (langage de l’Opéra) livre tes sens aux doux plaisirs, dédommage-toi des peines d’une longue captivité, profite des avantages de la jeunesse ; c’est maintenant le temps de la joie, avant que la vieillesse languissante t’ôte cette vigueur, ces agrémens. Ainsi me parloit la volupté. Je commençois à me rendre, lorsqu’elle laissa tomber son masque séducteur. Qu’elle me parut infame & méprisable ! Tous ses charmes disparurent comme les ombres, aux approches de la lumiere, & elle s’enfuit déséspérée. Le repentir la suivit, déchirant son sein tourmenté par le ver qui ronge sans cesse le cœur. Ensuite parut la vertu d’une beauté ravissante, véritable & sans fard, lumiere pure, air noble & majestueux, la modestie & la pudeur. Une douce sérénité étoit répandue sur son visage. Garde toi, me dit-elle, d’écouter jamais la voix enchanteresse de la volupté, elle n’a que des faux plaisirs, elle exerce une cruelle tyrannie ; c’est en moi seule que tu trouveras le véritable bonheur. Sors, éloigne toi de cette misérable Babylone qui seroit fatale à ton innocence, &c. &c. Il n’est pas nécessaire d’avertir que Paris, le théatre & les Actrices sont l’original de ce portrait fidèle,

Les Persans ont un esprit vif, un penchant enjoué ; ils aiment la poësie pour laquelle ils ont un genie particulier, & sont naturellement Acteurs. Ils se plaisent & réussissent à représenter des drames à leur maniere sur des théatres particuliers qu’ils dressent promptement, & sans beaucoup d’appareil, dans leurs maisons. Ils sont peu jaloux de la décoration qu’ils ne croient pas, comme nous, faire partie de la piece à qui elle est souvent indifférente, souvent nuisible en faisant diversion, & qui n’est qu’un mensonge évident dont personne n’est la dupe, dont des esprits frivoles peuvent seuls s’occuper, dont il ne revient aucune gloire, ni à l’Auteur ni à l’Acteur, puisque ce n’est que l’ouvrage du Peintre. Les Persans ne veulent que la simple imitation de l’action jouée, qui, peut se faire aussi parfaitement à terre que sur le théatre le plus richement décoré, ne connoissent point les regles du théatre, que nous nous piquons de suivre, toutes relatives à l’idée que nous nous sommes faite de la perfection dramatique que nous vantons, comme si c’étoit un grand honneur de les avoir prises des Grecs, qu’on a toujours à la bouche, quoiqu’à tout moment on s’en éloigne, & qu’on ne les ait jamais lus, mais qui dans tous les temps n’en ont pas été moins arbitraires. On pense de même dans tout l’Orient où la comédie est fort antérieure à Thespis, lequel, non plus sur son tombereau, ne s’embarrassoit ni de décoration, ni des trois unités. Je ne prétends juger ni des Auteurs ni des regles, mais il est vrai que la Perse, l’Inde, la Chine, le Japon, cent fois plus vastes que la France, ne se rejouissent pas moins, ne font pas paroître moins de génie. Nos grands maîtres devroient bien aller donner des leçons, & expliquer leur Corneille & leur Moliere à Hispahan, à Agra, à Pekin, à Jedo, ils rendroient un grand service à ces peuples, en ouvrant chez eux les écoles dramatiques.

Jean Drusius, savant critique, a ramassé cent. 1, chap. 17, divers passages des livres sapientiaux qu’il dit se trouver dans les deux comiques latins, Plaute & Terence. Il seroit aisé de faire un pareil recueil dans tous les tragiques & comiques françois, italiens, espagnols, &c. Voudroit-il en conclure que ces auteurs ont puisé dans l’écriture ? Ce seroit leur faire trop d’honneur ; aucun dramatique, ni Grec ni Latin, n’ont connu les saints livres. Il est bien rare que les modernes, ni Auteurs, ni Acteurs, ni amateurs en fassent leur lecture ; mais tout cela est fort inutile, il n’y a gueres de maxime morale dans l’ancien Testament, que l’expérience & le bon sens ne fassent connoître, sans avoir recours à la révélation : par exemple, Plaute dit qu’une courtisanne & une Actrice sont dangereuses, qu’elles ruinent leurs amans. Y a-t-il rien là que tout le monde ne sache & ne puisse dire, sans avoir besoin du livre des Proverbes ? Favus distillans labia meretricis, novissima ejus amara quasi absinthium, acuta quasi gladius biceps. Voilà bien de l’èrudition perdue, comme si l’on disoit : les Mathématiciens ont lu dans les saints livres, deux & deux font quatre, quatre & quatre font huit. Il y a équilibre quand les poids de la balance sont en raison réciproque. Mais il est vrai que l’écriture le dit d’une maniere plus noble, plus vive, plus imposante, & bien digne de Dieu. Il y a toujours à gagner à puises dans cette source divine. Dieu parle en Dieu dans les choses les plus communes. Quand on lit les tragédies de Corneille, on est frappé de la grandeur qu’il donne à ses héros, on se sent élevé avec son génie, on est intéressé & attendri par l’art de Racine, qui touche, pour ainsi dire, toutes les cordes de l’ame, & en exprime tous les tons du sentiment. Le style de l’Ecriture également sublime & touchant, réunit ces deux merveilles. La parole divine émeut le cœur & le ravit ; son auteur en connoît parfaitement les ressorts ; le distributeur des talens n’en sauroit-il pas faire usage ? Qui plantavit aurem, non audiet ; qui finxit oculum, non considerat. Mais que dis-je ? Dieu a-t-il des talens ? Ils sont bien au-dessous de lui. Sa puissance, sa sagesse, sa bonté infinie ont-elles besoin du secours de l’art, & de la force du génie ? Tous les cœurs sont dans sa main : Cor Regis in manu Dei .

Le Chevalier Bordelais est un roman mêlé de vers & de prose, médiocrement écrit & fort licentieux. L’Auteur est assez peu Poëte pour se croire inspiré d’Apollon, & se donner pour tel. Le Héros est un Gascon, soi-disant Gentilhomme qui, par libertinage, a couru le monde, & joué toute sorte de rôles. On a la mal-adresse de lui faire faire une foule de folies & de bassesses qui dérogent mille fois plus que toutes les mésalliances. Tel est l’aveuglement des nobles vrais ou faux. On croit se déshonorer en épousant une roturiere, & on ne croit pas se dégrader en commettant un crime. De toutes les avantures du Gascon, il résulte une vérité très-certaine, confirmée par une expérience journaliere, que l’amour des femmes perd les hommes dans tous les états & dans tous les âges, les fait tomber dans toute sorte de malheurs & de crimes, même les plus bas ; on peut, sans craindre de se méprendre, s’assurer qu’un libertin est un mal-honnête homme. Il en résulte encore que le danger est extrême, parce qu’un penchant naturel & violent dans la jeunesse se joint à la facilité de se satisfaire par la dépravation des femmes dont un grand nombre corrompu, non-seulement se rend sans peine, mais tend des pieges à dessein, agace, poursuit, fait tomber dans le crime, & s’en fait gloire.

Une autre folie : le Chevalier gentilhomme a été comédien, & l’amour d’une Actrice l’en a rendu. Au reste, il paroît véridique & plein du zele philosophique de ce siecle ; il paroît sans religion comme sans mœurs, & inépuisable en traits satyriques contre les Prêtres, les Religieux, les dévotes, la dévotion qu’il tâche de décrier. On l’en croira sur sa parole ; il n’est pas moins croyable dans ce qu’il dit des comédies. Voici comme il s’explique : je devins amoureux d’une Actrice qui joue le rôle de Chimene dans le Cyd ; elle joua si bien, que ne pouvant me contenir, je la suivis dans les coulisses, & lui chantois cette chanson : Chimene en voyant vos beaux yeux verser des pleurs si précieux, les miens rompent leur digue, & je suis tout rodrigue. Il y a d’autres couplets dans le même goût ; celui ci les fait peu regretter. Elle se mit à rire de mon enthousiasme, & reçut ma déclaration en Actrice de la maniere la plus galante. Je sis pour elle beaucoup de dépense, & mangeai tout ce que j’avois. C’est l’ordinaire, les Comédiens qui commençoient à prêcher au désert, devoient bientôt s’en aller ; mon amour pour l’Actrice & mon impuissance de la suivre me déterminerent à me jeter dans la troupe.

Je pris le rôle d’Arlequin, je m’en acquittai si bien, que le monde venoit en foule. Nous ne réussimes pas moins dans les autres villes où je suivois la troupe. Dès que je me vis nécessaire je voulus partager les profits, & être en société avec le Directeur, ce qui me fut accordé. Ainsi la fortune capricieuse tantôt abaisse, tantôt éleve ; tel qui roule carrosse, n’a eu qu’un pere pied poudreux ; tel qui est couvert de haillons, trouveroit parmi ses ayeux l’hermine & la pourpre. Je me persuade que je suis de quelque haut & puissant Seigneur, car jamais homme n’eut les illustrations plus nobles, c’est-à-dire, n’aime plus les plaisirs & à vivre sans rien faire, c’est la noblesse théatrale.

Cependant je regardai mon état comme une chûte de Phaëton ; jen avois d’autant plus de peine que je me croyois infame : mais nécessité n’a point de loi, & on s’accoutume à tout. Il me devint si familier par l’usage & l’habitude, que dans la suite je n’en trouvois point de plus heureux ; je courois de ville en ville, gagnant beaucoup d’argent, & vivant d’une maniere agréable & libertine. Telle est la vie des Comédiens ; on les méprise, j’en conviens (a-t-on si grand tort de le faire, quand on aime la vertu, sur le portrait même qu’il en fait ?) Mais ils le font souhaiter (par les vicieux) & sont bien reçus dans tous les cercles (des libertins.) J’étois le favori des Dames, en sortant de jouer un rôle sur le théatre, j’allois en jouer un autre dans les ruelles. La bonne chere, les habits, l’argent ne me manquoient pas. Les jeunes-gens les plus qualifiés recherchoient ma compagnie, sur-tout parce que j’étois Arlequin. C’étoit un état fort doux pour un homme sans souci ; je l’aurois à peine troqué contre l’hermine & la fourure.

Mon valet que j’avois fait moucheur de chandelles, & dont les gages étoient modiques, avoit d’autres systèmes. Il m’exhortoit à changer de vie, & me disoit que je tiendrois quelque jour compagnie à Beelzebuth. On est dans ce sentiment contre les Comédiens, j’y souscris sans replique.

Mais comment souffle-t-on des gens contre lesquels on fulmine ? J’avoue que les Comédiens font du mal, même sans y prendre part ; si tout le monde avoit l’esprit bien tourné, & n’alloit à la comédie que pour s’instruire, elle produiroit quelque bien. Elle fait des sermons en badinant, & châtie les mœurs par des peintures vives du ridicule. En faisant des honnêtes gens pour la vie civile, elle les dispose pour la perfection de la vertu. Mais qui va à la comédie par ces motif ? On y va pour voir la belle actrice, on se gâte l’imagination à apprendre à conduire une intrigue. Ainsi la comédie est très pernicieuse, par le mauvais usage qu’on en fait. Ces réflexions me donnoient du scrupule, mais je ne pouvois me dégager, on connoît le mal plus aisément qu’on ne l’évite. Il est plus facile de découvrir le bien que de le pratiquer. Il se forme un parti contre moi ; le Directeur de la troupe & ma maîtresse même en étoient. On croit, dans ce métier, que tous les biens sont communs. Le Directeur avoit, comme moi, part à ses faveurs, il avoit même le cœur de la belle : ce qui m’inspira tant de mépris pour elle & pour la troupe, que je quittai le métier du théatre pour ma vie.

Le besoin d’argent me le fit pourtant reprendre pour quelques jours ; je fis de l’orviétan, & j’allois de bourg en bourg, de village en village, avec mon valet monté sur un palefroi, couvert d’un habit antique, débiter mes remedes. Jamais charlatan ne fit mieux valoir leur vertu. Mon valet jouoit son rôle, il étoit fertile en ces sortes de sottises qui font rire le peuple ; on ne se lassoit point de l’entendre, ce qui en facilitoit le débit. Je gagnai beaucoup d’argent, mon valet en fut jaloux ; il crut avoir droit à partage, comme étant en société avec moi. Piqué de mes refus, il me quitta sans rien dire, & emporta mes remedes. Je fus obligé d’abandonner ce métier ; il continua à l’exercer, & je le retrouvai quelques années après à Beziers, donnant des farces sur des treteaux. Je vis beaucoup de peuple assemblé dans la place ; j’y allai par curiosité, & je le reconnus. Je montai sur le théatre pour me faire connoître, & lui demandai quelque secours dont j’avois grand besoin. La troupe courut sur moi & me ballota pendant demi heure, en me donnant des coups, farces dont le peuple rioit beaucoup. Mon valet, après avoir ri comme les autres, vint enfin me débarrasser ; il me dit froidement : que demandez-vous ? Je lui exposai mes besoins, & lui empruntai quelque argent. Il me répondit insolemment : si vous n’avez point d’autre ressource, vous pouvez me servir de valet, ou remplir la place de Jean-Farine qui me manque. Je lui en aurois donné cent coups de bâton, mais je prévis que je ne serois pas le plus fort ; je me retirai. Tels sont tous les Comédiens, des gueux ou des débauchés, que la misere & le vice font monter sur la scene. Tel est le sort de la plus grande partie des jeunes-gens que le libertinage & les folles dépenses réduisent aux plus honteuses bassesses.

Le Passe partout des Jesuites est un mauvais livre fait en 1606 contre ces Peres, à l’occasion de leur rétablissement par Henri IV, à la sollicitation du Pape. Il est entremêlé de prose & de vers latins & françois, de mots italiens & espagnols. C’est un amas de toutes les grossiéretés qu’on disoit alors contre eux, où il se trouve quelques bons mots. Pour les faire mieux passer, on les met dans la bouche d’Arlequin, de Pantalon, & Docteur, & autres personnages de la comédie italienne, alors nouvelle en France. C’est une espece de longue comédie qui n’est point divisée en actes & en scenes, mais en récit où l’on met l’entrée des personnages & les discours qu’on leur fait tenir. Le fonds met l’entrée des Jésuites à Paris, l’accueil qu’on leur fait, les gens qui vont au-devant d’eux, & ce que chacun pense à leur désavantage. On y voit quelques traits ingénieux, mais en général ce n’est qu’un morceau de tabarinage. En voici quelqu’un au hasard, pour en donner une idée ; car je crois ce livre absolument inconnu.

Arlequin débute par des lazzis, des quolibets ; il regarde tout le monde ; s’il voit quelque visage pâle & défait, n’êtes-vous point , dit-il, quelqu’un de ces Messieurs, nos rappelés à face sinistre ? ce sont les bâtons de vieillesse du St. Pere : quibus ille viros quibus excitat urbes . Pantalon entre, & chasse Arlequin, & appele les Jésuites, le phare de la jeunesse, le cornemuse de la République, la tapisserie & la vaïssele de l’Eglise . On fait passer en revue ceux qui les ont favorisés, qu’on tourne en ridicule ; c’est une satyre des trois Cours de Rome, de France & d’Espagne. Puis entre l’innocence, c’est une Dame couverte d’un crêpe blanc, qui plaide la cause de la société devant la Justice. Autre Dame, les yeux bandés, la balance à la main ; elle est conduite par une laide & vieille Dame appelée le nécessité, elle passe, & les Muses arrivent, qui donnent aux Jésuites des pleines cruches d’eau de l’Hypocrene : le Bédeau de l’Université, avec leurs masses, vont les recevoir, les Capucins & les Cordeliers qu’on traite fort mal, vont leur faire la cour. Arlequin leur dit : vous, pour un bien de paix, porterez la bésace, & vous autres, Messieurs, nous la ferez porter . On se mocque du bon St. Ignace qui, quoique boiteux, veut faire marcher le monde droit . Les Papes sont horriblement maltraités. La France est le pays des orages & de la frivolité : nimborum patria . Quand on entend fonner l’horloge, on demande quelle heure il est.

On voit toujours les sillons
Couverts de quelques nuages,
Ou batus des tourbillons,
Des grands vents & des orages ;
Il vomit son mal présent,
Sentant au vif qui le blesse,
Puis en appelle un absent,
Sitôt que l’autre le laisse.

Il décrit ainsi la politique & la dissimulation des Jésuites.

Ils savent fort bien manier,
Et leur langue & leur gosier,
A faire force beaux passages
De mille discordans accords,
Et de mille accordans discords
Animant leurs nombreux ramages.

Il compare les Jesuites aux chevaux du soleil, qui soufflent la lumiere : Solis equi lucem qui navibus efflant.

On fait entrer le Pere Coton dont on se mocque à la tête des Jésuites, & d’une troupe d’Ecoliers qui chantent, de qui on dit.

D’un lévain excellent notre pâte se leve,
Puisque, pour enfourner, les voici revenus,
Nous ne manquerons pas d’avoir des pains cornus.

Il en veut beaucoup à Bellarmin. Je ne sais pourquoi l’Auteur de cette rapsodie est un protestant. Son acharnement contre le Pepe ne permet pas d’en douter.

L’Abbé de Mablis, Observ. sur les Grecs, fait le portrait d’un Comédien sous le nom d’Alcibiade, d’un homme qui joue toute sorte de rôles, un libertin, mais un homme qui a des graces ; c’étoit un homme vain qui vouloit faire du bruit & occuper les Athéniens. Tout en lui étoit embelli par les graces voluptueuses. Jaloux des agrémens & de l’élegance des mœurs, qui en annonce presque toujours la ruine, il sembloit ne se mêler des affaires de la République, que pour se délasser des plaisirs. Il avoit l’esprit d’un grand homme, mais son ame dont les ressorts amolis étoient incapables d’une application constante, ne pouvoit s’élever à ce grand. Je ne puis croire qu’un homme assez souple, pour être à Sparte, aussi dur & aussi sévere qu’un Spartiate dans l’Ionie, aussi recherché dans ses plaisirs qu’un Ionien, qui donnoit dans la Thrace des exemples de rusticité, qui dans l’Asie faisoit envier son luxe élegant par les Satrapes du Roi de Perse, fût propre à faire un grand homme. Aussi n’a-t-on jamais donné ce titre à aucun spectateur & amateur du théatre.

Voici un enthousiasme philosophique qui donne dans le comique, pour tout ce qui peut avoir quelque rapport au système amusant du siecle, c’est la découverte de quelque relation manuscrite d’un voyage de Montagne en Italie. Sa famille n’avoit pas jugé à propos sans doute, pour des bonnes raisons, de le donner au public. Cet écrit étoit enseveli dans un tas de vieux papiers qui pourrissoient, depuis plus d’un siecle, au fond d’un vieux coffre, dans un antique château de la Guienne, appartenant à sa maison. Il a échappé, comme par miracle, à la dent vorace des rats. C’en est un bien grand & bien long. Après ce débatromanesque d’un charlatan, cet homme, trois fois heureux en découvertes, ajoute qu’il baisa très-dévotement ce précieux manuscrit, cette sainte relique ; qu’il en lut plusieurs pages où il reconnut la touche naïve & pittoresque de l’immortel Auteur des essais, & son style. Pleinsautier : Risum teneatis amici. Il va faire incessamment ce magnifique cadeau à la nation des philosophes, & à la République des lettres qui vont l’attendre avec impatience, & l’acheter à grand prix. C’est tout ce que nous désirons. Tout cela a bien l’air d’être un conte imaginé, pour mieux débiter un livre, en le donnant sous un nom célebre, & faire passer des impiétés & des obscénités sous ses auspices. Quelle apparence ! Plein de lui-même, & si avide de gloire, qu’il instruit le public des moindres choses qui le regardent souvent basses, ridicules & vicieuses, il n’eût pas fait imprimer un voyage en Italie, s’il étoit de lui, ni n’en ait fait mention dans ses essais où il détaille jusqu’aux themes qu’il a composés dans les classes ? Je ne sais si l’Editeur qui l’a publié, aura bien pris les allures, la naïveté, l’énergie de son modele, pour les licences qui lui sont familieres, ne doutons pas qu’il ne les ait imitées & même surpassées. Ce livre a paru depuis.

Il n’y a point de genre de littérature où l’on ait plus mal écrit, & plus mal jugé qu’au théatre. Pour une bonne piece il y en a cent mauvaises ; pour une applaudie avec justice, il y en a cent qui ne le méritent pas, parce qu’on ne peut ni juger ni composer de bons ouvrages qu’autant qu’on est exempt des passions. La corruption des mœurs est un nuage qui aveugle ; elle éleve une foule de nuages, d’erreurs, des préjugés, de penchans, qui font mal écrire & mal juger. Comment dans un siecle aussi dépravé se trouveroit-il d’écrivains sublimes, d’arbitres équitables ? Comment se trouveroit-il au théatre, le centre de la corruption des mœurs, où la corruption seule compose, joue, écoute, regarde, prononce & donne seule le prix à tout un ouvrage ? Il n’y sera bon qu’autant qu’il sera mauvais : ce qui devroit le faire condamner, le fera couronner ; la dépravation fait son titre.

M. de Carraccioli, fécond & pieux écrivain, a donné un recueil des lettres de la Princesse Radzivil, Dame Polonoise, d’un mérite supérieur. Ce recueil est intéressant par des anecdotes curieuses & de beaux sentimens. Cette Princesse avance sur le théatre une idée singuliere qui a un air de paradoxe. Les comédies sérieuses ne conviennent gueres qu’aux gens frivoles. Si l’on veut dire que les gens sérieux ou fort occupés s’accommodent moins des pieces sérieuses on a raison, ils ne cherchent dans le spectacle qu’un délassement dont ils ont besoin : par conséquent des pieces divertissantes. Les pieces sérieuses, pour en sentir la beauté, en suivre l’art & la composition, sont une étude, une continuation de travail pour eux, qui, loin de délasser, fatigue comme le jeu des échecs qui, quoique le plus beau, est le moins amusant. Mais si on applique cette idée aux gens frivolles, on se trompe ; ils aiment, comme les autres, les pieces enjouées, & plus encore par goût & par caractere. C’est sur tout pour eux qu’on donne la petite piece après la grande. On lit plus volontiers Moliere que Corneille ; il y a bien plus de comédies que de tragédies, & de farces que de comédies régulieres. Mais pour faire impression, il faut , dit-on, que le spectacle nous tire de notre caractere. Cette méthaphysique ne s’entend pas ; & le jeu, les visites, les perfiflages ne remplissent pas tous les momens, ils laissent du vuide, il semble plutôt qu’on nous plaît, & qu’on nous amuse, en s’accommodant à notre caractere. Mais il faut sécouer l’ame, l’attendrir, la déchirer . C’est le mot à la mode, pour mettre en jeu la sensibilité par les emportemens amoureux & les tendres fureurs des énergumenes comiques . A-t-on entendu des spectacles, les yeux mouillés & l’ame seche ? Il peut y avoir quelque chose de vrai dans ces réflexions ; mais il il n’y a rien de particulier pour les gens enjoués, plus que pour les autres : peut être même en ont ils moins besoin que les gens sérieux. Il est bien plus aisé d’agiter une girouette qu’une grosse pierre.

Les Pantomimes sont une ressource pour trois personnes, pour le Poëte, pour l’Auteur & pour le spectateur. 1.° Quand un Poëte ne sait plus que dire, & ne dit plus rien d’intéressant, un pantomime remplit utilement le vuide ; c’est à peu près comme les exclamations, les mots coupés, les juremens, les termes des hales, qui dans les conversations, alongent le discours, & semblent dire quelque chose quand on ne dit rien. Si le Poëte ne sait pas s’expliquer & se faire entendre, un Pantomime est son interprete ; on pourroit le faire agir en même temps que l’Acteur déclame, comme on faisoit à Rome. Ce sont , dit M. Clement, lett. 57, les meilleures paroles qui se disent depuis long-temps. Les bonnes pieces n’ont pas besoin d’emprunter de struchement. Voilà tout le nœud & le dénouement du Recueil de Thalie, de l’Abbé de Voisenon qui s’en joue avec succès au théatre italien. St. Charles n’y seroit pas allé chercher un Ecclésiastique ; mais l’Académie qui aime les Pantomimes, a suivi d’autes principes en l’adoptant. 2.° C’est la ressource de P.Acteur : il est plus difficile & plus rare d’avoir le geste naturel, noble, & cependant expressif de la vérité, que les Lazzis arbitraires d’un Pantomime qu’on charge, multiplie & diversifie comme on veut. Il n’y a pour chaque sentiment qu’un geste naturel. Il y a cent Lazzis, & qui même, en ne disant rien, amusent encore, & font rire à peu près comme un écureuil, un chien, un chat qui jouent & plaisent par leur adresse & leur souplesse, comme un Sauteur, un Dansent de corde, qui, sans rien dire à l’esprit, étonnuent par leurs fauts périlleux. 3.° C’est une ressource pour les spectateurs que le pantomime reveille, quand l’acteur s’endort. L’ordre, la suite, l’enchaînement, les combinaisons, les vraies beautés d’une piece bien faite demandent une attention qui fatigue un spectateur frivole qui ne cherche qu’à s’amuser. Un pantomime ne demande aucune attention ; on le voit & on rit ; aussi voit-on bien plus de gens qui aiment les pantomimes, que de ceux qui goûtent les bons acteurs, comme il y a bien moins de bons acteurs que de pantomimes. C’étoit un goût chez les anciens, c’est une folie, un délire chez les modernes.

Baron se mettoit sans façon au-dessus de tous les Prédicateurs ; pour l’éloquence du corps, nous ne sommes que quatre en France, qui jouent bien , disoit-il. Il n’avois pas tort en un sens ; il déclamoit bien, & peu de Prédicateurs savent déclamer : les uns n’ont point de geste, les autres l’ont mauvais. La comparaison cependant n’est pas juste ; la déclamation du théatre & celle de la chaire sont très-differentes. Les meilleurs acteurs prêcheroient for mal, s’ils débitoient un sermon comme une scene ; & le meilleur Prédicateur seroit sifflé, s’il jouoit comme il prêche. Il en est de même de la composition. Le style de Bourdaloue & de Massillon ont-ils rien de comparable avecceluide Corneille & de Racine ? Chacun a son genre qu’il ne faut point changer. Moliere est plus hardi ; quoique acteur médiocre, il seroit supérieur à tous les Prédicateurs, à tous les Peres, sur le fond même & sur les succès. Personne, à l’entendre, ne prêche si bien que lui, & ne fait tant de conversions ; c’est un véritable Apôtre qui, à la vérité, n’a pas été élevé au troisieme Ciel avec St, Paul, & n’est pas mort martyr comme lui pour la foi. Moliere a raison ; il n’y a qu’à l’entendre, & substituer le mot de vice à celui de vertu ; jamais Prédicateur n’eut plus d’auditeurs que lui, jamais sermon n’eut plus de lecteurs que ses pieces, jamais morale n’a été mieux reçue ni mieux pratiquée que la sienne. On en avale encore le poison à longs traits. Qui peut s’en défendre ? Qui libenter fœda spectat, fæda perpetrat. Ab impuro spectaculo nemo purus redit. Hoc intuendo, discit depudicare. Actoris infamia depudicat etiam pudicos. Une religion austere est-elle d’intelligence avec le cœur ? A-t-elle de si fortes armes que la volupté ? Se présente-t-elle avec les attraits d’une actrice ? Tandis que la scene sera le champ de bataille, la victoire du vice est certaine, & Moliere triomphera.

Il est si vrai qu’on ne doit pas confondre les genres, que personne n’est illustre hors du sien ; sur-tout l’art du théatre est si différent de tous les autres arts, que les Poëtes dramatiques les plus habiles n’ont gagné que du ridicule dans les excursions qu’ils ont faites hors du théatre. Sophocle, Euripide, Aristophane, Plaute, Térence, Sakespear, &c. n’ont fait que des drames. Corneille n’a réussi que dans le tragique. La traduction de l’Imitation ne se lit pas, son discours de réception à l’Accadémie fait pitié. Racine, plus prudent, n’a rien donné au public ; il a refusé à l’Académie son discours de réception, contre l’usage. Quinaut, Crebillon, qu’ont-ils fait ? Le poëme de Moliere, du Val de Grace, est au-dessous du médiocre. Voltaire est le seul qui ait traité plusieurs genres avec succès, quoique fort inégal. Chacun a ses talents : non omnis fert omnia tellus . Les acteurs ont de même des rôles favoris, conformes à leur caractere ; ils sont ailleurs déplacés. On ne réussit pas même dans tous les genres de drames. Zaïre est fort au-dessus de Nanine, & Phedre au-dessus des Plaideurs.

Rondeau sur les Sifflets.

Les sifflets défendus, quelle horrible injustice !
Quoi donc impunément un Poëte novice,
Un fade Musicien, un Danseur éclopé
Attrapera l’argent de tout Paris dupé ?
Ah ! Si je siffle à tort, je veux qu’on me punisse ;
Mais siffler à propos ne fut jamais un vice.
Non, non, je sifflerai, l’on ne m’a pas coupé
                 Le sifflet.
Un garde à mes côtés, planté comme un Jocrisse,
M’empêche-t-il de voir ces danses d’écrevisse ;
D’ouïr ces sots couplets & ces airs de jubé
Dussai-je être vingt fois sur le fait attrapé,
Je le ferai jouer à la barbe du Suisse
                 Le sifflet.

Rotrou étoit un homme que le théatre ne méritoit pas ; sans en être amateur, il avoit le génie dramatique, & une grande facilité à faire des vers. Corneille l’appelloit son pere & son maître. Rotrou ne lui auroit pas été inférieur, s’il se fût appliqué au travail ; mais c’étoit un homme du monde, qui, pour soutenir son jeu & sa dépense, cherchoit des ressources dans le profit de ses pieces, & dans les largesses du Cardinal de Richelieu qui le mit au nombre des cinq Auteurs, chargés du département de la poësie, c’est-à-dire, de mettre envers ses idées dramatiques. Heureusement un fonds de religion dont il étoit rempli, & que les nuages du théatre avoient obscurci, reprit le dessus, & lui fit abandonner Paris & la scene. Il se maria, & prit dans sa patrie une charge qu’il remplit avec honneur. Il ne parloit jamais de ses ouvrages ni de lui même ; & quand il y étoit forcé, c’étoit avec la plus grande modestié. Il passoit chaque jour deux heures dans l’Eglise à méditer les vérités du salut. Il mourut à quarante ans, après avoir demandé & reçu tous les sactemens d’une maniere édifiante, on peut ajouter héroïque. La peste désoloit la ville de Dreux ; sa famille, ses amis dont la douceur, la probité, les vertus lui avoient fait un grand nombre, le presserent vivement de se retirer. Il répondit généreusement : Ma conscience ne me le permet point ; je suis le seul dans la ville, qui puisse y maintenir le bon ordre avec autorité. M’est-il permis de l’abandonner dans son malheur ? Le péril est fort grand dans ce moment, les cloches sonnent pour la vingt-deuxieme personne qui est morte aujourd’hui ; ce sera pour moi quand il plaira à Dieu. Il mourut, en effet, quelques jours après de la peste. Il ne fut pas de l’Académie, quoique les quatre Auteurs aux gages, comme lui, du Cardinal Poëte l’aient été, & ne le valussent certainement pas. Mais il quitta trop jeune la Capitale & les belles lettres, pour se livrer aux fonctions de sa chargé, & mériter mieux que Moliere les honneurs d’un éloge couronné.

La Vertueil, après avoir roulé sur les théatres des Provinces, contribué en bonne citoyenne à la population, & à faire tournet la tête (à la vérité bien légere) à plusieurs graves Magistrats, sans être pourtant ni jolie, ni spirituelle, la divine Vertueil dédaignant la Province, est enfin venue étaler ses graces sur le théatre de la Capitale. Elle y a débuté le 19 octobre 1771, par le rôle de Rodogune, & ensuite plusieurs autres ; car c’est une tête pleine de personnages de toute espece. Le Mercure de novembre, qui rapporte ce grand événement comme une affaire d’Etat, ne fait pourtant qu’un éloge modeste de cette Actrice : Elle est utile, agréable, joue avec aisance, avec agrément, avec distinction, mais ne t’éleve point à l’énergie des passions. A Toulouse c’étoit un prodige ; mais il y a deux cents lieue de la Garonne à la Seine. La complaisance des Actrices n’est pas aussi éloignée : leurs amans n’ont pas un si long voyage à faire pour arriver à leur cœur.

On a joué long-temps à Naples des comédies où l’on copioit exactement la nature. Le lieu de la scene n’etoit pas une décoration peinte, mais une vraie maison, un jardin, une rue. Dans cette maison, dont on voit l’intérieur, l’amant & la maîtresse, le mari & la femme font en conversation, un malade est dans son lit, tandis que la fille à son balcon fait des signes à son Sigibée. Dix, vingt, trente personnes sont à la fois sur le théatre, jouant, causant ; on mange, on boit ; les laquais vont & viennent ; un carrosse arrive. Ce n’est point une représentation, c’est la chose même. Les Napolitains ont beaucoup de passion pour ce genre de comédie. C’est un très-mauvais goût, parce que le plaisir que donne une imitation, doit avoir un peu de vrai & un peu de faux. Pour donner le plaisir de la comparaison & de la surprise, elle ne doit pas plaire, parce qu’elle renferme une infinité de choses peu agréables, froides, puériles, dégoûrantes, étrangeres au sujet, contraires à l’unité de l’action. Il faut n’imiter que la belle nature ; le reste déplaît en peinture comme en réalité.

Traduction des vers d’Ovide.

Mais de tous les lieux favorables,
A la poursuite du plaisir,
Les théatres sont plus capables
De satisfaire le desir ;
Là, son cœur badine & folâtre,
Où les femmes avec ardeur
Vont pour voir & pour être vues,
Où les rencontres assidues
Sont les écueils de la pudeur.

On dit que Moliere avoit traduit Lucrece en vers françois, & que son Domestique ne sachant ce que c’étoit, le déchira & en fit des papillotes. La perte est légere ; & par la nature de l’ouvrage, c’est celui d’un impie qui ne mérite pas de voir le jour, & par le caractere du Traducteur qui faisoit très-mal les vers sérieux, témoin le poëme du Val de Grace, qui n’est rien moins qu’un bon ouvrage, & qui ne savoit pas assez de latin & de philosophie pour bien traduire un Auteur aussi difficile. Si ce fait est vrai, ce qui est assez douteux, c’étoit quelque ouvrage impie de la façon de Moliere qui l’avoit mis sous le nom de Lucrece, pour le faire passer.

Corneille, dans le Cid, a mis ces vers : Les rides sur son front ont gravé ses exploits. Racine, dans les Plaideurs, applique ces vers mot à mot aux Sergens, pour se mocquer de Corneille. Corneille en fut très irrité, & ne pardonna pas à Racine cette espece de parodie. La rivalité ne les raccommoda pas.

Un Peintre mécontent de Stratonice, Reine de Syrie, femme d’Antiochus, fit un tableau pour se venger, où il la peignit dans une posture très lascive ; mais il la peignit très-belle. La Reine n’en fit que rire, & en sut bon gré au Peintre. La réputation de beauté est plus chere aux femmes, que celle la vertu. Il n’en est peu qui n’étalassent toutes leurs graces, si les loix de l’honneur ne le leur interdisoient. Il n’est point d’actrice qui, par ses nudités, ne justifie ces vérités.

D’où vient qu’on rit librement au théatre, & qu’on a honte d’y pleurer ? Il est aussi naturel de s’attendrit sur les malheurs, que de s’égayer sur les défauts (non, on est plus malin que tendre.) On se détourne pour cacher ses pleurs, non pour éclater. (Est-ce que les pleurs défigurent ? Au contraire ils embellissent : & les ris excessifs défigurent.) Il y a de la foiblesse à l’un, & une sorte de supériorité à l’autre (cela est vrai, mais on n’y pense gueres.) L’un n’est-il pas le but de la tragédie, comme l’autre de la comédie ? (Oui, mais la tragédie a un air apprêté, un air faux dans ses personnages ; la comédie est toute naturelle, ce sont nos égaux, elle intéresse davantage.) Est-ce la faute des actrices ? Il est vrai qu’on joue mieux le comique, mais le meilleur tragique ne fait pas autant pleurer qu’un bon comique fait rire.

C’est le caractere du cœur humain : méchant, frivole, peu compatissant, peu tendre, qui ne pense jamais qu’à soi, ne songe qu’à se rejouir, & ne vient au théatre que dans ces vues. Il s’en faut bien que le genre tragique, quoique plus sublime, soit aussi goûté.

La Galerie Françoise, tom. 2, art. de Marivaux, en rapporte un trait singulier. Cet homme, qui étoit bon & charitable, apprit qu’une pauvre orpheline qu’il protégeoit, désiroit entrer dans une troupe de Comédiens. Il craignoit tout pour sa vertu ; il la mit dans un Couvent, & lui paya sa pension pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’elle s’établît honnêtement. Croiroit-on qu’un homme qui a composé & fait jouer plusieurs pieces, qui leur doit en partie sa gloire littéraire, ait cru le théatre si dangereux, qu’il en a arraché une actrice, l’a entretenue dans un Couvent, tandis que lui-même n’avoit pas, ou plutot n’écoutoit pas les remords de composer pour le théatre ; car il est impossible qu’avec ces idées chrétiennes, il n’ait pas senti le danger qu’il couroit, & le péché qu’il commettoit en lui fournissant des alimens. Quel usage différent de son argent & de ses talens ! comme si on ne devoit pas également l’un & l’autre à celui de qui on les tient, & qui ne les a donnés que pour servir à sa gloire. M. de Languet, Archevêque de Sens, le lui fit vivement sentir, quand il le reçut à l’Académie.

Danchet, qui déclamoit bien, récitoit aux Comédiens une piece de sa façon qu’il vouloit faire représenter, & ornoit de toutes les graces la déclamation. Les Comédiens charmés lui dirent : ah, Monsieur, que vous seriez un bon acteur ! que ne vous faites-vous Comédien ? Danchet prit ces éloges pour une insulte ; & les regardant avec mépris, leur dit fiérement ces deux vers de Nicomede :

Le maître qui prit soin d’élever ma jeunesse
Ne m’a jamais appris à faire de bassesse.

Aujourd’hui cette saillie ne seroit pas pardonnée ; elle suffiroit pour rejeter la meilleure piece. Les Comédiens sont de si grands Seigneurs. Ils étoient alors bourgeois ; ils se rendirent justice, & la piece sut jouée,

M. de Juvigni, Discours préliminaire de la Bibliotheque de la Croix du Maine, dit deux choses singulieres sur le théatre, auxquelles ses adorateurs ne souscriront pas. 1.° Il compare les dramatiques aux Chymistes qui cherchent la pierre philosophale, & pour y parvenir, détruisent les meilleures choses dans tous les trois genres, animal, végétal & minéral, aujourd’hui même les diamans, & n’en tirent que de la fumée. Ainsi consume-t-on au théatre son temps, son argent, son devoir, son honneur, la conscience, pour n’en tirer que de la fumée. 2.° Que les anciennes représentations des Mysteres & des Martyres valloient mieux que nos drames. Elles attendrissoient jusqu’aux larmes. Ceux-ci laissent le cœur froid pour la plupart, ou n’excitent que des mouvemens impurs. Elles avoient un objet, parloient religion, disoient des choses utiles, elegantes pour le temps, quoique très-groffiérement. A en juger par notre bel esprit, nos drames ont plus d’attraits, souvent des tirades indécentes, impies, scandaleuses, quelquefois la piece entiere, des maximes hardies qui attaquent le Trône & l’Autel ; des termes licentieux, équivoques, qui corrompent les mœurs, mais que la dépravation du siecle applaudit. Si les Auteurs & Acteurs revenoient, avec quel étonnement & quelle indignation verroient-ils un si grand désordre succéder à leur piété ? Que penseroient-ils des Auteurs, des Acteurs, des spectateurs d’un siecle qui l’enfante & y applaudit ?

L’Histoire de Danemarc, tom. 1, C. 9, attribue aux Islandois un trait de religion fort plaisant. Ces peuples, dans leurs demeures souterraines, jouent aux échecs avec les mêmes pieces & les mêmes regles que nous. Ce jeu y est fort commun ; chaque paysan a son échiquier. Il se fait lui même ses pieces d’écaille, d’os de poisson, de côte de baleine ; mais ils leur donnent des noms différents. Les Tours sont des Capitaines, l’épée au côté & sonnant du cor : ce qui est plus raisonnable que de faire, comme nous, marcher des tours. A la place des foux, ils mettent des Evêques avec la mitre & la crosse, à côté du Roi & de la Reine, disant qu’il est plus raisonnable & plus utile au bien de l’Etat de mettre pour Conseillers auprès du Prince des gens sages & religieux, que des foux sans religion. Ces bons peuples auroient dû aussi changer la marche des Prélats, & leur donner plus de gravité, comme au Roi qu’ils ne devoient pas quitter comme leur Conseiller ; au lieu que cette piece va comme un fou, à travers champs, à droite & à gauche, fort près & fort loin, ce qui lui a donné le nom de fou, & ce qui ne convient poin à la sagesse episcopale. On n’a même jamais voulu donner ces pieces comme Conseiller du Roi, mais comme des divertissemens. L’usage étoit alors d’avoir des foux en titre dans les Cours des Princes.

Farinelli, Musicien célebre, & castrato d’Italie, plus si fort au Roi d’Espagne, que ce Prince le fit Chevalier de l’Ordre de Calatrava, sans doute pour faire honneur à l’Ordre, en lui donnant un si grand Sujet. On lui mit les éperons selon l’usage. L’Ambassadeur d’Angleterre, qui étoit présent, dit en riant : Chaque pays a ses usages, nous épéronnons les coqs en Angletere, en Espagne ou éperonne les chapons. En Angleterre on fait plus, on accorde les honneurs royaux aux Actrices, on les enterre dans le tombeau des Rois. En France on leur bâtit des maisons, les grands Seigneurs élevent chez eux des théatres, y jouent avec elles. Le mérite dramatique est un nouveau titre de noblesse.

Les yeux d’une jolie Actrice, Au teint vif, aux brillants appas, D’un coup d’œil, d’un mot ou d’un geste Brouillant le code & le digeste, Font mentir Barthole & Cujas. En vain repoussant l’artifice, Le droit est dans son plus beau jour, Et le bandeau de la justice Est souvent celui de l’amour. Sabatier, Ode. Il est de l’intérêt public qu’on ne souffre pas de comédie dans les villes où il y a des Tribunaux supérieurs, Le théatre dérange plusieurs Magistrats. Le dégoût des loix, le retardement des affaires en sont la suite. Les Actrices tiennent souvent la balance dans les procès où elles s’intéressent, le Tribunal est sur le théatre. Rien de plus facile que d’obtenir leur protection, quand on veut l’acheter. Un coup d’œil plaide mieux que Cochin. Dans l’Aréopage on plaidoit la nuit, pour ne pas voir les Parties. Il seroit bien plus essentiel de ne pas voir les Comédiennes.

Dominique, fameux Arlequin, étant allé voir Santeuil, qui d’abord ne le connut pas, lui dit en riant : Je suis le Santeuil de la comédie. Et moi , répondit le Victorin, je suis le Dominique de St. Victor. Tous deux avoient raison. Dominique étoit aussi excellent Comédien que Santeuil grand Poëte, & Santeuil par sa conduite n’étoit pas moins Arlequin que Dominique par ses lazzis. On peignit Santeuil en regard avec le P. Gourdan son confrere, qui vêcut & mourut en saint, avec ces deux vers latins & deux françois qui en sont la traduction.

O quam dissimiles vultu & moribus ambo !
Versibus hic sanctos, moribus ille refert.
Ah ! quelle différence & d’air & de mérite !
Santeuil chante les Saints, & Gourdan les imite.

On mit un crucifix entre deux. Voilà, dit-on, J. C. entre bon & le mauvais larron. L’antithese n’étoit pas exacte. Le P. Gourdan vêcut toujours saintement, & n’eut pas besoin de se convertir à la mort, comme le bon larron. Du reste Santeuil changea de conduite, & mourut chrétiennement.