(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre V [IV]. De la Chaussure du Théâtre. » pp. 115-141
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — Chapitre V [IV]. De la Chaussure du Théâtre. » pp. 115-141

Chapitre V [IV].

De la Chaussure du Théâtre.

R hodope sur une Courtisanne célèbre, dont un Roi d’Egypte devint amoureux, & l’épousa. Rien en cela de fort extraordinaire. On voit les plus grands Seigneurs aimer & épouser des Actrices. Il fut pris par le pied comme Achille ; non par une flêche tirée à son talon, mais par des flêches tirées du pied de Rhodope. Il arrive encore souvent que les pieds & la chaussure d’une Danseuse allument le feu de l’amour dans un cœur aisément inflammable, à qui, comme à la poudre à canon, il ne faut qu’une étincelle pour causer une violente explosion ; aussi les Danseuses ont le plus grand soin de leur chaussure. Elles y fondent les plus hautes prétentions. C’est une partie essentielle de lerus armes.

La maniere dont les Anciens rapportent que Sa Majesté Egyptienne fut blessée des charmes des pieds de Rodope, est fort singuliere. On en a fait un Conte de Fées, le seul honneur que cette fable mérite. Rhodope se baignoit dans le Nil, elle avoit laissé sans précaution & sans modestie ses habits sur le rivage, un Aigle ayant vu ses souliers mignons se prit pour eux d’une belle passion, fondit sur eux, & en enleva un avec son bec crochu. La pauvre Rhodope sortant du bain cherche inutilement son soulier, & s’en retourne chez elle nuds pieds. Elle fut bien dédommagée de cette perte. Le Roi d’Egypte étoit assis sur son tribunal, qu’il avoit fait placer dans la campagne pour rendre justice à ses sujets, l’Aigle du haut des nues laisse tomber avec une adresse incroyable le beau soulier précisément sur les genoux du sage. L’audience fut interrompue. Malgré sa gravité, ce grand Magistrat regarde curieusement & admire la forme, les couleurs, la broderie de cette chaussure céleste. Il la prend pour un présent du ciel, & consulte les Prêtres de Memphis pour savoir à quelle divinité bienfaisante il en est redevable. Cette question ambarrassante demandoit un Sphinx ; le Roi tranche la difficulté, & prononce qu’un si joli soulier ne peut venir que de la mere des Amours, qu’il étoit fait pour le plus joli pied du monde, & que sans doute c’étoit le soulier de quelqu’une des trois Graces. Il fit chercher par-tout ce pied si charmant, & ayant découvert que c’étoit celui de Rhodope, il le fit monter sur le trone. Les foiblesses de ce caractere ne sont pas rares. On se laisse prendre par un gand, par un colier, un bracelet, un pendant d’oreille, une jarretiere, la ceinture de Venus, &c. Les romans, les poëtes, les pieces de théatre sont pleins de ces folies. Il n’en est point qui ne joue quelque rôle sur la scene, & n’y soit applaudie, & ne trouve des imitateurs dans le monde.

Les pieds ne paroissent pas devoir être une matiere bien dangereuse de tentation. Leur grossiereté, leur figure, leur séjour ordinaire dans la poussiere n’ont rien de bien attrayant. La moitié des hommes les laissent découverts sans manquer aux loix de la modestie, plusieurs Ordres Religieux ont fait de leur nudité une pratique de mortification, Dieu l’a conseillée aux Apotres : Neque calceamenta . Jamais la pudeur ne s’est cru blessée en lavant les pieds des pauvres. J. C. les lava à ses Apôtres. Il reproche aux Pharisiens de ne lui avoit pas fait cette politesse, & permit à la femme pécheresse de les lui baiser, les arroser de ses larmes, les essuyer avec ses cheveux. Cependant le vice, qui se fait un aliment de tout, y trouve des traits séduisans. La vanité & l’impureté y ont établi une partie brillante de la parure, & sur le théatre leur agilité, leur situation, leur arrangemeut symétrique sont une si grande partie des graces de la danse, que Riccoboni dans so réforme y trouve les plus grands inconvéniens. Dans le temps où n’ayant point l’usage des bas on ne portoit que des sandales ou des chaussures découpées, attachées par des rubans, la nudité des pieds, jointe à la couleur artistement assortie de rubans, pouvoit plaire à des yeux libertins ; mais depuis qu’ils sont entierement couverts, que reste-t-il à la sensualité ? Elle y trouve mille attraits. Insatiable dans sa faim, elle se repaît de tout ce qui peut flatter la chair. La chaussure & la forme de ce qu’elle couvre sont devenues comme la tête & la coiffure un objet très-important de la toilette. L’orgueil s’est emparé de tout l’homme, dit S. Clement d’Alexandrie, il a gagné de la tête aux pieds, du faîte de l’arbre à la racine, sans pourtant abandonner sa premiere demeure ; il n’a fait qu’étendre son empire : In ipsis calceis superbia se prodit.

Le grand maître dans l’art d’aimer & de plaire, le galant Ovide ne cesse de donner à ses éleves des leçons de parure, & de leur en inculquer la nécessité. C’est le grand mérite auprès des femmes, leur cœur tient rarement contre l’élégance, & ne connoît point de plus grandes affaires. La galanterie & la passion sont inséparables, l’un est le thermometre de l’autre. Dans l’un & dans l’autre sexe l’affectation & l’étalage annonce la perte de la chasteté. La parure est la vie d’une actrice, son premier rôle, & celui qu’elle étudie, qu’elle exerce avec plus de soin, sur lequel elle est le plus sévérement examinée.

La chaussure n’échappe point à Ovide. Ce grand objet de la galanterie Romaine & Françoise revient cent fois sous sa plume. Gardez-vous, dit le galant précepteur, d’avoir les pieds crotés d’un Esclave : Despice gipsati nomen inane pedis  ; que votre chaussure soit toujours bien tendue, ni trop étroite, ni trop large : Nec vagus intaxa pes tibi pelle natet  ; vos jambes ne doivent pas être moins artistement enveloppées : Arida nec vinclis crura resolve tuis  ; Que tout soit d’une blancheur éblouissante : Pes tuus in nivea semper celetur alethâ  ; que de petits rubans y soient distribués avec art : Et scindant niveos vincula parva pedes. Terence ne croit pas devoir mieux expri- Thiare. Les Evêques en ont aussi à leurs pantoufles quand ils officient, & sur leurs gands, leurs mîtres, & la portent pendue à leur cou. Il est surprenant qu’ils arborent aussi les armoiries de leur maison. Ces deux écussons s’excluent mutuellement. L’un est saint & l’autre est prophane. On devroit opter entre l’Evangile & le monde, la croix & la vanité. On ne peut servir deux maîtres. Peut-on porter les marques de deux servitudes, & combattre sous deux étendards ennemis ?

Les Courtisannes portoient des souliers de toute couleur à leur gré, sur-tout rouge. C’étoit leur enseigne & comme leur écusson. Perse fait allusion à cette couleur, lorsque se moquant d’un amant transi auprès de sa maîtresse qui le méprisoit, elle répondra, dit-il, à vos fleurettes en vous donnant des coups avec sa pantoufle rouge : Solea objurgabere rubra. Le soulier Romain étoit blanc. Ovide veut qu’il le soit comme la neige. Mais comme les souliers relevent le rein, les femmes contre les loix & l’usage les portoient rouges. Il fallut enfin lever cette défense qui ne s’observoit point. L’Empereur Aurelien par une loi permit aux femmes les souliers rouges comme aux Courtisannes. Nos Dames peu autiquaires ne sont pas initiées dans la chaussure Romaine & les privileges des Courtisannes, puisqu’elles se chaussent de toute couleur. Les hommes ont communément les souliers noirs, mais par galanterie ils y mettent un talon rouge, & quelque fois des nœuds de ruban de la couleur de leur maîtresse. Il est naturel que les Actrices imitent dans leur chaussure les grands modelles dont elles imitent la conduite. Les Héros Romains sur le théatre n’observent guere ce détail de costume. Ils n’ont que des souliers ordinaires avec des brillans. Les Danseurs pour la facilité & le brillant de la danse, ont des chaussures particulieres.

L’écusson des Sénateurs Romains (le Croissant) qu’ils faisoient broder sur leurs souliers, a donné la premiere idée des armoiries, & quantité de familles y arborent un croissant (la noblesse de Cythere grave le chiffre des amans qui sont les vrais écussons de la vanité). Pendant long-tems on en décora les habits. Ce devoit-être une jolie chose qu’un habit héraldique du quatorzieme siecle, chamarré des pieces armoriales de l’écu ; les Tailleurs, les Brodeurs, les Cordonniers devoient savoir le blason. C’étoient des armoiries ambulances ; chacun portoit sur soi sa noblesse. Le derriere y étoit très-propre : depuis le cou jusqu’aux reins on pouvoit former un bel écusson. Le manteau étoit admirable, on étoit affublé de tous les titres, on les déployoit, on pouvoit danser la pavane. Le reste des habits s’y prêtoit moins : des reins en bas les plis défiguroient la couronne de Marquis. Quand on étoit assis, la noblesse étoit cachée par la partie du corps la plus roturiere. Le devant de l’habit y étoit un peu rebelle : en l’ouvrant il partageoit l’écu. Dans les armoiries mi parties par les alliances on voyoit la femme d’un côté, & homme de l’autre. En se boutonnant, la noblesse reunie brilloit en plein, un écusson enveloppoit le bras, il flottoit sur le parement des manches, il brilloit sur les culottes. La chaussure n’étoit pas moins ennoblie : les Cordonniers blasonnoient les souliers, la Tricotteuse mettoit en support les coins des bas, & le gras de la jambe avoit un bel écusson relevé en bosse. Il étoit essentiel d’avoir un beau molet réel ou postiche. La jarretîere, comme dans la Chevalerie d’Angleterre, étoit scellée aux armes du maître. Des pieds jusqu’à la tête on étoit tout noble.

De là sont venues les robes Consulaires de diverses couleurs, les habits de cérémonie de divers Corps qui composent la Cour du Roi, la diversité des galons & des livrées des Domestiques ; de là les Bedeaux des Chapitres, Communautés & Confreries ont des écussons à leur robe ; de là ce déluge d’armoiries Episcopales, jusques dans les Eglises, sur les vases sacrés, sur les ornemens, & sur-tout sur le trône des Evêques, & sur les livres d’Eglise, Broviaires, Missels, Rituels, qui sont tous chamarrés d’armoiries Episcopales. Les Danseurs de ce temps-là devoient être bien nobles, & les bals bien brillans. On partoit la noblesse sur les habits, sur les masques, sur les chaussures ; on admiroit avec quelle agilité la noblesse cabrioloit & faisoit des entrechats de Gentilhomme. Le Blason n’a pourrant pas fait fortune au théatre. Ce n’est pas que tous les Comédiens ne soient de la plus haute noblesse. & qu’il n’eût été très-convenable dans les tragédies Françoises de distinguer les héros, le Duo de Foix, Fayel, Bayard, le Maire de Calais, & c, & dans les comédies, le Marquis, le Comte, le Baron, par des armoiries, mais l’embarras eût été grand. Les chaussures héraidiques ne pouvoient servir qu’à une piece & à un personnage, il eût fallu les changer à chaque piece, & pour bien suivre ce costume savoit le blason aussi bien que le P. Menetrier. On y a substitué les nudités, l’indécence, le luxe, qui sont les vrais ecussons de la scene. Ce blason est plus facile à entendre & à exécuter, il est plus du goût des acteurs & des spectateurs.

L’ancienne chaussure étoit une espece de botine ordinairement ouverte, qui montoit à mi-jambe. On le voit sur les estampes & les médailles ; on en voit dans le P. Montfaucon, & tous les antiquaires, d’une infinité de manieres : on les attachoit au-tour du pied & au-dessus de la cheville, à peu près comme les sandales des Religieux ; on les laçoit quelquefois comme on lace le corps des femmes. Il étoit de la bonne grace d’y faire une grille galante qui laissât voir la jambe & le pied. Cette chaussure étoit admirable sur le théatre, elle étoit susceptible de toute sorte d’ornemens. Si quelque défaut ou infirmité obligeoit de les couvrir tout-à-fait, la coquetterie n’y perdoit rien ; le bas & le chausson étoient de la couleur de chair, d’un tein de lys & de roses, & les bandelettes qui les tenoient en laissoient voir toute la forme, à quoi les Dames sont fort attentives. S’ils étoient nuds ou couverts d’une gaze transparente en bandelettes d’une couleur artistement assortie, elles colorioient agréablement & avec quelque peu de rouge, faisant par leurs reflexions un beau fard. La matiere ordinaire de nos souliers est du cuir ; les Romains, chez qui l’art de la tanerie étoit moins connu, employoient differentes matieres, toujours sur le théatre du liege pour les semeles ; son épaisseur élevoit la taille ; son élasticité, sa legereté donnoient du jeu au danseur. Les femmes ont conservé une partie de cette chaussure théatrale. Elles n’ont que les doigts des pieds enfermés au bout d’une pantoufle ; le reste est couvert par un bas très-fin & bien tendu. Dans les pays chauds elles le laissent nud pour montrer la beauté de leurs pieds. Toutes les femmes par cette raison iroient volontiers nu-pieds, si le froid dans les pays septentrionaux n’obligeoit à les couvrir. Les hommes effeminés à leur exemple ont à peine la moitié du pied enfermé, ce qui avec les boucles, les brillans, les broderies, les rubans, les talons de toute couleur, composent à nos petits-maîtres une chaussure bisarre qu’ils croient élégante, de qui on peut dire avec l’Ecriture, le pécheur est couvert de péchés & de folies depuis la tête jusqu’aux pieds. Les ornemens de sa tête, les vêtemens de son corps, les parures de ses pieds, il n’est couvert que de ridicules : A planta pedis usque ad verticem non est in eo sanitus.

Ces folies ne sont pas nouvelles. Aulugelle, l. 14. c. 20. Noct. Attic. rapporte le reproche que faisoit à ses disciples le plus fameux Orateur & Maître d’éloquence de Rome, qui joignit aux plus rares talens la gravité, l’autorité & les bonnes mœurs. Les jeunes gens portoient de petits souliers qu’on appelloit à la Gauloise, Gallicas crepidas ; car dans tous les temps les modes sont venues de France. Il est indécent, leur disoit-il, que des gens distingués comme vous l’êtes marchent dans les rues avec cette ridicule chaussure : Soleatos vos per vias urbis ingredi nequaquam decorum est. Ciceron, ajoutoit-il, en fit un crime à Marc Antoine : Tullius procrimine objectavit. On trouve en effet cette accusation d’indécence dans la seconde Philippique : Cùm soleis Gallicis cucuristi. Aulugelle explique la forme de ces souliers Gaulois, fort semblables à ceux des femmes Françoises. Il y avoit un métier exprès, comme parmi nous Cordonnier de Femme : Sutores crepidarios, diminutif de mignardise. Ils couvroient à peine le bout du pied, on étoit obligé de les attacher par-dessus avec des rubans : Plantarum calces tantùm infimæ tegantur, cetera nuda tevetibus babenis vincta. On a vu en France des souliers à la Poulaine qui donnoient dans un excès opposé. Ils avoient au bout une corne recourbée qui touchoit presque aux genoux. Il en reste quelques vestiges dans les sabots & galoches, dont le bout a une pointe d’un ou deux pouces. Les Poulaines avoient plus d’un pied. Cette élevation aussi incommode que bisarre étoit une beauté & un titre de noblesse. Un gentilhomme en Poulaine, un amant à Poulaine étoient les élégans du tems. Le théatre a été fidelle à ces décorations, & en a inventé le plus grand nombre, la scene en fait le plus d’usage, l’élevation & la hardiesse des actrices met au jour les graces piquantes de la chaussure.

Les femmes de toutes les nations, chacune selon son goût, sont également éprises des graces de leur chaussure. Les Sauvagesses de l’Amérique ceignent toute la jambe avec des cercles de bois ou de fer comme les cerceaux d’une barrique ; les Hotentotes se font des rubans des intestins des animaux, dont elles couvrent galamment toute la jambe, & ces rubans en se pourrissant repandent un parfum qui plaît à leurs amans. Ailleurs les femmes y attachent des plumes de très-belle couleur, comme les pigeons pattus. La plus jolie mode est de garnir la jarretiere de grelots, comme le colier des mulets. En marchant, sur-tout en dansant, on entend à chaque pas un petit carrillon très-harmonieux, comme un tambour de Basque, qui enchante l’oreille des amans. A la Chine la petitesse des pieds fait la beauté des femmes. Des qu’une fille est née, on lui serre étroitement les pieds, comme les Negres écrasent le nez de leurs enfans, & les Sauvages leur serrent la tête pour la rendre pointue. Pour empêcher les pieds de croître, les Chinoises les portent serrés toute leur vie. Les amans sont charmés de voir dans les actrices, non des pieds, mais une pointe de chair au boût de la jambe, où on distingue à peine des doigts. Les Dames, il est vrai, sont privées de l’avantage de s’agrandir par les talons, mais à la Chine les petites tailles sont aussi une beauté. Elles achêtent cherement cette beauté. Elles peuvent à peine se tenir, & marcher sur deux batons. On croit que par une raison de politique on a voulu les empêcher de courir, en les retenant chez elles comme emprisonnées, ce qui est fort dans le goût des Chinois. Pour leur faire aimer leurs fers, on leur en fait un agrément. C’en est un en France. On aime les petits pieds & les grands talons On en met aux souliers d’une hauteur énorme, qui donnent une haute taille, & obligent de tenir le pied si droit qu’il fait presque une ligne perpendiculaire avec la jambe. On ne marche que sur le boût des doigts. Les danseurs s’en font une loi, ce que la rapidité & les revolutions de la danse rendent plus difficile & plus incommode ; c’est presque danser sur la corde. Mais on croit par là se donner des graces. La plûpart des ajustemens sont aussi très-incommodes ; mais que ne feroit-on pas pour plaire !

Tous les excès du luxe passerent à la chaussure. On fit d’abord dorer les souliers, en suite on les couvrit de lames d’or, comme nous de galons ; car on en vint jusqu’à faire la semelle d’or massif, à l’exemple de cet Ambassadeur imbécille qui fit ferrer ses chevaux avec de l’argent. Plaute s’en moque dans ses comédies. Au Perou, où l’or & l’argent étoient plus communs que le fer, cet usage eût été plus pardonnable. Les Incas ne se servoient que de ces métaux. Mais en Europe, où ils sont rares & les autres métaux communs, faire des souliers, des fers de cheval, des ustencilles, soit de cuisine, soit de garderobe, des serrures, des clefs, d’une matiere qui est le prix de tout & qui peut soulager les pauvres ce n’est pas magnificence, c’est une folie de luxe. Les habits, les meubles, les souliers des actrices en sont chargés. La galanterie est un Perou.

Pline se plaignoit que les Dames Romaines & les petit-maîtres de son temps portoient à l’excès le luxe de la chaussure, qu’elles y employoient les plus riches étoffes & l’adresse des plus habiles ouvriers, qu’elles y répandoient avec profusion l’or, l’argent, les perles, les diamans, les pierreries précieuses. Ce n’est pas assez d’enbrillanter leurs habits, d’en émailler leur tête, d’en charger leurs oreilles, où, selon Martial, elles portent des terres entieres (le prix, la valeur des terres), il faut encore en couvrir leurs souliers. Elles se sont une fausse gloire de marcher au milieu des pierreries, de fouler aux pieds les trésors ; encore si c’étoit pour en marquer leur mépris en Philosophe, mais non, c’est par ostentation, pour étaler leur opulence, & faire briller leur beauté : Soleis addunt margaritas, gestare non est satis, nisi calcent & per uniones ambulent. Cet usage subsiste parmi nous ; les gens riches sont tout dorés & diamantés. Les boucles des souliers des jarretieres, &c. sont ornées de diamans enchassés dans l’or & dans l’argent. Ceux qui n’en peuvent faire la dépense ont trouvé l’art de fabriquer de faux or, de faux diamans, qui taillés & distribués artistement en font l’équivalent par leur éclat. C’est l’image de leur mérite ; leur esprit, leur talent, sur-tout leurs vertus sont des diamans du temple de cuivre doré ; luxe même inutile à la beauté qui n’en a pas besoin, & à la laideur qui n’en profite pas. Le soulier le plus riche ne sauve aucune difformité, & ne donne aucune grace ; rien ne supplée moins à la nature. Les rayons de la coëffure peuvent donner de l’éclat au visage, mais les astres des pieds en sont trop éloignés pour y faire parvenir la lumiere. Les acteurs & les actrices ne manquent pas de déployer sur leurs pieds ces fausses & ridicules richesses, sur tout quand ils dansent. A chaque pas qu’ils font on voit voltiger ces feux folets qui lancent leurs rayons. Leurs pieds ressemblent à une fusée qui tombe en étincelle. N’est-ce pas ainsi que tomboit la pluie d’or qui ouvrit à Jupiter l’entrée de la tour de Danaé ? Les Danaés & la pluie d’or qui les humanise ne sont pas rares sur le théatre. Cet éclat emprunté n’est dû qu’aux décorations, dont on peut couvrir les animaux & les murailles Il n’embellit personne. Des souliers brillants qui à chaque pas éblouissent ne laissent ni le temps ni la liberté de voir les graces de la personne. On admirera sa richesse, le cœur ne sera point touché de ces mobiles attraits. Il me semble voir l’oiseau mouche, ces mouches brillantes qui dans une belle nuit remplissent l’air de feux voltigeans.

Le rafinement de la passion, selon S. Clément d’Alexandrie, alloit si loin que non seulement les hommes & les femmes portoient à leurs bagues, leurs bracelets, leurs bijoux, leurs rubans, leurs cachets, le nom, le chiffre, la livrée, le portrait de leurs amans & de leurs maîtresses, mais encore qu’ils le faisoient broder ou peindre sur leurs habits & sur leurs souliers. On pouvoit lire leur passion à chaque pas. C’étoit comme les souliers blasonnés dont nous avons parlé. Bien plus on faisoit placer en fer, en cuivre, en argent, même en or, sous les souliers les mêmes chiffres on lettres relevées en bosse, qui à chaque pas le gravoient dans la poussiere, & imprimoient à chaque pas ces noms cheris, comme les Bergers dans les romans. Angelique & Medor dans l’opéra de Roland les gravoient sur l’écorce des arbres. On pouvoit les suivre à la trace de leurs amours, comme les chiens suivent le gibier à l’odeur. Tout cela devoit en appuyant le pied se faire sentir à chaque pas, & même incommoder ; mais ce qui fait souvenir de ce qu’on aime n’incommode jamais ; l’amour rend tout agréable : Fœmina in soleis quoque amatoria signa imprimunt, & incedentes amorem sunm in incessu insculpunt.

Je ne sache pas que de nos jours on attache de pareils bas-reliefs sous la semele. On le feroit inutilement. Ni le pavé des rues, ni le parquet des chambres ne peut recevoir une pareille empreinte. Quel sacrilege si on l’imprimoit dans la boue ! Ce seroit tout au plus dans les allées sablées des jardins, & sur les rivages des petits ruisseaux qui roulent leurs flots argentés dans une prairie émaillée de fleurs, qu’une amante pourroit écrire ses tendres langueurs ; mais le dessus du soulier en est presque toujours barbouillé par la broderie & l’ingénieux agencement des rubans & des pompons, qui multiplient & diversifient à l’infini ces signes insensés d’une passion criminelle, comme la marchande de fleurs, Glicera, dont les anciens vantent l’art inépuisable de faire des bouquets & des guirlandes de fleurs, & les femmes du Serrail qui parlent avec des fleurs. Tout le pays de Cithere est plein de ces chiffres & de ces portraits, sur-tout les toilettes ; tous les bijoux, les boites, les petits outils en sont ornés. C’est le plus beau diamant des bracelets, des coliers, des pendans d’oreille, le plus beau cadran d’une montre, la plus piquante figure d’un éventail, la plus jolie frisure d’une boucle, d’une tresse de cheveux, le plus doux parfum d’une tabattiere & d’une cassolette. Le théatre en est couvert. Quelle actrice se pardonneroit de n’en être pas parée ? Les plafonds, les décorations, les loges sont pleins de chiffres galans, de portraits de quelque héroïne, d’amours qui tirent des flêches, de cœurs blessés, de flambeaux allumés, & jusqu’aux danses. Donc les desseins & les figures entrelassées sont les chiffres de quelques Themires, langage trop vrai, qui dit très-énergiquement que le théatre n’est que le vice présenté dans tous les points de vue.

Le Théatre Grec & Romain avoit deux sortes de chaussure, des brodequins pour la comédie, des cothurnes pour la tragédie. Le brodequin étoit un soulier ordinaire, parce que la comédie ne représentant que des actions bourgeoises, les Acteurs y doivent être habillés & chaussés comme on l’est dans le monde. Le cothurne étoit une espece de botte forte qui donnoit à l’Acteur une taille gigantesque. Le Roi des Ogres à la comédie Italienne, Hercule, Polipheme, les Titans, &c. à l’Opéra, se donnent aussi une grandeur démesurée, qu’on s’imaginoit mieux représenter les Dieux, les Héros & les Rois, que le peuple, par une fausse idée, suppose être fort au-dessus des autres hommes. Les anciens masques du théatre étoient dans le même goût, c’étoient des casques qui enveloppoient toute la tête, avec de grandes ouvertures aux yeux & à la bouche : on croyoit qu’ils grossissoient la voix. Mais certainement les visages hideux & fort incommodes défiguroient la personne : vrai semblablement la mode n’en reviendra jamais. On n’a gardé de l’ancienne chaussure que des talons fort élevés, sur-tout les femmes, qui ne connoissant point de bornes dans leur parure, n’en mettent point à la hauteur de leurs talons.

Les bandelettes, après avoir serré les pieds & tracé ingénieusement au-tour de la jambe un petit labyrinthe où les cœurs alloient se perdre, se terminoient enfin en jarretiere au-dessus & au-dessous du genou. Chez nous, où les bas sont en usage, la jarretiere est détachée : Fasciolis crura vestiuntur. Ces rubans, fort riches & fort propres, après avoir fait divers tours, tomboient & flotoient au-tour de la jambe, comme les cordons épiscopaux aux côtés de l’écusson. On étoit fort content de ses jarretieres, on s’en applaudissoit dit Tertullien : Pericelio lætatur. Ces puérilités subsistent encore. La jarretiere est une partie essentielle de la toilette de Terpsicore, que les Danseurs étalent avec tant de grace sur la scene, beaux rubans, tissus admirables, broderie superbe, boucles brillantes, variété des couleurs, des nœuds, des glands, des houpes, jolis grelots, qu’on fait voltiger galamment, qui lancent de tous côtés des traits vainqueurs, & à chaque pas produisent un effet merveilleux. Point de joli homme, de jolie femme, qui ne s’en fasse un honneur infini, & ne fonde sur ses graces de grandes espérances, soit qu’elle soit en bouton, ou en boucle, ou en nœud, ou en coulans, selon le caprice des goûts & des modes.

Cet usage de suspandre à la jaretiere de jolies bagatelles, est monté à la ceinture : on y voit suspendu, avec la chaîne de la montre, une infinité de colifichets de toute espece, d’or, d’argent, d’ivoire, qu’on appelle breloques, mot pittoresque, qui représente le petit cliquetis que font ces joujoux quand on les remue. On est enchanté, comme des enfans, de ce concert harmonieux ; on s’admire soi-même en contemplant, en caressant ses breloques, qu’on compte pour autant de vertus & de talons. On oublié de se compter soi-même au nombre des boéloques, quoiqu’on y soit la plus risible de toutes. La Beaumelle, dans la vie de Madame de Maintenon, lui donne des jarretieres qui ne se nouoient pas, & ne faisoient pas plusieurs tours, mais étoient garnies de coulans, pour les arrêter où l’on vouloit, sans faire aucun pli à la peau, pour la conserver bien unie, comme ce Sibarite qui ne pouvoit dormir sur un lit de rose, parce qu’une feuille étoit pliée. Cette affectation, qui n’est pas du caractere de Madame de Maintenon, qui ne fut jamais accusée de frivolité, cette affectation seroit un autre genre de breloque ridicule. Je ne sais d’où il a tiré cette anecdote que je ne garantis pas, mais en voici de certaines. Horace se moque d’une coquette de son temps, qui étoit inconsolable de deux choses, de la mort de son chien, & de la perte de sa jarretiere : Periscelidem raptam sibi stentis. C’étoit son amant qui les lui avoit pris ; elle s’en consola quand elle eut découvert le voleur.

Voilà le premier plan d’un ordre célebre de Chevalerie. Il est juste que cette parure ait une place distinguée dans les fastes du monde. Tout le monde sait l’honneur que lui a fait Edouard III, Roi d’Angleterre, en établissant l’ordre de la jarretiere, dont les plus grands Seigneurs se font gloire d’être décorés. Voici l’origine de ce bel ordre plus galant que dévot. La Comtesse de Salisburi, Maîtresse d’Edouard, dansoit dans un bal avec toutes les graces des héroïnes de Paphos, soit que sa jarretiere fut mal attachée, soit que l’agitation de la danse la détachat, ce beau ruban tomba. Le Roi, qui admiroit tous les pas de la Comtesse, car alors on disoit comme aujourd’hui, Tous vos pas sont des sentimens, tous vos pas sont des graces, le Roi, avec l’empressement & la frivolité d’un amant, court le ramasser, & l’arbore à la boutonniere de son habit comme un monument de victoire, & le plus précieux des ornemens royaux. Que ne dit-il pas, que ne promet-il pas, quelle carriere ne donne-t-il pas à l’imagination ?

Les spectateurs en rirent qui n’en auroit pas ri ? La Comtesse en rougit, & parut fâchée qu’on se moquât d’elle. Son amant en fut irrité, & pour la consoler s’écria avec chagrin : Honni soit qui mal y pense ; je jure que tel qui se moque de cette jarretiere se trouvera fort heureux de la porter  ; & aussi-tôt il créa un Ordre de Chevalerie, dont la marque est une jarretiere bleue, couleur de la Dame. On la place à la boutonniere, au bras, au manteau, mais toujours avec ces paroles galantes en broderie, qui sont le cri de guerre, l’ame, la dévise : Honni soit qui mal y pense. Ce qui rappelle sans cesse que l’esprit & l’origine de cet Ordre n’est qu’une scene comique du théatre de la foire. Il me semble même qu’il y a quelque scene Italienne où l’on parodie cette avanture, & Arlequin pour se faire Chevalier ramasse & met à la boutonniere une jarretiere de Colombine, & chante une ariette sur ces mots : Honni soit qui mal y pense. Les Evêques Anglois ne manquent pas d’étaler dans leurs armoiries ces mots sacrés & ce ruban bleu, ainsi que le chef de l’Eglise Anglicane dans les siennes. Tout cela n’est-il pas bien dévot sur les autels, sur les missels, sur les ornemens des Prêtres ; & quand la Papesse Elisabeth faisoit de l’Eglise un théatre, n’étoit-on pas bien édifiés d’y voir une femme y déployer sa jarretiere, & le Chœur chanter l’ancienne, Honni soit qui mal y pense ?

C’étoit le goût de la galanterie de ce siécle, qui étoit le regne de la Chevalerie. Il s’en établit vingt Ordres différens, dont l’origine & les livrées sont autant de puérilités ou d’indécences. Les Chevaliers ne manquoient pas dans leurs nœuds de rubans, leurs bracelets, leurs écharpes, d’arborer la couleur de leur Maîtresse. C’étoit l’uniforme des Regimens. Philippe, Duc de Bourgogne, institua quelque temps après l’Ordre de la Toison d’or, dont l’origine n’est pas plus décente. Quand le transport de sa passion fut passé, il en rougit, & pour couvrir la honte d’une source impure, on y a fait des changemens, on y a établi des exercices de piété, on a obtenu des bulles ; comme dans les familles on change le nom, l’écusson, le domicile, on compose une généalogie pour couvrir la bassesse de son extraction. Les Historiens se sont prêtés à ces ruses de vanité, ou aux vues de la piété qui a voulu écarter le scandale, & ils ont imaginé des histoires pour l’illustrer. Ils ont beau faire. A quel objes pieux se rapporte la jarretiere d’une femme ? quelle pensée de religion inspirent ces paroles : Honni soit qui mal y pense ? Tout y decele le mystere d’un cœur gâté qui se moque des bienséances & du jugement des hommes ; la plaie saigne toujours. Les biens, les honneurs dont en l’a comblé, le faste des personnes distinguées dont on l’illustre, ne sont qu’un masque pour en couvrir la difformité ; la vanité humaine n’est occupée qu’à reparer des défauts.

Le grand Pompée arbora aussi des jarretieres distinguées à la dédicace de son théatre. C’étoit leur véritable place. Elles étoient si belles, si riches, qu’elles ressembloient à un bandeau royal. C’étoit alors le diademe des Rois. Parmi nous cette décoration théatrale seroit sans conséquence, on ne feroit que rire des comédiens ; mais Pompée n’étoit pas un homme à caresser des breloques. On y soupçonna du mystere. Les Romains, ombrageux sur leur autorité, s’imaginerent qu’il vouloit par là préparer le peuple à lui accorder les honneurs royaux, & faire entendre qu’il étoit supérieur aux Rois, en faisant servir le diademe de jarretiere. Qu’importe , lui dit-on, en quel endroit du corps tu portes le bandeau royal ? Pompée quitta aussi-tôt ces belles jarretieres. Parmi les ménaces des plus rigoureux châtimens que le Prophête fait aux femmes Juives, il leur dit, Dieu dans sa colere arrachera vos jarretieres : Aufferet periscelia . Le châtiment ne seroit pas moins sensible à nos actrices, à nos coquettes ; elles n’y sont pas moins attachées que les femmes Juives, ainsi que les acteurs & les petit-maîtres. Pour les danseurs & les danseuses, ils seroient inconsolables.

L’Esprit Saint, qui pour le bien de l’homme daigne s’abaisser jusqu’à parler son langage, & entrer dans le détail de ses mœurs, nous avertit du danger de cette tentation, & nous fournit des objets pour les combattre. Il nous apprend que la chaussure de Judith fut un des traits qui au premier coup d’œil ravirent le cœur d’Holopherne. C’est elle-même qui le rapporte, s’en applaudit, & en rend gloire à Dieu. C’étoit pourtant un débauché, qui avoit vieilli dans la volupté, dont la satiété & le palais blasé ne devoit sentir que les traits les plus piquans. Comment, parmi tant d’autres graces qui rendoient la beauté de Judith incomparable, sa chaussure pût-elle frapper un si grand coup ? tant nous devons être en garde contre une passion dangéreuse qui tourne tout en poison : Sandalia Judith rapuerunt oculos ejus. Dieu lui-même veut bien en paroître touché, & en parlant de la vertueuse épouse dans le livre des Cantiques, il y dit avec une sorte d’admiration, que vos démarches sont belles avec votre chaussure, fille du Prince ! Tout me ravit en vous jusqu’à vos pas : Quàm pulchri sunt gressus tui in calceamentis  ! Le Prophête tient le même langage aux Apotres ; qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent l’Evangile de la paix ! Quàm speciosi pedes Evangelium pacem  !

L’ornement de la chaussure est pris dans l’Ecriture pour un signe de joie, & la nudité des pieds pour une marque de pénitence, d’humiliation & de respect. Je vous défends, dit le Seigneur à Ezechiel, de donner aucun signe de tristesse à la mort de votre épouse qui vous étoit fort chere ; vous porterez au contraire la chaussure à vos pieds, la thiare à la tête. Un des présens que sit à son fils à son retour le pere de l’Enfant Prodigue, ce fut une chaussure, dont l’Evangile fait mention, avec une belle robe, & une bague à son doigt : Calceamenta date in pedibus ejus . S. Paul, dans la description de l’armure du Chrétien, lui ordonna de porter des souliers pour marcher plus facilement & plus surement dans la voie étroite de l’Evangile : Calceati pedes in Evangelium , image de la grace qui nous y fait marcher avec ferveur. La pratique de la vertu est un chemin semé de ronces, de pierres, d’embarras. L’homme vertueux, comme un voyageur courageux, franchit tous les obstacles pour arriver au terme heureux de l’éternité. L’homme foible s’arrête & bronche à chaque pas, & quelquefois se décourage, & abandonne tout.

Mais les ornemens affectés de la chaussure, ouvrage du luxe & de la vanité, furent toujours reprouvés de Dieu. Il nous enseigne l’usage qu’il en faut faire. Après la defaite des Madianites, les Officiers de l’armée d’Israël trouverent dans le butin de belles jarretieres ; les Officiers François les auroient reservées pour les actrices leurs maîtresses, & seroient allés à leur genoux les leur offrir ; ceux-ci plus pieux en firent une offrande au Seigneur : In donariis obtulerunt periscelia . Et pour punir le libertinage des femmes Juives, le Seigneur les condamne à aller nu-pieds ; il leur ôte l’ornement de leur chaussure : Ornamenta calceamentorum auferet . Chez presque toutes les nations, sur-tout chez les Juifs, c’est une marque de pénitence & de respect d’aller nu-pieds & nue tête. On n’approchoit les Rois que dans cet état d’humiliation. Tous les Religieux qui se sont devoués à la pénitence se sont faits une loi de la nudité des pieds. Déchaussez-vous, disoit Dieu à Moïse & à Josué, la terre où vous êtes est une terre sainte : Solve calceamenta de pedibus tuis, terra in qua stas terra sancta est. La même chose fut ordonnée à Isaïe : Vadam discalceatus & nudus  ; & Jérémie dans ses lamentations met au nombre des malheurs de Jerusalem d’avoir les pieds salles & nuds : Sordes in pedibus ejus .

Dans la description de la magnificence de la femme de l’Apocalipse, il est dit qu’elle avoit le soleil pour habit, des étoiles pour couronne, & que la lune étoit sous ses pieds. On ne peut prendre à la lettre une parure si extraordinaire. C’est une figure, comme quand on dit, les nuages sont la poussiere de ses pieds, la terre lui sert de marchepied, il marche sur l’aile des vents, cela veut dire que la sainte Vierge, représentée par cette femme, est au dessus de toutes les créatures, même des astres qu’elle foule aux pieds, & du démon dont elle écrase la tête, selon la prophêtie faite à Eve, soit par l’exemption du péché originel, soit par la préservation du péché actuel : Ipsa conteret caput tuum, & tu insidiaberis calcaneo ejus. Ce que l’Apocalipse peint en grand, chaque femme à sa toilette l’exécute en petit. Les cheveux frisés en couronne, les brillans sémés sur la coëffure, sont des étoiles, & la poësie en fait une constellation dans la chevelure de Berenice. La richesse des habits n’est elle pas un soleil qui les environne ? Le croissant sur leurs souliers imite la lune. Elles sont elles-mêmes des astres qui éclipsent le soleil, font pâlir le croissant ; leurs yeux sont plus vifs que les rayons du blond Phebus, leur tein l’emporte sur les doigts de roses de l’Aurore. Brantome, cet enthousiaste de la galanterie, ce Dom Quichotte des Dames, qui sont toutes des Dulcinées à ses yeux, ne dit-il pas de la Reine de Navarre : Son beau visage ressembloit au Ciel dans sa plus grande serénité, sa tête étoit ornée en forme d’étoile. Il ajoute très-irréligieusement : Elle alla en cet état à la procession, & je vous jure que nous perdimes nos dévotions, (la perte est legere) pour nous ravir plus que le service divin, (il n’a pas besoin d’en jurer) & ne pensions faire aucun péché. Ceux qui contemplent une Divinité en terre, celle du ciel ne peut en être offensée. Peut on faire de comparaison plus extravagante, & de raisonnement plus impie ?

L’Evangile nous donne des instructions bien différentes. Bien loin d’applaudir à la parure, il la fait craindre & mépriser. Les exemples du Sauveur confirment ses leçons. Il a toujours paru avec les habits les plus pauvres & les plus simples depuis la crêche jusqu’à la croix. Ses Disciples pris de la lie du peuple, occupés à la pêche, vivant du travail des mains, n’en ont point imposé au monde, & fondé l’Eglise par le luxe & le faste. Il y a apparence qu’ils alloient nud-pieds. Il n’est pas dit qu’ils se déchaussassent quand J. C. leur lava les pieds. Ils n’auroient pas eu besoin qu’on les leur lavât, s’ils les avoient toujours eu chaussés. Sans doute J. C. les avoit nuds aussi, comme les pauvres de la Judée. Comment là femme pécheresse auroit elle pu chez Simon, dans un repas de cérémonie, les baiser, les parfumer, les arroser de ses larmes, les essuyer avec ses cheveux, s’ils n’étoient nuds ? Cette nudité assez ordinaire dans les pays chauds, avoit fait établir la coutume que J. C. reprocha au Pharisien de n’avoir pas observée, de laver les pieds aux convives : Aquam pedibus meis non dedisti. Quand on le crucisia, on n’eut pas besoin de le dechausser. S. Jean dit, il est vrai, je ne suis pas digne de délier le cordon de ses souliers. Ce n’est qu’une expression d’humilité, pour marquer combien J. C. étoit au-dessus de lui. Il est vrai encore que pour marquer sa bonté, Dieu dit je donnerai à Jerusalem des vêtemens précieux & de fin lin, & en particulier une belle chaussure : Vestiti te discoloribus, indui te subtilibus, calceavi te hiacinthio. Ce n’est qu’une figure de la beauté intérieure de l’ame, & des ornemens des vertus, dont il veut qu’elle soit couverte : & c’est dans ce sens qu’il parle de la nécessité de laver les pieds, pour se préparer à la communion ; ce qui ne fut jamais pris à la lettre, mais comme une leçon de la pureté de l’ame dans les moindres choses : Qui lotus est non indiget, nisi ut pedes lavet.

Quoi qu’il en soit, du moins est il certain qu’il a voulu dans son crucifiement souffrir à ses pieds les douleurs les plus ameres. Les pieds sont composés de nerf, de muscles, de tendons d’une extreme sensibilité, on n’a donc pu y enfoncer des clouds, & percer le bois de la croix, élever tout le corps, & l’appuyer sur ses pieds déchirés, sans faire souffrir les plus affreux tourmens J. C. a voulu expier par là les innombrables pechés dont les pieds sont l’instrument : ces danses voluptueuses, cet amour sensuel, cette vanité insensée de leur beauté & de leur parure, ces démarches criminelles, tous les péchés dans les lieux de débauche, dans les endroits suspects, vers les personnes dangereuses, au théatre, chez les actrices. Dans ces mêmes vues de bonté, il a établi le Sacrement des mourans, où l’une des onctions se fait sur les pieds, pour en réparer les désordres, comme sur les mains, les yeux, la bouche, &c. L’Eglise ajoute ces paroles : Que le Seigneur par cette sainte onction & son infinie misericorde vous pardonne les péchés que vous avez commis par tous vos pas. Les deux objets les plus touchans de la religion, la mort de J. C sur la croix, la mort prochaine des agonisans, forment dans un Chrétien qui baise les pieds du crucifix, & reçoit le Sacrement de l’Extreme-Onction, des idées bien differentes, mais bien utiles, & plus justes que celles que les pieds d’une danseuse inspirent aux amateurs du théatre.

Il y a apparence que ces passages de l’Ecriture ont engagé les Evêques à élever leurs souliers jusqu’à l’honneur d’être un ornement exclusif de la dignité Episcopale, quand ils officient pontificalement. On les a faits d’une matiere précieuse, ils sont ornés de galons & de broderies. Le Prélat se fait chausser en public, en cérémonie. On a composé des prieres à réciter en les chaussant, On a trouvé des allusions mistiques de la chaussure à la vertu. C’est donc une dévotion de théatre, disent les Protestans. Ils ont tort. La piété est utile à tout, & met tout à profit. Tout tourne à bien quand on aime Dieu. La pureté d’intention sanctifie ce qu’on n’emploie qu’à son service. Ces allusions ne sont aucun mal, & inspirent de bonnes pensées. L’Eglise a consenti au cérémonial, qui par l’usage est devenu d’étiquette.

Rien dans l’origine de plus naturel & de plus simple que d’avoir fait exprès des souliers propres quand on a approché des autels, comme quand on entre chez le Roi. Dans les premiers siécles, il étoit défendu de célébrer la Messe avec la chaussure ordinaire, communément sale, sur tout à la campagne, & parmi les pauvres Prêtres. Il falloit en changer à la Sacristie, où l’on en tenoit une provision. Le Diacre & le Soudiacre y étoient obligés par la même raison. Tous les Ministres doivent avoir des vêtemens Sacerdotaux depuis la tête jusqu’aux pieds. Il n’y a rien là de particulier aux Evêques V. Bona. Rer. Litur. l. i. c. 24. Devert. tom. 2. c. i. & plusieurs autres qu’ils citent. Cet usage & d’autres semblables subsistent dans bien des Eglises, sur-tout de Religieuses, où la Sacristie fournit des mouchoirs, des vergettes, des peignes comme des souliers. M. de Saussai voudroit qu’on en fournit par-tout. Pano, Episc.

Mais la plûpart des Eglises sont trop pauvres pour faire cette dépense, que la consommation peut rendre considérable. Insensiblement le second ordre a negligé cet ornement par pauvreté ; il n’est resté qu’aux Evêques, communément riches & élégans, & qui n’allant que de leur cabinet à leur chapelle, ou en carrosse dans les Eglises, ne sallissent point leurs souliers, & n’ont pas besoin d’en changer. Ils ont tourné en dignité ce qui pour eux est superflu. Les Prêtres pourroient sans difficulté en changer à la Sacristie. M. Devert rapporte des exemples d’Evêques qui l’ont approuvé & conseillé ; S. Charles l’a ordonné dans les actes de l’Eglise de Milan ; mais se faire chausser en cérémonie devant le public, les Prêtres ne le pouvoient pas, ni même les Evêques. Ils se sont mis dans cette possession par voie de fait, & personne ne s’y est opposé.

La forme de leur chaussure a été différente selon les modes. Pendant long-temps c’étoit des sandales ouvertes, qu’on attachoit avec des couroies, comme les Capucins qui ont imité par devotion ce qu’ils voyoient dans l’Eglise, S. Pierre en portoit, l’Ange lui dit dans la prison : Circumda te calligas tuas . Le cérémonial se sert de ce mot & non de celui de calceus, qui marque un soulier fermé, qu’on n’employoit pas quand le cérémonial a été fait. Les Evêques de la primitive Eglise ne souffroient pas qu’on les déchaussât. Ils s’habilloient & se déshabilloient sans valets de chambre. M. Tillemon, d’après les historiens ecclésiastiques, en rapporte divers exemples de S. Policarpe, de S. Cyprien, de S. Fractueux. le temps passé n’est plus.