Chapitre II.
Suite d’Elisabeth d’Angleterre.
I
l parut dans le même temps sur la
scène du monde une autre Actrice dont nous avons parlé,
qui valoit bien Elisabeth ; c’étoit Catherine
de Medicis. Ces deux Comédiennes furent deux phénomènes d’un
caractère bien différent : l’une étoit Italienne, l’autre Angloise, toutes
deux artificieuses, mais la Florentine, selon le génie de sa nation, étoit
plus fine, plus rusée, plus hypocrite. Les Anglois naturellement durs &
brutaux sont moins souples ; toutes deux élèves de Machiavel en suivoient les principes ; mais la première en avoit
vu pratiquer la profonde politique dans sa maison qui lui devoit toute sa
fortune ; la seconde n’avoit fait que l’étudier dans ses ouvrages, mais n’en
avoit vu aucun modèle dans sa famille. Henri VIII dans sa vieillesse,
Edouard dans son enfance ; n’avoit régné que par le despotisme & la
cruauté ; toutes deux très-ambitieuses voulurent toujours régner, mais la
France donna des maîtres à Catherine dans son mari, & ses trois enfans ;
la grande Bretagne mit Elisabeth sur le trône, & l’y adora sans partage
pendant plus de quarante ans ; toutes deux très-cruelles, mais cruauté
Italienne plus cachée & plus réfléchie, n’agissoit que sous le masque,
& employoit plus volontiers le poison. La barbarie britannique
ensanglantoit les échaffauts avec éclat par les voies de la justice dont
elle faisoit ses instrumens. Toutes deux ont favorisé les Protestans contre
les Catholiques dont elles craignoient la puissance & le zèle ; mais à
Londres en faisant ouvertement profession de leur Doctrine pour conserver la
couronne ; à Paris secrettement contre les Catholiques pour se maintenir
dans le gouvernement. Toutes deux sans religion n’en arborant une que par
politique & en apparence ; mais ici la Protestante par système, &
ambitionnant la gloire d’en composer une nouvelle, & là par indifférence
n’en croyant aucune ;
Catholique de nom ;
n’ajoutant foi qu’anx extravagances de la magie. Toutes deux intriguantes se
mêlant de toutes les affaires des Royaumes voisins ; mais en deça de la mer
entretenant la guerre civile, on évitoit les guerres étrangères pour ne pas
risquer son crédit ; au-delà de la mer pour se conserver en étaignannt la
guerre civile, & occupant la nation à des guerres étrangères. Toutes
deux fourbes berçoient tout le monde de paroles & de promesse qu’on
éludoit par des défaites, & qu’on ne tenoit pas. Toutes deux
corrompoient les courtisans, les Magistrats, les Ministres ; mais d’un côté
par la débauche, de l’autre par l’intérêt. Toutes deux d’une vertu fort
équivoque, pour ne pas dire sans mœurs ; mais la première à découvert,
entretint un serrail pour offrir des maîtresses à tous ceux dont on avoit
besoin ; la seconde en prude, avec une sorte de décence :
aimons
, disoit-elle,
à la façon des Anges
; il est vrai que sur la
fin de ses jours on l’humanisa. On aima comme les femmes, le Comte d’Essen
ne prit pas son vol jusqu’aux chœurs des Anges. Toutes deux passèrent leur
vie dans un célibat de libertinage ; mais celle-là ayant refusé de se
marier, celle-ci dans un long veuvage après avoir eu plusieurs enfans, &
entr’autre une fille mariée à Henri IV, qui ne fut rien moins qu’une
vestale. Toutes deux pleines de vanité & de faste, éprises de leur
beauté, occupées de leur parure ; mais comme Elisabeth avoit besoin de
l’attache du Parlement, les Finances Angloises étant mieux économisées, le
courant des dépenses plus modérées, & les prodigalités réservées pour
les occasions d’éclat ; Catherine dépensoit le bien de son mari & de ses
enfans ; elle lâchoit sur le peuple une meute
de
Financiers comme une meute de chiens sur le gibier. La profusion des trésors
Frauçois étoit journalière, leur dissipation sans mesure sur tout sur les
femmes qui faisoient la provision galante.
Ses mariages.
Acte premier. Philippe II, Roi d’Espagne. Elisabeth avoir les plus grandes obligations à ce Prince, & elle en convenoit, il lui sauva la vie, lorsqu’accusée par ses complices d’avoir conspiré contre la Reine, on lui fit le procès, & sa mort fut résolue. La Reine craignoit d’ailleurs que si jamais Elisabeth montoit sur le trône, c’en étoit fait de la religion Catholique en Angleterre ; ce que la suite de sa vie ne vérifia que trop. Philippe la fit sortir de prison, lui ménagea son pardon, les bonnes grâces, les bons traitemens de la Cour, & en usa avec elle si poliment, que les romans l’en font amoureux, & que Marie, dit-on, en fut jalouse. Cet amour n’est pas impossible, mais il est peu vraisemblable, Philippe n’étoit pas facile à enflammer. Elisabeth, quoique bien faite, n’étoit pas une beauté à faire si rapidemeat des conquêtes ; il ne la vit qu’à travers les nuages d’une conspiration avérée, & leur caractère ne sympathisoient guère ; il seroit singulier que les deux jalousies de la Reine eussent sa sœur pour objet l’une sur Devonshire qu’elle aimoit, l’autre sur Philippe son mari ; la première étoit fondée, la seconde ne l’étoit pas. Philippe n’étoit pas aimé, ce Prince n’étoit ni beau ni petit maître, sérieux, triste, sévère, pouvoit-il être du goût d’une Actrice, dont le cœur étoit déjà pris ; on a prétendu qu’il agissoit par intérêt, ce qui est plus croyable, il espéroit d’épouser Elisabeth si sa femme venoit à mourir, & de conserver ainsi la couronne, au lieu qne si Elisabeth étoit morte, la couronne auroit passé à Marie Stuart, Reine d’Écosse, mariée au Roi de France, qu’elle auroit rendu trop puissante. Dieu se se joua de tous ces projets ; Elisabeth survécut à Marie, monta sur le trône, refusa la main de Philippe, & détruisit la religion catholique.
Quoiqu’il en soit, Elisabeth devoit tout au Roi d’Espagne, ne cessoit de
le combler d’éloges, & de se louer de ses bontés ; par un trait de
Comédienne, elle fit mettre à la ruelle de son lit (elle n’étoit pas
iconoclaste) le portrait de Philippe comme on y met les images des Anges
gardiens & des Saints Patrons pour les invoquer. Momerie ridicule
dans une Protestante ! Lorsqu’après la mort de Marie, l’Ambassadeur
d’Espagne la demanda en mariage pour son maître, elle répondit avec une
effusion de reconnoissance, & une démonstration qui trompa un moment
tout le monde :
Ma personne, mon mariage ne peuvent
payer les obligations que j’ai au Roi Catholique.
L’Ambassadeur crut le mariage certain, & l’écrivit à Madrid ; mais
quelques jours après ayant demandé de le conclure, on le paya de vaines
défaites :
C’est une anguille, écrivit-il,
qui échappe quand on croit la tenir ; c’est une
Comédienne qui parle beaucoup, & ne dit rien, & se joue
de tout le monde.
Philippe devoit s’y attendre ; sa politique n’avoit pas été assez réfléchie ; Elisabeth ne pouvoit l’épouser sans se faire Catholique, il étoit trop zélé pour ne pas l’exiger, & trop absolu pour ne pas l’y obliger. Elisabeth qui pendant le règne de sa sœur avoit résisté à tous les efforts qu’on avoit fait pour l’en rendre, devoit tout craindre de la persécution d’un mari dont elle connoissoit le zèle impérieux ; d’ailleurs elle ne pouvoit s’en faire sans reconnoître l’autorité du Pape qui l’avoit condamnée déshonorer son père & sa mère, réprouver leur mariage, & avouer sa bâtardise ; & quel mépris n’auroit-on pas eu pour elle, il lui falloit même une dispense de Rome pour épouser son beau-frère. Philippe promettoit dela demander, & sans doute l’auroit obtenue ; mais c’étoit renouveller l’affaire de Catherine d’Aragon, belle-sœur d’Henri VIII, qu’il avoit épousée sur une pareille dispense, & reconnoître la légitimité de son mariage, & par conséquent l’adultère d’Anne de Boulen, on pouvoit lui faire quelque jour la même difficulté, & Philippe la répudier, la Reine d’Ecosse l’attaquar, les Sujets se révolter sur ce prétexte, & voir son trône ébranler par les mécontens. Dans un royaume héréditaire, les bâtards ne peuvent régner qu’au défaut de tous les Princes légitimes ; si la bâtardise étoient reconnue, tous les Stuart devoient lui être préférés : ces raisons sont évidentes, Philippe ne devoit pas demander, elle devoit tout uniment pour la refuser, non pas jouer la comédie, fait espérer par les plus grandes démonstrations, & échapper par des défaites ; mais le caractère perce par-tout même sans nécessité.
Acte deuxième. La flotte d’Espagne. Ceci n’est pas un
mariage, mais une épisode qui est la suite du refus, & fournit
plusieurs scènes comiques. La proposition d’un mariage ne méritoit pas
la haine d’Elisabeth ; cependant elle fit pendant tout son règne une
guerre implacable à Philippe, elle l’attaqua par tout, dans les Pays-Bas
se liguant ouvertement avec les rebelles ; en Portugal donnant du
secours au Prince son concurrent ; à Naples & en Sicile
suscitant contre lui le grand Turc ; en Espagne
prenant & saccageant la ville de Cadix ; en Amérique faisant ravager
ses provinces par le Capitaine Drack, sur toutes les
côtes par des pirateries contre les vaisseaux Espagnols ; en France
animant contre lui la Cour, Henri IV, les Protestans ; à Rome se liguant
avec Sixte V, malgré son aversion pour les Papes. On
ne voit aucune raison primitive de cette animosité de femme, que la
haine contre la religion Catholique dont Philippe étoit le plus puissant
& le plus zélé protecteur, & contre l’Empereur Charles-Quint son
père qui avoit empêché la dissolution du mariage d’Henri VIII avec
Catherine d’Aragon, & mis les plus grands obstacles à celui d’Anne
de Boulen, mère d’Elisabeth, ce qui renversoit toutes ses prétentions au
trône ; la Maison d’Autriche devoit lui être aussi odieuse que chère à
Marie sa sœur. Toutes les amitiés de Philippe ne purent éteindre cette
haine,
manet alta mente repostum
.
Philippe obligé de se désendre, lui déclara la guerre à son tour, envoya
contre elle une flotte immense à laquelle l’Angleterre n’eut pu
résister, si elle fut entrée dans les ports ; mais Dieu dont les
desseins sont impénétrables permit que dans le trajet, des tempêtes
dispersèrent tous les vaisseaux ; un grand nombre fut englouti, une
partie se brisa sur les côtes, & fut la proie des Anglois ; il en
revint très-peu en Espagne.
Cette grande défaite qui délivroit la Reine d’un puissant ennemi, & où la main de l’homme n’avoit eu aucune part ; devoit être la matière de ses actions de grâces, elle s’en attribua toute la gloire, & en fit le sujet de deux spectacles comiques ; 1.° un triomphe en forme comme ceux des anciens Romains ; elle fit faire un char magnifique couvert d’or & de pierreries, sur lequel elle monta, tout e Parlement, tous les Officiers de la Cour ; tous les corps de Londres à cheval formoient autour d’elle une brillante & nombreuse cavalcade ; toutes les rues étoient illuminées, tapissées, ornées de tableaux ; jonchées de fleurs, remplies de bourgeois rangés en haie ; d’espace en espace, on avoit érigé des arcs de triomphe sous lesquels elle passoit ; tous les corps de métiers habillés à neuf, & chacun dans son uniforme portoient les drapeaux pris sur l’ennemi ; la Reine sur son char entra dans la ville, & parcourut les principales rues avec tout ce cortège ; les étendards, les pavillons Espagnols voltigeoient autour d’elle, elle semble être au milieu d’une armée ; les rues retentissent des acclamations du peuple & du bruit de l’artillerie, & enfin elle arrive à l’Église de Saint Paul, où l’Evêque revêtu des habits pontificaux, la reçoit avec son Clergé ; un Prédicateur fait son éloge, & le Te Deum est chanté pour remercier Dieu de la victoire.
2.° Une médaille qu’elle fit frapper comme les
Empereurs Romains ; autour de quelques vaisseaux submergés, on voyoit
cette légende :
Veni, vidi, vici
, mots
fameux empruntés de Jules César, de l’autre côté ces mots de Virgile
Dux fœmina facti
. Les révoltés
des Pays-Bas qui n’avoient pas moins à craindre l’armée navale de
Philippe, si elle eut débarqué sur leur côte, n’eurent pas moins de joie
de sa défaite ; mais ils n’eurent pas la fatuité d’en triompher,
quoiqu’ils y eussent autant de part que les Anglois ; ils firent
également frapper une médaille aussi ingénieuse, mais plus modeste ;
d’un côté on lisoit ces paroles :
Soli Deo honor
& gloria
, & au revers celles-ci :
Classis Hispanita venit, abiit,
fugit
, ce qui étoit vrai.
La fastueuse fanfaronnade d’Elisabeth étoit sans
exemple ; jamais aucune femme n’a triomphé à Rome, celle-ci n’étoit
point guerrière, jamais elle ne mania l’épée ; cette comédie portoit à
faux en tout, il n’y avoit pas eu de combat, par conséquent point de
victoire, pouvoit-il y avoir de triomphe ; la flotte avoit été dissipée
par les vents, c’étoit donc aux vents à triompher, parce qu’ils avoient
vaincu ; la vaine enflure de ces paroles est ridicule, veni, elle ne bougea point de son Palais ; vidi, elle n’a vu que les débris de quelques vaisseaux, &
les drapeaux qu’on lui apporta ; vici, elle n’a point
combattu, ni personne pour elle ;
Dux fœmina
facti
, elle n’a été le chef, le mobile de cet
évenement, qu’autant qu’on supposera qu’elle est un Æole qui tenoit les
venrs emprisonnés, & leur ouvrit la porte pour soulever les flots,
ou d’un moins une nouvelle Junon qui ordonne à Æole de les lâcher contre
Philippe,
qua data porta tuunt & terras turbine
perflant
. Cet étalage eut été moins déplacé après
quelques victoires remportées sur les Irlandois, sous ses auspices &
avec son armée ; mais l’amour traversa la vanité, elle eut diminuée la
gloire d’Essex son général & son amant ; la perfidie d’ailleurs en
détruisoit tout le plaisir ; goûte-t-on quelque conquête quand le cœur
d’un amant échappe, tout l’orgueil, toute la dissimulation d’une Actrice
se brise à cet écueil.
Acte III. Dom Carlos. La mort de Dom Carlos, Infant d’Espagne, qui sous le nom d’Andronic a fourni à Campistron la matière d’une tragédie, comme la mort du Comte d’Essex en avoit fourni à Thomas Corneille. Cet évenement si élégamment raconté par l’Abbé de Saint Réal, est attribué dans les Romans & sur le théatre aux amours de ce Prince pour sa belle-mère Isabelle de France qui lui avoit d’abord été destinée, mais dont Philippe son père devint amoureux & l’épousa. Les deux amans au désespoir ne se ménagèrent pas assez, on s’observe peu à leur âge, & l’amour est bien indiscret. Le Roi d’Espagne en fut jaloux, & se vengea d’abord sur son fils▶ qu’il fit mourir dans un bain ; ensuite de sa femme qu’il fit empoisonner. Voilà le roman, il faut partout de l’amour ; il est ici peu vraisemblable, le Prince & la Princesse ne s’étoient jamais vus, ils ne se virent qu’une fois avant le mariage qui fut célébré d’abord après. Ce n’est que dans le pays des romans qu’il se trouve un cœur assez conbustible pour être embrasé du feu de l’amour dans une seule entrevue ; si ces amours sont réels, ils ont dû sans doute déplaire à Philippe, & attirer des mauvais traitemens à tous les deux ; mais hors du pays des romans, l’amour du vieux Prince n’a pu le porter a faire mourir son ◀fils▶ & sa femme, son successeur au trône qu’il avoit toujours aimé, & qui avoit de très-belles qualités, & une Princesse, une maîtresse très-belle & très aimable qu’il venoit d’épouser, & dont il étoit éperduement amoureux ; mais il faut du merveilleux sur la scène tragique, Melpomene n’est pas scrupuleuse sur les vraisemblances, l’amour fait par-tout des miracles.
Voici l’histoire, le vrai crime de Don Carlos fut l’hérésie & la révolte : impatient de monter sur le trône, il ambitionnoit la souveraineté des Pays-Bas, alors en guerre avec Philippe ; Les Députés pour faire diversion l’avoient demandé au nom de leur pays, avoient promis de le reconnoître ; il s’éloignoit d’un père & d’un Roi, à son gré trop sévère qui s’opposoit à ses passions. Pour mieux gagner le cœur des Flamands chez qui l’hérésie étoit fort répandue, ce Prince affecta d’avoir, & peut-être en effet avoit-il du penchant pour le Calvinisme, ce qui lui eut formé un parti considérable. Tel fut le Duc d’Alençon, frère du Roi de France, à l’honneur de qui Madame de Villedieu a composé un roman. Ce jeune Prince sans religion qui malgré sa mère & son frère, sacrifioit tout à son ambition, sortit du royaume, se fit recevoir en Souverain dans les Pays-Bas, fut sur le point d’épouser Elisabeth ; mais bientôt après perdit ses États ; sa femme son honneur & sa vie ; ce double crime étoit impardonnable aux yeux de Philippe, jaloux de son autorité, & zélé pour la Religion qui risquoit de perdre une partie de ses États, & de la rendre Calviniste, père & Roi plus zélé, plus ferme, plus puissant que Henri III.
Pour favoriser les Protestans des Pays-Bas & somenter les troubles de la Cour d’Espagne, Elisabeth qui ne cherchoit qu’à brouiller, fit proposer de se marier avec D. Carlos, & de lui former un beau Royaume en réunissant les Pays-Bas avec l’Angleterre ; elle n’en avoit aucune envie, & auroit trouvé quelque défaite pour ne pas tenir sa parole ; mais elle auroit eu le plaisir de mettre la division entre le père & le ◀fils▶, & elle s’amusoit à offrir sa main & sa couronne comme on offre des joujoux aux enfans L’ambitieux D. Carlos accepta la proposition avec transport ; Philippe ne s’en éloignoit pas, tandis qu’il avoit cru son ◀fils▶ soumis & Catholique ; mais quand ces espérances eurent développé ses sentimens, que son irréligion & son ambition furent découvertes, Philippe ne put lui pardonner ; Elisabeth de son côté affecta d’agréer ce projet avec les plus grandes démonstrations de joie, elle déclara que c’étoit le plus agréable mariage qu’on put lui proposer, que l’Infant n’avoit qu’à venir à Londres, & qu’elle l’épouseroit sans même s’embarrasser des oppositions de son père. D. Carlos n’hésita plus, il prit ses mesures pour s’évader secrétement, mais il fut découvert & arrêté ; on lui fit le procès par ordre de son père ; il fut condamné comme désobéissant, hérétique & rebelle. La Comédienne d’Angleterre le trompa & le conduisit au tombeau ; Campistron auroit dû faire paroître un Envoyé d’Angleterre sous un nom supposé, il auroit pû former des scènes intéressantes.
L’Espagne offrit quelque temps après à Elisabeth D. Jean d’Autriche, ◀fils▶ naturel de Charles-Quint, frère de Philippe : c’étoit un homme bien supérieur à Don Carlos, il avoit de grands talens, des victoires mémorables, une réputation brillante, il n’avoit pas un grand voyage à faire ; il étoit Gouverneur des Pays-Bas, & joignant son gouvernement à la Couronne Britannique, on eût fait une belle souveraineté. C’étoit un bâtard, il est vrai, mais Elisabeth ne prit pas ce prétexte pour le refuser, & il lui eût peu convenu d’avoir de la délicatesse sur cet article, elle le refusa pourtant ; le père, le ◀fils▶ & le frère se brisèrent à cet écueil. Elisabeth joua l’Espagne pour la troisième fois, quoique l’Espagne lui eut sauvé la vie.
Acte quatrième. Divers mariages. Elle en a refusé jusqu’à vingt-quatre ; ce seroit une pièce bien ennuyeuse si l’on faisoit paroître sur la scène ces vingt-quatre amans, les uns sérieux & tragiques, les autres comiques & divertissant ; plusieurs ne seroient que pour le remplissage, & joueroient un fort petit rôle, mais traités séparément par une main habile, on en feroit plusieurs pièces. La vie d’Elisabeth approvisionne le théatre, quoique ce soit dans ses mariages qu’elle a le plus joué la comédie, c’est là pourtant qu’elle en a renversé toutes les loix ; toutes les intrigues sur la scène se terminent bien ou mal par un mariage, mais sur la scène de Londres tous les mariages sont manqués, toutes les intrigues infructueuses ; l’héroïne de la pièce est une Penelope qui amuse tous ses amans & se moque d’eux ; il est vrai que la Penelope Grecque étoit mariée, avoit des enfans, attendoit son mari, & n’avoit jamais eu de galanterie ; la Penelope Angloise ne subit jamais les loix de l’hymen, ne contribua pas, du moins ne parut pas contribuer à la population, & quoique toujours très vierge dans l’ancien & dans le nouveau monde, commença & finit sa vie par des galanteries avouées, & remplit l’incognito, l’intervalle par des amusemens sans conséquence pour la virginité.
Fontenelle prétend que les malheurs des mariages de son père Henri VIII
furent la cause secrète de ses refus ; il est vrai que tous les six
eurent une fin déplorable ; trois de ses femmes périrent sur un
échafaud, accusées d’adultère ; une livrée aux Chirurgiens, mourut de
l’opération césarienne ; il fit un divorce éclatant avec la première, il
en répudia une autre. Elisabeth, témoin des horreurs de la maison
paternelle, née elle-même d’un de ses mariages infortunés, & d’une
mère décapitée pour cause d’adultêre, fut effrayée avec raison, &
craignit pour elle-même une pareille destinée : du moins est-il certain
que jalouse de l’autorité souveraine, elle redouta celle d’un mari qui
auroit pu la gêner dans sa liberté & ses intrigues. Fontenelle rend
ingénieusement
cette raison :
Les mariages de votre père vous apprirent à ne pas vous
marier, comme les courses perpétuelles de Charles Quint aprirent
à Philippe son ◀fils▶ à ne pas sortir de Madrid. Il est
vrai
, répond-elle,
que mon père passa sa vie à se marier & à se
démarier, à répudier quelques-unes de ses femmes, & à faire
couper la tête aux autres.
Ces jeux ne sont pas
agréables.
Elle n’étoit pas si difficile pendant le règne de sa sœur, elle eut volontiers épousé Devonshire, si Marie l’eut permis, & si Devonshire l’eût osé ; elle s’engagea avec Milord Strafford ; cet homme hardi & puissant chassé par la Reine, s’étoit réfugié en France, Elisabeth entretenoit avec lui des intelligences, elle le fit revenir, & lui promit de l’épouser, s’il vouloit faire une conspiration pour monter sur le trône ; il s’empara de quelques places, prit la qualité de Roi, & se donna pour mari de la Princesse, il fut pris & décapité, Elisabeth devoit l’être avec lui, elle y étoit condamnée ; Philippe lui sauva encore la vie, tant de revers la dégoûtèrent du mariage, & firent enfanter ce brillant système de virginité qui fit donner le nom à la Virginie, & mérite de figurer sur le théatre de la foire. Si l’on vouloit faire une pièce ou un prologue des mariages de son père, on feroit parler ces six femmes avec leur mari & avec Elisabeth, à qui par leur exemple & leur avis, elles donneroient l’éloignement pour le mariage, & la prépareroient au refus ; il ne faut que de l’art pour combiner une matière si abondante.
Il y eut bien des sortes de prétendans, tous pour monter sur son trône ;
car à l’exception de Devonshire, aucun ne l’aima ; plusieurs de ses
Sujets aspirèrent à sa main, elle les dédaigna, & quoique des
regards tendres, des
petites caresses, des mots
obligeans, en un mot le manège d’une coquette les retint à son service,
& les empêcha de former de parti, elles les en croyoit indignes.
Je ne ferai pas entrer dans mon lit
, disoit-elle,
des gens qui me servent à table.
Roquesens, Gouverneur des Pays-Bas étoit Sujet aussi,
& Sujet du Roi d’Espagne, double titre d’exclusion ; le Duc de
Savoye étoit alors un fort petit Prince, c’étoit un fameux guerrier ;
l’Angleterre qui ne vouloit pas de guerre craignoit qu’il en suscitât,
son petit état aux pieds des Alpes, étoit si éloigné & pauvre, quel
secours en espérer ? Il avoit besoin d’une riche dot, il devoit
s’attendre aux refus ; l’Archiduc étoit d’une maison trop puissante pour
être écouté, & D. Jean d’Autriche trop accrédité.
C’étoit avoir à résister à l’Empire & à l’Espagne. Plusieurs Rois se
mirent sur les rangs, les Rois d’Espagne, de Suede, de France, ils
étoient trop absolus, ils auroient voulu gouverner, & ne faire qu’un
empire des deux Royaumes ; on craignoit d’être éclipsé & subjugué.
J’aime mieux
,
disoit-elle,
un Prince que je fasse Roi, qu’un Roi qui me fasse
Reine
; & le Parlement l’ayant inutilement
sollicltée de se marier, la pria dans un âge avancé, du moins de se
choisir un Successeur. Basse flatterie ! Comme si dans un Royaume
héréditaire le successeur n’est pas tout choisi par la loi ; elle
répondit :
Je ne suis ni assez jeune pour me marier,
ni assez vieille pour faire mon testament.
Le plus plaisant de tous ces traits est la conversation qu’elle eut avec
son bouffon sur les mariages.
Que dit-on de moi,
Carpi ? On dit que V. M. a bien peu d’esprit, puisque de
vingt-quatre maris qu’on lui a présentés, elle n’en a
pas su choisir un, ou bien du malheur si sur
vingt-quatre, il n’y en a pas eu un de convenable. Je ne veux
pas de mari jusqu’à ce que le Ciel m’en donne un. Il faut donc
que vous viviez aussi long-temps que Mathusalem, puisque le
chemin du Ciel est si long. Mais je n’en veux d’autre que toi.
Il ne manque que cela à la Cour pour faire une belle comédie.
C’en seroit une bien jolie que celle que V. M. & moi ferions
sur le théatre.
Voilà sans doute bien de la
liberté ; c’est traiter la Reine bien ouvertement de Comédienne, mais on
pardonne tout aux boussons, on ne fait qu’en rire, & il y en avoit
alors dans toutes les Cours. La vérité parvient rarement aux Princes par
d’autres voies,
ridendo dicere verum quid
vetat ?
Acte cinquième. Mariage désiré & manqué. Quelque Médecin, peut-être pour justifier ses refus, avoient répandu sourdement que par un vice de conformation de ses organes, elle ne pouvoit avoir des enfans sans risquer sa vie, & qu’elle ne consentit à se marierq que dans la vieillesse où les risques de la maternité ne l’allarmeroient plus. Cette raison auroit suffi pour la décision de toutes les poursuites ; mais elle n’en convenoit pas, & quelle femme convient de ses défauts naturels ? Au contraire, elle étoit très-flattée de se voir si recherchée, elle écoutoit toutes les propositions, & s’en tiroit en comédienne, disant à l’un : je pourrois être votre grand’mère, à l’autre : je pourrois être votre petite-fille ; tantôt, je ne veux point me donner un maître ; tantôt, je ne veux point épouser mon domestique. Le Parlement l’avoit souvent prié de choisir un époux, mais c’étoit une franche coquette qui vouloit jouir de sa liberté, & vivre dans le libertinage d’un célibat volontaire, en évitant l’éclat du crime, & conserver les honneurs de la virginité.
Cependant sur ses vieux jours, cette vieille Comédienne parut s’humaniser, & voulut donner la petite pièce après la grande ; elle en vint au dénouement ordinaire, elle voulut se marier, mais il n’étoit plus temps ; le Parlement qui l’en avoit souvent pressée, s’y opposa, il vouloit un successeur de la nation & de la famille, & non pas un Roi étranger, il désigna pour régner après elle, & sans la consulter, Jacques Roi d’Ecosse, dont il connoissoit la religion & la douceur, & qui d’ailleurs étoit l’héritier légitime ; elle fut forcée d’y consentir & de renoncer au mariage. Un mari qui auroit gouverné une vieille Reine, auroit tyrannisé le peuple, & dépouillé le Royaume, se seroit emparé des finances & de l’autorité sans donner d’héritier ; elle ne l’avoit pas voulu quand elle le pouvoit ; elle ne le put quand elle le voulut, il est vrai qu’elle n’insista pas, & se rendit de bonne grâce ; à son âge pouvoit-elle se flatter d’être aimée ? Un jeune Prince qui ne l’eut épousée que pour sa couronne, se seroit fort peu soucié de lui plaire. Il est rare qu’on règne sur les cœurs quand on a perdu les grâces de la jeunesse, & qu’on n’est recherchée que par intérêt. Le Parlement affaisonna ses oppositions par les éloges les plus flatteurs ; jamais la Reine ne fut plus belle, plus heureuse ; plus aimée, plus respectée. Vaines paroles ! Elle avoit si bien formé des Comédiens qu’on lui joua à elle-même la comédie ; ses favoris ne jouèrent pas moins leur rôle, ils ne craignoient pas moins que les autres un nouveau maître qui auroit disposé de toutes les grâces. Enfin malgré tous ces désirs & ces complimens, le projet fut abandonné, la vierge demeura vierge.
Ce n’étoit pas sans raison qu’elle vouloit le ménager un appui, elle
disoit à la vérité n’avoir en vue que de donner des successeurs à
l’État. Beau prétexte quand on n’est plus en âge d’avoir des enfans ! La
vraie, la grande raison, c’est qu’elle sentoit tous les jours diminuer
son autorité & l’amour des peuples.
On
méprise
, disoit-elle,
le soleil couchant.
Il est vrai que tous
les cœurs étoient changés, jusqu’aux Protestans, les Calvinistes aussi
opposés que les Catholiques à la Religion Anglicane, faisoient plus du
bruit qu’eux, & menaçoient d’un soulevement général ; elle
s’imaginoit qu’un mari pourroit rétablir ses affaires, appaiser ou
contenir les mécontens ; quand elle vit manquer cette ressource, elle
tomba dans une espèce de désespoir ; & dans sa maladie, lorsqu’on
lui présentoit des remèdes, elle disoit avec douleur ces mots singuliers
qui la trahissoient & démontroient ses éloges dont on la combloient
encore :
Laissez-moi mourir en repos, les Anglois
sont las de moi, & je suis lasse d’eux, il est temps de nous
séparer.
La Comédie avoit été longue, les Acteurs
étoient fatigués, les Spectateurs ennuyés, il falloit laisser tomber la
toile.
Sa religion.
Acte premier. Indifférence pour la Religion. Il est certain que ses partisans même en conviennent qu’Elisabeth ne fut jamais dévote, même dans la Religion qu’elle professoit : jamais aucun exercice de piété dans la journée, elle alloit rarement à l’Église, & n’y paroissoit que comme à la salle d’audience ; pour se donner en spectacle avec la plus grande pompe dans les occasions d’éclat ; on l’y voyoit toujours distraite, sans attention, sans respect à la prière au service, à la parole de Dieu ; elle n’aimoit point les Sermons, & quand il lui plaisoit, elle interrompoit & faisoit descendre le Prédicateur, prétendant avoir le droit de le faire en qualité de Gouvernante de l’Église, au spirituel & au temporel elle disoit que deux ou trois Prédicateurs suffiroient pour tout un pays, à la mort même elle ne donna aucun signe de piété, & renvoya fort brusquement son Évêque qui lui faisoit quelque exhortation.
Dans la vérité cette Princesse n’avoit aucune Religion, les favorisoit ou
les combattoit toutes selon son intérêt ou son caprice. C’est une
Actrice Mahométane dans Bajaset, Payenne dans les Horaces, Juive dans Athalie,
Chrétienne dans Polieucte, Déiste dans le Festin de Pierre. Les Actrices & les Acteurs se plient si
fort à leur rôle qu’ils s’y identifient avec tout ce qu’ils
représentent. Le théatre est tout, & n’est rien, il est tout en
représentation, il n’est rien en réalité. Ses habitans paîtris comme lui
de fictions & de chimères, sont obligés pour les bien rendre, d’en
être pénétrés, sont tous ce qu’ils jouent, ils ont toutes sortes de
sentimens & de religions sur la scène ; ils n’en ont réellement
aucun quand ils en sortent, tout est chez eux théatral & de pure
décoration, conduite, personne, langage, sentimens. Tels les présendus
Philosophes qui tolérent tout, s’accommodent à tout, & dans le fonds
sans religion,
sine Deo in hoc
mundo
.
Faut-il chercher des conjectures quand on a l’aveu le plus précis ? Le
Cardinal Polus & le Chancelier Gardiner eurent avec Elisabeth par
ordre de la Cour un long entretien pour tâcher de la convertir ; cet
entretien fut imprimé sans son consentement, & ne fut pas désavoué.
Voici comme elle s’explique :
Je ne doute pas qu’on
ne puisse trouver le repos de la conscience dans toute la
Religion ; ce n’est pas la Religion qui la sanctifie la
conscience, mais la conscience qui sanctifie la Religion ; la
Religion est sainte pour tous ceux qui vivent pieusement ; elle
est pernicieuse pour quiconque la souille par une vie déréglée.
On peut être homme de bien, & méchant dans toutes les
Religions ; on estime la gloire d’un Prince quand il règne sur
plusieurs Peuples, que savons-nous si la gloire de Dieu ne
devient pas plus grande par la diversité des Religions. Selon le
passage, il y a plusieurs demeures dans la maison de mon
père.
Cette réponse ne permet pas de douter que
toutes les Religions ne lui fussent indifférentes par un système qui lui
étoit propre, qu’elle s’étoit faite elle-même, & qu’on n’a trouvé
nulle part ainsi dévéloppé.
Cet absurde galimathias est incroyable dans une Princesse à qui on donne
un esprit supérieur. Qu’est-ce que sanctifier la Religion
par la conscience, non la conscience par la Religion ? La
Religion a-t-elle besoin d’être sanctifiée ? n’est-elle pas sainte par
elle-même indépendamment des hommes, soit qu’ils l’embrassent ou ne
l’embrassent pas ? Et comment leur conscience peut-elle la sanctifier ?
La conscience est un jugement, on la dirige, on l’éclaire par la
Religion. Qu’est-ce que sanctifier un jugement ? Si on veut appeler
cette direction sanctification, qui peut mieux la sanctifier que la
Religion ?
Toutes les Religions donnent le repos de
la conscience
; par conséquent le Mahométisme,
l’idolatrie, & dans les
différentes
demeures de la maison du Père
céleste
; Le Musulman & l’Adorateur de Jupiter
auront leur place ; pour le Déiste qui en doute, il choisira la sienne.
Dieu est glorifié par différentes Religions,
comme les Princes par différens peuples.
Il n’y a
donc pas de Religion revelée ; Dieu peut-il parler aux hommes, & ne
pas vouloir qu’on croie ce qu’il a dit, & qu’on fasse ce qu’il a
ordonné ? Si toutes les Religions sont idifférentes, pourquoi persécuter
les Catholiques, exiger d’eux la suprematie, & leur faire observer
la liturgie Anglicane ? Mais rien n’est constant sur le théatre, chaque
jour des pièces & des décorations différentes. Tous les siècles,
tous les pays, toutes les religions y jouent leur rôle, une Actrice est
cosmopolite, elle joue toutes les Religions, & n’en a aucune.
Le tourbillon, le cahos de doctrine dans lequel Élisabeth se trouva enveloppée, devoit produire cet effet ; toutes les hérésies le produisent, quoiqu’elles n’attaquent que quelques articles, elles les ébranlent tous, en sappent le fondement de la créance, & conduisent enfin à l’incrédulité. Tout se présentoit à Élisabeth avec un air de problème, la moitié de l’Europe flottoit incertaine entre les deux Religions, Catholique & Protestante, son père & sa mère avoient toujours été Catholiques, & ne cessèrent de l’être que par libertinage. Quel motif de crédibilité ! Son frère Protestant n’étoit qu’un enfant : quel garant de la vérité ! Sa sœur vécut & mourut Catholique. Le Protestantisme n’étoit pas une Religion formée, sur-tout en Angleterre où elle n’est qu’un tissu de contradictions & de changemens. La Reine se crut en droit, & dans la nécessité d’en composer une, on ne sait à quoi s’en tenir, il ne reste dans l’esprit qu’une incertitude totale. C’est un homme dans une forêt qui ne sait quelle route suivre ; on n’écoute plus que l’intérêt, c’est le vrai mobile des Princes & des Sujets ; la Religion lui est sacrifiée, l’intérêt est le seul évangile qu’on consulte.
Acte deuxième. Religion Anglicane. Quoiqu’Élisabeth
protégeât les Protestans, elle n’étoit pas Protestante ;
elle balançoit
, dit
Bayle,
entre les deux Religions
, & n’agissoit
que par politique. La Religion Anglicane n’est ni Protestante, ni
Catholique ; c’est un mêlange monstrueux du Luthéranisme, du Calvinisme,
du Papisme, & des délires d’Henri VIII, elle le trouva ébauché par
son père & son frère, elle le perfectionna, c’est-à-dire,
l’accommoda à son goût, elle l’établit pendant un long règne ; il
subsiste encore. Cet assemblage bisarre déplut à toutes les Sectes,
& causa bien du trouble entre les Puritains, les Épiscopaux, les
Anabaptistes, les Catholiques ; on versa beaucoup de sang de part &
d’autre, quatorze Évêques furent sacrifiés avec une multitude
d’Ecclésiastiques du second ordre, & de milliers de Laïques. Elle
réforma la liturgie d’Édouard son prédécesseur pour donner la sienne,
& avoir la gloire de mettre son nom à la tête des livres
liturgiques. Le Parlement qui ne se soucioit de l’un ni de l’autre,
souscrivit à tout à peu près comme certains Évêques qui font composer
des Bréviaires, des Missels, des Rituels, des Catéchismes nouveaux, pour
mettre leurs noms & leurs armes à la tête d’un livre, à quoi
consentent les Chapitres qui s’intéressent aussi peu pour l’ancien que
pour le nouveau culte.
La religion d’Élisabeth, plus libre que celle de Henri son père, conserva
la Confession
sacramentelle sans l’ordonner,
les Fêtes, les jeûnes, les abstinences sans y obliger ; la présence
réelle de Jesus-Christ dans l’Eucharistie sans impanation ubiquite ni
transubstantation, la Hiérarchie ecclésiastique d’Évêques, Curés,
Chanoines, Prêtres, Diacres, sans Chef universel de l’Église chrétienne,
mais seulement un Chef particulier de l’Église d’Angleterre, & se
donne elle-même hardiment pour Chef & Gouvernante de son Église ; la
Communion sous les deux espèces sans nécessité de le recevoir ; le
Clergé, sans dîmes, sans privilège qui les distingue des Laïques ; elle
avoit grande envie de conserver des Cardinaux pour se faire à elle-même
un sacré collège en écarlate ; elle vouloit encore conserver les images
sans honorer ni invoquer les Saints ; elle croyoit les images propres à
orner les Églises, & utiles à instruire les peuples ; mais les
Protestans rigides s’y opposèrent si vivement qu’elle se rendit enfin
avec peine. Il n’en fut pas de même du cérémonial Romain, des ornemens
sacerdotaux, de cortège des Évêques, des encensemens, du luminaire, de
la musique, des orgues, de l’office divin, de tout ce qui frappe les
sens ; elle voulut absolument le retenir & se moqua des Calvinistes
qui crièrent à la superstition ; la pompe & la magnificence étoient
trop de son goût pour les abandonner ; c’est la passion des femmes, il
leur faut par tout de l’éclat & de la parure.
Je
ne veux pas
, disoit-elle,
le gouvernement d’une Église couverte de
haillons.
Cette Religion de femme est semblable à la
chimère d’Horace :
Desinit inpisem mulier formosa
supernè.
On crut, ou on fit semblant de croire, & elle le faisoit entendre,
qu’elle espéroit par là de rapprocher toutes les Sectes en donnant
un peu à chacune. C’est une erreur, une ch
mère, Dieu ne veut point dans la Religion le mêlange de l’erreur &
de la vérité, qui n’est pas avec moi est contre moi, qui ne ramasse pas
avec moi, dissipe ; un Évêque peu courtisan osa lui reprocher qu’elle
agissoit plus en politique qu’en chrétienne.
Je vois
bien
, lui dit-elle,
que votre révérence a lu toute l’Écriture excepté les
livres des Rois.
Jeu de mots & plate équivoque,
même fausse ; puisque la punition de Saul qui offrit
un sacrifice, d’Ozias qui porta la main à l’encensoir,
& tant d’autres Rois d’Ifraël & de Juda qui mêloient les
superstitions au culte de Dieu, font voir dans ce livre plus que dans
tous les autres combien Dieu a horreur de ce mêlange sacrilège, &
des attentats des Rois sur les choses saintes. Mais c’est une femme qui
faisoit des vers, aimoit les pointes, & en partie s’amusoit à
composer des rebus & des logogriphes ; heureusement pour sa gloire, il n’en reste
point, ce mêlange de Rellgion & toute sa vie est une espèce de
logogriphe.
Ce n’est pas que dans la Religion comme dans la société il ne faille aux
hommes quelque chose d’extérieur qui frappe les sens. L’Église Romaine
l’employe avec fruit pour maintenir la dévotion des Fidèles, & les
Protestans qui absolument décharnent le culte, suppriment les
cérémonies, dépouillent les Temples, & les Ministres connoissent mal
le cœur humain, & ne ménagent pas les intérêts de la piété ; mais on
a raison de se moquer d’un système de Religion bisarre & inouï dans
le Christianisme, dont une partie détruit l’autre. On peut voir dans
l’histoire des variations de Bossuet & dans tous les Controversistes
Anglois le faux & l’absurdité de cette Religion de théatre.
Il nous suffit d’avoir mis sous les yeux le
ridicule de cette comédie, & de l’Actrice qui la jouoit, & la
foiblesse des Spectateurs applaudissoient au risque de leur salut ; ils
le sentoient bien, puisque les Évêques & le Parlement disoient
publiquement quand la Reine enfanta cette doctrine risible :
Voilà la première scène de la comédie, la Reine fait
une Religion de femme, aussi riche en vanité que vide de
modestie ; c’est une Actrice qui fait de l’Église un
théatre.
Acte troisième. Sa Suprématie dans l’Église. Elle en plaisantoit ouvertement, & en effet cette qualité ridicule est opposée non-seulement au Christianisme qui n’a jamais connu qu’un Chef universel, mais à son propre système d’indifférence ; car si on est libre d’embrasser la Religion que l’on veut, selon la conscience, comme nous avons vu. A quoi sert un Gouverneur qui ne peut obliger personne de lui obéir ni de le croire ? Elle ne voulut pas même prendre la qualité de Chef de l’Église Anglicane comme son père ; mais le titre plus modeste, disoit-elle, de Gouvernante, fausse subtilité, ou peut-être rafinement de vanité ; un Gouverneur a plus d’autorité qu’un simple Chef qui peut n’en avoir aucune. Un premier Président du Parlement, une première dignité du Chapitre sont des Chefs non de Gouverneur de leur corps. La France n’a jamais disputé au Pape la qualité de Chef de l’Église ; sa primauté de droit divin est de foi, mais ne lui donneroit pas celle de Gouverneur ; cependant comme cette supériorité spirituelle flattoit la vanité de la Reine, qu’elle lui devoit la légitimité de sa naissance ; puisqu’Henri VIII ne prononça qu’en qualité de Chef de l’Église la dissolution de son premier mariage Elisabeth sacrifioit sa prétendue modestie à son intérêt ; elle fut si jalouse de la Suprématie qu’elle en fit prêter le serment à tout le monde, & qu’il en coûta la vie à plusieurs de ceux qui refusèrent de la reconnoître.
Une femme à la tête de l’Église est une pièce comique du théatre de la Foire. Les Protestans se sont souvent moqués de la Papesse Jeanne, dont ils ont fait cent contes, & même des comédies ; le sujet en étoit très-susceptibie, s’il eut été vrai ; mais eux-mêmes d’après leur fameux Ministre Blondel, reconoissent aujourd’hui avec tout le monde que ce n’est qu’une fable, mais la Papesse Elisabeth n’est pas une fable : à la face de l’univers pendant quarante-quatre ans elle a été reconnue par toute le nation Chef de l’Église Anglicane, elle a gouverné absolument son Église, tous les actes ecclésiastiques ont été faits en son nom, & ce n’est pas par surprise en déguisant son sexe comme on le disoit de la Papesse Jeanne ; mais de son aveu, & avec la plus grande notoriété, jamais comédie ne fut poussée si loin. La Gouvernante de l’Église Anglicane ajoutoit à son sexe la glorieuse qualité de bâtarde adultérine, solennellement déclarée par trois Souverains ses prédécesseurs, & par le Parlement. L’Église Judaïque ne vit jamais un pareil monstre dans les successeurs d’Aaron, ni l’Église Catholique dans les successeurs de Saint Pierre ; on ne reçoit pas même les bâtards dans le ministère sans une dispense expresse qui s’accorde rarement, & jamais les femmes sous aucun prétexte ; l’Église Britannique n’y regarde pas de si près, elle doit sa puissance à l’amour des femmes & à l’adultère, elle est adultère elle-même, en se séparant de son époux par l’hérésie & le scbisme, peut-elle n’être pas par reconnoissance favorable au beau sexe & à la bâtardise ? Elle joue la comédie & doit faire honneur aux Actrices. On a renouvellé cette farce sons le règne de la Reine Anne, le Marquis d’Argens let. Juives. Let. 141, s’en moque fort plaisamment.
Les Payens avoient des Prêtresses pour le culte de leurs Dèesses, mais comme nous ne connoissons point des divinités de deux sexes, nous ne connumes jamais ce double Sacerdoce ; d’ailleurs à Rome tous les Prêtres & Prêtresses, jusqu’aux Vestales qui avoient leurs gouvernantes, étoient soumis au Souverain Pontife qui ne fut jamais qu’un homme. Jesus-Christ n’a pris que des hommes pour les Apôtres, il n’a pas même élevé au ministère sa Très-Sainte Mère, la plus parfaite de ses créatures qui méritoit mieux qu’Élisabeth de gouverner son Église. Depuis dix-sept siècles on n’a vu dans toutes les Églises chrétiennes, même d’Angleterre & dans les pays où l’on n’observe point la loi salique pour la succession au trône, ni Pape, ni Évêque, ni Prêtre, que des hommes ; de quel droit l’Église Anglicane change-t-elle l’ordre établi par un Dieu, suivi sans exception dans tout l’univers, & par elle-même jusqu’à la débauche d’Henri VIII, suivi encore par elle-même & par toutes les communions Protestantes pour les Ministres inférieurs y auroit-il plus d’inconvénient qu’une femme fut Chef & Gouvernante de l’Eglise particulière de Cantorbery sous le nom d’Archevêque, qu’il n’y en a qu’elle soit Chef & Gouvernante de toute l’Église Anglicane, dont l’Église de Cantorbery ne fait qu’une partie.
On a voulu justifier cette Suprématie féminine & très-comique d’Elisabeth par l’exemple de l’Abbesse de Fontevrault, qui gouverne des Religieux. C’est bien dégrader une si grande Reine de la comparer aux Religieuses, & trois Royaumes de les mettre sur la même ligne, avec une cinquantaine de moines qui composent l’Ordre de Fontevrault ; y pense-t-on de justifier la nouvelle Eglise par l’exemple du Papisme que l’on abhorre, & une si petite portion du Papisme à peine connue ? La différence est infinie entre Londres & Fontevrault ; Elisabeth n’auroit pas voulu de l’apologie & du parallèle ; le gouvernement monastique est d’institution humaine & arbitraire, le gouvernement de l’Eglise est d’institution divine à laquelle personne ne peut toucher ; qui peut donner les clefs du Royaume des Cieux, & le pouvoir de lier & de délier que Dieu seul ? L’Angleterre avoue-t-elle que sa Suprématie n’est qu’une institution humaine ? Ce seroit la détruire. L’Abbesse Gouvernante tient toute son autorité du Pape, & n’a rien par elle-même ; un Chef de l’Eglise n’a rien reçu de personne, & n’agit qu’au nom de Dieu de qui seul il tient tout. Quand le Roi nomme à un Evêché, un Patron à une Cure, il ne fait que présenter un sujet, & ne lui donne aucun pouvoir spirituel ; c’est le Pape, c’est l’Evêque qui confère ; Elisabeth ne présentoit pas, elle conféroit, ce n’étoit pas un Patron, mais une Gouvernante.
Cette Princesse se faisoit représenter un globe à la main comme l’Empereur, comme pour dire qu’elle gouverne le monde ; on le voit dans toutes les estampes. Ce n’est que pour elle qu’on a gravé cette fanfaronnade, les autres Rois d’Angleterre, son père même sont plus modestes ; je ne sais à quel titre elle se l’attrique : si c’est comme Reine, ou comme Chef de son Eglise ni l’un ni l’autre n’y donne droit L’Empire Britannique spirituel ou temporel n’est aujourd’hui composé que de trois Royaumes qui ne valent pas la France, & de plusieurs Colonies dans les déserts immenses de l’Amérique septentrionale. Elisabeth beaucoup moins puissante n’avoit que deux Royaumes, & point de Colonie, ce qui ne fait qu’un très-petit segment du globe ; tout le reste du monde ne connoissoit ni sa Souveraineté ni sa Papauté. Il est des Gascons sur le bord de la Tamise, comme sur les bords de la Garonne. Les Rois d’Angleterre prennent aussi le titre de Roi de France, auquel ils n’ont aucun droit, mais ils prétendent en avoir, & ils ont quelque temps regné en France, Elisabeth seule a regné sur tout le globe, cette Actrice couronnée a appellé toute la terre à la représentation de ses comédies.
Acte quatrième. La Religion Protestante. Les
Ambassadeurs des Provinces-Unies étant venus lui demander du secours
contre le Roi d’Espagne, & voulant l’intéresser par des vues de
religion, elle répondit :
Ce n’étoit pas la peine de
faire tant de bruit pour une messe, voilà bien de quoi se
gendarmer, si vous ne voulez pas y assister comme à un mystère,
assistez-y comme à une comédie ; si toute à l’heure moi Chef de
l’Église j’allois jouer cette comédie, vous croiriez vous
obliger de vous enfuir.
Elle étoit alors habillée
de blanc, en habit de théatre, fort découverte à son ordinaire.
Il y avoit bien là
,
dit Baile, qui le rapporte, & qui n’est pas suspect,
de quoi déconcerter les Ambassadeurs
; il
y a bien là aussi de quoi juger de la religion & du caractère
comédien de cette Actrice qui tourne en dérision les choses les plus
saintes, & ne sauve pas même la décence des termes, méprisant
également l’une & l’autre Religion dans
l’action des Rois la plus sérieuse.
Toute sa vie est pleine de pareils traits ; le Roi Edouard son frère la
charge de travailler à gagner Marie sa sœur, elle le promet, & au
lieu de tenir parole, elle l’exhorte à demeurer ferme dans le Papisme au
prix de sa vie ; de là elle revient dire au Roi & à son Conseil
qu’elle n’a pu rien gagner, & le presse de poursuivre le Papisme,
& de ne rien épargner pour le détruire ; elle caresse sa sœur, &
lui marque le plus tendre attachement, quoique zélée Catholique, &
de là va flatter ses belles-mères zélées Protestantes ; elle promet
& elle jure à son couronnement de protéger les Catholique, &
deux jours après elle en fait mourir des milliers, elle fait chanter le
Te Deum dans une Eglise Catholique, & y
demeure tout le temps à genoux avec beaucoup de modestie. Quoique
plusieurs Evêques Protestans demandassent à la couronner, selon le rit
Anglican : d’Edouard, elle se fit sacrer par un Evêque selon le
cérémonial romain, & elle s’en moque, l’anéantit & établit une
nouvelle liturgie ; & dans le temps de la cérémonie la plus auguste,
la Comédienne & l’impie percent sans pudeur. Après avoir reçu les
onctions prescrites ;
ne m’approchez pas
, dit-elle en riant aux Dames de la Cour,
de peur que cette huile puante dont on vient de me
salir, ne vous fasse tomber malades
. Arlequin sur
le théatre Italien n’en diroit pas davantage ; n’en diroit pas tant,
elle joue le pour & le contre pour donner la farce complette
jusqu’aux pieds des autels, & c’est le Chef de l’Eglise.
Par les ordres de Catherine de Medicis & d’Elisabeth aussi Comédiennes l’une que l’autre, la France & l’Angleterre donnèrent à l’Europe une comédie où l’on jouoit la Religion. Charles IX eut une fille, & choisit pour marreine par le conseil de sa mère Catherine, cette même Elisabeth qu’il traitoit de bâtarde & d’usurpatrice, au prejudice de Marie Stuart, Reine de France, veuve de son frère François II, alors prisonnière à la Tour de Londres, même d’hérétique, & par conséquent excommuniée, avec qui il ne pouvoit communiquer in divinis ; une marreine est une seconde mère & une caution de la Religion de la baptisée. Quelle mère & quelle caution, que le chef même de l’erreur ? Le Nonce du Pape s’en plaignit, & ne fut pas écouté ! Elisabeth dans ses princiqes pouvoit aussi peu accepter cette commaternité, elle eut tout concilié en nommant Ambassadeur un Milord Catholique qui tint la Princesse sur les fonds en son nom, & représentat l’hérétique. Ces deux Ambassades du Roi de France à la Reine, de la Reine d’Angleterre au Roi, faites avec la plus grande pompe, coûtèrent aux deux Cours des sommes immenses ; ce ne fut des deux côtés que fêtes, bals, comédies, réjouissances, pour attirer les grâces du Ciel, & célébrer saintement un si grand Sacrement. Les premières Actrices furent les deux Reines.
Charles IX fut payé de retour par une autre comédie dans le même goût après sa mort, Elisabeth lui fit faire à Londres de superbes sunérailles, à la mode Anglicane, auxquelles fut invité l’Ambassadeur Catholique de France ; on tapissa de noir la grande Eglise de Saint Paul, on dressa au milieu un magnifique cataphalque environné des armes de France, & surmonté de la statue du Roi défum ; Elisabeth s’y rendit à pied en habit de deuil traînant, précédée de quatorze Evêques & de soixante Seigneurs qui conduisoient chacun galamment une Dame par la main ; c’étoit le plus beau & le plus dévot de la procession, le cérémonial Romain n’est pas si dévot ; la Reine demeura à toute la cérémonie, & à l’oraison funèbre, & portale deuil pendant trois mois, rien ne l’y obligeoit, & tout devoit l’en détourner. On n’avoit rien fait de pareil en France, ni pour Henri son père, ni pour Edouard son frère. Charles IX n’étoit ni son parent ni son allié, ni de sa Religion, il étoit au contraire beau-frère de Marie Stuart sa prisonnière, & de Philippe son ennemi, & le plus zélé Catholique. Le massacre de la Saint Barthelemi, dont en bonne Protestante, elle devoit avoir horreur, étoit tout recent, mais c’étoit une occasion d’étaler du faste, & de montrer sa beauté sous un habit de deuil qui lui étoit favorable ; le théatre change de décoration, c’est une pièce nouvelle, où elle joue le plus beau rôle.
Acte V. Persécution des Catholiques. On ne comprend pas que des Philosophes qui abhorrent l’inquisition & prêchent par-tout la tolérance, qui font un crime de la fermeté à maintenir la Religion, élèvent jusqu’au ciel une femme qui toute sa vie a persécuté les Catholiques avec fureur ; tout ce qui ne voulut pas se soumettre à l’Eglise Anglicane fut déponillé, chassé, tourmenté, mis à mort jusqu’à violer le droit naturel & le droit des gens ; elle maltraita, fit emprisonner, accuser & comparoître en justice l’Ambassadeur d’Espagne, parce qu’il étoit Evêque, & disoit la messe chez lui. Ce Prélat, homme du plus grand mérite, au jugement même des Protestans, en mourut de chagrin dans sa prison ; elle fit porter une loi injurieuse à la nation & contraire à l’humanité ; cette loi défendoit de parler en faveur de ceux qui étoient accusés de crimes d’état, dont le plus grand étoit le Papisme, & de travailler à les délivrer sous peine d’être eux mêmes réputés coupables de haute trahison, comme si on pouvoit empêcher un ◀fils▶ de faire voir l’innocence de son père, & de travailler à sa liberté ; jamais l’inquisition contre laquelle on crie tant ; ne fut si barbare.
Elle avoit pourtant juré de protéger les Catholiques, & fait toutes
les démarches que nous avons vu. Mais qui peut se fier au jeu & aux
amusemens des Actrices ? est-il de rôle qu’elles ne jouent, de serment
qu’elles ne fassent, & en est-il qu’elles tiennent ? Elle élargit
d’abord tous les prisonniers arrêtés pour cause de Religion,
précipitation imprudente ; il pouvoit y en avoir, & il y en savoit
en effet accusés de conspiration contre la Reine sa sœur, qu’il étoit de
son devoir de punir. Mais être Protestant étoit un mérite, & avoir
conspiré contre Marie n’étoit pas un crime aux yeux d’une femme qui s’en
étoit deux fois rendue coupable. Le Chancelier Bacon,
Protestant célèbre par son génie & par ses injustices, monta sur le
théatre avec elle, & lui dit d’un air patelin & mystérieux :
Il y a encore quatre prisonniers pour
religion qui ne sont pas delivrés, Mathieu, Marc, Luc, &
Jean, ils attendent leur liberté avec impatience.
La Reine sourit à cette bouffonnerie ;
je les
délivrerai
, dit-elle,
je les entretiendrai & n’instruirai par leur
bouche.
Il auroit pu ajouter Pierre, Paul, Jacques
& Jude sur les Epitres desquels la Religion est
fondée comme sur les évangiles. Ce tabarinage fut le signal de la
persécution ; la liberté des Evangélistes ouvrit la prison des
Catholiques.
Ce ne fut d’abord que par degrés & avec précaution, elle menageoit les deux partis pour s’affermir sur le trône ; les Catholiques étoient puissans, elle les craignoit, elle affectoit même de pencher vers le Papisme. Bien sûre des Protestans dont elle étoit l’espérance, elle partagea les charges de sa maison, donna celles de confiance aux Protestans, & les brillantes aux Catholiques : elle s’attache les Seigneurs les plus puissans de chaque parti, les favorisans dans leurs amours, à l’un qui faisoit semblant de l’aimer pour obtenir la couronne, elle lui laissoit espérer de l’épouser, & joignit aux faveurs de la Cour toutes les ruses de la coquetterie ; à l’autre elle facilitoit son mariage avec sa maîtresse. Les deux Catholiques ne furent pas long-temps en faveur, quand elle crut pouvoir s’en passer, l’un fut disgracié, l’autre décapité ; la Cour fut toute Protestante ; elle amusa encore le Comte de Leicester par l’espérance d’un mariage qui ne se fit pas, ce n’étoit qu’une comédie où l’on jouoit tout le monde. Le Duc d’Albe, alors Gouverneur des Pays-Bas, appeloit ce manège une farce politique ; & la Reine une Actrice qui gagne par ses flatteries sans s’engager elle-même, dit une chose & en pense une autre, promet tout & ne tient rien, & trompe tout le monde comme sur le théatre, & cependant persécute les Catholiques & détruit leur Religion.
Le massacre de la Saint Barthelemi fit voir son humeur cruelle ; Pasquin
appelle ce massacre
une tragédie à Paris pour les
morts, une comédie à Londres pour les vivans
.
Lorsque l’Ambassadeur de France l’apprit à Elisabeth, & lui en dit
les raisons par l’ordre de Charles IX, elle parut indifférente, &
sembloit même l’approuver, elle répondit à la lettre du Roi :
J’approuve cette conduite, du moins à l’égard de ceux
qui manquoient de respect pour leur
Souverain, mais il eût été plus conforme à la justice de
l’exécuter avec moins de rigueur.
On ne peut
justifier, dit Gregoireleti, ce Chef des Protestans
qui affectoit d’avoir à cœur la propagation de leur foi, de les
abandonner sans dire mot, à la rage des loups affamés ; il faut couvrir
cette dureté du voile du silence pour en cacher le scandale, mais les
Auteurs Protestans qui l’ont blâmée, ne veulent pas voir qu’en les
plaignant elle se fut condamnée elle-même, ainsi que son père & son
frère : leur vie & la sienne n’ont été qu’une Saint Barthelemi
continuelle, ils ont plus versé de sang Catholique en Angleterre &
en Irlande, qu’il n’en a été versé de Hugenot en France. Une bonne
Comédienne ne doit pas démentir son rôle.
La conversion d’Henri IV fut un chagrin mortel pour Elisabeth : ce Prince
par un intérêt de secte lui fut long-temps uni, elle lui donna des
grands secours, & lui en procura des Protestans d’Allemagne. Les
Protestans des deux Royaumes, la Reine d’Angleterre & le Roi de
Navarre se soutenoient mutuellement, ils pensèrent se brouiller quand
Henri se fit Catholique, la Reine en fut offensée & n’avoit pas
tort, il abandonnoit ses amis & sa Religion, se mettoit dans la
nécessité de les combattre, & faisoit courir un grand risque aux
Protestans des deux Royaumes & de Hollande qui avoient droit de
comprer sur lui ; elle le traitoit d’ingrat, de lâche, d’apostat, disoit
qu’il étoit plus comédien qu’elle, qu’après avoir été long-temps à la
tête du parti, il avoit renoncé à sa Religion, par crainte sous Charles
IX qu’il y étoit retourné ensuite, & l’abjuroit une seconde fois par
intérêt, pour se livrer bassement au Pape, elle retira ses troupes
qu’elle avoit envoyées au secours d’Henri, qui dans
le premier moment la traita de Comédienne.
Apollon toujours équitable
prétend qu’ils ont raison tous deux
; elle lui en
fit les plus vifs reproches, & ses lettres contribuèrent à faire
porter le fameux Édit de Nantes que Louis XIV s’est
fait un devoir & un mérite de révoquer, Édit qui donne aux Huguenots
plus qu’on ne leur avoit jamais accordé, il fut dressé part les
Ministres Huguenots qu’Henri en chargea ; il n’en auroit pas fait
davantage quand il étoit à leur tête, peut-être n’eut-il pas osé en
faire tant.
Pour excuser tant d’atrocités, & de fourberie qu’on ne peut
dissimuler, on se jette sur l’imprudence des Papes qui, dit-on, ne
ménagèrent pas assez Elisabeth, reçurent mal ses Ambassadeurs,
l’excommunièrent, la déposèrent, délièrent ses Sujets du serment de
fidélité, sur quoi on lui fait dire ce bon mot :
Le
Pape veut donc tout perdre pour me faire beaucoup
gagner
; c’est la fable du loup & de l’agneau ; on
pourroit dire que c’étoient la France & l’Espagne qui aigrissoient
les Papes contre elle, qu’il lui étoit si aisé de se concilier avec eux,
qu’elle se ligue avec Sixte V contre Philippe II ; on
pourroit dire que les Souverains, comme les particuliers ont quelquefois
des caractères brusques, & des momens de mauvaise humeur qu’il peut
leur échapper, des vivacités & des aigreurs, qu’on rend mal leurs
paroles, qu’on empoisonne leurs expressions. Mais que ces fautes
personnelles dont les Sujets ne sont pas responsables, fussent-elles
vraies, ne doivent pas décider du sort de la Religion & de
l’Etat.
Mais il ne faut pas confondre les temps. Ce qui est très-vrai, c’est que la persécution commença dès son couronnement avant que Rome eut fait aucune démarche ; elle avoit si bien précédé l’excommunication, que la Bulle où elle est portée fait le détail de ces excès, & fonde sur eux sa sévérité. C’est une histoire de son règne, ce n’est donc pas Rome qui a commencé, c’est Elisabeih qui a forcé Rome à lancer ses foudres, sans doute les Bulles aigrirent les esprits &, la persécution fut plus animée, des Catholiques poussés à bout peuvent avoir fait des tentatives pour sécouer le joug selon le caractère d’une nation si remuante, il est faux que le Pape en soit la cause ; Elisabeth étoit sanguinaire, elle le tenoit de son père qui fit mourir des milliers des Catholiques, sans que Rome eut rien fait contre lui, & de sa nation dont toute l’histoire est un tissu de guerres civiles, de crimes & d’horreurs. Les prétendues conspirations des Catholiques ne furent jamais prouvées, les Protestans en ont bien fait davantage en Angleterre, en France, en Allemagne, dans les Pays-Bas ? le Comte d’Essex, Olivier, Cromvel, le Duc de Monmont, le Prince d’Orange étoient-ils Catholiques ? Elisabeth elle-même ne conspira-t-elle pas deux fois contre sa propre sœur, & n’est-ce point le Roi Catholique qui la sauva ? C’est bien aux Anglois à crier contre la sévérité & les prétentions ultramontaines, les Papes ont-ils fait décapiter ? Marie Stuart, Charles I ? Ont-ils chassés Jacques II ? Le droit du Parlement d’Angleterre de juger, de déposer les Rois est-il mieux fondé que celui des Papes ? n’est-il pas plus dangereux pour les têtes couronnées ? Jamais Pape n’a fait mourir de Rois ; l’Angleterre a fait plus de renversemens dans la Religion & dans l’Etat, en moins d’un siècle, que tous les Papes pendant mille sept cents ans. Le nouveau Pape Henri d’où tire-t-il son autorité ? La Suprématie d’une femme est-elle mieux fondée ? Où est la sûreté des peuples & des Princes ? Si chaque Etat peut détrôner ses maîtres ? Créer une Eglise indépendante, & lui donner un Chef à son gré. Ces bouleversemens, ces absurdités, ces contradictions feroient la scène la plus risible, si les sacrilèges, les forfaits, les ruisseaux de sang, la perte des ames ne formoient le plus sombre magique.
SES ATTENTATS.
Acte I. Guerre des Pays-Bas. La révolte des Pays-Bas
fut un véritable attentat contre l’autorité légitime du Roi d’Espagne,
que tous les Souverains avoient intérêt de punir, & qu’Elisabeth
favorisa, ce qui enfin a fait démembrer les Provinces-Unies de la
Monarchie Espagnole. La France punissoit la révolte de la Rochelle,
l’Angleterre celle des Irlandois, & on soutenoit celle de la
Hollande ; encore si l’Angleterre eut en guerre avec l’Espagne, mais les
deux nations étoient en paix, Philippe avoit épousé la Reine Marie, il
avoit sauvé la vie à Elisabeth, elle se ligua avec ses Sujets rebelles
pour lui faire la guerre, leur fournit de l’argent, des troupes : ses
généraux s’emparent de plusieurs places pour gage des payemens de ses
frais ; elle sentoit si bien son injustice, que les Ambassadeurs des
Hollandois étant venus lui demander du secours & lui offrir la
souveraineté de leur Pays, elle le refusa, & répondit avec un air
affecté de justice :
Il ne serait ni beau ni honnête
de s’emparer du bien d’autrui.
Elle en fit de même en France, avec qui elle n’étoit pas en guerre, où elle fut marreine de la fille de Charles IX, duquel elle promit d’épouser le frère ; malgré cette intelligence, elle fournit du secours au Prince de Condé, au Roi de Navarre, pour faire la guerre au Roi légitime ; un bras de mer change la morale, ce qui est un forfait à Londres, est une bonne œuvre à Amsterdam & à Calais. La décoration change, & l’Actrice joue un rôle différent. Ces guerres fournissent bien des scènes, des secours refusés d’obord, & ensuite accordés, des généraux de troupes sont envoyés & sont rappelés ; un désintéressement affecté, & des villes retenues en otage, un Souverain reconnu & renvoyé, un mariage arrêté & rompu, une bague donnée & redemandée, des articles signés & abandonnés. On admire, on respecte ces grands événemens politiques, où les Princes, selon leurs intérêts, se jouent du genre humain ; regardez de près, ce n’est qu’une comédie que joue une Actrice couronnée.
Sa vie fut un tissu de scènes pareilles, elle s’empara du Havre-de-Grâce à titre d’ôtage pour de l’argent avancé, & ne veut plus le rendre, il faut un siége pour le lui arracher, elle fait faire par ses vaisseaux toutes sortes de pirateries sur toutes les nations, on lui en fait des plaintes de toutes parts ; elle en rit & en plaisante, elle ordonne plusieurs mois à l’avance au Capitaine Drack d’attaquer en Amérique les Espagnols, certain jour qu’elle lui désigne, auquel elle déclare la guerre. Les Espagnols qui ne pouvoient déviner ni être avertis dans le nouveau monde de ce qui se passe en Angleterre, sont surpris sans défense dans la sécurité que donne la paix ; on pille, on ravage sans résistance ; Londres appelle des victoires & des conquêtes, ce qu’entre particulier on puniroit comme brigandage. Voilà le nouveau brillant de l’Héroine d’Angleterre : voilà une héroïque incomparable, on se tue de le dire, on fait semblant de le croire, on voudroit le persuader. L’Anglomanie dans les loges est trop galante pour ne pas applaudir à la première Actrice.
Acte II. Tyrannie d’Ecosse. Marie Stuart, Reine d’Écosse, veuve de François II ayant quitté la Cour de France ; s’en retournoit dans ses Etats ; Elisabeth qui en fut instruite, envoya plusieurs vaisseaux pour l’enlever dans son passage. Les vents favorisèrent Marie ; elle échappa a son ennemie, & arriva à Edimbourg. L’entreprise ayant manqué, Elisabeth joua un nouveau rôle, & lui envoya une magnifique ambassade pour la féliciter de son heureuse arrivée ; cette Reine voisine l’inquiétoit, c’étoit l’héritière légitime du royaume d’Angleterre, elle devoit exclurre Elisabeth qui étoit bâtarde, elle avoit même pris le titre de Reine d’Angleterre, elle pouvoit lui déclarer la guerre ; le voyage n’est pas long d’Edimbourg à Londres, elle y avoit bien des partisans ; tous les Catholiques se seroient déclarés pour elle ; une bataille gagnée l’auroit mise sur le trône. Marie n’avoit aucune de ses pensées, franche & sincère elle reçut bien les Ambassadeurs, & pour dissiper tous les soupçons ne prit plus le titre de Reine d’Angleterre, & promit à Elisabeth de ne jamais la troubler dans son Royaume ; elle lui envoya à son tour une ambassade, & lui fit présent d’un gros diamant de très-grand prix, taillé en forme de cœur, la priant de conserver ce gage de son amitié qui seroit toujours plus pure & plus ferme que le diamant qui en étoit la figure.
La crainte d’une invasion n’étoit pas son plus grand crime ; Elisabeth la craignoit peu, elle se voyoit bien affermie sur son trône ; l’Ecosse seule n’étoit pas en état de faire la guerre, & la France depuis la mort de François II sans enfans, n’y prenoit plus d’intérêt ; mais un principe secret & plus vif de son inimitié étoit la jalousie de beauté Marie étoit incomparablement plus belle, plus aimable, & même plus savante, mais moins rusée, moins dissimulée, moins politique, moins hautaine. Voilà la source de ses malheurs ; Elisabeth le savoit, en parloit avec dépit à ses Ambassadeurs ; on lui eût pardonué tout le reste, mais on ne pardonne pas la beauté : est-il de plus grand forfait entre les femmes ? On impute à Marie bien des choses, on n’en avoit point de preuves, & Londres n’y prenoit aucun intérêt ; mais la supériorité de beauté étoit évidente ; rien ne touche de plus près une Actrice.
Marie fit des fautes, & des mariages peu convenables ; on lui impute des crimes qu’on n’a jamais prouvé, & qu’elle a toujours nié, Elisabeth en fut la cause ayant empêché tous les mariages convenables qu’on lui proposoit pour ne pas avoir un voisin à craindre dans un mari entreprenant ; elle empêcha le mariage avec l’Archiduc d’Autriche, parce qu’étant Gouverneur des Pays-Bas & d’une maison si puissante, elle le craignoit ; avec le Comte de Lenox & le Duc de Norfolk ses parens, parce qu’ils auroient pû faire valoir ses droits ; elle fit même décapiter le Duc, parce que le bruit courut qu’il avoit épousé secretement la Reine d’Ecosse, elle lui offrit pourtant le Duc de Leicester dont elle comptoit être toujours la maîtresse. Dans le fond, elle n’en vouloit pas, & auroit bien trouvé des raisons pour l’empêcher ; elle vouloit en Comédienne les amuser pour faire diversion à d’autres mariages, elle savoit bien qu’ils n’en voudroient ni l’un ni l’autre. Leicester aimoit ailleurs, & un mari de la main d’Elisabeth étoit trop justement suspect à Marie pour l’accepter.
Cependant les Écossois révoltés contre Marie, lui déclarètent la guerre,
animés & soutenus par Elisabeth, ils la poursuivirent si vivement
qu’ils la prirent prisonnière ; elle s’échappa, & demanda un asyle à
Elisabeth qui le lui accorda avec la plus tendre démonstration & les
plus belles promesses ; à peine fut-elle sur les terres, que par une
insigne trahison elle fut arrêtée & renfermée dans la tour de
Londres où elle demeura dix-huit ans, sans que la Reine d’Angleterre
daignât la visiter, ni même voulût lui accorder une audience qui lui fut
souvent demandée ; elle ne sortit de sa prison que pour perdre la vie
sur un échaffaud.
Voici
,
dit Elisabeth,
le premier sujet que j’ai de me réjouir de ma politique
depuis que je suis Reine.
Croiroit-on qu’elle jouât la comédie jusqu’à envoyer des Ambassadeurs féliciter le Roi Jacques de la prison de sa mère, & le faire proclamer Roi, en la privant de son Royaume ? De quel droit attenter sur la liberté d’une Souveraine ? De quel droit la privoit-elle de ses Etats, & lui donnoit-elle un successeur pendant sa vie ? Ce successeur n’étoit alors qu’un enfant de treize mois, elle mit a profit le temps de son enfance pour gouverner despotiquement l’Écosse, & y établir la Religion Protestante, elle lui donna un Tuteur & un Précepteur, lui forma un Conseil à son gré, qui n’agissoit que par ses ordres, sur-tout & contre la volonté de sa mère ; elle le fit élever dans la Religion Protestante, & une si entière dépendance de l’Angleterre qu’il n’osa ni venger sa mère, ni se plaindre quand elle fut décapitée. On réussit à en faire un espèce de Savant & un Roi d’un si mince mérite qu’on l’appeloit le Roi femme, tandis qu’on appeloit Elisabeth la femme Roi, Regina Jacobus.
L’arrêt qui condamna cette Reine infortunée à la mort, prit pour prétexte
une prétendue conspiration contre l’Etat qui ne fut jamais ; mais sa
prison n’eut pas même de prétexte ; on dit d’abord qu’il falloit punir
les crimes que Marie avoit commis en Ecosse, mais on ne le dit pas deux
fois : ces crimes vrais ou faux n’avoient pas été commis sur les terres
d’Elisabeth, ne la regardoient pas, & Marie n’étoit pas sa sujette,
elle étoit même Souveraine, & n’avoit à rendre compte qu’à Dieu de
ses actions. On n’avoit donc aucune juridiction sur elle, aucun droit de
l’arrêter, de lui faire le procès, de la condamner, de la punir.
On a fait, dit Baile, des
apologies de la prison, & de la condamnation de Marie
Stuart, qui a-t-il de plus exécrable que des plumes venales ne
justifient ? Mais après avoir lu toutes ces apologies avec
quelque tentation de les approuver, l’empire de la droite raison
dissipe les charmes des apologistes, Æthiopem lavat. Cette Héroine si vantée pollua son règne par le sang
innocent d’une Princesse à qui elle avoit donné asyle chez
elle.
Ce trait dont les plus belles qualités ne
peuvent effacer la honte, suffiroit pour la déshonorer, il n’est pas
douteux que cet exemple détestable n’ait enhardi quelques années après
Olivier Cromvel à faire mourir sur un échaffaud le
petit-fils de Marie, Charles I, le Chef des Anglois
dans le goût d’Elisabeth, étoit plus grand homme qu’elle.
Acte III. La mort de Marie. Cette mort, injuste, cruelle & perfide, est un sombre nuage que tous les masques brillans du théatre d’Elisabeth ne dissiperont jamais ; toute l’Europe qui étoit intéressée fut dans l’étonnement & l’indignation, mais Marie n’eut point de vengeur, même dans son propre ◀fils▶, Roi d’Écosse, trop foible il est vrai pour punir Elisabeth, mais assez peu sensible, assez peu courageux pour ne faire aucune plainte ni à Elisabeth ni aux autres Rois d’un attentat qui étoit la cause de tous les Rois ; il étoit élevé dans une si lâche dépendance, que pendant dix-huit ans que dura la prison de sa mère, il ne témoigna pour elle aucune sensibilité, & qu’après la mort de la meurtrière, il eut la bassesse d’affecter sans nécessité de lui faire les plus magnifiques funérailles, de lui bâtir le plus superbe mausolée, de composer à son honneur, & de graver sur son tombeau la plus pompeuse épitaphe, bien au-dessus de tout ce qu’on avoit jamais fait pour tous les Rois d’Angleterre les plus illustres ; il n’en fit pas tant pour sa mère, auroit-il osé eriger un monument qui auroit renversé l’autel de la divinité aux genoux de laquelle il avoit tremblé toute sa vie ? La tyrannie d’Elisabeth lui survécut plusieurs années.
D’ailleurs sa mère avoit vécu & étoit morte Catholique, il étoit Protestant, Elisabeth lui avoit fait sucer sa Religion avec le lait, & l’y avoit entretenu ; il s’y étoit rendu savant, & vouloit le paroître. Écrivain médiocre, autant que Prince médiocre ; ses ouvrages ne valent pas mieux que ses sentimens, mais l’esprit de la secte & l’enthousiasme d’un savant éteignirent en lui les sentimens de la nature & de l’honneur, il en fut puni dans sa postérité qui a perdu le trône de la Grande Bretagne dans la personne de son petit-fils détrôné par son propre gendre ; il en fut puni dans son ◀fils▶ & son successeur Charles I qui périt sur un échaffaud comme sa mère, ainsi par un évenement unique dans l’histoire, le Roi Jacques, ou selon l’expression des Anglois la Reine Jacques, Regina Jacobus, qui le premier des Stuart abandonna la Religion Catholique & acheva de la perdre dans ses Etats, se trouve placé entre deux morts les plus tragiques qui furent jamais, de sa mère par Elisabeth, de son ◀fils▶ par Cromvel.
Elisabeth plus politique que Jacques voulut sauver les apparences, joua
la comédie, & fit semblant d’être affligée. La ville de Londres pour
lui faire sa cour, fit des réjouissances publiques de la mort de Marie
comme d’une grande victoire, il y a même grande apparence que ce fut par
son ordre secret ; voyant de ses fenêtres les illuminations & les
feux de joie : elle fit l’ignorance & l’étonnée, & demanda ce
que c’étoit, on lui dit, ce sont des réjouissances pour la mort de la
Reine d’Ecosse.
Quoi
,
dit-elle,
Marie est morte ! ah qui la faite mourir cette Sœur que
j’aimois ! peut-on avoir si peu de respect pour les têtes
couronnées ?
Elle pleure, elle crie, elle est
inconsolable, elle prend le deuil & s’enferme pendant trois jours
sans voir personne, elle fit faire de magnifiques funérailles, ordonna à
ses Ambassadeurs dans toutes les Cours d’y témoigner sa douleur, en fit
faire des excuses au Roi d’Ecosse ◀fils▶ de Marie, & au Roi de France
son beau-frère, fit mettre en prison le Secrétaire d’Etat qui avoit fait
exécuter ses ordres ; il fut condamné à l’amende & à une prison de
plusieurs années ; peine légère s’il étoit coupable d’un rigicide, il
subit sa peine en riant, sortit le lendemain de prison, l’amende lui fut
restituée.
O larmes ! ô douleur ! ô qu’il est doux
de plaindre le sort d’un ennemi lorsqu’il n’est plus à
craindre !
Cette puérile mascarade dans un événement si tragique n’en imposa à personne, elle révolta tout le monde, on s’en moqua par-tout ouvertement. Cette héroïne prétendue se déshonora sans retour & devint odieuse. Henri VIII en faisant mourir ses femmes ne donna point dans ce ridicule, ni dans la suite Cromvel en faisant mourir son Roi. Les Comédiennes ordinaires peuvent bien être aussi hypocrites, mais ne sont pas si cruelles, elles ne font mourir personne, elles se bornent à affecter de la douleur pour des morts dont elles se réjouissent ; mais ne les ont point ordonnées. Elisabeth ajoute la dissimulation aux attentats, la fourberie à l’inhumanité, le deuil à l’assassinat ; ce n’est pas la conduite d’une femme d’esprit, on se fait mépriser quand on juge tout le monde si grossièrement dupe ; mais c’étoit son caractère, son art, son talent qu’on nomme politique, feindre, dissimuler, tromper.
Le Parlement rendit justice au ◀fils▶ de Marie, indigné de ces horreurs & de ces farcés, il le désigna successeur d’Elisabeth sans la consulter, elle fut forcée de l’approuver, de dissimuler son chagrin, mais en mourut bientôt après ; c’étoit en effet la condamnation la plus authentique de sa conduite ; déclarer le ◀fils▶ de Marie Roi d’Ecosse, & légitime héritier du Royaume d’Angleltrre, c’étoit reconnoître les droits & la souveraineté de la mère qu’il représentoit, & par conséquent l’injustice de sa mort. La Reine d’Ecosse, l’héritière présomptive d’Elisabeth n’étoit pas sa justiciable, on n’avoit aucun droit sur sa vie. Cet acte condamnoit encore les demandes réitérées que le Parlement avoit fait à Elisabeth de se nommer un successeur, il y en avoit un désigné par la loi, le Roi d’Ecosse. Dans un Royaume héréditaire, le choix du successeur n’est pas libre, ni la nation ni le Prince régnant ne peuvent priver de la succession l’héritier légitime, & la transporter à un autre, & renverser la loi fondamentale. Mais sous le règne d’Elisabeth, l’Angleterre étoit un théatre, où elle jouoit tour à tour dés tragédies, des comédies, des farces de toute espèce ; le parterre battoit des mains.
La République des lettres a fait aussi une injustice à Marie Stuart ; cette Reine étoit mieux élevée, plus instruite, faisoit mieux des vers, parloit plus de langues, & les parloit mieux qu’Elisabeth. On loua beaucoup Elisabeth, on ne dit rien de Marie.
Acte IV. Sa mort. Quand la Reine eut passé soixante
ans, son esprit baissa sensiblement, fatiguée de tant d’affaires dans un
si long règne, elle ne pensoit plus à rien, ne se mêloit de rien, étoit
lasse de tout, mais son faste & sa vanité ne la quittèrent jamais,
toujours pompeusement habillée, & soigneusement parée comme dans sa
jeunesse ; sa toilette la suivit au tombeau ; on se moquoit d’elle,
elle ressemble au Paon
, disoit-on, dont la chair
devient dure dans la vieillesse, mais qui n’est pas moins
amoureux de ses plumes, quoique son esprit s’affoiblisse, son
corps est toujours vigoureux ; elle en a grand besoin pour
soutenir le poids de ses riches habits dont une autre seroit
accablée
. Elle est morte en Comédienne comme elle
avoit vécu.
Qui croiroit que tant d’ambition, de vanité, de politique eussent abouti
à la satiété de regner, & de vivre, & qu’un précipice se fut
trouvé au bout d’une si brillante carrière ? Le sentiment de désespoir,
ce dégoût de la vie ; & même le suicide ne sont pas rares en
Angleterre.
La mort de Marie Stuart & celle
du Comte d’Essex qui en fut le châtiment, la jeta dans une tristesse
mortelle ; la conscience par ses remords, la tendresse par ses regrets
la déchiroient sans cesse.
Je devois au Comte tous
mes succès & ma gloire ; la perte de ses conseils & de
son bras m’attire tous mes malheurs, mes affaires vont en
décadence, depuis qu’il n’est plus je me suis laissée entraîner
à l’envie & à l’imposture qui en vouloient à ses jours ;
j’ai perdu ma réputation, l’estime & l’amour de mes
peuples.
Elle ne disoit que trop vrai.
Ces regrets la firent tomber dans une noire mélancolie, & de là dans
l’enfance, elle n’osoit s’en plaindre, elle en rougissoit, elle refusoit
les Médecins, les alimens & les remèdes.
Laissez-moi mourir en repos
, disoit
elle, les Anglois sont las de moi, & je
suis lasse d’eux.
Elle renvoya les Evêques qui
venoient l’entretenir, elle couchoit toute habillée, se levoit cent fois
la nuit, ne vouloit voir personne, toujours les yeux fichés en terre, le
doigt sur la bouche comme le Dieu du silence ; elle voulut être enterrée
dans cette attitude. Grégoire Leti appelle son état un délire, peu de
temps avant sa mort elle voulut danser & jouer du clavessin, &
demandoit qui dansoit & jouoit mieux qu’elle ? On comprend bien que
les meilleurs Danseurs & les meilleurs Organistes n’en approchoient
pas. Victorio Siri dit qu’étant à l’extrémité elle fit
venir sa musique pour mourir plus agréablement aux doux sons des
instrumens, comme Mademoiselle de Limeuil en France ; elle passa de là
au jugement de Dieu & dans l’éternité où elle ne trouva ni flatteurs
ni théatre.
La mort de Marie fut bien différente, elle mourut en Sainte, son arrêt lui fut signifié la veille pour être exécuté le lendemain, elle s’y disposa avec une présence d’esprit, une tranquillité, un courage héroïque ; elle relut son testament, écrivit au Roi de France, au Duc de Guise son parent & à son Confesseur qu’elle demanda. Cette grâce qu’on accorde aux plus coupables, lui fut inhumainement refusée, elle disposa de sa sépulture, distribua à ses domestiques tout ce qui étoit en son pouvoir, les consola de la manière la plus affectueuse, embrassa toutes ses femmes, & donna sa main à baiser aux hommes ; à l’exemple de Saint Louis, elle donna à son ◀fils▶ les avis les plus pieux & les plus sages, qu’elle chargea son premier Officier de lui porter de sa part, ensuite elle se retira dans son cabinet, & passa la nuit en prière.
Quaud on vint le matin lui dire qu’il étoit temps de partir, elle se lève, prend son manteau, se couvre modestement de son voile, & marche vers l’échaffaud un crucifix à la main qu’elle ne cesse de regarder & de baiser avec le plus tendre respect ; quand elle y fut montée, ella adressa la parole à ses Juges & au peuple nombreux, que la curiosité y avoit attiré, elle proteste qu’elle est innocente du crime dont on l’a accusée, qu’elle meurt dans la Religion Catholique Apostolique & Romaine prête à perdre mille couronnes & mille vies pour cette sainte Religion qui fait tout son crime ; qu’elle pardonne de bon cœur tout le mal qu’on lui a fait ; qu’elle prie tous ceux qu’elle a pu avoir offensés de lui pardonner : le bourreau se jette à ses pieds pour lui demander pardon de ce que son devoir l’oblige de faire, elle lui pardonne volontiers, mais ne voulut point qu’il touchât à ses habits, se fit ôter son voile par ses filles, elle se mit à genoux, invoqua la Sainte Vierge & les Saints, pria Dieu pour le Royaume d’Écosse, de France & d’Angleterre pour le Roi son ◀fils, la Reine Elisabeth, ses juges & ses persécuteurs, se banda les yeux, tend son cou au bourreau, récitant tout haut ses prières, & à ces paroles qu’elle répéta plusieurs fois : In manus tuas, commendo spiritum meum. Elle reçut le coup de la mort. Quelle des deux morts est la plus précieuse !
Elisabeth eut des talens & des succès ; plusieurs grands hommes illustrèrent son règne, elle leur dût toute sa gloire au lieu de la fausse & fanfaronne légende dux fœmina facti, on devoit mettre sur les médailles vir fuit dux facti regnante fœmina ; elle procura un avantage à la nation, la création d’une marine, l’étendue de son commerce, l’établissement des manufactures qu’occasionnèrent les Flamands, fugitifs des Pays-Bas qu’elle accueillit, & qui lui portèrent leur fonds & leur industrie, comme lors de la révocation de l’édit de Nantes, les réfugiés François se répandirent en Hollande, en Allemagne, en Angleterre. Les circonstances singulières où elle se trouva de l’ébranlement de l’Europe, des guerres de Religion où elle entra, des mariages qu’elle refusa firent toute sa célébrité, & les Sectaires qu’elle protégea par intérêt ; tous ses éloges ; le reste du monde la méprisa, elle essuya de grands revers, eut de grandes foiblesses, fit de grandes fautes, commit de grands crimes ; elle étoit fourbe, dissimulée, parjure, sans foi, libertine, vaine, orgueilleuse, cruelle, emportée, avare & prodigue, sans Religion sans pudeur, sans probité ; elle établit par le fer & le feu une Religion scandalense & absurde. Que faut-il de plus pour avoir des partisans, & passer à leurs yeux pour une merveille ? Mais à la balance de la justice & de la vérité, au tribunal de la Religion & de la vertu, ce ne fut qu’une Comédienne d’un mérite médiocre, mais rusée qui occupa la scène & y joua toute sa vie des tragédies, des comédies, des farces selon son intérêt & son caprice.