Chapitre I.
De la Pudeur.
L
a pudeur
, dit M.e Lambert,
est le véritable intérêt des femmes. Elle augmente leur
beauté, elle en est la fleur, elle sert d’excuse à la laideur, elle
est le charme des yeux, l’attrait des cœurs, la caution des vertus,
l’union & la paix des familles, la sureté des mœurs, le charme
du plaisir, sans elle l’amour seroit sans gloire, c’est sur elle que
se prennent les plus flateuses conquêtes, elle met le prix aux
faveurs, elle est si nécessaire au plaisir qu’il en faudroit
conserver dans le temps même destiné à la perdre ; c’est une
coquetterie rafinée, une espece d’enchere que les belles mettent à
leurs appas, une maniere d’augmenter les charmes en les cachant. Ce
qu’elles dérobent aux yeux leur est rendu par la libéralité de
l’imagination.
Il y a quelque chose d’outré & d’alambiqué dans plusieurs de ces idées, mais dans le fonds il est très-vrai que la pudeur, si nécessaire à la sureté des mœurs, & à la gloire d’une femme, l’est encore aux charmes ce la société. Une femme sans pudeur, malgré toute sa beauté, est par là-même très-dégoutante. Il est vrai que la pudeur est un fard innocent, qui donne un nouvel éclat & de nouvelles graces aux personnes les plus aimables ; il est vrai que c’est un puissant secours que Dieu a préparé aux femmes, pour soutenir leur foiblesse, communément plus grande que celle des hommes. Il en est aujourd’hui, grace au théatre, qui on secoué ce joug. Elles sont en très-grand nombre plus libres, plus hardies, plus entreprenantes que les hommes, souvent obligés de se tenir en garde contr’elles. A Paris dans le grand monde il est décidé que c’est une vertu provinciale. Je dis, grace au théatre, car quoique dans tous les temps le vice se soit efforcé d’affoiblir les loix de la pudeur, ce n’est que par les leçons du théatre, qui en a brisé les liens. Qu’on compare les lieux, les personnes, on trouvera constamment que dans toutes les villes à théatre le sexe est beaucoup plus libre que dans les autres. Il en a l’empreinte. A ses discours, à ses regards, à ses allures, on saura si les acteurs & les actrices sont en vogue. Dans les siécles où la comédie a été si florissante, les peuples ont été plus licentieux que dans les autres temps. Le théatre fait époque dans les annales du vice. Pour les personnes qui le fréquentent la différence est sensible. Elles sont incomparablement moins retenues ; l’air de la scene perce par tout. De deux personnes semblables en tout le reste il est aisé de discerner l’amateur du spectacle. Ce goût, cette fréquentation forment une sorte de phisionnomie, & il seroit aisé d’ajouter au Traité de phisionomie un chapitre particulier de la phisionomie théatrale ; & cela doit être. L’exemple des comédiens publiquement étalé, les graces séduisantes que les actrices doivent à la licence, que chaque femme voudroit avoir, & tache d’acquérir en étudiant ce modele, le succès de leur liberté qui seul vaut tant de conquêtes & de profit ; qui peut resister à ces attaques, quelle pudeur n’y succomberoit ? Le théatre ne fit-il d’autre mal que de lever cette utile barriere, il est de l’intérêt public de ne pas le souffrir.
Les Romains aimoient si fort la pudeur qu’ils en avoient fait une Déesse, sous le nom de Pudicitia, & lui bâtirent deux temples. Le premier très-ancien étoit consacré à la pudicité Patritienne, c’est-à-dire des nobles Romaines ; le second à la pudicité Plebeyenne, c’est-à-dire des Femmes du peuple. Les Dames Romaines, qui connoissoient le prix de la pudeur, & la regardoient comme le plus beau titre de noblesse, avoient élevé un temple à cette Divinité, où elles ne souffroient que des vierges nobles d’une vie irréprochable, & des veuves qui n’avoient eu qu’un mari. Ce titre de noblesse parmi nous a subi le sort des vieux parchemins rongés des rats. Virginie, fille noble, & d’une vertu reconnue, ayant épousé un Plebeyen, homme de mérite, voulut entrer dans ce temple. Elle fut refusée par sa propre sœur, qui en étoit une des Prêtresses▶. Choquée peut-être de cette mésalliance, elle fut la premiere à lui en fermer les portes. Ce refus fit grand bruit. Virginie eut beau se plaindre, les Dames furent inexorables. On verra, dit-elle, que les femmes du peuple valent bien pour le moins les femmes les plus distinguées ; je bâtirai un temple à la pudicité Plebeyenne, où on ne recevra que des Plebeyennes au-dessus de tout soupçon. Elle prit un quartier separé de sa maison, en fit une chapelle qu’elle consacra à la pudicité, & y fit toutes les fonctions du sacerdoce. Belle émulation de vertu, qui vaut bien la vanité, le faste, les hauteurs, les préséances de la noblesse ! Lorsque dans la suite le théatre & le vice eurent degradé la vertu Romaine, on fut moins délicat dans la reception des ◀Prêtresses▶ de la pudicité. Les Poëtes s’en moquent ; & Properce, qui n’en étoit pas le plus dévot partisan, disoit :
Templa Puditiæ quid opus est statuisse puellis.Cum cuivis nuptæ quod liber esse licet.
Le temple de Vesta avoit quelque rapport avec celui de la Pudicité. Dans l’un & dans l’autre on se faisoit une gloire de la pureté ; mais le college des Vestales étoit plus severe. Elles étoient en petit nombre, renfermées, & sous l’autorité de la Supérieure, qui veilloit sur leurs actions. Elles étoient punies de mort, si elles s’oublioient pendant le temps de leur sacerdoce. Elles devoient être & demeurer toujours vierges. Les ◀Prêtresses▶ de la pudicité étoient libres, pouvoient être mariées. On exigeoit d’elles une reputation saine & une vie irréprochable ; leur nombre étoit grand, n’étoit pas fixe ; leur crime n’étoit puni que par l’exclusion infamante du Corps respectacle qu’elles deshonoroient. Cet établissement faisoit honneur aux Dames Romaines, & marquoit le cas infini que leur sexe faisoit de la chasteté, espece de prodige dans un peuple idolatre, dans une religion impure, dont les Divinités des deux sexes n’offroient que des horreurs. Aucune histoire ne dit que les actrices aient jamais demandé d’être reçues dans ces temples. Leur audace eût été punie. Ces temples étoient bien plus anciens à Rome que le théatre. Si le goût de la scene y eût été dominant, jamais ils n’eussent été bâtis. Thalie eût chassé la Pudicité. Depuis que ce goût domine parmi nous, il ne se fait plus d’établissement Religieux, on ne travaille au contraire qu’à les détruire.
Les Communautés des Religieuses ne font pourtant pas moins d’honneur à leur sexe que les Vestales, & les ◀Prêtresses▶ de la Pudicité. Les Philosophes Romains n’en furent point alarmés. Elles sont la gloire d’une sainte religion, où tout respire singulierement la pureté. Celle des vierges Chrétiennes est bien supérieure. Elles s’y consacrent pour toute leur vie par un vœu solemnel, que l’Eglise & l’Etat approuvent & protegent. Elles passent leur vie separées du monde, occupées d’exercices de piété, d’humilité, de pauvreté, de mortification, d’obéissance ; leur azile est inaccessible par une clôture inviolable ; les barrieres élevées entr’elles & les hommes sont innombrables, grilles hérissées, voiles épais, habits grossiers, renoncement à toute parure, à toutes les modes, momens très-courts accordés à des parens, jamais sans permission & sans témoins ; c’est un assemblage étonnant de tout ce qui peut mettre en sureté ce prétieux trésor. Il est à la verité des Communautés moins severes, où l’on peut sortir, que l’on peut quitter, mais le zele pour la pureté n’y est pas moins vif, la vigilance moins attentive, les précautions moins rigoureuses.
Il est surprennant qu’on ait fait dans le culte de la Pudicité une distinction entre les Patriciennes & les Plebeyennes, dans deux temples divers. C’étoit la même Déesse, les mêmes loix, le même culte ; distinction injuste, dictée par la vanité, contraire à l’esprit de la religion, qui jamais ne distingue les états, dont la plupart des Dieux & des Déesses, Bergers, Forgerons, &c. étoient d’une origine tres-roturiere. Il est plus surprenant encore qu’on fasse ces distinctions dans la religion Chrétienne, dont l’adorable auteur passoit pour fils d’un Charpentier, dont les premiers Pasteurs étoient de la lie du peuple, dont tous les Disciplès regenérés dans le même baptême, rachetés par le même sang, nourris du même corps, professant le même Evangile, destinés à la même fin, sont tous freres, & ne doivent avoir qu’un cœur & une ame. Comment a-t-on pu l’adopter dans l’Etat Religieux, qui fait une profession particuliere de pauvreté, d’humilité & d’obeissance, sous les mêmes loix & les mêmes Supérieurs, & ne font réellement qu’une famille ? Ce sont des mysteres de condescendance dans l’Eglise. des mysteres d’humilité dans les nobles, qu’il faille faire preuve de noblesse, & être riche, pour faire vœu de pauvreté, & mourir au monde. Adorons ces mysteres sans les fonder, ils sont impénétrables ; & loin de les éclaircir, le flambeau de la foi les rend infiniment plus obscurs.
L’amour fertile en invention l’est aussi en systeme de
doctrine, qu’il accommode à ses vues, & tire habilement parti de ses
dogmes. Le Tasse, fameux Poëte Italien, pour s’ouvrir des
avenues auprès de la Princesse Eléonore de Ferrare, dont
il étoit amoureux, mais trop modeste à son gré, avança dans une foule
d’ouvrages qu’il lui a consacrées, & prétendit lui prouver, contre le
systeme de la pudicité Patricienne, que la pudeur étoit le partage des
femmes du commun, mais non pas la vertu des Héroïnes & des Princesses,
dont le rang & la gloire les mettoient fort au dessus des minuties
roturieres de la modestie. Le Duc de Ferrare repondit à ses raisonnemens en
le faisant mettre en prison. Il fut fort heureux de s’échapper, & de
parcourir en fugitif toute l’Italie pendant plusieurs années. Son poëme de
la Jerusalem délivrée semble adopter ce plan de galanterie
qui regne sur le Parnasse, au théatre & à Cythere. De quatre ou cinq
femmes qu’il introduit, quelques-unes parlent & agissent avec une sage
retenue, les autres se livrent à la licence ; sur quoi le P. Le
Moine, Galerie des femmes fortes, art. l. dit plaisamment dans son style poëtique : Sophronie &
Clorinde
sortiront de la Jerusalem pour le contraindre,
les armes à la main, de retracter ce dogme scandaleux, & de
condamner son Herminie & son Armide. Pourquoi les Héroines
seroient-elles dispensées de la pudicité, partie essentielle de
l’honneur des femmes ? L’impureté est-elle permise à celles qui
naissent dans les palais, & défendue aux habitantes des
cabanes ? le vice change-t-il de nature sous des draps d’or ? les
grandes fortunes donnent-elles de la grace au péché ? l’infection
des maisons bourgeoises fait-elle des parfums dans les hôtels ? les
brillons qui deshonorent une artisane-parent ils une Princesse ?
Tels étoient les idolatres qui chantoient les adulteres des Dieux,
& châtioient
deux des esclaves, adoroient
une Venus impudique, & prêchoient la chasteté à leurs femmes
& à leurs filles.
Telle est encore la mode de nos
jours. Un mari mene sa femme, une mere sa fille à la comédie entendre la
morale, voir l’exemple d’une actrice, & voudra qu’elle soit sage &
modeste.
On ne seront pas surpris que dans son Nouveau Guliver l’Abbé Desfontaines ait parlé du théatre ; il en est plein. Son Nouveliste, les Observations, ses Jugemens, donnent des extraits de toutes les pieces qui ont paru de son temps, & en font l’éloge ou la critique d’ordinaire assez justes. Le Nouveau Guliver parle moins de la scene, mais il y fait des aveus & des reflexions judicieuses, dont on peut profiter.
Il blâme avec raison les fausses idées du monde qui se figure que
la pudeur est la vertu des seules femmes, que les hommes ne
se deshonorent point en la perdant, & pressant les femmes de la
perdre. Les hommes ne sont si corrompus sur cet article que parce
qu’ils abusent de leur supériorité, le sexe le plus fort en accusant
le plus foible. Il est injuste de se prévaloir de sa force pour
attaquer, & ensuite mépriser la foible dont on a
triomphé
. Pour le faire sentir, il imagine un pays où les
femmes gouvernent, & les hommes sont soumis. Les femmes devenues
supérieures abusent de leur supériorité, & violent avec eux les loix de
la pudeur, sans ménagement, & en changeant seulement le nom. Il fait le
portrait & la satyre des hommes, sous le nom des femmes, & des
femmes, sous le nom des hommes. Cette idée n’est pas neuve. Tous les
historiens qui ont fait des mascarades ou des métamorphoses d’un sexe à
l’autre, les ont satyrisés l’un par l’autre, mais personne ne l’avoit porté
si loin, avec un si grand dévéloppement. Ces idées sont obscenes, &
prêtent à l’imagination un champ vaste & dangéreux, plein de
toute sorte d’objets d’impureté, mais les reflexions de
l’Abbé Desfontaines sont très-vraies. Il est certain que la loi de la
pudeur, aussi-bien que celle de la chasteté, est commune aux deux sexes.
Mêmes principes, mêmes raisons, même danger pour tous. Le péché, qui en est
la source, fut commis par l’homme, aussi bien que par Eve. Adam n’eut pas
moins qu’Eve honte de sa nudité, & ne voulut pas moins se couvrit de
feuilles. Dieu donna également des habits aux deux criminels. L’homme, plus
coupable parce qu’il étoit plus fort, devoit encore plus rougir de son état,
& il en fait l’aveu quand Dieu l’appelle :
Timui eo
quod nudus essem, & abscondi me.
Il faut que la
honte du péché lui soit bien invinciblement attachée, & que l’empire de
la pudeur soit bien absolu. Ils rougissent quoique seuls & mariés, ils
se couvrent & se cachent devant Dieu, qui voit tout, à qui rien ne peut
être caché, pour qui la pudeur est également inutile & chimérique,
puisque l’acte le plus bas, l’état le plus honteux, ne peut être soustrait à
ses regards.
Mais de l’homme à la femme la précaution est absolument nécessaire. Le danger est le même. La vue de l’homme est pour la femme une tentation aussi dangéreuse que la vue de la femme l’est pour l’homme. Hélas ! chacun d’eux doit craindre ses propres régards, & fût-il seul dans le monde, il devroit pour lui-même respecter, la délicatesse de la modestie. Le péché est commis devant Dieu ; la loi de la pureté ne distingue pas les sexes, & quoique la conséquence des enfans étrangers, introduits dans une famille, rend l’adultere de la femme plus pernicieux, il n’est pas moins un crime, il n’est pas moins défendu à l’homme, ni l’obligation pour lui moins étroite de réparer le dommage, quoique l’honneur de la chasteté soit plus nécessaire à la fille qu’à l’homme, pour son établissement. Il n’est pas moins coupable en la séduisant, qu’elle en se laissant vaincre, ni moins tenu à la reparation de son deshonneur, & à la nourriture des fruits infortunés de leurs desordres. Il est dit à l’homme : Quiconque jette les yeux sur une femme avec un mauvais dessein, a déjà commis le péché dans son cœur. Il semble même que l’homme devroit être plus modeste que la femme. Elle est la plus foible ; elle lui est soumise ; elle est confiée à ses soins ; c’est à lui à la ménager, à la soutenir, à la défendre ; faut-il qu’il lui tende des piéges, qu’il cherche à briser en elle le joug de la vertu, pour en faire sa proie ? n’est-ce pas son intérêts ? il se l’arrache à lui-même, & se prive du plus doux plaisir de la société, en perdant la pudeur. Il la livre au premier téméraire qui voudra s’emparer d’une place qu’il a lui-même affoiblie. Ah, que le théatre seroit désert si l’homme connoissoit ses devoirs & ses intérêts dans sa conduite auprès du sexe ! mais la passion aveugle se porte à elle-même le coup mortel.
Il avance ailleurs un principe qui détruiroit la pudeur. Il la donne pour un
rafinement de la passion, un assaisonnement de la volupté.
Prétendez-vous
, dit un Sauvage,
qu’il croit fort judicieux & très-bon Philosophe,
être plus civilisés que nous, parce que vous portez des
habits ? Si nous étions nés dans un pays froid comme le votre,
n’aurions-nous pas soin de nous couvrir le corps ? Nous nous
contentons de cacher à la vue ce que la nature a destiné pour la
conservation de notre espece, de peur d’accoutumer nos yeux à des
objets qui vus sans cesse plaisent moins.
On a tort de
dire que le besoin fait porter des habits, non la vertu ; sans doute la
rigueur des saisons, l’aiguillon des insectes, les embarras du travail,
rendent le vêtement nécessaire. Nous avons fait voir ailleurs que
ce n’est ni la seule ni la principale raison, mais la loi
sacrée de la pudeur & de la décence. Jamais personne n’a eu l’idée aussi
chimérique que libertine de cet Ecrivain. Adam & Eve y pensoient ils
quand ils se couvroient de feuilles ? aucun de leurs héritiers de leur
confusion ne s’en est occupé. La loi de la pudeur n’est pas le fruit d’un
systeme reflechi de legislation. Ce sentiment commun à tous, à l’ignorant
comme au savant, aux simples, comme aux politiques, au coupable comme a
l’innocent, est un mouvement naturel & involontaire de honte & de
crainte du péché, le cri de la conscience que Dieu fait entendre, une vraie
grace de préservatif & de remede.
Dans un autre endroit, cet Ecrivain trop libre dit plus galamment que
décemment à une Sauvagesse, dont il étoit amoureux, & qui selon l’usage
de la nation étoit sans habit :
A l’égard des parures de
toute espece, que les Dames Angloises employent pour relever leur
beauté, je vous assure qu’il n’y a point d’homme parmi nous qui ne
souhaitât qu’elles ne fussent pas plus parées que vous.
Il a mal consulté le goût commun des hommes. Il ne peut y avoir qu’un
libertin, dont l’excès de la débauche a dépravé le gout, qui puisse former
un tel souhait. Les femmes, les actrices même ne le voudroient pas. C’est
bien assez ce n’est même que trop, de découvrir indécemment leur gorge. Une
plus grande nudité seroit insuportable, & au parterre & aux
coulisses. Ce n’est pas que le théatre, climat fertile en toute sorte de
dépravation, n’en soit quelquefois venu au comble du scandale. Chez les
Romains, quand les mœurs furent entierement corrompues, le peuple demandoit
à la fin du spectacle, comme la petite piéce, que les actrices se
deshabillassent :
Nudentur Mimæ.
Ces
horreurs furent ensevélies avec les Nerons,
les Caracallas, les Heliogabales, & n’ont plus osé se montrer. Elles ne
depareroient pas moins la scene, qu’elles blesseroient les mœurs. On y a
pourtant laissé des statues & des tableaux indécens. Ne devroit-on pas
arracher cette racine empoisonnée du vice, & faire par-tout regner la
pudeur ?
Il a sur le fard des idées singulieres, quoiqu’il le blâme avec tout le
monde. Ma Sauvagesse me demanda si les femmes de mon pays étoient plus
belles que celles du sien.
Elles sont fort
blanches
, dis-je, c’est
leur principale beauté, si c’en est une. Selon moi, c’est un
avantage très-médiocre, je doute si ce n’est pas une laideur. Elle a
quelque chose de fade & d’insipide. Nous préférons les brunes
aux blondes. Les femmes aussi preférent les hommes fort bruns à ces
hommes dont le tein blanc est un signe de molesse, & annonce peu
de vigueur. Nos femmes dégoûtées de leur couleur naturelle font leur
possible pour la changer. Elles se couvrent le visage de rouge
très-foncé. Elles pourront bien avec le temps se faire peindre en
noir, pour mieux déguiser la couleur de leurs grâces. Elles auroient
un grand avantage. Elles ne peuvent sortir de leur maison lorsqu’il
fait soleil, ou si elles y sont absolument obligées, il leur faut
prendre mille précautions gênantes. Un soleil ardent les embeliroit
en leur donnant un beau noir. Elles portent de pompeux habits qui
déguisent leur taille, de grandes piéces d’étoffe plicées, d’énormes
cercles de balains revétus de toile, qui les font paroître grandes.
Elles marchent au milieu de ces mobiles cerceaux, qui les entourent
comme des enfans, à qui on apprend à marcher, & qu’on emboîte
dans de petites machines, qu’ils font avancer ou
reculer.
Cette mode, aussi indécente que ridicule des
paniers, est enfin tombée, après plusieurs années de regne ; mais celle du
rouge, qui ne l’est pas moins, ne fait que croître tous les jours.
Il y a dans l’isle des femmes divers tribunaux bien dignes d’elles, dont la compétence & les arrêts ne sont qu’une satyre de leur foiblesse. Le premier est établi pour juger avec précision du degré de blanc & de rouge, selon la couleur du tein & le nombre des années, avec le droit d’imposer une amende à ceux qui outrent ce ridicule vernis, fruit du caprice & de la folie. Le second est chargé de juger des modes, & de fixer le nombre des jours que doit regner une certaine couleur, une étoffe d’un certain goût, ou une certaine façon de s’habiller. Le troisieme regle les rangs & les prééminences respectives, dont on est très-jaloux. Le quatrieme juge des querelles, des railleries, des médisances, & les fait retracter ou adoucir. Le cinquieme fait le procès aux personnes agées qui se donnent pour jeunes. Il n’est permis que de se retrancher dix années. On est puni, si on s’en ôte davantage. Ceux qui ont calomnieusement augmenté l’âge des autres sont condamnés en punition à ne pas mettre du rouge. Il y a des tribunaux pour les affaires de religion, il y en a pour la littérature ; car y a-t-il quelque chose qui ne soit de la compétence des Dames ? Pour les tribunaux ordinaires, qui jugent les procès, on se plaint que les présens, les faveurs, la sollicitation, la beauté, la complaisance des plaideuses fait souvent pencher la balance : C’est ici tout comme là.
Il en est un très-important & très-respecté pour juger de la comédie. Sept femmes choisies assistent à toutes les représentations sur un blanc distingué. Elles composent un tribunal littéraire, qui juge souverainement de toutes les piéces de théatre. Avant cette création on étoit inondé de mauvaises piéces, que d’insipides écrivains avoient l’audace de présenter sous le bon plaisir des actrices, sans avoir consulté des personnes judicieuses versées dans la science profonde du dramatique. Mais depuis qu’on est obligé d’obtenir l’approbation de ce savant tribunal, on n’en voit plus que de bonnes, & qui ne soient applaudies. L’assemblée des acteurs & des actrices fait parmi nous les fonctions de ce tribunal. Il est vrai qu’il n’est pas infaillible, & il est certain qu’il est encore moins incorruptible.
Dans une isle voisine l’âge retrograde, on rajeunit en vieillissant. Mais à la fin tout se retrouve, & on meurt. Ainsi les femmes qui se fardent ont l’art de perdre tous les matins vingt années, qu’elles se trouvent le soir en se couchant, & avec cette alternative, elles arrivent comme les autres au tombeau de la beauté & de la vie.
Voici un portrait des amateurs du théatre :
Jugeant de tout sans rien connoître ;Je parle, on m’écoute, il suffit.Pour n’être qu’un sot petit maître,On a toujours assez d’esprit ;Pésant dans la même balanceUn Ministre, un Drame, un Danseur.Avec une égale importance,Je déciderai d’un Auteur,De la guerre, de la finance,D’un pompon, de toute la France,D’un Perroquet & d’un Acteur.
C’est la suite inévitable de cette folle passion. On prend au théatre le ton & l’habitude de la fatuité, & on la porte par-tout. Le parterre est un vrai despote. Ses jugemens sont arbitraires ; il se croit très compétent pour juger de tout ; les matieres qu’on lui présente sont de la compétence, de ses yeux & de ses oreilles. Rien ne s’oppose à l’exécution de ses oracles. Il le fait sur le champ par le succès ou la chûte de la piece. Les acteurs ne cherchent qu’à lui plaire, & mendient bassement son suffrage. Il achête à la porte le droit de prononcer, & il l’a toujours fait. C’est l’école de la présomption, de la legereté, de la suffisance, aussi-bien que de tous les vices. Formés ainsi de la main de Thalie & de Melpomene, ces habiles éleves vont porter par-tout, & mettre en pratique les savantes leçons qu’ils y ont reçues. Le monde enivré du théatre met par ses applaudissemens le comble à l’extravagance.
La loi délicate de la pudeur ne permet point aux femmes de s’exposer seules dans le monde. Elle veut des témoins qui déposent de leur conduite, des gardes qui défendent leurs vertus, des objets imposans qui les protégent elles-mêmes. Les personnes vertueuses sont dans l’usage constant de ne paroître que sous les aîles d’une mere qui les conduit, sous les auspices d’un Mentor qui les dirige. Une jeune personne se croiroit sans pilote dans une mer orageuse, si quelque personne âgée & sage ne suivoit tous ses pas. Telle est la garde des Rois, qui en impose aux téméraires, & repousse les attentats. Oser se produire sans défense, se livrer à sa propre conduite, annonce une pureté mourante, ou déjà peut-être éteinte, qui ne peut souffrir le joug, & veut pouvoit en liberté franchir toutes les barrieres. C’est une espece d’Ange gardien visible, qui, comme Raphael, conducteur de Tobie, chasse le démon impur, préserve d’un monstre prêt à dévorer, & rend la vue aux aveugles. Dieu a donné à chacun des hommes un Ange pour le garder ; oseroit-on en sa présence, je ne dis pas commettre le crime, mais oublier les loix de la décence & de la pudeur ? Le seul aspect, la seule proposition du crime seroit rougit. Un témoin vertueux de nos démarches reveille utilement cette honte salutaire, & met en sûreté la vertu, dont une timide pudeur redoute à tout moment la perte.
La virginité Religieuse, quoiqu’à labri de bien des assauts, dans la forteresse d’un cloître, ne se montre que couverte de boucliers. Les statuts de tous les Ordres défendent aux Religieux de sortir sans compagnon, & aux Religieuses, de venir au parloir sans auditrice. Dans les premiers siécles, les Evêques, qui étoient des modeles de vertu, avoient toujours leur Sincelle, c’est-à-dire, un Ecclésiastique, d’une sagesse & d’une piété reconnue, qui ne les quittoit ni le jour ni la nuit, pour être le garant, le témoin, le défenseur de sa vertu. Et sous le nom glorieux de Dames d’honneur, les Princesses dans toutes les Cours ont conservé cet usage. Qu’on ne cherche point de Mentors au théatre ; chaque actrice est de droit émancipée, n’a plus besoin de mere ni de tuteur. Des-qu’elle y débute, elle vit sur sa bonne foi, ne voit que la compagnie qui lui plait, & comme il lui plait. Qui oseroit veiller sur sa conduite, qui s’en embarrasse, & de qui souffriroit-elle la vigilance ? Elle ne s’assujettit point aux pratiques gênantes d’une vertu qu’elle ne connoît point. Elle a sans doute communément des confidentes ; la plûpart des piéces en donnent. Elle sait bien-tôt s’en donner & s’en servir, & il est juste de s’entr’aider, & d’avoir des associés dans le commerce. Les confidentes, toujours complices, ne sont chargées que de favoriser les passions, entretenir les amans, étouffer les remords ; elles s’acquittent fidellement de leur emploi, à la charge d’un pareil service, & la dette est fidellement acquittée.
Autant que la pureté est soigneuse de se donner des défenseurs & des
témoins, autant le vice est attentif à les écarter. Pour perdre aisément
l’innocence, on la prend au dépourvu, & sans soutien ; on lui épargne,
& on s’épargne à soi-même la honte d’un crime connu ; on la prive du
préservatif qui la sauve, & on se débarasse de
la barriere qui arrête. Ainsi seule & desarmée, il est aisé d’en
triompher. Le serpent est trop rusé pour attaquer Eve avec son mari ; il
épie le moment où elle est seule, lui parle sans témoins, & la séduit.
Tous les jours la vertu la plus pure risque & éprouve les mêmes
malheurs, lorsqu’elle s’expose sans secours ; & c’est sur-tout ici que
se vérifie l’oracle du sage : Malheur à celui qui est seul ; personne ne le
releve s’il tombe, ne le défend s’il est attaqué :
Væ
soli, cùm ceciderit non habet sublevantem se.
La pudeur une fois vaincue, la victoire du péché est certaine & facile,
la défaire de la vertu inévitable. La voilà cette ame innocente, couverte de
la robe de la modestie ; elle est sensible à tout, s’allarme de tout,
l’heureuse ignorance du vice lui en fait un monstre, son seul aspect la
trouble, la fait frémir. Ainsi la plus pure des vierges se trouble à la
parole d’un Ange :
Turbata est in sermone
ejus.
La pudeur est une espece de maître, qui fait
connoître le danger, & ordonne de l’éviter, qui retient si on s’expose,
redresse si on s’égare, fortifie si on est attaqué, & si on se rend
coupable châtie par le remord :
Pudor tormentum
virginis.
Elle assaisonne la volupté d’amertume, &
la faute de douleur. C’est, pour ainsi-dire, la clef du corps & de
l’ame, qui en garde les trésors, & perd tout si sa defaite en ouvre
l’entrée :
Clavis est pudor corporis &
animæ.
Aussi défiante que l’avarice, elle ne peut trop se
cacher aux yeux du voleur qui veut l’enlever.
La pudeur, dit Tertullien, est la fleur de toutes les vertus. Elle étale leur beauté, elle repand leur odeur, elle fait l’honneur du Christianime, comme les fleurs, qui sont l’émail des parterres, exhalent leurs parfums, déploient leur couleur, & font l’agrément des campagnes. C’est pour-ainsi-dire le tein de la piété. Le vice a aussi son rouge & son odeur ; mais l’un est l’ouvrage du mensonge, l’autre l’ouvrage de la vérité. Malheur à qui n’auroit que le fard de l’hypocrisie & les parfums de la sensualité, l’effronterie & la couleur de la dépravation ! Elle l’annonce, y invite & y conduit ; & à des yeux vertueux, ces avances même sont détestables, les livrées de la vertu sont charmantes. Elles la font aimer ; les avancoureurs du vice lui font d’avance le procès. Comme la fleur précéde le fruit, en contient le germe, en fait goûter les prémices. Un arbre sans fleurs ne promet aucun fruit ; il en fait esperer abondamment, quand il en est couvert. Ce fruit se développe, murit, enrichit le cultivateur. L’impudence depouille l’arbre de tous ces ornemens, n’annonce que la stérilité ; qu’on le coupe, & qu’on le jette au feu.
Chaque vertu a sa pudeur, pour ainsi dire. La chasteté rougit, la crainte de
Dieu pâlit, la pénitence frémir, le zele s’enhardit, l’espérance s’épanouit,
la charité se rejouit, mouvement naturel, involontaire, dont on n’est pas le
maître. Chaque passion a de même ses préludes & son langage ; chaque
vice a ses couleurs & son cortege. Les yeux, les mains, les mouvemens,
les traits du visage, tout sert à peindre le cœur, qui s’échappe de tous
côtés. C’est une réponse prompte à la tentation qui publie sa victoire ou sa
defaite par la resistance ou le consentement. Il ne faut aux Saints, dit S.
Ambroise, qu’une vertu qui est la pudeur :
Sanctis una
competit virtus pudor.
Cette pensée est à la rigueur
fausse. Plusieurs vertus sont nécessaires à la sainteté. La pudeur n’est pas
même proprement une vertu ; ce n’est que la honte & la crainte du vice,
que la foiblesse humaine rend si nécessaire, pour en préserver l’homme. Adam
& Eve avant leur péché avoient toutes les vertus. Ils ne connoissoient
pas
la pudeur, dont ils n’avoient pas besoin. Dieu
éleva ce rempart contre le vice, à qui le péché venoit d’ouvrir l’entrée du
monde. Il suffiroit à la sûreté de toutes les vertus. Si on écoute ce
salutaire préssentiment, on s’éloignera du danger, de l’occasion, de
l’apparence même du péché, l’innocence sera hors d’atteinte. Le cri de la
conscience a deux emplois. Comme une sentinelle vigilante, il donne
l’allarme, fait voir l’ennemi, previent l’attaque. Comme un Juge severe,
& un témoin incorruptible, il reproche, il punit le péché, quand il est
commis. Ainsi maintiendroit-on sincerement le doux empire de toutes les
vertus.
Un amateur du théatre rira de ma morale. Vous prêchez apparamment à des Religieuses ; rien dans votre sermon qui convienne à des actrices. Il a raison, la pudeur est étrangere sut leurs terres, malgré l’air de pruderie qu’on arbore quelquefois. Rien dans la verité n’est plus insipide, & ne peut manquer de l’être. C’est un devoir, une perfection, une nécessité de l’état. Le théatre est par sa nature une école, un exercice continuel d’impudence. Une femme montée sur des tretaux, se montrer les heures entieres aux yeux du public, dans la parure d’une actrice, y faire toute sorte de mouvemens, toute sorte de gestes, y écouter, y prononcer toute sorte de discours, y jouer sans balancer toute sorte de rôles, qu’y a t-il d’impudent dans le monde, si l’état & la vie d’une actrice n’est pas le comble de l’impudence ? Il faut commencer par bannir toute honte pour l’embrasser ; il faut en avoir perdu jusqu’aux plus petites fibres, pour faire ce métier. Cette condition est essentielle pour y réussir. Déconcerté, embarrassé, incertain, timide, de quel rôle seroit capable une actrice modeste ? La plûpart des rôles sont une abjuration de la modestie. Une Soubrette, une Amoureuse, une Confidente, jouent-elles la pudeur ? Il faut porter sur la scene un front d’airain, un cœur de fer, l’effronterie même, pour y avoir quelque succès.
La premiere leçon qu’on donne à un débutant c’est de ne rien craindre, de ne rougir de rien, de se rendre maître du théatre, & d’y agir avec une entiere liberté. Cette aisance, ou plutôt cette impudence est le fin de l’art, & le vrai mérite d’un Comédien. Ne dit-on pas dans les colleges, pour justifier les comédies qu’on y fait jouer, qu’on n’exerce ainsi les jeunes gens, que pour leur donner de la hardiesse, c’est-à-dire, pour éteindre en eux la pndeur ? On donne, il est vrai, des leçons assez semblables à ceux qui doivent paroître en public. La timidité en Chaire & au Barreau défigureroit tous les discours. Cependant comme ces professions se bornent à des objets sérieux, ne sont exercées que par des hommes graves, & devant des auditeurs occupés de grands intérêts, il est une modestie, une gravité propre au sujet, & à l’état, dont l’Orateur Chrétien ne doit jamais se départir. Elles donnent du poids à ses paroles. L’effronterie d’un Prédicateur comédien, dont on se fait quelquefois un faux mérite, dépare l’Evangile, scandalise l’auditeur, decrédite la parole & le Ministre. Un Avocat comédien défendroit mal sa partie, & affoibliroit auprès des Juges les meilleurs moyens de sa cause. C’est bien pis au théatre, où les rôles variés sans cesse sont presque tous des rôles de gayeté, de frivolité, de plaisanterie, de galanterie. Rien n’y demande la pudeur, & tout la bannit. Tout le monde s’en moqueroit ; ce seroit le plus grand des manquemens. Une actrice n’a garde de s’en rendre coupable. Ses leçons & ses exemples sont bien reçus du parterre. L’impudence est le bon ton. On voit communément la personne qui fréquente le théatre, plus aguérie, plus libre ; plus hardie que les autres. La pudeur consternée & honteuse, quel rôle joueroit-elle sur des visages que les actrices ont embelli, dans des cœurs où leurs morales & leurs graces ont établi leur trône, & forcé la pudeur & la vertu de rendre les armes ?
S. Cyprien prétend qu’on peut au premier coup d’œil juger si une fille est
vierge :
Nemo te videns dubitet an virgo
sis.
Cette pensée prise à la lettre seroit outrée. On ne
peut connoître si aisément la virginité ou le crime. Quelques Medecins ont
prétendu avoir assez de pénétration pour en juger surement, & les
phisionomistes croient en avoir des regles certaines. Il doit en effet
naturellement arriver des changemens sur le visage & dans les allures
d’une personne, qui sont des indices de son desordre ; mais le commun des
hommes n’est pas capable de faire ce discernement, & ce n’est pas par
cet endroit que ce Saint Pere veut qu’on en juge ; c’est sur la parure, les
habits, la modestie ; & c’est une vérité morale, qu’une expérience
journaliere confirme. Elle est fondée sur l’Ecriture. On connoît un homme à
le voir, dit le Sage ; la maniere de se présenter, de marcher, de rire, de
s’habiller, font son portrait :
In visu cognoscitur vir,
& ab occursu faciei ; amictus corporis, risus dentium, ingressus
hominis, anuntiant de illo.
Et ailleurs la bouche parle
de l’abondance du cœur. Ce n’est pas la bouche seule, tout parle dans
l’homme, tout a une langue naturelle, à laquelle l’hypocrisie même ne peut
imposer silence. Malgré les précautions elle est cent fois trahie. Les yeux
parlent, les mains parlent, le front, les joues parlent, le ton de la voix a
son langage, la demarche, les habits, le fard ou les couleurs naturelles ont
le leur. Que les nudités ou la décence, la dissipation ou la
retenue, la langueur, la legereté sont éloquentes ! quels
peintres ! que d’accusateurs ou de panégyristes ? Je porte mon
cœur sur la main. C’est une espece de proverbe. Il ne dit pas
assez. Je porte mon cœur sur mon visage, sur toute ma personne ; je le porte
sur mon rouge ; le rouge peint mon cœur plus que mon
visage.
Qu’on mette en regard d’un côté une personne retenue, posée, habillée selon
son état, decemment couverte, avec ses couleurs naturelles, modestement
coiffée, sans frisure, sans poudre, les yeux baissés, marchant posément,
poliment, ne parlant qu’à propos, & honnêtement ; d’un autre côté, une
actrice, ou, ce qui est la même chose, une femme mondaine, avec tous les
agrémens de la toilette, les nudités du théatre, les rafinemens du luxe,
l’étalage du faste, comme elle se montre aux spectacles, aux promenades, aux
cercles, le plus stupide des hommes balancera-t-il dans son jugement ?
Nemo te videns dubitet an virgo
sis.
Il balancera moins sur l’actrice que sur la femme
modeste. On peut être vicieux sous les dehors de la vertu, on n’est pas
vertueux sous les dehors volontaire du vice. On peut avoir intérêt de cacher
ses desordres, aucune loi ne le défend ; on n’en a point à les étaler,
toutes les loix défendent le scandale. La vertu seroit contraire à
elle-même, si elle arboroit l’enseigne du desordre, & en tendoit des
piéges. Il seroit injuste de douter de la vertu de celle qui en a le sage
maintien, mais il n’est pas possible de croire la vertu quand on ne voit que
les allures du vice, sur-tout en matiere d’impureté, qui de toutes les
passions a le langage le plus énergique, le plus constant, le plus général.
La scene, la poësie, les romans rappellent sans cesse ce langage muer, &
lisent dans les cœurs par les couleurs, les regards, les parures, les
gestes, qui président à la
toilette ; l’empire des
passions, l’amour est le vrai baigneur, la vaie femme de chambre. Il perce
par tout les trous de la gaze, il tend les filets dans chaque cheveu :
Nemo te videns dubitat an virgo
sis.
Les sentinelles d’Holophernes, voyant Judith si belle & si bien parée, la prirent pour une courtisanne de Berhulie, qui faisant son métier venoit offrir ses charmes à leur Général, & la croyant digne de lui, la lui amenerent. Holopherne en pensa de même, & se proposa de profiter de sa bonne fortune. Il ne l’attaqua pas brusquement, un air de modestie, de religion, & de prudence la firent respecter ; mais il la prépara par un grand repas, & la fit sonder par son confident, qui n’y fit pas tant de façon. Il lui parla d’un style très-précis & très-laconique. Faut-il en être surpris ? elle s’étoit annoncée.
C’est ainsi que la parure excite la passion, & fait espérer de la
satisfaire. Elle déclare le vice caché, dit S. Augustin,
Latentem luxuriam ornatus publicat
; ou plutôt le met
à l’enchere, comme une marchandise à vendre. C’est ce que signifie le mot
publicat. La parure est la livrée propre du vice, dit
S. Clément d’Alexandrie, comme la marque que chaque maître mettoit sur ses
esclaves :
Sicut nota inusta servum ita vestis notat
impuditiam.
Ainsi Juda, voyant Thamar parée dans le grand chemin, ne douta pas à cette
enseigne que ce ne fut une courtisanne, & en abusa sans resistance. La
parure, dit S. Gregoire de Naziance, est un langage très-énergique, qui
découvre la perte de la pudeur,
Calcatum pudorem
prodit
. L’Abbé Rupert l’appelle un
libertinage artificieux & artisé :
Elaborata
libido
. Les sentimens corrompus éclattent sur les
habits, brillent sur le visage :
Fulget in veste, radiat
in ore, propositum mentis.
Ces ornemens si recherchés,
dit S. Cyprien, sont les messagers, les
considens, les entremetteurs de la passion :
Vestis
curat negotia luxuria
; les appuis de son empire dans
le cœur de celles qui les mettent en œuvre :
Annunciat
virgines mentes constupratas.
C’est un projet couvert
de crime, qui en prépare les moyens, dit Tertullien :
Adulterii meditatio
. Elle rend la conduite suspecte :
Scrupulos suggerit de vita.
Elle
est comme la fumée, qui découvre le feu ; fumée brillante d’un feu impur :
Fumus speciosus ignis impudici.
S.
Jerome, sur le C. III d’Isaïe, remarque que le même mot
Hébreu, une belle coiffure, qui orne la tête, signifie aussi du poison, pour
faire entendre que la parure des femmes empoisonne le cœur. Celui qui se
pare est sa premiere idole, le premier amant de soi-même. Comme Narcisse, il excite lui-même de mauvaises pensées, des émotions de
la volupté, des sentimens, des désirs du péché. Il commet le premier péché,
prélude, essai, ébauche de ceux qu’il va faire commettre ; comme celui qui
prepare un repas goûte le premier les alimens qu’il va servir, les
assaisonne, les combine, pour flâter le goût des convives, dont il juge par
le sien.
Il faut bien distinguer dans la parure la richesse, la propreté & la
volupté. La nature & le prix de l’étoffe sont par eux-même indifférens à
la vertu, & relatifs à la fortune & à la dignité. Les personnes d’un
rang élevé, les Princes, les Rois, doivent être plus richement vêtus ; &
quoique les saints Rois, comme S. Louis, S. Henri, S. Etienne, S. Ferdinand,
fussent communément habillés plus simplement que les autres, ils savoient
pourtant garder la décence du trone, sans jamais affecter la parure que la
décence n’exige pas ; la propreté est encore convenable, utile à la santé,
agréable dans la société, édifiante
même dans la
vertu ; mais elle est fort éloignée de la parure. Evitez les deux excès,
disent les Saints. L’un est l’effet de la paresse, l’autre de la vanité :
Ornatus et sordes pari modo fugiendi
sunt.
Que rien ne manque, disoit S. Ambroise, à la décence
& au besoin du corps, mais n’accordez rien à la parure :
Honestati vel necessitati nihil desit ; accedat nitori
nihil.
C’est abuser des biens de Dieu, de les employer
à flâter la passion, & lui manquer de reconnoissance, de n’en pas user à
sa gloire dans les besoins de la vie. L’austerité, qui s’en prive, a sans
doute son mérite. Elle a sanctifié bien de héros Chrétiens. Un usage décent
en a sanctifié bien d’autres, qui n’étoient pas appelés à ce genre de
vie.
La parure n’a jamais sanctifié personne ; elle en a beaucoup damnés, &
damnera tous ceux qui auront le malheur de s’y livrer. Le souverain Juge ne
l’admet point à son tribunal ; la toilette y plaideroit mal notre cause.
Rien de plus horrible à ses yeux que ce qui fait les charmes & les
délices du monde, & le mérite des femmes coquettes. Leurs ornemens sont
si différens de ceux qui parent les Saints, qu’on seroit tout-à-fait déplacé
dans leur compagnie. Une Actrice en Paradis est un objet insoutenable. De
qui est cette image & cette inscription, diroit le Seigneur ; comme de
la piéce de monoie qu’on lui montra ? C’est celle de César, celle du monde ;
rendez donc à César, rendez au monde ce qui est au monde, & à Dieu ce
qui est à Dieu. Le fard en particulier change, efface, défigure l’image de
Dieu. Il a droit de dire comme aux vierges folles, je ne vous connois pas :
Nescio vos.
Vous avez mis trop de
soin à vous parer pour venir à la nôce. Vous avez oublié l’huile de vos
lampes. Ce ne sont pas là mes couleurs, ce ne sont pas mes traits, ce n’est
pas mon portrait, je ne m’y
retrouve pas. Ce sont
les couleurs du vice, les traits du péché, le pinceau du mensonge. Vous
voulez tromper, mais vous ne me tomperez pas ; je punirai en vous mon
ennemi :
Mulier pieta est perpetua
fraus.
On ne veut tromper que pour perdre les ames. La parure, bien differente de la
magnificence, n’est que le fruit & l’annonce de la volupté. On peut être
negligé, très-dégoutant sous la pourpre & les pierreries, &
très-coquettes, très-séduisantes sous l’habit le plus simple d’une Bergere.
La richesse est l’ouvrage du marchand qui fournit l’étoffe, les graces
piquantes sont celui de la toilette, qui les a artistement distribuées. On
ne donne presque rien à l’étalage des trésors ; on doit tout à la finesse
des nuances. Le dernier soin d’une ame pieuse est de parer son corps. C’est
le premier, le grand, ou plutôt l’unique soin d’une ame corrompue :
Probæ fœminæ ultima cura est, improbæ prima
& tota.
Une prairie, diaprée de
mille fleurs, saisit l’odorat & la vue. Le cœur s’épanouit & respire
un air de plaisir & de liberté ; telle une femme parée s’empare des
sens, & fait glisser la volupté. De part & d’autre s’exhale la
flamme secrette, dont on est devoré :
Mulier floribus
redimita lasciviam spirat, libidine perusta flammas exhalat
suas.
Le cœur, devenu plus fier, plus libre, plus
hardi, sous ces armes brillantes & acérées, qui le flâtent, & lui
répondent de la victoire, s’échappe, & franchit aisément la barriere qui
l’avoit arrêté, oublie les égards & les loix, qu’il auroit respectées
& observées, si ces appas dangéreux ne l’avoient invité & fait
donner dans les piége. Quels conseils, quelle espérance, ou plutôt quelles
assurances plus fortes du péché, que les derniers soupirs d’une chasteté qui
se rend, & qui peut-être est déjà vaincue !
Libidinis inventum, peccati fons, vestis & nuditas testis est
morientis castitatis.
Mais pourquoi tant de soin, de dépense, de recherche ? Il faut être bien pauvre pour recourir sans cesse aux emprunts, & se trouver bien laid, pour avoir besoin de tant d’embellissemens. C’est le jugement que porte d’elle-même à sa toilette une femme qui se farde. Que de proces lui intente son miroir, que de défauts elle s’avoue ! Elle a honte d’elle-même, & se couvre-d’un masque ; défaut de couleurs, défaut de fraicheur, défaut d’embonpoint, défaut de poli, défaut d’éclat, que fais-je, que de brêches à reparer ! Elle est à elle-même le censeur le plus minutieux & le plus inexorable ; mais aussi quand ce chef-d’œuvre de l’art, du goût & de la mode, est sorti de ses mains, qu’elle applaudit à son travail, qu’elle se complait en elle-même, qu’elle se contemple avec plaisir dans son miroir, quels transports ! c’est la mere des amours ; peut-on manquer d’être admiré ? qui ne sera enchanté de ce coloris, charmé de ces graces, enlevé par cet assortiment & cette symmétrie ? Elle étoit entrée dans le plus grand détail de ses défauts, pour y remédier, elle ne peut épuiser le détail de sa beauté. Pour l’adorer, elle compte, ou plutôt ne peut compter ses conquêtes futures ; un coup d’œil va soumettre le monde entier. Elle peut dire comme César : Je viens, je suis vue, j’ai vaincu. Que le regne de la beauté est peu durable ! il n’a que la vie de la rose. La nuit va tout engloutir ; le lendemain tous les défauts vont renaître. Il faut faire un nouveau visage ; c’est la toile de Peneloppe, qu’il faut ourdir chaque matin. Nouveau conseil au miroir, nouveau tableau, nouvelle batterie, nouveau plan de campagne, nouveaux combats pour charmer l’ennemi, toujours renaissans. Quelle vicissitude de laideur & de beauté, de dégoût & d’éloge, de défaites & de conquêtes ! L’histoire ne fournit pas plus de variations sur la scene du monde, que le visage d’une femme.
Que l’orgueuil ne s’en défende pas, dit S. Cyprien ; la main qui tient le
pinceau fait parler ces innombrables & trop irréprochables témoins.
Chaque nuance dépose, chaque ruban-atteste, chaque parure crie à haute voix,
& chaque jour ces graces renouvelées tiennent le même langage ; graces
meurtrieres qui nous trahissent. On vous appelle avec confiance, pour cacher
les difformités, & vous en revelez le secret. Visage toujours nouveau,
confident infidele, vous dévoilez les mysteres que vous couvrez. Toujours
incertain, toujours équivoque, toujours perfide, vous dites : ce vermillon
cache une pâleur horrible, cette pommade comble des rides profondes, cette
mouche une ulcere dégoûtante. Une muraille de boue qu’on recrépit, un
sépulchre hydeux, qu’on blanchit, on ne sait s’il faut aimer l’enduit
superficiel, qui en impose, ou haïr les traits trop rudes, qu’il dérobe à
nos regards :
Faciem incertam gestent novis semper
coloribus speculo conciliante adumbratam, ne appareat fœditas
innata, super inducitur spuria venustas mentiente
larvâ.
L’éloge de S. Jean Baptiste est singulier. La premiere chose que J. C. fait
remarquer dans son précurseur, c’est la grossiereté de ses habits.
Qu’êtes-vous allés voir dans le désert ? Est-ce un homme mollement habillé :
Hominem mollibus vestitum
? Ceux
qui ont cette foiblesse habitent les palais des Rois. Mais quoi, le plus
grand des hommes n’a t il pas mille autres vertus, qui méritent la
préférence, si même c’est une vertu pour l’ambassadeur du Très Haut, qui
doit faire honneur à son ministere par l’air de dignité avec lequel il le
remplit ? Non, cet homme chargé de la plus glorieuse commission, de faire
connoître, de baptiser le fils de Dieu, n’est couvert que de peau de
Chameau. Sont-ce là les couleurs,
les livrées d’un
Dieu, dont il se croit honoré dans son ministre. Tel fut Elie, le plus
puissant des Prophêtes, à qui les élemens obéissoient, que les Corbeaux
nourrissoient, que la mort redoutoit. On ne le défigure que par la
grossierté de ses vêtemens :
Elias Thesbites
est.
Les Apôtres n’étoient pas plus élégans. Pauvres,
vivans de la pêche, gens du commun, à qui tout manquoit, on sent bien que
l’or & l’argent ne brilloient pas sur leurs habits. La toilette
n’occupoit guere S. Pierre ni S. Andre. Cependant J. C. ajoute bien de
nouveaux traits à cette négligence, dont on leur fait une loi. Ne pensez
point que la conversion soit attachée à votre parure ; n’ayez point deux
habits ; ne portez point de l’argent ; ne faites aucune provision ; prenez
ce que vous trouverez, & si on ne vous écoute point, sécouez la
poussiere de vos souliers ; ce qui ne suppose pas une chausseure bien
brillante. Que craîgnez vous ? Le lys des champs ne file point, ne
s’habille, ne se pare point ; il est pourtant mieux habillé & mieux paré
que ne l’étoit Salomon dans toute sa gloire. Vous n’approcherez jamais des
couleurs vives, naturelles variées à l’infini, si bien nuancées, si
heureusement assorties, que vous voyez dans les moindres fleurs, de ces
odeurs suaves qu’elles repandent. Vous avez beau vous comparer au jasmin à
l’œuillet, au lys, à la rose, le plus habile Peintre sera bien au-dessous de
son modele ;
Nec Salomon in omni gloria
sua.
Vous n’en imitez que la fragilité. Peut-être la
surpasserez-vous ; vous touchez au tombeau. (Charmantes
un jour voit naître & mourir, votre éclat si doux) : Je mourrai bien-tôt après vous, plutô que vous
peut-être.
S. Jerome compare les femmes si bien parées aux victimes que les Payens
immoloient à leurs Dieux. On doroit leurs cornes, on peignoit leurs
crins, on les couronnoit de fleurs, on les
chargeoit de rubans ; triomphe bien court, appareil bien triste. On les
conduisoit au temple pour les égorger & les reduire en cendres. Personne
n’envioit leur bonheur, & n’eût voulu être à leur place. Telles sont les
victimes du monde, ou plutôt de l’enfer. Elles se parent de tout ce qu’elles
ont de plus précieux, elles vont être immolées par la passion. Le péché leur
portera le coup mortel. Elles découvrent leur sein pour le présenter au
couteau qui va les percer, elles allument dans leurs cœurs & dans le
cœur des autres le feu qui va les consumer, & qui ne doit jamais
s’éteindre. On chante leur cantique funebre. Les mots si communs de sacrifice, victime, immolation, autel, &c. le leur rappellent à
chaque instant. Leurs amans même sont les ◀Prêtres impies qui les immolent.
Elles arment leur main, & courent au-devant de leurs coups :
Libidinis victima suis flammis, & aliorum oculis
comburuntur & comburunt.
Le P. le Moine, dans l’ouvrage que nous avons cité, demande si la pudeur, qui est une vertu défiante & timide, qui rougit & tremble à la vue du moindre danger, qui craint le bruit & le grand jour, qui fuit le monde & le spectacle, ne se bat qu’en retraite, ne se conserve qu’en fuyant, ne remporte la victoire que par la plus prompte retraite, si cette vertu est capable d’un bel entousiasme, d’une sainte audace, d’un noble transport, d’une action de vigueur, d’un véritable héroisme ? c’est un Mouton. A-t-elle le cœur d’un Lion ? c’est une Tourterelle gémissante. A-t-elle la force de l’Aigle, qui plane au-dessus des nues ? (Tout ceci est dans le style poëtique de ce fameux Jésuite).
Ce n’est qu’une équivoque ; toutes les vertus sont paisibles, quand on ne les attaque pas. Elles n’ont point de grands efforts à faire, quand on ne leur oppose pes de grands obstacles. Dans le cours ordinaire, elles n’ont ni de grands combats à soutenir, ni de grandes difficultés à vaincre. Elles vivent dans le calme, & se tiennent volontiers cachées. Elles ne vont pas agacer l’ennemi, & même évitent prudemment les rencontres, où il y a toujours beaucoup à risquer. Mais dans l’occasion, elles montrent de la resolution & du courage. Elles travaillent avec hardiesse & avec feu ; & quand on les met aux prises avec l’ennemi ; elles combattent avec une sainte fureur. Leur valeur, comme morte dans la paix, s’arme dans la guerre, & dans la mêlée repousse & renverse tout. Telle est la chasteté & la pudeur sa protectrice. Elle fuit les occasions, & se tient en repos ; mais lui tend-on des piéges, en vient-on à des attentats, l’Agneau devient un Lion, la Tourterelle est une Aigle ; la Poule, de tous les animaux la plus craintive & la plus foible, tout-à-coup courageuse, combat en Amazonne pour défendre ses petits contre l’oiseau de proie.
Je n’applaudis pas les excès de ces Héroïnes Chrétiennes & Payennes qui se sont ôté la vie pour conserver leur honneur. L’inspiration divine dans les unes, les principes reçus de leur religion dans les autres, peuvent seuls excuser, & même faire admirer ce desespoit. Mais il n’est pas douteux que la chasteté ne doive soutenir tous les assauts, sacrifier tous les biens, souffrir tous les tourmens & la mort la plus cruelle même. Les Agnez, les Cathérines, les Agathes, & tant d’autres vierges & Martyres, dont les noms ornent les fastes, & font la gloire du Christianisme, & ont souffert la mort plutôt que de souffrir la plus legere tâche. Les triomphes de la pureté ne sont pas moins brillans que ceux de la foi, & ne méritent pas moins la lumiere éternelle. Ce n’est pas, il est vrai, la philosophie du théatre, où par un renversement de langage & d’idées, dont on se fait gloire, le crime est appelé victoire, & la défaite d’un jeune cœur est traitée de triomphe ; mais c’est la philosophie de la religion & de la vertu.
On compare la pudeur à l’Hermine, espece de Belette, qui se
trouve dans les pays froids, dont le poil est extrêmement blanc & fin,
& la peau prétieuse sert d’ornement aux personnes les plus élevées,
& en les ornant, leur fait d’utiles leçons. La blancheur, la
délicatesse, le prix inestimable de la pureté, la vraie beauté de l’ame, est
d’un ordre infiniment supérieur à la parure du corps. On prend ce petit
animal pour le symbole de la pudeur, avec ces mots :
Malo mori quàm fœdari
; parce que l’Hermine est si
jalouse de la propreté, qu’elle aime mieux se laisser tuer par le chausseur
qui la poursuit, que de se sauver en passant dans la boue, où elle se
saliroit. Quelques Princesses recommandables par la chasteté, ont pris cette
dévise ; & il n’y a point de Chrétien, qui ne s’en fasse gloire. Cette
emblème n’a jamais paru sur aucun théatre. Une actrice qui voudroit se la
donner, feroit rire le parterre, & jouer tous les siflets. Le Lys est un autre symbole de la pureté par sa blancheur,
& le Miroir par la délicatesse de la glace, que le
moindre souffle ternit. On en fait un usage bien différent sur la toilette
des actrices. L’un sert à peindre la blancheur de leur tein, l’autre à
consulter comment le fard peut en relever l’éclat ; c’est-à-dire, que contre
leur destination naturelle, ils sont employés à détruire cette même pureté
dont ils devroient être l’image & donner des leçons.
Les ennemis étrangers seroient peu redoutables, si la chair qui se revolte contre l’esprit ne leur ouvroit la porte, & ne leur prêtoit des armes. L’ennemi le plus dangéreux est au milieu de nous. La premiere chasteté doit s’exercer sur nous-mêmes, & la premiere pudeur est celle qui nous dérobe à nos propres regards, & nous sauve de nos propres attentats. Ce seroit une erreur de borner ses devoirs à nous cacher aux autres. Elle doit nous voiler à notre propre cœur. Vous vous découvrez indécemment à vos yeux, vous vous regardez avec complaisance, vous vous admirez dans votre miroir, vous goûtez vos graces, votre figure, n’êtes-vous pas votre premier amant, & de tous le plus libre ? Qu’est devenue votre pudeur ? Vous vous respectez moins que ceux qui vous manquent le plus de respect. Vous donnez l’essor à votre imagination, vous lui ouvrez la plus licentieuse carriere. Elle vous trace les tableaux les plus indécens, dont vous vous repaissez, & vous croyez avoir de la pudeur. Vous auriez beau être enveloppé des voiles les plus épais, vous portez à cette vertu les plus rudes atteintes ; vous êtes l’écueuil, où vous vous brisez, & où vous préparez le naufrage de tant d’autres, par les pensées, les désirs, les mouvemens, dont vous faites sur vous le funeste essai. Vous vous permettez de regarder des tableaux licentieux, de lire de mauvais livres, de chanter des chansons lascives ; quoique vous soyez sans témoins, la pudeur malheureusement exilée n’habite plus dans votre cœur.
La sainteté, la dignité de l’état, l’éclat de la fortune, imposent des loix encore plus rigoureuses. On doit à ceux qui y sont élevés, & ils l’exigent des autres, & ils se doivent à eux-mêmes un très-grand respect, plus étendu que la pudeur, puisqu’il exclud la familiarité, & qu’il ordonne des égards constans de toute espece. Est-il rien de plus opposé au respect que la licence de l’impureté ? Les regards, les désirs, les discours licencieux, ne sont-ils pas des outrages ? Si les supérieurs ne doivent pas les souffrir, doivent-ils s’y exposer ? doivent-ils eux même se les permettre, & en se les permettant, ne se dégradent ils pas eux-mêmes ? Les inférieurs, les esclaves même ne sont pas faits pour être l’objet des poursuites, & l’aliment du vice de leurs maîtres. Et les maîtres ont ils le droit d’abuser de leur autorité pour faire perdre l’innocence, & s’oublier, se deshonorer, s’outrager eux-mêmes par leurs propres mains ? Quel scandale, de perdre ceux qu’on est chargé d’edifier, & dont par état on est tenu d’être les défenseurs & les modeles ! Je sais bien que les Phœdres, les Sémiramis, les Cléopatres, les Messalines, les Armides, les Angéliques, sans compter les Déesses Venus, Diane, Junon, Flore, &c. en un mot toutes les Héroïnes du théatre dans le tragique les Isabelles, les Eléonor, les Lucile, &c. dans le comique, pensent différemment, & que celles qui jouent leurs rôles croiroient manquer au Costume, perdre une partie de leurs graces, & rendre mal leur personnage, si elles ne prennoient les sentimens, & n’imitoient la conduite des Princesses qu’elles représentent. Mais on sent bien que ces graves autorités ne feront pas changer la saine morale.