(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-3
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre quatorzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littérairesn sur le théatre. — [Introduction] » pp. 2-3

[Introduction]

ON a pu remarquer dans le nombre infini d’anecdottes de toute espece, répandues dans cet ouvrage, que tout s’éleve contre le théatre, ceux même qui le louent & le fréquentent. Leur conduite crie encore plus haut que ses adversaires. Il est de notoriété publique que les acteurs, les auteurs, les amateurs sont presque tous des libertins sans religion & sans mœurs, que le vice y a conduit, que le vice y entretient, ou à qui le théatre a enseigné & communiqué le vice. Ce témoignage de fait est de tous le plus décisif, la plus forte preuve de la contagion dans une ville, c’est la mort ou la maladie de presque tous ses habitans. Vous connoîtrez l’arbre par les fruits, dit l’Evangile ; un bon arbre ne porte pas de mauvais fruits, ni un mauvais arbre de bons fruits.

Dans cette généralité de dépravation, fruit ordinaire du spectacle, nous n’exceptons pas les riches & les Grands du monde. Ils en sont la démonstration. Le libertinage & le théatre sont pour eux d’étiquette. C’est un des droits, un des devoirs de leur place, dont ils sont le plus jaloux. Le théatre fait leur gloire ; il est dressé pour eux plus que pour les piéces. Ils y jouent leur rôle plus que les acteurs. Ils soudoient les acteurs & les actrices, leurs bâtissent des salles, les font jouer chez eux, les admettent dans leur familiarité ; ils y ruinent leur fortune, leur santé, leur honneur. Point de fête chez eux sans comédie. Les loges sont autant de scenes, où ils vont s’étaler, & faire la fortune des piéces. Ils en reçoivent la dédicace, ils en emploient, ils en composent &c. Les Dames les plus distinguées ne demanderont pas d’exception. Ce seroit leur faire tort, c’est leur triomphe. Elles n’en sont ni moins engouées, ni moins dérangées. Le théatre est pour elles l’école de tous les vices ; parure, galanterie, frivolité, luxe, vanité, que n’y apprend-on pas ? C’est le rendez-vous des amans, le champ de bataille où on en fait la conquête. On y forme les intrigues, on y étale les graces, on y parle le langage de la passion ; les loges sont leur vrai théatre. Et je ne sais quelle des deux actrices joue le mieux, quelle des deux piéces est la plus mauvaise ; la coquetterie ou le drame, le langage des yeux ou celui des personnages ; quel des deux rouges est le plus vif, quelle attitude est la plus indécente, & des conversations la plus licentieuse. Les yeux du spectateur incertain voltigent des coulisses aux loges, des actrices aux Marquises, & ne savent à qui donner la préférence. Qu’on nous pardonne donc si le zele pour la religion & pour la vertu nous rend si misantropes, ou plutôt si véridiques.