(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre I. Des Parfums. » pp. 7-32
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quinzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre I. Des Parfums. » pp. 7-32

Chapitre I.

Des Parfums.

L orsque le P. Castel fit paroître son clavecin oculaire, & que par l’analogie des couleurs avec le sons, il crut pouvoir donner un concert aux yeux, comme on en donne aux oreilles ; tout le monde lui disoit qu’il devoit pousser plus loin ses découvertes, déterminer la proportion des odeurs & des saveurs, comme celle des couleurs & des sons ; & former un clavecin odorant & savoureux pour le nez & pour la bouche ; il convenoit, & il est certain que les odeurs & les saveurs ont divers dégrès, diverses qualités qui s’accordent ou se combattent, font des consonances ou des dissonances qui plaisent ou déplaisent au goût & à l’odorat. L’art de cet assaisonnement est le bel art des Cuisiniers & des Parfumeurs ; mais il ajoutoit que la combinaison harmonique de ces degrés & de ces nuances étoit fort difficile à saisir pour les accorder. Le son & la lumière se répandent & s’éloignent dans un instant, & ne consomment aucune matière ; les odeurs ne se répandent que lentement, & durent long-temps, les saveurs ne se font sentir qu’en s’appliquant au palais, & la sensation bonne ou mauvaise qu’elles excitent cet ébranlement des nerfs qu’elles picotent ne s’affoiblit que peu à peu, & se mêle avec celle qui la suit ; ce ne sont point comme dans le son ces cours d’archets, ces sentimens momentanés & précis qui se succèdent pour la mélodie, ou se réunissent pour l’harmonie, comment suivre la rapidité des sons, former des croches, battre la mesure dans le goût & l’odorat ? Le P. Castel & tout le monde prit alors ces idées pour des plaisanteries & des chimères.

Cependant il a plu à un fameux Distillateur & Parfumeur de les réaliser, il a imaginé un orgue savoureux & odorant, semblable au clavecin oculaire ; d’abord il a découvert par un calcul algébrique auquel Bernoulli n’avoit jamais pensé, qu’il y a sept saveurs primitives qui répondent aux sept tons de la Musique, sur lesquelles il a formé sa gamme & son clavier ; l’acide répond à l’ut, le fade au re, le doux au mi, l’amer au fa, l’aigre doux au sol, l’austère au la, le piquant au si. La combinaison des saveurs répond à celles des sons, & forme aussi des tierces, des quartes, des quintes & de très-beaux accords de Musique savoureuse : l’acide & le doux qui font l’ut & le mi, tierce majeure, l’acide & l’aigre-doux, ut sol, quinte font une bonne consonnance. Les Cuisiniers feront bien d’apprendre cette musique pour bien proportionner l’assaisonnement des ragoûts.

Pour bien exécuter ce nouveau chant, on a construit un buffet d’orgues avec tous les tuyaux acoustiques ; à chacun des tuyaux on a adapté une phiole d’une liqueur spiritueuse dont le goût est gradué selon les proportions harmoniques ; chaque phiole a son orifice & une soupape qui s’ouvre ou se ferme selon qu’on lève ou qu’on baisse les touches du clavecin qui y répondent à la place des vents que donnent les soufflets de l’orgue ; la phiole laisse couler de sa liqueur, toutes ces liqueurs se rendent par un conducteur commun à un tuyau où celui qui veut savourer cette harmonie, doit mettre sa bouche pour recevoir les liqueurs à mesure qu’elles découlent ; quand ces liqueurs sont consonnantes, il s’en forme une de leur mélange qui a un goût admirable : ce goût, au contraire, est détestable si elles sont discordantes ; ainsi une main savante flatte agréablement le palais, une ignorante l’empoisonne, comme l’une flatte, l’autre écorche les oreilles.

L’habile Auteur qui a fait ces belles découvertes sur les saveurs n’a pas été moins heureux pour les odeurs, il a trouvé leur proportion & leur analogie ; il a composé l’échelle ou la gamme odorante, l’odeur de rose répond à l’ut, le jasmin au mi, la tubereuse au sol, & leur accord forme une harmonie délicieuse. Au lieu de phiole à chaque touche répond une cassolette qui exhale ou retient son parfum à volonté, selon qu’on baisse ou lève la soupape, & comme les odeurs montent, & que les liqueurs descendent ; au lieu du canal conducteur on met sous le clavecin une pyramide creuse ou un entonnoir renversé ; on place le nés au sommet où les odeurs vont aboutir comme dans l’orgue savoureuse, on place la bouche au bout du tuyau conducteur où les liqueurs vont se rendre ; cela ne se fait pas sans rire : un homme au bout d’un tuyau qui avale une ariette, ou à la pointe d’une pyramide qui hume une chacone, une gigue fait avec celui qui touche l’orgue, une scène très-comique, mais un grand inconvénient, c’est qu’on ne peut régaler qu’une ou deux bouches, un ou deux nez à la fois, & qu’à mesure que la liqueur s’écoule, il faut en verser des nouvelles, au lieu que l’air & la lumière fournissent sans se consumer à une foule d’auditeurs ou de spectateurs.

Pour expliquer toutes ces mervilles on a donné au public l’admirable Traité de la Chymie du goût & dé l’odorat par un Marchand de liqueurs & de parfums, qui par ses idées burlesques essaye de donner du débit à sa marchandise ; le reste de son livre a son utilité, c’est un recueil des espèces différentes de liqueurs & des parfums, de leurs bons ou mauvais effets, de leur composition, recette, manipulation, distillation, &c. ce qui se trouve dispersé dans quantité d’autres ouvrages, & qu’il a réuni dans celui-ci, y ajoutant ses propres découvertes ; ce livre peut aider ceux qui composent les Traités des Arts & des métiers que donne l’Académie des Sciences. L’Auteur soutient que les liqueurs spiritueuses, bien faites ne nuisent point à la santé non plus que les parfums, pourvu qu’on en use modérément & en petite quantité ; car il convient avec tout le monde que leur excès est un poison, & qu’à tous égards l’eau pure est la plus salutaire de toutes les liqueurs. Mais comment se contenir dans ces bornes quand on en prend l’habitude ? Des nations entières usent de liqueurs spiritueuses jusqu’à l’ivresse ; les personnes qui s’adonnent à ses odeurs, empestent leurs appartemens, & donnent à vingt pas à la ronde du mal de tête à ceux qui les approchent. Balzac dans une lettre écrite de Rome où les eaux de senteur sont fort en usage, ainsi que dans toute l’Italie, dit plaisamment dans son style empoullé : Quand j’entre dans la chambre de Madame N. il faut songer à me sauver à la nage au milieu des eaux de senteur qui y coulent ; la vapeur forme un nuage qui obscurcit le jour. Dans la vérité quand on poudre quelque petit maître, la poudre forme un nuage autour de lui, une atodmosphère odoriférante.

On trouve dans la Chymie du Goût des descriptions anatomiques de toutes les odeurs, des explications physiques, des raisonnemens de Médecine qui ne sont point d’un Marchand Parfumeur ; plusieurs mains ont travaillé à cet ouvrage, un plaisant a fait le frontispice du clavecin harmonique, savoureux & odorant ; quelque Médecin a composé la partie didactique, & le Marchand a donné le recueil des recettes des compositions de ses parfums, de ses liqueurs.

Ce grand Traité sera fort utile au théatre, où se fait le plus grand usage des odeurs ; les Acteurs & les Actrices sont tous embaumés, poudrés, essences, pommades tout est odoriférant, les cheveux, les rubans, le linge, les habits, les meubles par-tout des odeurs ; on porte sur soi des boëtes, des phioles pleines de parfums, des liqueurs que de temps en temps on répand sur soi, sur ses mouchoirs, sur son sein, sur les mouches, sur les éventails, les coulisses, les foyers, les cellules des Actrices & dans leur maison, à leurs toilettes, leurs cabinets, leurs boudoirs, leur salle à manger ; tout en est si rempli qu’en entrant chez elles l’odorat en est saisi, ce goût n’est pas nouveau. Les Romains qui portoient le luxe à l’excès pour embaumer leur théatre, y faisoient couler pendant le spectacle des fontaines d’eaux de senteur, & en faisoient tomber une pluie sur les spectateurs. Nous ne sommes pas assez riches pour faire cette folle dépense, mais du moins n’épargne-t-on point les odeurs sur les personnes, les habits, les meubles, les chambres.

Il y a des gens qui aiment si fort les odeurs, qu’ils font parfumer jusqu’à leurs livres ; une bibliothèque odorante fera peu de savans, elle sent moins le savant que la femme. Le Philosophe Zenon dans une assemblée s’étant apperçu que quelqu’un étoit parfumé, dit plaisamment : Nous ne sommes pas tous des hommes, il y a ici quelqu’un déguisé qui sent la femme, il se décèle par ses odeurs. C’est un des articles de l’Art des Relieurs donné par l’Académie Françoise en 1772, que la manière de parfumer les livres, soit en les reliant, soit après qu’ils sont reliés ; ils prennent aisément l’odeur comme le linge, puisque le papier n’est que du linge battu, ils gardent l’odeur fort long-temps. J’ai vu des livres reliés depuis cinquante ans, qui en les ouvrant donnoient une odeur de musc ; c’est celle qui se prend le plus vîte & se conserve le mieux, plus les livres sont battus, plus l’odeur s’imbibe, pour ainsi dire & se maintient ; il n’y a d’autre façon que de les renfermer en feuille avant de les coudre, dans un armoire où il y ait des odeurs : ils la prennent moins quand ils sont reliés ; cet usage est assez rare. Ceux qui lisent le moins sont les plus curieux de ces bagatelles ; les Actrices, par exemple, ont leur Molière, leur Racine, leurs romans parfumés, afin d’avoir en les lisant le plaisir de sentir l’odeur. Excès de sensualité dont à la longue la santé est altérée ; il est plus ordinaire de parfumer les lettres, certaines gens s’en font un devoir de politesse, sur tout en écrivant aux femmes, & les femmes n’y manquent pas en écrivant à leurs amans. On parfume les plumes remplissant leur tuyau d’odeur, l’encre en y mêlant des eaux de senteur, la poussière, la cire d’Espagne, l’écritoire. Combien le style doit-il être parfumé des fleurs & des parfums de Cithére ? Qui peut résister à tant de parfums de toute espèce ?

Mais, dit-on, quel mal y a-t-il à sentir des bonnes odeurs ? Aucun sans doute ; les odeurs comme les saveurs sont par elles-mêmes des choses indifférentes, utiles même puisqu’elles enseignent à l’homme à faire le discernement des alimens avant d’en faire usage ; mais l’excès & la passion est répréhensible, & même dangereux dans les odeurs comme dans tout le reste. Les vins, les viandes ne sont pas défendues, est-il douteux que l’ivresse, que la gourmandise ne soient des crimes ? La passion pour les odeurs est criminelle aussi, c’est une espèce d’ivresse ; c’est ce que peignoit Catulle par ces paroles : cette odeur est si agréable que pour la mieux sentir, vous prierez les Dieux de vous faire tous nez, quod cum olfacies, Deos rogabis totum ut te faciunt fabulle nasum . Montagne dans ses Essais dit de lui-même qu’il aime fort les bonnes odeurs, & ne peut souffrir les mauvaises ; que c’est une de ses folies, qu’il les distingue de plus loin que personne, & se compare au chien de chasse qui a l’odorat le plus fin ; namque sagacius odoror quam canis ubi lateat , il aime ou haït outre mesure tout ce qui est outre mesure n’est plus dans l’ordre.

L’excès est inévitable, l’habitude y accoutume si bien qu’on ne les sent plus ; un plaisir d’abord agréable n’est plus un plaisir, dit Madame de Scuderi, converser. Sur le plaisir, la douleur même devient moins sensible quand elle dure long-temps. On se familiarise avec elle, on ne porte plus de parfums pour soi, on les porte pour les autres qui n’en savent aucun gré, souvent même en sont incommodés. C’est acheter bien cher la volupté d’autrui par sa propre incommodité, tanti emitur voluptas aliena , dit Pline le naturaliste ; il faut donc alors doubler la dose comme dans les liqueurs & les ragoûts, à force de boire des liqueurs fortes, d’user de viandes épicées ; le palais, les nerfs olfactoires sont si blasés qu’il n’y a plus rien d’assez fort pour piquer les organes ; la volupté punit de même ses insensés amateurs. Rien ne reveille un homme usé de débauche, les plus grands efforts le tirent à peine du stupide assoupissement où ses excès l’ont plongé.

L’Église est si persuadée des péchés de l’odorat que dans le premier & dernier Sacrement qu’elle administre aux Fidèles, le Baptême & l’Extrême-Onction, elle fait sur les narines comme sur les yeux, les oreilles & la bouche une onction & une prière particulière pour demander à Dieu la grâce de préserver ses enfans des péchés qu’ils pourroient commettre par l’odorat, & de pardonner aux mourans ceux qu’ils pourroient avoir commis. Per istam sanctam onctionem, & suam piissimam misericordiam indulgeat tibi Deus quid per odoratum deliquisti. Et quoiqu’à la vérité ces sortes de péchés soient communément moins graves que les autres ; il n’y a point de Théologien qui ne convienne qu’ils peuvent être très-considérables ; mais il n’est pas douteux que si on répand les odeurs avec une mauvaise intention pour amollir, pour séduire, pour exciter les mouvemens de la chair, pour animer la débauche ; ce qui n’est que trop ordinaire, ce seroit alors un très-grand péché, il n’est guère d’Actrice qui ne mérite ce reproche.

On trouve dans la vie de Charles Quint que Maleasse, Roi de Tunis vint à Naples lui demander du secours contre Barberousse qui lui faisoit la guerre. Ce Prince Africain perdu de débauches étoit singulièrement adonné au luxe des bonnes odeurs, il faisoit les plus grandes dépenses pour faire venir de tous côtés les plus précieuses ; elles faisoient une partie essentielle de sa cuisine, il falloit que tout ce qu’on servoit sur sa table fut assaisonné avec des parfums ; on lui donnoit ordinairement deux faisans & un Paon qu’il aimoit beaucoup, ils étoient si farcis de drogues odoriférantes que leur assaisonnement revenoit à cent ducats, sans compter les autres viandes & ragoûts qui devoient être aussi odoriférans. Montagne qui se déclare aussi grand amateur de ces bonnes odeurs, dit qu’il désireroit fort de connoître & d’avoir une pareille cuisine, afin de goûter en même-temps le double plaisir du goût & de l’odorat quand on dépeçoit les viandes, non-seulement toute la table & toute la chambre, mais tout l’appartement étoit rempli de ces odeurs ; elles se répandoient dans la rue, ce qui arrive à toutes les grandes cuisines, dont l’odeur de ce qu’on apprête se répand au loin.

Un Prince si efféminé ne pouvoit manquer d’être vaincu ; il le fut en effet, les parfums le perdirent, sa Capitale fut prise & son Palais pillé. Les Soldats entrant dans son cabinet de senteur où il alloit se baigner les heures entières, voyant une infinité de boëtes, de phioles, de vases dont ils ne connoissoient point le prix, & entêtés de ces odeurs, jetèrent & brisèrent tout. Ce fut pour ce Prince un coup de poignard, quand il apprit ce désastre, il ne pouvoit s’en consoler, & avouoit que la perte de sa couronne lui étoit moins sensible. Rétabli dans ses États, il court à son cabinet, & ramasse les débris de ses vases, & son premier soin fut de rétablir ses parfums & ses cassolettes. Attaqué & vaincu de nouveau, il fut obligé de prendre la fuite, il fut poursuivi ; il eut beau se déguiser & se cacher, les odeurs le trahirent, il fut découvert à la trace comme le gibier dont le chien de chasse suit la piste ; il fut pris & mis à mort. Plotinus Sénateur Romain eut le même sort dans les proscriptions du Triumvirat ; il s’étoit caché dans une caverne. les Soldats qui le suivoient, à l’odeur qu’il laissoit dans son chemin, & qui s’exhaloit de la caverne, ne doutèrent pas qu’il ne s’y fût refugié, & l’y trouvèrent en effet.

Tous les grands hommes ont méprisé cette vanité puérile, & pour ainsi dire, féminine, muliebris lascivia. Alexandre trouva dans les dépouilles de Darius qu’il avoit vaincu, une boëte de parfums qu’on regardoit comme un trésor sans prix ; il la méprisa, & la fit jeter, ne voulant pas la distribuer à ses Officiers pour ne pas les rendre efféminés. Cambise fils de Cirus, élevé mollement, & pensant bien différemment de son père qui vivoit le plus durement ; Cambise étoit plongé dans les délices, & noyé dans les odeurs ; il envoya une ambassade au Roi des Éthiopiens avec des riches présens, & entr’autre des vases précieux remplis de parfums : le Roi accepta tout le reste, mais refusa les vases ; ils ne sont bons , dit-il, qu’à des femmes, & ne sont propres qu’à rendre efféminés & ma Cour & moi-même . Suetone rapporte que Vespasien avoit donné le gouvernement d’une province à un jeune homme de qualité : le jeune homme vint l’en remercier, mais il y vint en petit maître, poudré, frisé, parfumé ; l’Empereur en fut indigné : j’aimerois mieux , lui dit-il, que vous sentissiez l’ail, je ne donne point mes provinces à gouverner à des femmes . Il donna le gouvernement à un autre ; on dit la même chose de Saint Ambroise : un jeune homme s’étant présenté à l’ordination en cet état, il le renvoya : Je ne fais pas, dit-il, de tels Prêtres, les choses saintes seroient en mauvaises mains.

Cette partie du luxe a toujours été condamnée par les sages comme un effet, & souvent un principe de molesse & de dépravation. Les Lacédémonirns en étoient si persuadés qu’ils avoient chassé de leur Ville les Parfumeurs comme une peste, ils y rentrèrent avec le vice. La république Romaine en fit de même ; les Censeurs Sicinius Crassus, & Jules César les obligèrent de sortir de Rome comme des corrupteurs des bonnes mœurs ; ils y revinrent en foule sous les Empereurs où le luxe fut porté jusqu’au comble, Neron, Othon, Comode, Héliogabale monstres détestables de molesse & d’incontinence se baignoient, pour ainsi dire, dans les odeurs. Cicéron fut inexorable sur la molesse efféminée des parfums ; il la reprocha amérement à Pison, à Gabinius, à Marc-Antoine ; il avoit, dit-il, les cheveux frisés, dégoûtans d’essences ; erant illis capilli compti, & cinnamomomadentes . Comment ose-t-il paroïtre dans le Sénat cet homme plein de vin, de sommeil, de débauche avec les cheveux poudrés, frisés, parfumés, vini somni stupri plenus, madente comâ  ? Le beau Consul, un petit maître ! unguentis duibutus, madente comâ, Consul ! Le beau Ministre, dit l’Église, le beau Pasteur ! Qu’on en juge par ce signe de vanité & de molesse, fastus & molliciei symbolum ! Martial & Juvenal se moquent en cent endroits de ces hommes efféminés : ce ne sont point des hommes, non vir sed muliebrosus es , toujours parfumé de la main de Marcellian, c’étoit le baigneur à la mode, cujus olet croco pinguis coma Marcelliano . Diogène le cinique s’en moquoit ouvertement. La bonne odeur de votre tête fait sentir mauvais votre ame & infecte votre réputation, capitis odor vitæ fœtor, comæ fragrantia famæ graveo lentiam affert . Qu’on juge combien doit sentir mauvais la conduite, la réputation des gens de théatre qui sentent si bon, capitis odor, vitæ fœtor.

Les odeurs comme les saveurs sont des choses naturelles que Dieu accorde à l’homme, & même à tous les animaux dont plusieurs même ont l’odorat plus fin que l’homme, quoiqu’aucun ne fasse usage de parfums. Les abeilles sur les fleurs, les moutons dans les prairies cherchent les fleurs odoriférantes, non pour les sentir, mais pour s’en nourrir ou en tirer le suc. Mais dans l’homme, le goût pour les bonnes odeurs est aussi ancien & aussi étendu que le monde, quoiqu’infiniment diversifié dans les espèces & dans les degrés ; l’un aime une odeur pour laquelle l’autre a de la répugnance. On voit dans la Genèse que des Marchands Ismaélites qui achetèrent Joseph faisoient trafic de parfums en Égypte. Jacob en envoya un présent à Joseph pour obtenir du bled, & long-temps auparavant les habits d’Esau étoient parfumés ; Isaac y fut trompé, & prit à l’odeur son fils Jacob pour son fils aîné, ut sensit vestimentorum fragrantiam . Toutes les histoires en sont pleines, les Sauvages du nouveau monde s’en occupent, quoique beaucoup moins que les Peuples policés, comme dans l’ancien monde le Peuple grossier, les habitans de la campagne y sont moins sensibles que les citoyens voluptueux qui rafinent sur le plaisir & voudroient goûter tous les plaisirs. Les femmes sauvages , dit plaisamment Montagne, se saupoudrent & encroutent comme nos fritures & nos pâtés avec les drogues de leur terroir  ; car chaque pays a les siennes, chaque femme son goût, & chacun prend ce qui le flatte, comme il mange ce qui lui plaît. Quelques Auteurs ont prétendu que chaque Nation, & même chaque homme avoit son odeur propre comme la physionomie ; elle est sensible chez les Juifs & chez les Sauvages, dans certain tempérament, dans les excès de bouche ou de volupté. Mais ce détail ne nous regarde pas, & je le crois fort difficile ; il n’y a donc que l’abus & l’excès de vicieux.

Montagne croit que les Médecins pourroient faire plus d’usage qu’ils ne font des odeurs, soit pour connoître, soit pour guérir les maladies, soit parce que les odeurs agissent sur le corps, soit parce que le corps les exhale ; en sorte qu’on pourroit faire une médecine purement d’odeurs. L’influence des maladies sur l’odeur, & celle des odeurs sur les malades, n’est point douteuse ; la Médecine en fait ce double usage, soit en jugeant des maladies par l’odeur, soit en la soulageant par des fumigations, des aromates, des fleurs. Les odeurs servent aussi à distinguer les drogues, dont chacune a la sienne. On pourroit faire aussi une médecine de couleurs ; chaque maladie par l’altération des humeurs répand sur la peau une nuance différente, & la médecine employe tous ses moyens, mais avec beaucoup de circonspection ; car la sagacité de nos sens ne va pas jusqu’à tout deviner à ces marques souvent légères & équivoques ; il est certain que l’usage immodéré des odeurs cause des maladies ; on voit quelquefois qu’elles entêtent, donnent des maux de tête, des maux de cœur presque subitement. Du moins leur usage bouche les pcres, diminue la transpiration, affoiblit les nerfs, &c. l’excès des meilleures choses est nuisible. Montagne y donnoit si fort qu’il parfumoit jusqu’à les moustaches, qu’on portoit alors fort grandes, afin d’avoir toujours la cassolette sous le nez ; aujourd’hui qu’on ne porte plus de moustaches, le tabac produit le même effet, on en prend à tout moment sans aucune nécessité ; on en est quelquefois couvert d’une manière dégoûtante. J’approche , disoit-il, mes gands & mes mouchoirs parfumés de mes moustaches ; l’odeur y tiendra tout un jour. Les gens à tabac ont de même sans cesse la tabatière à la main, manie ridicule, jeu puérile comme un enfant qui remue son hochet, & dont par une autre puérilité on veut faire un air d’élégance ; on est enfant à tout âge.

Les Orientaux & les Peuples qui habitent les pays chauds sont communément plus adonnés à l’incontinence ; & l’une des raisons de ce penchant est que tout y est parfumé par la multitude innombrable des fleurs qui croissent sur tous les arbres & dans toutes les campagnes, & embaument l’air. Sans sortir de la France, les Provençaux sont plus galans que les Flamands, leur pays plus chaud est plein d’orangers dont les fleurs répandent une odeur si forte que les Étrangers qui n’y sont pas accoutumés, en sont saisis & entêtés dans leurs voyages. Les bains qui sont très-fréquens dans toute l’Asie sont ordinairement odoriférans, soit des liqueurs distillées des fleurs, soit des eaux où on a fait bouilir des aromates. La Sultane du grand Mogol Scah Jean le faisoit baigner dans l’eau rose ; Saladin ayant pris la ville de Jérusalem changea le Temple en mosquée, & pour le purifier à sa manière, il le fit tout laver avec de l’eau rose ; la voûte & le pavé les murailles. Dans les relations des entrées, des triomphes, des marches des Princes il est ordniaire que des fenêtres on leur jette des fleurs & des eaux parfumées. Ces profusions impossibles dans nos climats ne sont ni difficiles ni extraordinaires dans toute l’Asie ; depuis la Palestine jusqu’à la Chine il y a des cantons comme une partie de l’Arabie qui en a pris le nom d’heureuse où tout est parfumé & aromaté. Cette source intarissable en fait un très-grand commerce ; tous les serrails comme ici nos théatres occupent une foule de parfumeurs ; aussi le luxe, la molesse, la pluralité des femmes, la liberté du divorce y exercent leur empire sans résistance, & les peuples efféminés toujours vaincus quand ils ont été attaqués par les Européens, ont été moissonnés comme les fleurs qui sont dans les prairies tombent sous le tranchant de la faulx.

Ils ont à leur tour subjugué leur vainqueur, les parfums ont été leurs armes, le luxe asiatique des odeurs passa tellement à Rome après les victoires de Scipion l’Asiatique, que tout y fut embaumé ; les personnes, les cheveux, les maisons, les bains, le théatre, on y mêle le parfum avec le suif, & la cire dans les flambeaux avec l’huile dans les lampes, afin qu’en brûlant elles en remplissent toute la chambre ; on en mêloit dans les boissons & les alimens pour les flairer en mangeant & buvant ; les domestiques ne servoient leurs maîtres que parfumés, il n’y eut plus de fête & de partie de plaisir où les odeurs ne fussent prodiguées ; les tables, les vaisselles, les lits étoient couverts de fleurs, les planchers en étoient jonchés ; les convives en étoient couronnés. Balsama qui semper cinnama semper olet On les renouvelloit à chaque service, & les parfums étoient toujours un plat essentiel, c’étoit le bon air, l’élégance du temps. Si sapis assirio semper tibi crinis amomo splendeat & cingant florida festa caput inter cœnandum circumdata tempora sertis ; pigmentis certa liquidos perfundere crines. Horace en invitant Mecene lui promet ces parfums & ces fleurs. Huc vina & unguenta & nimium breves flores rosæ. Anacréon le Poëte de la volupté, fait de lui-même ce portrait ; sa tête est couronnée de roses, son corps inondé d’odeurs, c’est son plus grand soin, curæ est mihi pigmentis impluere barbam & rosis vallare tempora . N’est-ce pas un vieillard octogénaire bien respectable, & bien digne d’être tous les jours cité avec éloge par les beaux esprits.

Pasquier dans ses recherches prétend qu’un des grands maux que les Croisades ont fait à la France, c’est d’y avoir apporté la molesse, le luxe & le faste asiatique, mal encore plus grand que la perte de tant d’hommes & de trésors qu’elles ont occasionné, parce qu’il n’a fait que croître, & qu’il est devenu sans remède ; la France auparavant modeste, simple, frugale, peut-être même un peu grossière ne connoissoit pas non plus que les anciens Gaulois la magnificence des habits, la richesse des meubles, la somptuosité des repas, les délises des parfums. Depuis ces voyages du Levant entrepris, il est vrai par religion & louables par l’intention & la fin qui en fut le mobile ; mais malheureusement époque funeste des vices que produit le luxe. Les Gaules n’ont plus été connoissables, le faste est devenu dignité, la hauteur vertu, l’orgueil décence, la volupté politesse. Pasquier prétend que c’est encore l’origine de la poésie galante, des aventures romanesques aussi dangereuses qu’agréables, qui louent autant le vice que la vertu, ou plutôt qui inspirent le vice & dégoûtent de la vertu qu’on a imité des Grecs & des Arabes ; il est vrai que les Troubadours ces Poëtes coureurs, ces avanturiers d’amour, ces charlatans du Parnasse n’ont paru qu’alors, & porté de toutes parts leurs licencieux fabliaux, leurs romans, leur poésie amoureuse & très-maussade.

Le France avoit sans doute des jeux avant les Croisades, elle en eut dans tous les temps ; mais ces jeux étoient tous militaires comme ceux des Romains ; des exercices du corps, la lutte, la course, les chars, les tournois, la chevalerie, &c. Aujourd’hui ces jeux sont inconnus, tout est tourné du côté de la volupté ; le théatre a dénaturé les divertissemens, il les a transformé en galanterie : ce sont des danses voluptueuses, de la musique luxurieuse, des décorations licencieuses, des Actrices venales, des Acteurs libertins, des intrigues, des nudités, des parfums, le luxe, le faste, les amusemens publics tous concentrés dans la scène ne sont plus que l’aliment des passions, du champ de Mars, Thalie en a fait un Temple de Venus. Le théatre est tout, & les exercices du corps sont aussi inconnus que l’étoit autrefois l’école du vice. Rome avoit éprouvé une pareille révolution ; les exercices du corps étoient négligés depuis que la scène étoit dominante, on ne voyoit que les combats des gladiateurs & des courses de chevaux ; c’étoient des spectacles qui ne coûtoient rien à la molesse, puisqu’on les faisoient donner par des esclaves qui se battoient ou qui conduisoient les chars. Le luxe avoit gagné jusqu’à l’armée, il fit perdre à Pompée la bataille de Pharsale ; les Officiers & les Soldats de César au contraire avoïent toute la dureté gauloise. La victoire peut-elle être douteuse, lorsque l’on passe du baigneur à la tranchée, de la toilette au combat, des bras de l’Actrice au fer de l’ennemi, comme la plupart de nos militaires plus comédiens que guerriers.

Cette réflexion a été faite fort à propos dans l’histoire d’Éléonore, héritière de Guienne par de Larrei. Cette Princesse fameuse par sa beauté & par ses galanteries, mariée successivement à deux Rois à qui elle porta la plus riche dot ; au Roi de France qui la répudia, & qui aima mieux perdre une belle province que de vivre avec elle, au Roi d’Angleterre qui la tint quinze ans en prison : cette Princesse passa sa vie dans les fêtes, les jeux, les spectacles, donna elle-même les plus scandaleux, & rapporta en France & en Angleterre le luxe & la galanterie asiatique ; elle faisoit des amans par-tout, jusques chez les Mahométans où l’on prétend qu’elle fut aimée de Saladin, allumant par-tout le feu de la guerre ; en France pour se vanger de la jalousie de Louis, en Angleterre pour se vanger des amours de Henri qui cessa de l’aimer, & lui préféra des maîtresses ; elle arma ses enfans contre leur père, & fit naître une guerre civile ; elle courut de tous côtés : en Syrie poursuivre son mari, disoit-elle, en Allemagne pour délivrer son fils Richard ; deux fois en Espagne pour aller chercher ses belles-filles. C’étoit une vraie Actrice qui remplit l’Europe & l’Asie de scènes tragiques, ou comiques. Tel Catilina & ses conjurés selon le portrait qu’en fait Cicéro : accubantes in conviviis, vino languidi, sertis redimiti, unguentis delibuti, eructabant bonorum cædem, & urbis incendia . Tel Clodius & ceux qui étoient conjurés contre Cicéron, & se firent exiler, non te unguentorum odor, non frons calamistri notata vestigiis, te in hanc cognitionem adducebant . Tel ce guerrier petit maître qui étant tombé dans la poussière, y perdit le chef-d’œuvre de sa toilette, fœdare in pulvere crines vibratos calido ferro, myrthaque madentes .

Tous les Poëtes sont pleins de ces images voluptueuses. L’amour règne au milieu des odeurs, couché sur un lit de fleurs dans un bois de myrthe, sous un berceau d’orangers ; c’est là que se trouvent les amans, c’est sous de couronnes de fleurs, respirant l’haleine des prairies, exhalant les plus délicieux parfums que se présentent leurs climènes. Tel est le portrait que Tibulle fait de la sienne, stillabat tyrio, myrrhea rore coma . Tous les pays où règne Venus ne sont que des jardins enchantés, Paphos ; Cithère, Amatonte ; rien de plus prodigué dans les romans & les poésies galantes que les jardins & les fleurs odoriférantes, les parfums les plus délicieux.

En particulier chez les Payens l’Ambroisie étoit l’aliment des Dieux, elle avoit une odeur exquise qui se répandoit par-tout où ils passoient ; c’étoit les traces de la divinité : chaque Déesse avoit son odeur favorite, & comme cet aliment avoit toute sorte de goûts, elle avoit aussi toute sorte d’odeurs selon la fantaisie de chaque Déesse, Venus sur-tout en étoit parfumée ; ce trait de divinité étoit chez elle supérieur aux autres & ; c’étoit vraiment une odeur divine selon Virgile. Ambrosiæque comæ divinam vertice odorem spirabant. Cette Ambroisie donnoit une vigueur, une force surprenante. Quand Thétis envoya son fils pour arrêter Prothée ; elle oignit tout son corps de cette essence divine ; il n’est pas possible à ce trait de meconnoître les Actrices. Chacune, il est vrai, a son odeur favorite ; mais toutes en sont parfumées. C’est Venus qui exhale l’ambroisie, Ambrosiœ comæ &c. mais il ne faut pas leur en faire un crime, c’est une nécessité non-seulement parce que les maux & les odeurs qu’elles contractent par le libertinage, sont si dégoûtans qu’il faut les couvrir d’ambroisie, mais encore parce que c’est le costume ; elles représentent continuellement des Déesses, des Princesses Asiatiques. Ne faut-il pas en prendre les odeurs comme les habits pour les mieux imiter ?

Tout respire en elles, la galanterie, les parfums en sont un des alimens dont l’amour ne peut se passer.

Divers passages de l’Écriture sont sentir l’extrême influence des parfums sur la volupté, & leur liaison avec l’incontinence ; 1.° Salomon faisant le portrait d’une courtisanne qui veut séduire un jeune homme, & qui va au-devant de lui, ornée de tous les attraits les plus capables d’allumer les passions ; ce qu’il appelle ornatu meretricio , dont elle lui fait le détail, n’oublie pas de lui dire que pour l’enivrer de plaisir ; elle a parfumé son lit avec les odeurs les plus exquises, aspersi lectulum meum cinnamomo myrrha & aloe  ; les Actrices n’y manquent pas.

2.° Le livre des Paralipomènes pour marquer le luxe des embaumemens, nous dit qu’après la mort du Roi Asa on répandit sur son lit & sur son corps une multitude prodigieuse de parfums ; mais qu’on choisit par préférence comme les plus exquis, ceux dont se servent les courtisannes qu’on fit préparer par les Parfumeurs : posuerunt eum super lectum plenum aromatibus unguentis meretriciis, arte pigmantarii .

3.° Tel est encore le portrait des libertins dans le livre de la Sagesse, leur premier, leur plus grand plaisir qui assaisonne tous les autres ; c’est la volupté des odeurs. Tout passe, disent-ils, jouissons des biens que la jeunesse nous offre, remplissons-nous des parfums, faisons-nous des couronnes de roses, moissonnons pour notre plaisir toutes les fleurs des prairies, unguentis nos impleamus, coronemus nos rosis, nullum sit pratum quod non pertranseat luxuria nostra .

4.° Le livre d’Esther fait un détail singulier du goût extrême qu’avoit pour les odeurs le voluptueux Roi de Perse ; on ramassoit dans ses vastes États les plus belles filles, mais avant de paroître devant lui, elles passoient une année entière à se parfumer, comme si on eut voulu leur incorporer les parfums : les premiers six mois se passoient à se baigner dans l’huile de myrrhe pour amollir la chair, ouvrir les pores & les mettre en état de recevoir les aromates dont on les parfumoit les autres fix mois, sex mensibus oleo ungebatur myrrhino, & aliis sex mensibus, unguentis & aromatibus utebantur . Cette ridicule préparation du corps des femmes rappele les rafinemens outrés de ces gourmands qui font nourrir la volaille & le gibier avec du lait, du sucre, des pastilles, des gâteaux ambrés & parfumés pour leur en donner le parfum & le goût.

5.° La célèbre Judith dont la bonne intention & l’heureux succès peuvent seuls faire excuser ses démarches, employa cet artifice pour séduire Holopherne ; elle prit ses plus beaux habits, ses plus riches pierreries, mais sur-tout elle se baigna soigneusement, & s’oignit tout le corps d’un parfum exquis, lavit corpus suum & unxit se myrrho optimo . La beauté, la parure, la magnificence ne lui paroissoient pas suffisantes, il falloit encore charmer par les odeurs le Général Assyrien,

6.° Dans le détail que fait le Prophète de ce que le libertinage, & la vanité inspiroient aux filles Juives ; l’un de leurs crimes est leur fureur pour les odeurs, elles étoient pleines de cassolettes olfactoriis . Dieu les en punit en leur arrachant les bijoux, & substituant aux bonnes odeurs dont elles étoient passionnées, une puanteur insupportable, erit pro suavi odore fœtor  ; ce que les maladies qui sont la suite de la débauche exécutent littéralement sur leur corps,

7.° Nous adorons les sublimes mystères que renferme le livre des Cantiques & la sainteté du mariage que cette épithalame célèbre ; mais nous remarquons que pour peindre les attraits de l’amour, l’épouse a sans cesse recours à un parfum, elle en est attirée, in odorem unguentorum currimus . Votre sein est rempli de parfums, ubera fragrantia unguentis optimis . Quelle est cette épouse qui monte comme la douce fumée du parfum & des aromates, de la myrrhe & de l’encens, sicut virgula fumi ex aromatibus myrrhæ & thæsis .

Comme il y a des drogues aromatiques, des liqueurs spiritueuses, des alimens échauffans qui allumant dans le sang un feu séditieux, une fermentation tumultueuse, excitent le feu de la concupiscence ; il est aussi des odeurs qui produisent ce dangèreux effet, elles s’élèvent comme une vapeur, & sont comme une espèce d’extrait de cette pernicieuse nourriture, & ce qu’il y a même en elle de plus subtil & de plus capable d’empoisonner, Sinibaldus avec tous les Médecins l. III. Tra. II ; dit, elles sont le signe & l’aiguillon de l’impureté, argumenta & irritamenta libidinis, organa titillant & vellicant . Toute l’antiquité a cru, dit-il, & l’expérience le démontre, que la passion pour les odeurs & les parfums, est une marque évidente de libertinage qui rend très-suspect, mollitiæ & petulantiæ studium signatur unguentis & odoribus hoc crimine suspecti suns omnes qui odoramentis indulgent . Saint Jerôme en fait le reproche à Jovinien : odores thimiamata moschum cinnamomum quod amatoribus & dissolutis conveniant, nemo nisi dissolutus negat .

On voit par-tout dans Petrone, Apulée, Lucien, le lit des courtisannes, leurs habits, leurs meubles, couvert de fleurs & de parfums, partout dans le centon d’Aussone, dans les épitalames de Catulle, de Claudien, &c. le lit nuptial, les habits des nôces parfumés, profusion d’odeur analogue aux plaisirs qu’on se proposoit d’y goûter. Ce sont des pluies d’essence, des corbeilles de fleurs, de pleins barils de liqueurs odoriférantes.

Desuper in vertunt calathosa largosque rosarum imbres, & violas plenis sparsure phæretris, effudere cadis per totum balsama lectum, &c. dit Claudien. On ne finit point, il semble qu’on veuille s’engloutir dans les odeurs, s’incorporer les parfums ; la passion ne connoît point des bornes, elle se perd dans le vin, dans les viandes, dans les odeurs pour s’abîmer dans la volupté.

Ce goût régnoit dans les auberges, où selon Juvenal un Parfumeur qu’il appelle Syrophenix, parce que les meilleurs parfums venoient de la Syrie & de la Phénicie, offroit aux hôtes des odeurs, comme du pain, du vin, de la viandes, &cum pervigiles placet instaurare popinas obvius assiduo syrophenix udus amomo  ; & dans les moindres guinguettes pour la lie du peuple, Horace le reproche à son domestique qui alloit imprudemment s’y livrer : Fornix tibi, & uncta popina incentivum urbis desiderium. M. le Franc dans ses poésies peint aussi la volupté d’une Déesse : Sur son corps rafraîchi dans un bain d’ambroisie, elle verse des flots, d’une essence choisie, & la douce vapeur d’un parfum précieux embaume au loin la terre & le Palais des Dieux. Voilà le théatre, voilà les actrices, Déesses de la volupté dans le Palais des Dieux. Quoiqu’en général l’ambroisie soit regardée comme un aliment solide, on l’avoit prise pour de l’eau, de chair, de la pâte, &c. Les Poëtes en font ce qui leur plaît ; ce seroit une peine fort inutile de vouloir les concilier, il est vraisemblable que ces mots nectar & ambroisie signifient seulement quelque chose d’un goût exquis & d’une odeur délicieuse.

On donne le nom d’ambroisie à des compositions médicinales, ou pour s’accommoder à la délicatesse des Dames, on a ôtéaux remèdes l’odeur & le goût rebutant qu’ils ont ordinairement ; c’est un excès de luxe qui nuit à leur efficacité, & ne soulage point la maladie. Mais on a beau faire, l’homme est destiné à souffrir & à mourir pour punir ses péchés, tous ses efforts ne retarderont pas d’un instant le coup de la mort, & n’empêcheront pas que l’odeur qui s’exhale de leur cadavre, n’oblige à les enfoncer bien avant dans la terre, pour n’en être pas infecté ; & c’est souvent au moment de leur dernier soupir, que comme Antiochus, leur corps tombe en pourriture, écarte leurs plus chers amis qui ne peuvent en approcher. & les parfums qu’on répandoit par volupté, ou les prodigue par nécessité, & les corps qu’on embeaumoit pendant la vie, avec le plus de sensualité, sont ceux qui plus infects que les autres, en rendent la profusion plus nécessaire.

Ne soyons pas dupes des apparences ; ce n’est pas toujours la volupté, la mode, un ton d’élégance qui font usage des bonnes odeurs ; c’est très-souvent par nécessité qu’on en fait usage pour chasser les mauvaises. Tout le monde n’est pas comme Alexandre le Grand, qui selon Plutarque répandoit naturellement une odeur agréable. Les parfums sont un remède nécessaire aux infirmités, au sexe, à l’âge, à la débauche, aux alimens, au métier.

1.° Les infirmités. Un homme fain, un bon tempérament n’a aucune odeur : la plupart de maladies rendent l’haleine & la transpiration fœtides. La différence de ces odeurs en est un signe en médecine ; outre les maladies décidées, il est bien des infirmités secrettes dont on cache la honte au public par le paliatif des odeurs. Toute odeur étrangère m’est suspecte, disoit Martial, je me défie des gens qui entent si bon, hoc mihi suspectum quod oles bene posthume semper . Vous vous mocquez de moi parce que je ne suis point parfumé comme vous, j’aime mieux n’avoir aucune odeur que d’en avoir de bonnes, malo nihil olere quam bene olere . Vous voudriez faire croire que c’est un agrément, pure hypocrisie. Cet Acteur si brillant ne cherche ! par ces douces vapeurs qu’à dissiper la dégoûtante atmosphère qui l’environne. Celui qui sent toujours bon ; sent mauvais ; ce jeu de mots renferme une vérité très-commune : non benè olet qui benè semper olet .

2.° Le sexe. Je ne suis pas surpris que les femmes aiment tant les odeurs, elles sont sujettes à mille infirmités qui saisissent l’odorat ; pardonnons leur d’avoir recours à un remède si nécessaire, c’est une espèce de fard, le rouge prépare le défaut de la couleur, le parfum celui des odeurs ; on veut en faire une espèce de grâce, & lui donner un air de délicatesse. Pure charlatanerle ! Malgré tout le clinquant de la parure, cette Actrice feroit déserter le théatre, si la Civette ne venoit à propos chasser la puanteur qu’elle y répand ; ce n’est pas la moindre partie de la toilette, on n’employe pas moins de temps à se parfumer qu’à se peindre ; la jeunesse, la santé, la vertu n’ont pas besoin de bergamote, la meilleure odeur d’une femme est de n’en avoir aucune ; qui s’affable de tant d’odeurs en a beaucoup à cacher, elle se trahit elle-même, mulier bene olet cum nihil olet .

3.° L’âge. Dans toute la nature, la vieillesse entraîne le désagrément des odeurs une fleur fanée un fruit ridé, les animaux, les baumes décrépités ; tout annonce le cadavre qui va bientôt infecter le cercueil. Le printemps fait éclorre mille fleurs & embaume les campagnes ; l’hiver dépouille de tout, & déclare la guerre à tous les sens. Une Actrice, une coquette, un petit maître ne peuvent soutenir cette idée désolante, & mettent tout en œuvre pour étaler la fraîcheur, les grâces, la douce haleine de la jeunesse : vains efforts ! Les flacons ne sont pas remplis de l’eau de Jouvence ; tous les parfums de l’Arabie n’arrêtent pas le cours rapide des années, l’odeur du tombeau les poursuit ; le musc & l’ambre qu’on appelle pour la chasser la décelent.

4.° Les alimens. Vous vous donnez pour un homme à bonne chère, & vous ne sentez pas que l’ail, la ciboule, le pain bis inflexibles aux façons de votre fanfaronade, portent par-tout avec vous votre cuisine & votre vanité ; d’un autre côté la multitude des viandes, le rafinement des ragoûts par une fermentation indigeste font de votre estomac une cassolette dégoûtante qui détaille tout ce qu’on y a jeté. Une vie réglée, sobre, frugale est un doux parfum, la crapule rend insupportable, sur tout l’ygrognerie fait fuir tout le monde. Le Dieu de la treille ne fut jamais l’amant de Flore ; la rose & le jasmin ne saurcient couvrir les exhalaisons bachiques.

5.° Le metier. A quoi servent ces brillans dehors ? Quo semel est imbuta recens servabit odorem testa dici , sentés l’écurie où ce Marquis fut palefrenier le cuir qu’il travailla étant cordonnier, &c. Ces titres odoriférans de son antique noblesse implorent l’ennoblissement du parfum, & répandent la roture de la fanfaronade.

6.° La débauche. Source intarissable de mauvaises odeurs elles fait du corps de l’homme un cloaque qu’il faut couvrir d’un nuage d’ambre gris ; Le crime le tient toujours dans l’ordure, il ne peut trop se parfumer, le vice transpire par tous les pores, c’est un cadavre embaumé, un momie que l’art du baigneur comme celui des Égyptiens remplit d’aromates ; que la décoration n’en impose pas. Ce Prince de la scène, ces merveilleux du logis ; victimes infortunées des maux innombrables aussi honteux que douloureux, fruits amers de leur corruption traînent des corps blasés des membres infects ; une salle de spectacle seroit pire qu’une salle d’hôpital, si la décoration des odeurs plus nécessaire que celles des peintures ne trompoit l’odorat, comme la perspective trompe les yeux, & ce n’est pas moins dans le physique que dans le moral que se vérifia la parole de Saint Paul. La bonne odeur de la vertu, la mauvaise odeur du vice.