(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-4
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(1774) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre seizieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-4

[Introduction]

L’Abbé de St. Pierre rapporte de Racine un trait singulier, qu’il dit tenir de Madame de Lafayete. Racine soutint qu’un bon Poëte peut faire excuser les plus grands crimes, & inspirer de la compassion pour les criminels, qu’il ne falloit que de la fécondité & de la délicatesse d’esprit (& de l’impudence) pour diminuer tellement les crimes de Medée & de Phedre, qu’on les rendroit aimables aux spectateurs, au point d’inspirer de la pitié . On lui nia que cela fût possible, on voulut le tourner en ridicule sur une opinion si extraordinaire : il entreprit, pour la prouver, la tragédie de Phedre, où il réussit si bien à faire plaindre ses malheurs, qu’on a plus de pitié de la criminelle belle-mère, que du vertueux Hippolyte. C’est une des meilleures pièces de Racine, & par conséquent une des plus dangereuses, quoique traitée avec décence, si la décence se borne à ne rien dire de grossier, & s’il est fort décent de diminuer l’horreur des forfaits, & de rendre les criminels estimables par de brillantes enveloppes.

Voilà l’un des plus grands maux du théatre, de l’aveu de son oracle ; il fait excuser l’inceste & la calomnie, il fait plaindre & aimer Phedre & Medée, les femmes les plus scélérates de l’antiquité. Racine, alors peû dévot, ne pensoit pas qu’en faisant briller son talent, il faisoit le procès à son métier & au théatre, auquel il devoit toute sa gloire. Il pensa bien differemment dans la suite ; encore même dans la Préface de Phedre reconnoît-il une partie de la vérité ; & son fils, élêve de ses dernières années, où il avoit embrassé la piété, lui rend dans ses remarques un hommage sincère & funeste, qui farde le vice & défigure la vertu, école pernicieuse qui en donne & des leçons & des modèles !

Quoique la tragédie & la comédie soient unies d’intérêt contre les bonnes mœurs, elles paroissent s’être partagé les attaques. Racine & les tragiques font excuser les vices & aimer les vicieux ; Moliere & les comiques font mépriser la vertu & hair les gens vertueux. C’est l’esprit du siecle. Melpomene, toujours avec les grands, les ménage & flatte jusqu’à leurs vices ; Thalie vit avec les petits, se mocque d’eux, & méprise jusqu’à leurs vertus. Les deux pieces de Phedre & de Tartuffe dans le fond sont semblables, & sont la parodie l’une de l’autre. Ce sont deux scélérats hypocrites qui ont la même morale, & tiennent le même langage, l’un à la femme, l’autre au garçon qu’ils veulent séduire sous le voile de la fidélité ou de l’amitié. Ils trompent tous deux un mari crédule, Tartuffe pour enlever son bien, Phedre pour faire punir son fils. Celle-ci apprivoise avec le vice, lie avec les coupables, l’autre arme contre la piété, la rend suspecte, tourne en ridicule ceux qui le pratiquent. Les traits des deux scenes font également aux mœurs de profondes blessures.

Dieu a fait à l’homme une grande grace, de lui donner une pudeur naturelle qui inspire l’horreur du crime & en éloigne, & une estime, un penchant, un respect pour la vertu, qui nous réunit avec ceux qui la pratiquent. Cet utile rempart, ce doux attrait, le théatre le détruit. Il lie avec les méchans, il sépare des bons ; sous prétexte de foiblesse excusable, ou d’hypocrisie condamnable, on applanit la voie du péché, & on seme des ronces sur celle de la religion. En venant de voir jouer Phedre ou Tartuffe, on n’est plus le même, on est tout étonné de se trouver plus indulgent pour les scélérats, plus rigoureux pour les saints. On dira peut-être : les Avocats font tous les jours la même chose au Barreau ; ils emploient les mêmes moyens, ils plaident pour excuser le crime & justifier le coupable ; on les souffre pourtant, on les écoute. Le théatre est une espece de barreau, où le Poëte déploie son éloquence. La différence est grande. Devant les Tribunaux le crime est encore incertain, & ce n’est qu’après avoir examiné les preuves, & entendu les Parties, que le Juge prononce. Il est juste que le prévenu se défende, & se justifie, s’il est innocent ; on n’excuse point le crime, on le nie au contraire, & on en infirme les preuves. Bien loin de faire aimer le criminel, on va le livrer au bourreau. Au théatre le crime est certain, il est avéré, il forme le nœud de la piece, & le Poëte cherche à le faire excuser. Le criminel est connu & avéré ; le Poëte veut qu’on ait pitié de son malheur, qu’on aime sa personne. Le vice perd-il, la vertu gagne-t-elle dans des sentimens si peu justes ?