Chapitre III.
Aveux importans.
J urieu, Ministre célèbre étoit un homme savant & de beaucoup d’esprit, il écrivoit avec une extrême facilité, il a composé une infinité de livres dont quelques uns sont bons ; mais il ne savoit pas supporter l’adversité. Des disputes théologiques, la perte de sa chaire de Professeur, sa fuite en Hollande, les amours de sa femme, les talens de Baile, la destruction de sa Secte par la révocation de l’Édit de Nantes, aigrirent si fort son imagination, & exaltèrent si fort sa bile, qu’il tomba dans la folie, & donna des ouvrages extravagans. Ses commencemens avoient été sages, & ce fut alors que parut l’ouvrage raisonnable & chrétien sur la dévotion. Ce mot qui chez les Catholiques marque un degré de ferveur & une sorte de misticité extraordinaire que Jurieu combattit dans un livre exprès, ne signifie chez lui qu’une piété commune nécessaire à tout le monde pour être sauvé ; on ne peut le soupçonner de rigorisme, la morale des Protestans en est si éloignée ; que dans le même temps M. Arnaud démontra dans un gros livre qu’elle est le renversement de la morale chrétienne, & que Jurieu à son tour attaqua très-vivement la morale sévère dans le fameux livre de l’Esprit de M. Arnaud.
Jurieu cependant est un ennemi déclaré du théatre, il dit l. 2, c. 3 :
une personne qui revient du bal ou de la comédie
est très-mal disposé à la dévotion ; on a beau dire qu’on a rendu le
théatre chaste, qu’on n’y entend plus que des leçons de vertu, que
les passions n’y paroissent animées que pour la défense de
l’honneur, qu’on n’y produit que des sentimens de générosité ; pour
moi je dis que les vertus du théatre sont des crimes selon l’esprit
de l’Évangile, & que si on y entendoit quelque chose de bon, il
est gâté par l’impureté des lèvres & des imaginations à travers
lesquelles il passe. O impiété, dit Clément d’Alexandrie, vous
faites descendre le Ciel sur le théatre, Dieu est devenu une
comédie ! O impiété, vous faites monter la vertu sur le théatre,
& vous en faites une Comédienne ! J. C. ne veut pas dès
Prédicateurs en brodequins qui ayent des mouches & du fard sur
le visage ; la tragédie fait revivre les anciens crimes, on les tire
de dessous le tombeau, on apprend à notre siècle des impuretés
auxquelles il n’auroit peut-être jamais pensé ; l’on fait des
exemples des crimes qui n’existent plus. Les Lacédémoniens bien plus
sages, bannissoient ces amusemens criminels, il n’est pas bon,
disoient-ils, de violer les loix, même en apparence, on doit les
respecter jusques sur la scène. Il n’est pas honnête, dit Cicéron,
de s’exercer contre les Dieux, même par jeu d’esprit, nous ne devons
point nous divertir à leurs dépens, ni jouer la vertu. Les
spectacles sont incompatibles avec la piété, ils remplissent l’ame
de passions, l’esprit d’idées, le cœur de sentimens qui la
détruisent
.
Il fait voir l. 2, c. 1, combien les plaisirs des sens, les plaisirs du monde sont opposés à l’Évangile, & c’est le langage de tous les Chrétiens ; il distingue les plaisirs grossiers, les crimes énormes qu’on n’entreprend pas de défendre, quoiqu’on s’y livre, & les plaisirs qu’on traite d’indifférends : la danse, le jeu, la comédie, les spectacles, les intrigues, le commerce de galanterie qui sont des acheminemens aux plus grands vices ; & il soutient avec toute l’Église qu’ils sont défendus. Tout le monde aime la volupté, sur-tout la jeunesse qui s’imagine lui être consacrée ; les Poëtes & les Peintres peignent la volupté comme une jeune personne couchée sur un lit de fleurs, environné de tout ce qui flatte les sens ; toutes les passions bouiliantes à cet âge où la chair vigoureuse qui n’a point encore été mortifiée, domine avec insolence, & s’en fait même un privilège, & rien de plus ordinaire au théatre & dans le monde que de dire que la sagesse n’est faite que pour les vieillards, & le bel âge pour les plaisirs ; ceux qui ont des inclinations plus heureuses n’osent les suivre, le respect humain l’entraîne dans la foule, il est emporté par le torrent & on les excuse.
Les plaisirs de la vue & de l’ouïe qui font l’agrément du théatre, quoique moins grossiers que les autres ont cependant une liaison étroite avec la corruption du cœur ; telles les peintures lascives, les discours libres, les spectacles des femmus chargées d’ornemens empruntés si propres à embraser la cupidité. On peut voir innocemment & sans risque les beautés de la nature, la magnificence des cieux, les richesses de la campagne, une prairie émaillée de fleurs, un ruisseau qui serpente, &c. Ces objets n’excitent dans l’ame que des mouvemens doux & tranquilles qui ne portent à aucun péché, & ne favorisent aucune passion, ils invitent même à louer, à aimer, à admirer un Dieu dont ils peignent les perfections, mais les beautés théatrales, vanités des vanités, pompe du monde, attraits de la chair, cette musique efféminée, ces paroles tendres, ces intrigues galantés, ces nudités, ces gestes, ce fard, ce luxe ne viennent que du vice, ne portent qu’au vice, n’entretiennent que les passions les plus criminelles, & ne peuvent que conduire au dernier crime. Toute cette vie n’est qu’une suite de péchés, à quel terme▶ fatal doit-elle conduire ?
Les plaisirs de l’esprit par eux-mêmes innocens peuvent être très-criminels, on confond l’esprit avec son impureté ; on croit dans un ouvrage n’aimer que l’esprit, & on n’en aime que la corruption, l’esprit n’est qu’un prétexte, & quand même on aimeroit ce qu’il y a d’ingénu, on goûte sur-tout ce qui s’y trouve de licencieux, qui favorise les passions. Tels sont les romans, les pièces de théatre, les ouvrages de galanterie, on y admire la finesse des pensées, la délicatesse de l’expression, la variété des images, regardez-y de près ; le cœur y est bien plus touché que l’esprit, le plaisir vient sur-tout du vice qu’on y a délicatement répandu, qui flatte une imagination gâtée ; on ne sauroit soutenir la vue d’un objet grossier, montré à découvert, mais nous sommes bien aise qu’on nous le fasse entrevoir à travers un voile délié, qui le laisse voir ànu à l’imagination, qui s’y applique avec un plaisir extrême, & lève aussi-tôt le voile, & il ne faut pas un grand effort pour le lever au théatre où il est des plus transparens.
L’amour de la volupté est la maladie de tous les âges. Les infirmités arrachent quelquefois l’homme au plaisir, mais on n’en voit guère qui y renoncent volontairement ; c’est le plus difficile & le plus rare de tous les sacrifices. Combien de femmes qui veulent tenir bon contre le temps, & qui s’accrochent à tout pour n’être pas emportées par le torrent ? Elles n’oublient rien pour se conserver l’air de jeunesse, elles veulent tromper les hommes, & je ne sais si elles n’espèrent pas de tromper la mort, elles veulent toujours être l’objet de l’amour des hommes, afin d’avoir part à tous les plaisirs quand la vieillesse a répandu ses caractères sur leur tein, elles tirent le rideau dessus pour la rendre invisible ; vous les voyez ces femmes idolâtres du monde & de la volupté ensevelir leurs têtes sous un amas de poudre pour confondre la blancheur de leurs cheveux avec cette blancheur étrangère ; elles comblent avec du fard les enfoncemens de leur visage, elles ombragent les rides de leur front avec des boucles, des rubans, des dentelles ; ce qu’elles font de plus prudent, c’est d’embaumer leur corps avec des parfums pour arrêter l’odeur qui sort de leur cadavre : dans cet équipage elles se mêlent dans toutes les sociétés, dans toutes les parties, au bal, à la comédie, elles y tremblent de foiblesse, à peine distinguent-elles les couleurs, après avoir été les idoles du monde, elles le châtient des crimes qu’elles lui ont fait commettre ; ce sont des spectres qui le poursuivent, il les fuit, il en a horreur.
Bien des hommes ne sont guère plus sages, des vieux pécheurs usés par la débauche dont la concupiscence est encore bouillante, & les inclinations vicieuses, ils ressemblent à l’embrasement d’une maison, quand le feu y a cessé on voit long-temps des étincelles & des pointes de flammes percer à travers les cendres ; le feu y vit encore, mais il manque de matière ainsi le goût de la volupté vit encore, la force y manque. En voilà plus qu’il n’en faut. Sentiment de Jurieu sur les spectacles. Tous les autres moralistes Protestans, Vincent, Daneus, le Faucheur, Saurin, &c. tiennent le même langage que les Catholiques, toutes les sectes sont réunies contre le théatre.
Pierre Viret, Calviniste célèbre, l’un des premiers de cette secte qui la répandit en bien des endroits, avec un très-grand succès, & mourut peu après avoir été Ministre de plusieurs Églises. Pierre Viret étoit habile, éloquent, grand Orateur pour le temps, laborieux, Ecrivain, a fait berucoup d’ouvrages, & donné entr’autres un corps de morale considérable en dialogue, où il explique les commandemens de Dieu, l’oraison dominicale, & le symbole des Apôtres ; sa morale est pure, & même sévère, ce qui lui donna du crédit, ce livre seroit utile s’il se fût borné à la morale, mais il y a mêlé toutes les erreurs de sa secte, son langage gothique a de la force, & lui acquit une réputation singulière ; on ne parloit pas mieux alors ; il pensoit comme les Catholiques sur la danse, le fard, le luxe, le jeu ; en voici quelques traits sur le sixième commandement dans le style marotique du temps.
Tout est permis dans le monde, & non-seulement permis, mais maintenu dans les chansons, paroles deshonnêtes, &c. Il est difficile d’imaginer chose quelconque plus propre à donner occasions à l’impureté que les danses, n’y eut-il point d’instrument qui sonne les notes ? Les femmes qui dansent se servent elles-mêmes de tabourins flûteurs & menétriers, ce qui est encore pis, puisque leur bouche est polluée par les chansons dissolues ; elles mêmes s’en excitent davantage au péché, & les hommes semblablement par le son de ces airs tendres & lubriques & dangereux ; combien l’est-il davantage quand ces notes sont jointes au chant ? Les yeux sont les fenêtres du cœur, par le regard desquels la concupiscence est enflammée ; les oreilles des tuyaux par lesquels comme par un entonnoir ce venin mortel est instillé & entiné au cœur par le diable par le moyen des paroles lubriques.
Il en faut dire de même des images ou livres (licencieux) & de l’assemblage des deux sexes, sur-tout des jeunes gens, c’est-à-dire, feu contre feu ; quel souffre ! quelles allumettes plus infernales pour enflammer davantage un feu déjà tout ardent, qu’on ne peut trouver de l’eau à suffisance pour l’éteindre ! Enfin il traite fort au long tous les péchés d’impureté, & puis, dit-il, les fards bravetés & ornemens lubriques sollicitent au crime comme de l’huile jetée au feu ; il ne faut douter que toutes ces choses ne soient fort déplaisantes à Dieu & contraires au commandement, à l’honnêteté & modestie chrétienne ; que les femmes, dit Saint Pierre, s’acoutrent en habit honnête & avec modestie, non en tresses en or, en perles, en vêtement somptueux ; quand elles viennent à l’Église qu’elles ayent la tête couverte, rien ne manifeste plus le cœur d’une femme que l’ornement d’icelle, on peut y voir au moins comme en miroir & lire comme en un livre, les habits comme la bouche parlent de l’abondance du cœur ; les femmes sont meurtrières d’ames quand elles viennent à l’Église elles ouvrent leurs coffres & arches (boëte) pour mettre l’or & montrer & porter tout ce qu’elles ont de beau & de brave, comme si c’étoient des Merciers qui y apportassent leurs merceries à la foire ; on diroit qu’elles veulent se moquer de Dieu, & lui reprocher sa pauvreté & misère. Isaie dit les filles de Sion se sont élevées, ont cheminé le cou étendu, les yeux affectés, se guindant & branlant. Le Seigneur les échevelera, leur ôtera les escarpins, les coëffes, les lunettes, flacons, brasselets, templettes, jarretières, carquans, bagues, oreilletes, anneaux, mantelets, bourses, miroirs, toilettes ; il y aura puanteur, pleurs cilices, brûlures, &c. Isaie est un étranger, rude, & fort malgracieux, damoiseau pour orner, farder, attinteler & accoutrer, les Dames déguisées en femmes de mauvaise vie.
Jamais il n’y a eu au théatre plus de déchaînement qu’il y en eut contre le Tartuffe, le Parlement le défendit par arrêt, le Roi fit pareille défense ; les Prédicateurs, les Confesseurs, les Magistrats, les Écrivains, tout s’éleva avec zèle, le sublime Bourdaloue prêchant sur les divertissemens du monde le troisième dimanche après Pâques, s’étend beaucoup sur les spectacles qu’il démontre être impurs, criminels, scandaleux de leur nature, faisant naître mille pensées & désirs impurs défendus par l’Église & par tous les Saints Pères dont le témoignage vaut bien celui de quelques libertins, sans sciences, sans études, sans autorité, qui n’ont pour guide & pour oracle que des passions dont ils sont idolâtres. Tous les Prédicateurs parlent sur le même ton, mais il n’y en a point que je sache qui ait désigné en particulier le Tartuffe. L’Auteur cite mal le septième dimanche après Pâques, il n’y en a point de septième ; mais il est peu familier avec les fêtes & les sermons ; il faut le lui pardonner.
Il se plaint de la Bruyere ; C. de la comédie ; il est vrai que ce fameux moraliste, comme tous les autres, est déclaré contre le théatre, mais l’endroit cité est moins une censure morale qu’une critique littéraire indirecte du Tartuffe qu’il ne nomme pas, après le portrait d’un vrai dévot dans le Duc de Beauvilliers. La Bruyere donne le caractère d’un hypocrite, & ce tableau en deux ou trois pages, plus vrai, plus juste, plus ressemblant, vaut mieux que toute la comédie de Moliere. Moliere a mis une infinité de traits caractéristiques, grand nombre d’autres sont faux, étrangers, outrés ; ce n’est que la moitié de la peinture, son but est manqué, l’hypocrite n’est qu’ébauché. La Bruyere est un Peintre qui fait la critique d’un portrait imposteur en lui donnant pour voisin le sien qui est très-fidèle, soit qu’inquiet, alarmé, embarrassé des suites, ce comique n’ait pas doné l’essor à son génie, soit qu’il se foit livré par goût au tabarinage qui chez lui l’emporte sur-tout ; il est certain que dans cette pièce comme dans toutes les autres, la moitié n’est que farce, & le portrait du sujet est croqué, la farce fait rire le peuple, l’irréligion applaudit au décri de la dévotion. Voilà ce qui fait sa vogue, la même pièce sur tout autre sujet sans y mêler la dévotion, seroit très-médiocre.
Dans le Commentaire du sienr Bret sur les œuvres de
Moliere, il y a des traits sur le Tartusse que je crois devoir rassembler
pour les ajouter à ce que nous avons dit sur cette célèbre &
très-mauvaise pièce, Louis XIV la défendit, il fut choqué de
voir dans Tartuffe trop de ressemblance du vice & de la vertu.
L’Écrivain se récrie contre cette imputation, qu’il croit injuste ; il a
tort, cela est, & cela doit être. Moliere eût manqué son but s’il n’eut
fait ressembler son imposteur aux hommes de bien ; on n’est hypocrite que
pour avoir l’extérieur & l’apparence de la vertu qui cachent le vice,
mais cette ressemblance tournée en ridicule, rend suspect le véritable homme
de bien, & dégoûte de la vertu qui peut si
aisément être suspecte ; quand ensuite Louis XIV la permit, il fit changer
le nom de Tartuffe en celui d’Imposteur,
parce que ce mot qui est de son invention est un de ces mots imitatifs qui
peuvent s’appliquer au bien & au mal ; ce mot peint un homme doucereux & affecté, qui peut être bon ou mauvais,
& qui fait une confusion dangereuse du vice & de la vertu. Ce Prince
voulut encore que
l’Acteur qui joueroit ce personnage
fut habillé en homme du monde, l’épée au côté avec des
dentelles
, pour écarter toute idée d’état
ecclésiastique ou religieux, & ne peut donner lieu de penser que tous
ceux qui sont dans cet état sont des hypocrites ; car telle étoit la malice
de Moliere en habillant son Tartusse en Abbé, ce qui étoit contre son plan
même, puisque le Tartusse est destiné à épouser la fille d’Orgon ; sur quoi
roule toute l’intrigue, il est supposé laïque, & non d’un état qui
exclud le mariage. Malgré la sage défense du Roi, les Comédiens aussi
méchans que leur père, ont toujours continué de l’habiller en Abbé, ils ont
mieux aimé faire à contre-temps que de renoncer à leur malignité. L’Auteur
qui fait cette remarque en cite d’autres exemples, & rapporte le
témoignage d’un Auteur Italien qui a traduit cette pièce en sa langue, &
qui observe de même que le Tartuffe doit être un homme du monde vêtu
modestement.
M. Remond de St. Mard, homme d’esprit, homme aimable, fort
répandu dans le monde, dont les ouvrages de littérature prouvent le bon
goût, & le traité de l’opéra, son amour pour le théatre, ses lettres
galantes, une morale peu sévère par le ainsi de l’opéra, lett. 24 qu’il suppose écrire à une Dame par une autre Dame.
Vous êtes fâchée de n’être pas à Paris, parce
qu’on y joue la comédie, en vérité l’opéra vous donneroit les plus
mauvais exemples du monde ;
Armide a un air
dévergondé qui ne sied pas même à une femme prostituée, & je ne
saurois déviner par quelle fatalité le caractère de femme fait sur
le modèle d’Armide, ont acquis sur le théatre un droit de plaire
qu’ils ne sauroient perdre. Voyez Angélique, elle n’a pas plus de
pudeur qu’Armide ; elle joue au pauvre Roland un tour qu’on ne
pardonneroit pas à une vraie guenippe, & je trouve que Roland ne
fait pas trop mal de faire tapage & de jeter les meubles par les
fenêtres. C’est sans doute pour entrer dans le goût de son siècle
que Thomas Corneille fait jouer à Ariane un rôle qui n’est guére
plus décent ; car enfin que ne fait-elle point pour retenir Thesée ?
De quels reproches ne l’accable-t-elle point ? & de quelle
nature sont ses reproches ? Ne m’allez pas dire que lorsqu’une
honnête femme a tant fait que de renoncer à son devoir, elle doit
être plus furieuse qu’une autre ; que les combats qu’elle a essuyé
avant de se rendre, la font devenir une fois plus sensible à
l’infidélité qu’on lui a fait, qu’une honnête femme à qui il en
coûte pour se laisser vaincre, veut jouir de la peine qu’elle a eue
à se défendre, & que ne voulant pas tous les jours recommencer
les frais d’une passion, il lui est permis d’enrager lorsqu’elle en
perd les fruits. Je sais tout cela ; aussi je ne défends point à une
femme de se plaindre, mais je veux qu’elle se plaigne toue bas, que
la vanité quoique blessée étouffe sa tendresse ou du moins en ôte
l’éclat ; enfin je trouve infiniment mauvais qu’une maîtresse, parce
qu’elle est abandonnée, aille faire en face à son Amant de ces
reproches qui marquent le besoin qu’elle a encore de lui, & qui
selon le procédé du cœur humain, ne servent qu’à assurer
l’infidélité de son amant ; savez-vous que ce sont ces belles
représentations là qui produisent le peu de respect que les hommes
ont pour nous. Eh le moyen qu’à la vue de nos foiblesses ils
puissent nous respecter ce penchant
furieux
qu’on nous donne à la tendresse, & le désespoir de n’être plus
aimée, cet emportement où vous met le plaisir de l’être ? Tout cela
est-il fait pour renverser tout l’éclat de leurs conquêtes ? Non
quand l’amour les rendroit empressés à nous plaire, la vanité
arrêteroit bientôt leurs démarches, & les feroit rougir de leur
tendresse ; car quel honneur y a-t-il de triompher des cœurs tels
qu’on peint les nôtres ? En vérité il est bien vilain à un Poëte de
gâter ainsi l’amour ; ne seroit-il pas mille fois mieux pour tout le
monde que ces Messieurs cherchassent à nous embellir ? Hélas
pourquoi au lieu de nous donner la foiblesse que nous avons, ne nous
donnent-ils pas un peu de la force que nous n’avons point ? Nous en
aurions moins de honte à nous rendre, & les hommes en auroient
plus d’honneur à nous vaincre, cela me met d’une humeur horrible
contre les Poëtes ; mais je suis aussi un peu fâchée contre les
femmes. Eh pourquoi dans nos folies ne sommes-nous pas un peu plus
sages ? Qui nous empêche de mettre un air de dignité dans nos
foiblesses ? qui en ménageant notre honneur ne prendroit presque
rien sur nos plaisirs ? Cet air de pudeur feroit foi. Qu’il nous en
a coûté pour nous rendre, & les hommes seroient assez heureux
& assez sots pour le croire !
Ce portrait très-vrai & très-ingénieusement rendu est celui de tous les théatres où les amans sans pudeur & les Amantes, les Actrices sans décence, quoique les expressions n’ayant rien de grossier, & par conséquent sont très-dangereux.
Voici l’idée que donne de l’opéra Fontenelle
lett. 16 :
nous menames votre jeune
parente à l’opéra pour la première fois : figurez-vous ce que c’est
que l’opéra au sortir du Couvent. Quel passage d’un monde à
l’autre ! On jouoit Psiché,
je vous assure
que M. étoit Psiché, enlevée comme elle dans un séjour enchanté,
aussi surprise, aussi charmée qu’elle ; & la représentoit mieux
à l’arrêt de mort de Psiché & la pompe funèbre qui ce suit ;
elle pleura après s’être long-temps contrainte, l’honneur avoit
combattu dans sa petite ame, mais enfin l’honneur qui n’est pas
accoutumé à être le plus fort céda, & le mouchoir fut inondé de
larmes, elle voulut s’en aller ou se cacher au fonds de la loge,
elle s’imaginoit être déshonorée ; nous eûmes bien de la peine à la
rassurer, je lui reprochai qu’elle étoit bien sensible : elle
répondit, que ce n’étoit que la pitié ; mais quand les scènes de
Psiché & de l’amour vinrent, elle ne le fut pas moins, & il
n’étoit plus question de pitié, un air de joie douce & vive
étoit peint sur son visage, & sa beauté n’y perdoit pas. Pressée
par le plaisir qu’elle ressentoit ; elle se soulagea par des
soupirs, j’étudiai tous ces mouvemens que la nature produisoit en
elle, je lui vis faire pendant cette pièce qui est assez variée un
petit cours de sentimens, je n’en connois guère dont son cœur n’ait
fait l’épreuve dans les trois heures que nous fumes là. Je ne
désespère pas que dans peu nous n’ayons d’autres nouvelles à vous
donner ; pendant tout le souper qui suivit, elle rêva toujours, elle
ne s’étoit point remise de ses agitations, la musique remplissoit
encore ses oreilles. Psiché & l’amour n’étoient point sortis de
son esprit, je lui promis que pendant la nuit elle seroit Psiché
plus de vingt fois, elle me l’avoua le lendemain,
&c.
Parmi ses Dialogues des morts on en trouve un entre Molière
& Paracelse ; ce sont deux Charlatans qui se disent leurs vérités. Voici
ce que Molière dit de lui même :
Mon métier a été
d’étudier les sottises des hommes, on les suit en gros &
confusément, quand on vient au détail, on est surpris de l’étendue
de cette pièce,
j’assemblois dans un rôle
autant de gens que je pouvois, & je leur faisois voir qu’ils
étoient des sots. Rien de plus facile, il ne faut ni de grands tours
d’éloquence ni de raisonnemens bien médités, il ne faut que faire
devant eux ce qu’ils font, & on les voit aussi-tôt crever de
rire. Pour rire des choses du monde, il faut en quelque façon en
être dehors, & la comédie vous en tire, elle vous donne tout en
spectacle comme si vous n’y aviez point de part ; la nature nous a
donné une merveilleuse facilité à nous moquer des autres & de
nous-mêmes dans le temps qu’une partie de nous fait quelque chose
avec ardeur & emportement, une autre partie s’en moque, &
souvent une troisième se moque de toutes les deux. Malgré les
revolutions de l’empire des lettres ; je garantis la durée de mes
pièces ; qui veut peindre pour s’immortaliser, doit peindre des
sots.
On peut ajouter ce fameux vers de Boileau :
Un sot trouve toujours un plus sot qui
l’admire.
Voilà Moliere justement apprécié, il a étudié les sotises, il les a représentées ; rien de plus facile, il ne faut ni éloquence ni raisonnement, il ne faut que faire ce qu’on voit faire, & la nature a donné à tout le monde une merveilleuse facilité à se moquer ; on est sûr de plaire & d’aller à l’immortalité, en peignant des sots, il y aura toujours des sots dont on verra le portrait, & des gens malins qui aiment à les voir peindre. On n’étoit pas alors enthousiasmé de Moliere, l’Académie dont Fontenelle étoit Secrétaire perpétuel n’eût pas donné ce sujet pour le prix. Du reste ce bel esprit n’est pas suspect, homme du monde, livré à la galanterie, dont ses livres sont pleins, amateur du théatre, Auteur, neveu admirateur de Corneille, il n’étoit ni scrupuleux ni ennemi du théatre. Il étoit vrai.
Les Journées amusantes de Madame de Gomez sont assez bien écrites, il y a de beaux sentimens, des traits d’histoire intéressans ; quoique d’une érudition affectée & trop recherchée pour une femme qui certainement n’a jamais lu la moitié des livres qu’elle cite, sur-tout pleins de galanterie, sans obscénité il est vrai, mais dangereuse pour des femmes, des jeunes gens, des cœurs frivoles qu’elle nourrit de cet aliment pernicieux. Mais qu’attendre d’une femme qui se mêle d’écrire ? peut-elle mettre au jour que le fruit dont elle est pleine ?
Il y a tom. 2, une lettre singulière d’une femme à Ovide où elle lui fait des reproches d’avoir peint la Déesse Venus sans pudeur & sans vertu ; c’est une querelle faite injustement à ce Poëte qui n’est point l’Auteur du portrait de Venus, & se seroit fait siffler s’il en avoit fait une honnête femme. Cette idée bien plus ancienne que lui, & généralement reçue, il l’a mise en beaux vers latins ; il n’est coupable que de l’avoir rendue trop naturellement & d’une manière dangereuse, il n’auroit pas dû prêter son pinceau à la volupté, mais il n’en est pas le créateur. Cette idée d’une Venus vertueuse, d’une espèce de sainte au goût des femmes, digne des autels, d’un amour platonique ; son fils Cupidon, lien sacré des cœurs vertueux sans que la grossiéreté des sens y eut aucune part. Cette idée est une belle chimère que les femmes ont intérêt d’accréditer pour couvrir leur passion d’un voile, & faire croiré qu’aussi respectables que belles, elles sont de ces Venus admirables, qui renfermées dans cette métaphisique de sentimens, joignent aux grâces & à la beauté dont elles se croyent toujours richement pourvues, une vertu sublime, inaccessible aux tentations de la volupté grossière, que quoique tout passe par le corps avant d’arriver à l’esprit, leur esprit & leur cœur ne s’y arrêtent jamais ; que quoique leur toilette ne produise & ne puisse produire que des tentations charnelles, ce n’est pourtant que pour l’esprit qu’elles offrent des nudités, & mettent du rouge ; que ce n’est qu’à l’esprit qu’on adresse la tendresse du chant, le feu des regards, les attitudes, la danse, le langage du geste.
Voici quelques traits de cette prétendue lettre : Je suis surpris, Ovide, qu’un esprit aussi beau que le vôtre nous fasse des Dieux plus vicieux que des hommes ; sur-tout ne deviez-vous pas ménager vos propres sentimens ? Dans la fable de Venus un aussi grand homme qui fait si bien l’art de plaire, & qui a si parfaitement écrit celui d’aimer, peut-il faire de l’amour la divinité la plus déréglée de toutes les femmes ? Votre plume n’auroit-t-elle pas acquis la même gloire ? Pourquoi ne pas dire que Venus étoit fille d’un premier Roi de l’Univers, que les hommes ne connoissoient alors que les loix de la nature, ignoroient ce que c’est que le choix & le goût, se livroient à leurs besoins sans délicatesse comme les animaux, & se multiplioient en aveugles, sans que jamais les pères reconnussent leurs enfans, & les femmes leurs époux (ce temps n’a jamais existé, un Chrétien qui croit à la Genèse n’avance point de si grossières absurdités) ; que cette Venus que le Ciel avoit doué d’une beauté divine, sentant des sentimens bien différens des femmes, le dessein de faire connoître aux hommes une union plus parfaite, qu’elle assembla les plus belles femmes, & que connoissant son sexe moins difficile à conduire que les hommes (peu de maris en conviendroient) : elle commença à publier par lui les loix, persuadée que les femmes porteroient bientôt les hommes à les suivre, lorsqu’elles se donneroient la peine de les en instruire (ces institutrices de chasteté sont à naître, à moins que ce ne soit les Actrices de l’opéra), dans cette nouvelle école cette Princesse leur fit voir l’horreur de se livrer à la nature sans que le cœur y prit aucune part ; que cette partie étant la plus belle & la plus noble, devoit conduire toutes les actions de la vie (quand on n’a que des sentimens platoniques, on n’en veut pas plus à la femme qu’à l’homme, la femme touche le cœur par d’autres endroits). Le cœur donne du courage, de la gloire, de la témérité, il peut aussi inspirer quelque chose de plus doux, de là dépend une félicité parfaite, il faut pour y parvenir faire un choix avec goût & discrétion suivant simplement la sympathie qui fait pencher vers un objet plutôt que vers un autre (c’est pour le fixer qu’on se farde & qu’on étale des nudités) ; cette sympathie formera bientôt le sentiment qu’on nomme amour (une jolie femme n’en doute pas) ; que cet amour produiroit la délicatesse seule source des vrais plaisirs (ce galimathias feroit rire une Actrice). L’esprit & la beauté suffisent pour entraîner ceux que les femmes voudroient choisir (je ne garantis pas la durée de ces chaînes) ; qu’avec ce secours elles porteroient des coups plus certains (à la vertu), & blesseroient les hommes plus vivement que leurs flêches ne blessoient les animaux. Si cette façon de s’unir trouve les hommes contraires, il faut sans balancer refuser leur compagnie (il n’y a rien à craindre) ; les hommes ne pouvant se soutenir sans elles (ni elles sans les hommes), ils seroient forcés à suivre leurs loix pour les posséder (par sympathie encore) ; le succès de ses leçons fut prompt, les hommes furent attaqués par les regards (purement spirituels), dont les feux embrasent leurs ames, ils furent animés d’une ardeur que n’inspire point la gloire (toute à la pointe de l’esprit) ; dès ce moment les mortels ne connurent point de bonheur plus parfait que d’aimer & d’être aimé. La Princesse Venus inventrice d’un sentiment si délicat qu’elle avoit nommé amour, en fut regardée comme la mère aussi bien que des grâces, ayant été aidée par les plus belles femmes, cet engagement fut trouvé si beau qu’on en fit un Dieu, & de sa mère une Déesse, la force en est invincible (c’est de la bonne morale) ; on peut donc être amoureux sans être si vicieux, cela veut dire en bon françois qu’on voudroit bien que l’impureté ne fût pas un vice, qu’on tâche de colorer le mouvement de passions pour en diminuer la honte que ce langage de vertu, ce vernis de chasteté est une gaze pour en cacher l’horreur & émousser les remords. On a beau faire, le délire est un mauvais apologiste devant Dieu.
Un autre délire de Madame de Gomez, Auteur de ces bagatelles, est de se mêler
des affaires ecclésiastiques. Qui s’attendroit qu’au milieu de cette
multitude d’histoires galantes que débitent cinq ou six amans avec leur
maîtresses qui passent quelques jours dans une maison de campagne à jouer, à
se promener, à boire & manger, à dire des choses tendres, en un mot des
journées amusantes, c’est-à-dire, au milieu de toutes les frivolités dont
leur cœur & leur tête sont remplies, on s’avisat de traiter des affaires
de la Régale & de Boniface VIII, de faire le procès au
Pape Innocent XI de rapporter & d’éplucher les brefs
qu’il écrivit,
& ce que fit alors contre lui
le Clergé de France :
risum teneatis
amici
? Aussi en raisonne-t-elle en femme, & ne sait ce
qu’elle dit. En ramassant quelques mots qu’elle a lu ou entendu dire, &
c’est déjà ne savoir ce qu’on dit que d’entreprendre d’en parler ; ce n’est
que sur ce ton cavalier qu’elle parle de religion ; car celui de la piété
détoneroit infiniment ; ce n’est pas aux genoux d’Orphise,
de Félicie qu’Oraphante & Telamon en porteront l’esprit & les sentimens, &
entretiendront le langage ; mais pour que la conversation amuse leurs
maîtresses, ils lanceront des traits contre l’Église, & leurs belles
aussi dévotes qu’eux les payeront de leurs faveurs en revanche. Quel culte
ne rendent-ils pas à la Déesse de Cithère ? Quelle dévotion n’ont-ils pas
pour son fils ? Ce livre poussé jusqu’à huit volumes est écrit assez
décemment, c’est-à-dire, que cette Dame qui a de l’esprit, de la politesse,
beaucoup d’usage du monde, a évité les ◀termes▶ grossiers & les images
obscènes ; quelle femme bien élevée en fait usage ? Eile y a semé quelques
traits de morale, d’histoire, de politique très-superficiels : il est vrai,
mais qui supposent quelque lecture, & qui sont comme le passeport de
l’inépuisable coquetterie qui en fait le tissu, & qui n’est propre qu’à
allumer les passions, à justifier & faire goûter la galanterie &
repaître l’imagination d’objets dangereux, ou un mot à corrompre le
cœur.
Il règne dans cet ouvrage une monotonie dégoûtante comme dans les Mille & un jour, Mille & une nuit, a chacune de ces Journées amusantes ; dès que les Dames sont visibles, on se rend dans leurs appartemens, on les mène à la promenade, on cause sur une terrasse, on vient dîner, on se rend à une bibliothèque, puis dans un sallon de compagnie, promenade encore, puis le souper ; enfin on va se coucher, le lendemain la même chose, le surlendemain aussi, &c. C’est à la vérité suivre le cours de la nature ; mais ne pouvoit-on pas se passer de le répéter si souvent ? On voit comme à l’opéra revenir à tout moment les fadeurs de la galanterie, tous les interlocuteurs ont sans cesse à la bouche les épithètes triviales, belle, charmante, aimable, &c. sur-tout l’adoration ne finit pas ; chaque femme est adorable, on l’adore, on l’adorera, on est à ses genoux, on tombe à ses pieds, on ne rend pas à Dieu plus de culte. Une femme qui écrit met toujours son sexe sur les autels : les jolies femmes se croyant de divinités, tout leur doit & leur rend des hommages divins, pleines de cette idée & pour l’en entretenir, leur langage est toujours monté sur ce ton, elles le prêtent à tout le monde.
Mais des Auteurs judicieux peuvent-ils tenir un langage si peu sensé ? Non il n’y a que des romanciers & des gens de théatre qui le tiennent. Hébreu, Grec, Latin, Allemand, on ne voit rien de si ridicule dans aucune langue ; on ne le connoît qu’en France, soit qu’on y croye les complimens sans conséquence, & un verbiage frivole qui semble tout dire, & ne dit rien comme ils le font en effet sur-tout en galanterie, soit que l’entousiasme pour les femmes y soit porté à l’excès & à une sorte d’adoration ; l’usage a consacré ces ◀termes▶, ils sont devenus de style ; c’est le protocole de Cithère, platitude puérile, plus basse que respectueuse de se mettre à genoux devant les femmes, qui ne convient qu’envers Dieu & à un criminel qui demande grâce : cette attitude a un autre principe, c’est pour les contempler à son aise, & être à portée de prendre avec elle des licences ; les femmes sont communément assises, il faut se baisser pour les mieux voir, prendre & recevoir avec plus de facilité des libertés indécentes dont elles peuvent moins se débarrasser. On tâche de couvrir sous un air respect un fond de sensualité & d’imprudence qui va bientôt éclater.
Un trait fort plaisant que l’ivresse du théatre peut seule inspirer après de longues dissertations sur l’esprit de révolte qu’inspire le Calvinisme, & qui a fait couler tant de sang en France, en Angleterre, en Hollande après de si grandes leçons de politique sur la manière de prévenir les révoltes, ce que personne n’iroit chercher dans un roman fait par une femme ; l’Auteur fait à sa manière le portrait de trois hommes célèbres qui ont joué les premiers rôles dans les guerres de religion : Cromvel, le Prince d’Orange & l’Admiral de Colligni, & détaille leurs bonnes & mauvaises qualités. Je défie de déviner l’un des crimes atroces qu’elle leur impute ; c’est qu’aucun ne pouvoit souffrir le jeu, le bal, le spectacle ; je ne sais de quel Historien elle a tiré ce fait si intéressant, les grands événemens de ce siècle ont trop occupé leur plume pour s’embarrasser de la comédie ; & ces hommes célèbres eux-mêmes s’en occupoient trop pour perdre le temps à ces frivolités, ni avoir aucun goût pour elles, le théatre étoit dès-lors inconnu en Hollande, où on ne pensoit qu’à établir la république & le commerce ; elle ne faisoit que de naître en Angleterre & en France où on n’avoit encore vu que les confrères de la passion. Ces trois hommes, dit-elle, étoient taciturnes, tristes, sévères. Cela peut être, les grands hommes ne sont ni frivoles ni parleurs, ils ne sont pas habitans du parterre. Autre idée plaisante, elle attribue leur taciturnité à Calvin, homme très-taciturne, qui la leur avoit inspirée avec ses erreurs ; c’est la première fois qu’on a dit que l’hérésie eut cette influence sur le caractère de ses sectateurs. Calvin étoit mort avant Cromvel, il n’a jamais dogmatisé en Hollande, & il ne parut plus en France depuis qu’il eut levé le masque. Bese, Marot ses disciples & depuis Baile, Ste. Aldegonde, Jurieu, Claude n’étoient rien moins que des mysantropes ; il est vrai que les synodes des Protestans ont défendu le bal & les comédies, & ils n’avoient garde de ternir la gloire de leurs principaux chefs, en leur faisant un crime de leur indifférence pour le bal & la comédie ; mais les Dames ont droit de déraisonner, il faut tout pardonner aux grâces. L’Auteur des trois siècles qui ne loue pas aisément, a pourtant fait un grand éloge de cette Dame & de ses Journées ; c’est sans doute par ce principe de galanterie.
Le P. Garassi, fameux Jésuite, étoit certainement habile homme, homme d’esprit, homme de bien, mais malheureusement d’un caractère bouffon ; son style qui s’en ressentoit, ne respectoit pas toujours les loix austères de la décence, il nous paroit même aujourd’hui plus indécent qu’il n’étoit alors, parce que le langage est devenu plus poli, il donna prise dans divers ouvrages, on lui fit bien des reproches, & on n’avoit pas tort ; le détail nous en estétranger, une accusation qui intéresse le théatre, c’est la prophanation des noms qui n’appartiennent qu’à Dieu, Divinité, Déesse adorable, autel, temple, sacrifice, &c. on les applique aux créatures & aux Dieux du Paganisme ; je suis bien éloigné d’approuver cet abus idolatrique des ◀termes ; j’en ai parlé ailleurs, mais je ne comprends pas que ceux qui ont blâmé en lui cette licence ne se soient pas dit médecins, guérissez-vous vous-même, vous êtes aussi malade que le P. Garassi.
Dans le même temps tous les livres des Protestans reprochent aux Catholiques l’invocation des Saints comme une idolatrie, parce qu’ils se servoient en latin & en françois du mot adorer les Saints qu’ils se mettoient à genoux, brûloient de l’encens devant leurs images élevées sur des autels, comme si on employoit le titre de Saint pour les grands hommes du Paganisme : Saint Socrate, Saint Pluton, ce qui n’est pas plus propre aux habitans du Ciel que l’adoration, les sacrifices dûs à la divinité. Saint Augustin dans ses rétractations se reproche d’avoir donné le nom de Dieu & de Déesse à Apollon & aux autres Muses, quoique ce ne fut qu’en plaisantant, etiam joculando ; & dans ses confessions il s’accuse comme d’un crime de son amour pour le théatre & la lecture du second livre de Virgile, des amours d’Enée & de Didon, il ne permet même de rendre à d’autres qu’à Dieu les honneurs divins, même en paroles, même en apparence, & la créature ne peut les fouffrir sans le rendre presqu’aussi coupable. Baile sur l’article Garasse convient de ces vérités, & c’est le crime qu’on impute aux Jésuites missionnaires à la Chine par rapport à Confucius malgré les déclarations de l’Empereur, que ce n’étoit qu’un culte civil & en usage sans conséquence.
Cependant rien n’est plus commun en France & sur-tout au théatre & envers les personnages qu’on y joue, & envers les Actrices elles-mêmes ; on adore les femmes, elles sont adorées, on se met à genoux devant une Actrice, c’est une Divinité, on lui offre des victimes, on brûle l’encens ; le jargon de la galanterie n’est que le langage de la Religion appliqué à la créature, on ne peut excuser ni la prophanation si ce langage est sincère, ni l’indécence s’il ne l’est pas ; mais d’où vient cet abus sacrilège si généralement répandu de la frivolité du François ? On croit ne rien dire, parce qu’on ne réfléchit sur rien. Frivolité d’idées, frivolité de langage, frivolité de caractère, frivolité de conduite ; on glisse sur tout ; la plus légère ressemblance suffit pour lâcher quelque saillie, quelque compliment qu’on croit un bon mot, qu’on juge élégant, qui amuse un instant. Rien n’est plus impur que le théatre, jamais les Dieux n’ont été plus maltraités que dans les comédies d’Aristophane, Mercure, Pluton & les autres Dieux comme des misérables qu’on foule aux pieds. Molière ne traite guère mieux la dévotion, la Religion, c’est un amas bisarre & impie d’irréligion & de piété, de morale & libertinage, parce que dans la vérité il n’y a ni mœurs ni religion : tout est sacrifié au plaisir, tout est employé pour amuser & pour plaire, & on n’y plaît qu’à mesure qu’on sacrifie tout ce qui est contraire au plaisir.
M. Godeau, Évêque de Vence fut un Prélat habile, distingué par des vertus, des talens, & grand nombre d’ouvrages en prose & en vers, qui quoique médiocres, lui firent une réputation, parce qu’ils n’y avoit guère rien de meilleur de son temps, mais très-louables parce qu’ils font remplis de piété : mérite rare de nos jours ou plutôt vrai démérite ; il n’est pas surprenant que cet Écrivain condamne le théatre, la piété fut toujours son ennemie, comme le théatre fut toujours ennemi de la piété. M. Godeau fut aussi partisant déclaré de la morale sévère & opposée aux Jésuites, lié avec St. Ciran, M. Pavillon & Port royal, & dans leurs sentimens par conséquent très opposé aux spectacles ; c’étoit le ton du jour, car le Jansénime alors naissant cachoit ses erreurs, se disoit un phantôme & ne parloit que de morale sévère, insensiblement il a gagné du terrein & levé le masque, il seroit inutile de citer des passages de l’Évêque de Vence, soit de son histoire ecclésiastique, soit de ses paraphrases, soit de ses vies, soit de ses panégyriques, ses instructions, ses lettres, soit de la morale qui porte son nom, & qui n’est pas de lui, mais de M. Arnaud, à qui en mourant il laissa son manuscrit pour le corriger, & qui en effet est presque tout refondu ; personne ne doute de ses sentimens, & la régularité de sa conduite dans son diocèse en est un sûr garant.
Mais M. Godeau ne fut pas toujours le même, il se destinoit au monde, il eut une maîtresse qu’il aimoit beaucoup, pour qui il a composé des ouvrages tendres ; il est vrai, mais non pas licencieux, cette fille ne voulut point de lui, parce qu’il étoit laid & petit ; le mauvais succès de ses amours n’a pas peu contribué à lui faire quitter le monde, & il le fit de bonne foi, il embrassa l’état ecclésiastique & y mena jusqu’à sa mort une vie édifiante. Avant sa conversion il fréquentoit l’hôtel de Rambouillet, alors le rendez-vous des beaux esprits ; un génie aisé, un caractère aimable, une conversation amusante, beaucoup de facilité à faire des vers l’y firent goûter Voiture un des beaux esprits du temps en fut jaloux, & crut voir en lui un rival, & ne le traita pas bien. Moliere lâcha quelque trait contre lui dans ses précieuses ; tout cela n’aboutit qu’à lui faire quitter le monde, il l’aimoit alors, il fréquentoit le théatre comme tout l’hôtel de Rambouillet, mais quoiqu’amateur, poëte, homme du monde, galant, il composa ce sonet où il semble d’abord se justifier, parce que c’étoit les beaux jours de Corneille, qui bien plus décent que ses prédécesseurs en avoit banni la licence, mais malgré cette réforme il reconnoît l’inutilité de ses leçons & son danger pour les mœurs.
Le théatre jamais ne fut si glorieux,Le jugement s’y joint à la magnificence,Une règle sévère en bannit l’insolence,Et rien n’y blesse plus ni l’esprit ni les yeux.L’on y voit condamner les actes vicieux,Malgré les vains efforts d’une injuste puissanceL’on y voit à la fin triompher l’nnocence,Et luire en sa faveur la justice des cieux.Mais dans cette leçon si pompeuse & si vaine,Le profit est douteux, & la perte certaine ;Ce remède y plaît moins que n’y fait le poison,Elle peut réformer un esprit idolâtre,Mais pour changer les mœurs & régler la raison,Les Chrétiens ont l’Église & non pas le théatre.
Voilà ce qu’on dit, & tout ce qu’on peut dire en faveur du théatre, & surtout celui de Pierre Corneille, de tous le moins vicieux, quoique très-dangereux encore ; c’étoit alors l’idole de la nation. M. Godeau, malgré l’estime qu’il en faisoit, & la reconnoissance pour son bienfaiteur, le Cardinal de Richelieu rend justice à la vérité, quoiqu’alors dans le tourbillon des passions du monde. Le rituel des M. Pavillon, Évêque d’Alet son ami, autre idole du temps, & celui de MM. de Gondi, Archevêque de Paris du même-temps, vont bien plus loin, ils veulent qu’on refuse la communion & le saint Viatique aux Comédiens à l’heure de la mort comme à des pécheurs publics & scandaleux, ce qui a été confirmé par MM. de Harlai & de Noailles conformément à la loi générale de l’Église.
L’ouvrage qui fit le plus de bruit & le moins d’honneur à M. Godeau, fut
l’éloge outré de Petrus Aurelius, sous le nom duquel
s’étoit déguisé l’Abbé de St. Ciran, livre plein d’erreurs que le Roi
supprima & fit arrêter l’Imprimeur, ce livre contribua à
l’emprisonnement de son Auteur, M. Godeau ne le connoissoit pas, ou faisoit
semblant de ne pas le connoître pour lui prodiguer avec plus de liberté les
éloges les plus outrés qui lui attirèrent des satyres fort vives sur les
talens littéraires ; on fut sur-tout choqué de ce qu’il traite l’Auteur de
défenseur, très-zélé de la vérité,
veritatis vindex
acerrimus
, & d’homme élevé dans le sein de
l’ancienne théologie,
avitæ theologiæ in sinu
éducatus
.
Nous n’aurions parlé ni du livre ni de son éloge, production d’un mérite médiocre, s’il n’y avoit dans Petrus Aurelius une erreur singulière qui intéresse le théatre, que le Panegyriste n’excepte pas de l’éloge pompeux, absolu, général, indéfini qu’il en fait ; ce qui semble une approbation tacite que je n’attribue pourtant pas à M. Godeau ; l’Auteur prétend que le péché d’impureté détruit l’Épiscopat & le Sacerdoce ; l’impureté sans doute est un péché, bien plus grand dans un Pasteur & un Ministre des Autels que tout oblige à une parfaite continence, mais ce péché ni aucun autre ne détruit un caractère ineffaçable, ni ne rend invalide des sacremens administrés par un indigne de ces saintes fonctions. Viclet poussoit plus loin son erreur, il vouloit que le péché privât de toute autorité temporelle les Rois, les Magistrats & toute les personnes en place, ce qui seroit le renversement de toute la société.
Ce seroit le renversement du théatre ; car le théatre doit son existence au vice, ne vit que d’impureté, enfante tous les crimes. Que deviendroit-il donc s’il n’avoit plus de Princes, des Magistrats pour le protéger & qui voudroit y aller, si le crime qui en est inséparable anéantissoit toutes les charges & toute l’autorité ? Qu’on en conclue du moins l’horreur du péché dont les effets sont si tristes, & l’éloignement d’un spectacle pernicieux où il s’en commet un nombre infini.
Voici l’épitaphe plaisante & vraie que fait Marot d’un Comédien ; elle serviroit à bien d’autres.
Ci-dessous gît, loge & enserreLe très-gentil falot Jean Serre,Qui tout plaisir alloit suivant,Et grand farceur en son vivant.De le pleurer en récompense,Impossible est quand on y pense ;A ce qu’il souloit faire & dire,On ne peut s’empêcher de rire.Que dis-je, on ne le pleure point,Si, fait-on, & voici le point :On en rit si fort en mains lieux,Que les larmes viennent aux yeux ;Ainsi en riant on le pleure,Et en pleurant on rit à l’heure.Or, pleurez, riez votre saoul,Tout cela ne lui sert d’un sou.
Marot étoit un débauché & un impie, emprisonné pour ses crimes, il n’évita le dernier supplice que par la fuite, & alla mourir de misère en Piémont, il plut à quelque Prince & dût sa réputation à l’irréligion & à l’obscénité, il a des saillies, des tours ingénieux, des naïvetés agréables ; en élaguant ses poésies & en ramassant ce qu’il a de bon, on feroit une vingtaine de pages, tout le reste mérite le sort que sa personne avoit mérité ; il a osé toucher aux Pseaumes de David, & en a traduit quelques-uns, ou plutôt les a défigurés & prophanés, on n’en peut pas lire un seul, il n’est pas moins barbare qu’Hétérodoxe. Rien ne prouve mieux l’esprit de parti que la fureur des Huguenots à chanter dans leurs Temples de misérables vers qui n’ont ni religion ni bon sens. Son style plut de son temps, comme Regnier, Rabelais qui valoient mieux que lui, quoiqu’aussi pervers pour les mœurs. La Fontaine a copié ses obscénités, Rousseau a eu la foiblesse de copier son jargon, ils lui font plus d’honneur qu’ils ne s’en font à eux-mêmes. Il y a trois degrés du style bouffon, le poissar de Vadé, &c. le burlesque de Scaron, & le gothique de Marot ; Chacun a eu quelque vogue. Il y a toujours eu des palais des guinguettes, à qui il faut de grosses viandes, grossièrement épicées, sur-tout assaisonnées d’irréligion & d’obscénité. Un homme de goût, un homme de bien ne jettera pas les yeux sur ces fruits détestables de la corruption de l’esprit & du cœur.