(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre [V].  » pp. 156-192
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre [V].  » pp. 156-192

Chapitre [V].

S. Bernardin de Sienne.

Ce grand homme est absolument inconnu au théatre, quoique son ennemi. Il n’est connu dans le monde que par le Clergé, qui en dit l’office. Quoiqu’il est fait de grands miracles & de grandes actions, l’esprit anti-religieux du siécle le relegue au fonds du cloître, comme un homme ordinaire. Ce fut cependant un des grands hommes du quinzieme siécle, un homme à talens, prédicateur célebre, qui parcourut toute l’Italie, & y fit des conversions innombrables, dans un temps où la guerre, le schisme, le vice, les factions des Guelphes & des Gibelins avoient porté le désordre jusqu’au comble. Un habile Ecrivain, qui a laissé beaucoup d’ouvrages, dans le goût de son temps, il est vrai, comme les meilleurs Ecrivains ses contemporains, mais savans, utiles, d’une bonne théologie, & d’une saine morale ; un homme distingué dans les Cours des Princes, du Pape, & de l’Empereur, qui a refusé plusieurs Evêches très-considérables, qu’on lui a offert ; un Martyr de la charité, qui dans un temps de conragion se livra sans reserve au service des pestiferes ; un reformateur de l’Ordre de S.François, qui a retabli l’observation de la regle primitive dans trois cents Couvens, dont il a fondé une partie ; reforme qui a passé dans tous les royaumes Chretiens, sous le nom d’Observantins, ou de la grande observance, c’est-à-dire, observateurs de la regle. Enfin ce que est au dessus de tout, c’est un grand Saint, que ses vertus héroïques & ses miracles firent canoniser six ans apres sa mort.

Quel rapport a donc ce Saint avec le théatre ? un rapport tres marqué. Il s’est singulierement distingué par ses actions & ses ouvrages, comme ennemi déclaré de l’impureté du luxe des femmes & des spectacles, qui quoiqu’au-dessous des exces où les a portés notre siécle, lui parroissoient un des plus grands malheurs du monde, & l’un des plus grands objets de son zele apostolique. On y voit des traits singuliers, aussi agréables qu’unles. C’en est d’abord un que la destruction de sa reforme. Tout le monde l’admira. Trois cents Monasteres l’embrasserent, plusieurs Papes l’approuverent ; elle a donné à l’Eglise une infinité de Saints religieux. Elle consistoit en la renonciatiou à toute propriété de rentes ou de biens-fonds, pour ne vivre que d’aumônes, en la recitation de l’Office divin à minuit, en la nudité des pieds, la pauvreté & la grossiereté des habits. La reforme de nos jours a supprimé tous ces articles, pour établir l’élegance de vêtemens, de la chaussure, la propriété de biens-fonds & des rentes, la dispense de l’Office de nuir. Il est dans la création & la suppression des Ordres religieux des mysteres profonds de sagesse, que nous devons adorer en silence. Ob mutui & non aperui os meum quoniam refecisti.

Des son enfance, Bernardin déclara une guerre ouverte à l’impureté. La moindre parole déshonnête le faisoit rougir. Il frémissoit à la vue de ceux qui faisoient quelque action ou quelque proposition indécente. Il les chassoit avec les armes de son age, à coups de poingts. S. reputation & l’ascendant de sa vertu étoient si bien établis que personne n’osoit s’émanciper en sa présence, & dès-qu’il paroissoit la conversation changeoit aussi-tôt ; on se disoit, Voici Bernardin. Plusieurs femmes oserent l’attaquer par leurs caresses. S. beauté, ses grâces naturelles l’exposoient souvent à ce danger. Pour se mieux défendre, il trouva moyen de former une ligue avec ses condisciples, pour chasser à coups de pierres tous les libertins, toutes les femmes assez hardies pour rendre des pieges a son innocence. Plusieurs furent fort heureux de se sauver par une prompte suite. Voilà des succès qu’on ne vit jamais sur le théatre. La jeunesse n’y paroît que pour être séduite, & succomber à la séduction. On loue sa beauté, on l’invite à l’amour ; elle en est l’objet, elle en fait les délices ; c’est son temps, c’est son droit & son bonheur. Tout l’Opéra ne chante que ces maximes, tous les théatres établissent ce privilege, & l’invitent à en jouir. Sur mille pieces de théatre qui ont paru depuis un siécle, il n’y en a pas une où la jeunesse joue un rôle d’une parfaite modestie, où on ne lui donne des leçons de vice, où on ne l’y fasse tomber. S’il paroît quelque fille élevée avec soin, & loin des occasions, c’est une Agnès, dont on se moque, & qu’on a bien-tôt déniaisée, ou qui instruite à l’école de la nature forme, dit-on, les plus violens desirs, fait cacher son jeu, tromper les plus clairvoyans, jouer son père, sa mere, son maître, son tuteur, & s’entendre avec son amant.

Dans ses innombrables sermons ce sage prédicateur faisoit toujours separer les hommes des femmes par une grande tapisserie qui partageoit l’Eglise en travers, vis-à-vis la chaire. Il ne souffroit point que les deux sexes se mêlassent. Un petit maître, un de ces importans, qui se croient tout permis, osa franchir ces bornes, & se moquer du prédicateur : Dieu vous punira , lui dit-il d’un ton prophêtique, vous ferez une mauvaise fin. Quelque temps après, condamné par ses crimes, il périt par la main du bourreau. Cette separation pratiquée chez les Juifs dans le temple de Jerusalem, chez les premiers Chrétiens dans les Eglises, renouvellée par S. Charles, & qui subsiste encore en bien des endroits, est tres-importante à la religion & aux bonnes mœurs, sur-tout dans un pays où les femmes ne sont pas voilees. Ce mêlange détruit absolument le recuillement, la modestie, la dévotion, occasionne des conversations & des libertés criminelles, presente aux yeux l’objet de mauvaises pensées & de mauvais désirs, fait de nos temples des salles de spectacle. Chez les Grecs & les Romains, ces deux sexes étoient separés au spectacle. Ces Payens étoient plus précautionnés & plus modestes que les Chrétiens. Malgré la corruption du paganisme, les femmes, qui même d’abord n’y furent point du tout admises, y étoient bien plus en sûreté. L’exces de la dépravation sous les Empéreurs fit mépriser ces sages bornes. Le galant Ovide dans l’art d’aimer conseille aux amans de profiter de ce mêlange pour chercher une maîtresse, ou pour lui parler librement. Ce mêlange est le plaisir le plus recherché du théatre, & le seul pour bien de gens, qui n’écoutent pas même la piece, & ne s’occupent que des femmes qu’ils y voient. Là se donnent les rendez-vous, se nouent les intrigues, s’entretiennent les commerces, se commettent mille péchés. Ce seul point devroit faire tout craindre pour ses enfans à une mere Chrétienne. Qu’on établisse cette separation, le théatre sera desert ; qu’on fasse des représentations separées pour les hommes & les femmes, sur des théatres ou dans des temps différens, il n’y aura plus personne à la comedie.

Cet homme apostolique ramassoit dans chaque ville les cartes, les déz, les mauvais livres, les tableaux, les estampes licentieuses, & les faisoit bruler publiquement à la porte de l’Eglise, comme S. Paul fit bruler à Ephese pour cinquante mille deniers de mauvais livres, ce qu’on évalue à vingt mille francs. M. Grignon de Montfort, millionnaire, & fondateur célebre de notre siécle, fit la même chose à Poitiers, après une grande mission. Un monceau de livres étoit condamné aux flammes dans la place publique. Le feu s’allumoit, lorsque tout-à-coup une troupe de libertins, qui en fut instruite, vint à main armée, éteignit le feu, enleva les livres, & les distribua dans la ville : Novissimus error pejor priore. Le théatre fait tous les jours cette distribution d’estampes & de mauvais livres. On voit étalés à là porte de la comédie une foule de romans, de comédie, de cartes, d’estampes licentieuses, exposés en vente ; plusieurs boutiques aux environs en sont pleines. Il n’a point paru de livre pernicieux qu’on ne soit sur d’y trouver. Chaque comédie est imprimée, chaque Actrice est burinée, adonisée avec tout ce que l’art de la parure peut ajouter à ses attraits. Des Colporteurs se repandent dans les loges, dans les coulisses, pour en distribuer à tout le monde ; ce qui perd rapidement, & presqu’irréparablement la religion & les mœurs, sous les auspices du théatre.

Pour se mettre à la portée du peuple, ce Saint représente la joie, le plaisir, les fêtes des bien-heureux dans le ciel par des idées de danse, de bal, d’instrumens, de musique, &c. La salle du bal est fort vaste, très ornée & très-bien éclairée. sur toute la surface convexe de la voute des cieux. Il fait un calcul astronomique du diamêtre de la sphere du monde, d’ici au soleil, du soleil aux étoiles, des étoiles à la derniere surface. Sans savoir la quadrature du cercle, & la proportion précise du diamêtre à la circonférence, il est évident que cette voute est immense. La troupe des Saints est bien nombreuse, il est vrai : Turbam magnam quam dinumerare nemo poterat. Mais aussi voilà bien du terrain, & les danseurs doivent y être à leur aise. La clarté, la beauté, les délices de ce céleste séjour, sont au-dessus de nos idées. On n’y a pas besoin de la lumiere du soleil & de la lune ; Dieu lui-même en est la lumiere, infiniment plus vive que celle de tous les astres. La compagnie y est charmante. Tous les Saints sont doués de toutes les qualités, de toutes les graces du corps & de l’esprit. C’est le plus admirable coup d’œil. Ils ont tout ce qu’il faut pour bien danser, sans jamais se fatiguer, une agilité, une vigueur surprenante, une subtilité qui passe au travers de tout, une impassibilité supérieure à tout, l’immortalité de la vie, l’éternité du bonheur, le sentiment le plus délicat de la cadence & de l’harmonie, une tranquillité inaltérable, une paix parfaite, une joie, un transport, qui va jusqu’à l’ivresse : Inebriabuntur ab ubertate domus tuæ. Fut-il jamais, a-t-on jamais imaginé une si belle une si délicieuse fête ?

Ces idées sont folles, ridicules, extravagantes, si on les prend à la lettre sur les danses du théatre, les bals masqués & paré, que nous connoissons. Ces assemblées prophanes, par les crimes qui s’y commettent, les intrigues qui s’y forment, les feux impurs qui s’y allument, les folies qui s’y font, l’indécence qui y regne, le luxe & le faste qui s’y étalent, les objets licentieux qui s’y présentent, ces assemblées prophanes, toutes formées par le vice, sont certainement, si l’on peut employer ces termes, le bal des démons, la danse des damnés, le salle de l’enfer, plutôt que l’image des chastes joies du paradis. Jamais un chrétien, un homme sage, ne degradera les idées de la félicité éternelle, en les assimilant avec la licence, l’obscenité, les fureurs de la passion. Mais il est vrai que quelque infinie qu’en soit la disproportion, on se sert de l’image des plaisirs de la terre pour peindre les délices du ciel. Les termes trône, couronne, nôces, festins, trésors, cantiques, satiété, ivresse ; &c. sont employés par l’Ecriture & par tout le monde ; c’est qu’il est impossible de se faire entendre sans employer le langage reçu, & les idées connues, en avertissant que ce n’est qu’une ombre de la vérité. C’est ainsi qu’on donne à Dieu des yeux, des oreilles, une bouche, des pieds, des mains, de la colere, de la pitié, du repentir, quoiqu’il n’ait rien de tout cela, & qu’il soit infiniment au dessus. Dans les choses naturelles même, il faut user de tempérament. Peut-on dire comme le prophête : les montagnes, les collines, dansent comme des agneaux ; la mer voit & s’en fuit ; il marche sur l’aile des vents ; les nuées sont la poussiere de ses pieds &c. ? Bien loin donc de pouvoir rien concluré de ces expressions en faveur de la danse, c’en est au contraire la condamnation ; puisque ce n’est qu’en écartant toute ressemblance avec cet imput divertissement, qu’on peut en faire l’application. Nous avons ailleurs parlé fort au long de la danse, singulierement de l’idée burlesque de Cahusac, qui fait danser les anges, ce qui est encore plus absurde, puisque les Anges n’ont point de corps, & que les Saints en auront après la résurrection.

L’intention de S. Bernardin n’est pas équivoque. Il prend toutes ces idées de ces paroles du pseaume, Exultabunt Sancti in gloria lætabuntur in cubilibus suis. Il ne prétend pas que les Saints soient couchés dans leur lit, où ils chantent & se rejouissent. Cette idée seroit absurde. Mais il est vrai que les Saints sont dans des transports de joie. Exultabunt, c’est-à-dire, se donnent des marques de la joie, dont ils sont comblés. Nous ne connoissons pas la nature de ces signes & la maniere de célebrer cette fête éternelle ; nous la peignons par des images communes, auxquelles, selon les lumieres de la foi, nous mettons la différence des deux états, & nous nous gardons bien de les avilir par la ressemblance avec les joies basses, indécentes & criminelles du monde. Le Saint-Esprit donne aux Anges des instrumens de musique. Est-ce pour autoriser les chants lascifs de l’Opéra ? sicut citharædorum citharisantium in citharis suis .

On donne souvent aux Saints une embleme qui les caractérise ; des clefs à S. Pierre, une épée à S. Paul, aux Martyrs, l’instrument de leurs supplices, une croix, une couronne d’épines, un cœur enflammé, &c. l’embleme de S. Bernardin étoit un nom de Jesus en lettres d’or, environné de rayons, que depuis ont adopté les Jesuites, avec les paroles de S. Ignace : Ad majorem Dei gloriam. Cet écusson, que ce Saint préferoit à celui de sa famille, est bien différent des armoiries prophanes que la vanité & la bizarrerie ont introduite dont les pieces, les supports, les cimiers sont le plus souvent l’ouvrage du délire/

La chaire où il prechoit étoit ornée de ce nom sacré. Il en portoit en sa main un tableau, ainsi qu’on le représente dans ses images. Dieu attachoit d’abondantes bénédictions à cette pieuse pratique. Ce nom tout puissant, auquel le ciel, la terre & les enfers doivent fléchir le génou, opéroit des prodiges, comme dans la bouche de Moyse le nom de Dieu, marqua dans le désert tous les pas du saint législateur par des miracles. Cette dévotion déplut au démon. Il suscita des libertins qui accuserent Bernardin auprès du Pape d’avoir dit des hérésies pour élever le nom de Jesus. Le Pape interdit la chaire à ce grand Prédicateur ; tant la calomnie cause de maux. Heureux les Evêques, qui savent la demêler, du moins qui savent reparer leurs fautes, & rendre enfin justice à la vérité. Le Pape examina l’affaire, reconnut l’imposture, lui rendit ses pouvoirs, le fit prêcher dans Rome, & le combla de bénédictions & d’éloges.

Cette pieuse décoration est bien différente de celle de tous les théatres, dont ces innombrables peintures ont toujours offert les objets du vice, jamais la plus legere trace du Christianisme. Les comédiens sont Iconoclastes & Iconolatres. Ils chassent Dieu & les Saints, & brisent leurs images ; ils appellent les amours & les graces, & adorent leurs tableaux. Le théatre est leur temple, l’opéra leur culte, les chansons lascives leurs cantiques, & les danses leurs fêtes, les Actrices leurs Prêtresses ; à la place du nom de Jesus, de la croix, de la crêche, on voit la coquille de Venus, ses amours avec Mars, de Ganimede & Jupiter, la pluie d’or de Danaé. Les Empéreurs Léon & Copronime, les Protestans qui ont dépouillé les temples, n’ont point touché aux images du théatre. Le démon n’en veut qu’aux tableaux de religion ; les autres lui sont utiles. S’il avoit des palais, on n’y verroit que des meubles & des peintures de théatre. Le théatre est son palais ; les acteurs, les spectateurs forment sa cour. Dans la proscription des images, ce n’est plus le vain prétexte, que Dieu défend d’adorer les idoles, dont on se servoit autrefois, c’est une horreur décidée de tout ce qui sert à la piété. S. ce prétexte faisoit agir, on devroit bien plus bannir les images des Dieux de la fable. Mais on les garde parce qu’on aime le vice, & que la piété, son ennemie déclarée, est un censeur redoutable.

Mais, dit-on, un melange de décorations dévotes & de pieces galantes, des mysteres de l’Evangile & des Orgies de Paphos, des tourmens des Martyrs & des graces des Actrices, de Saints & de Déesses, feroit un spectacle monstrueux, aussi revoltant que ridicule ; il ne feroit dû goût ni des acteurs ni des spectateurs. Il feroit detester le théatre. Les dévots même crieroient au sacrilege. Il vaut mieux que la vertu cede la place au vice, que Dieu s’en aille avec les Saints dans les Eglises. Nous n’y troublerons pas son repos, & qu’il nous laisse tranquilles dans nos foyers, où nous ne pensons guere à lui. On a raison chacun doit être maître chez soi, & ne pas empiéter sur son voisin. Ce partage équitable a passé du théatre dans les maisons particulieres, où l’exclusion des objets dévots est entiere par délicatesse de conscience sans doute, pour ne pas mêler les choses saintes avec la licence des plafonds, des cheminees, des tableaux, des tapisseries, &c. nous substituons sagement le crime au ridicule. Le monde à ses vices, & Dieu a ses perfections. Voilà le théatre ; il ne peut souffrir l’ombre de la piété. La religion en peinture se fait detester. Il n’a du goût que pour le vice.

Il paroît singulier que ce Saint emploie le mot prophane de spectacle, en parlant de la passion & de la mort de J. C. Nous l’avons dit ailleurs, le jargon dramatique, aujourd’hui familier, & employé par-tout, est très-indécent dans les choses saintes. En parlant des actions, des miracles, des souffrances d’un Dieu, convient-il de dire, théatre, scene tragique, action, intrigue, dénouement, &c. Les Prédicateurs à la mode se servent de ces mots malheureusement trop appropriés à leur style, à leur conduite, à leurs habits, à leur parure, qui en font de vraies actrices. De tous ces termes de l’art on doit excepter le mot Spectacle. Il n’a pas le sens ridicule des autres. Tout spectacle n’est pas une piece de théatre. Un spectacle en général est ce qu’on expose aux yeux du public, bon ou mauvais. L’Ecriture en fait usage en bien det endroits. Nous avons donné d’aprés les Saints Peres un chapitre exprès du spectacle qu’offrent aux yeux de la foi les merveilles de la nature, le paradis, l’enfer, l’histoire de la religion. L’Evangile se sert de ce terme en parlant de la mort d’un Dieu : Venerant ad spectaculum . Ce n’est qu’en empruntant son langage, que S. Bernardin l’emploie.

Quel plus grand, quel plus instruisant spectacle que la passion, la mort d’un Dieu sur une croix, pour expier les péchés du monde ! spectacle du ciel, de la terre, des enfers, de Dieu-même. L’enfer en frémit, le ciel en est étonné, la terre sauvée, Dieu appaisé. Spectacle de tous les siécles, spectacle de l’éternité. Ajoutons y ce qui est à la vérité au-dessous de cet objet divin ; mais qui frappe davantage les hommes ; ajoutons les circonstances étonnantes de cet événement unique, qui forment autant de traits de ce sublime tableau ; les trois puissances, la Synagogue, Hérode, Pilate, réunies contre cet adorable mourant ; le nombre, la varieté des plus cruels tourmens ; l’homme le plus grand, le plus saint, le plus éclairé qui fut jamais, qui a fait les plus grands miracles, enseigné les plus grandes vérités, établi la plus sainte religion, rempli d’admiration toute la Judée. Ne fut il pas Dieu, ce seroit le plus grand des humains. Le voilà sur une croix exposé aux yeux d’une des plus grandes villes du monde, qui pratique en mourant les plus héroïques vertus, qui ébranle l’univers, éclipse le soleil, couvre la terre de ténébres, fait parcourir en un instant à la lune la moitié de son cercle, brise les pierres, déchire le voile du temple. Ce spectacle ne doit-il pas occuper tout l’homme, & faire disparoître tous les autres, comme une legere vapeur que le soleil dissipe ? Voilà l’idée de S. Bernardin, ou plutôt l’objet de la foi, de l’espérance, de la charité, de toute la réligion. Le bonheur ou le malheur éternel de l’homme. A ce coup d’œil, à ce coup de foudre qui vous écrase, fuyez, démons du théatre, divertissemens impurs, corrupteurs infâmes, soyiez à jamais confondus. Le lion de Juda a vaincu : Fugite gentes adversæ vicit leo de tribu Judas. Qui que vous soyez jugez entre le théatre & le calvaire, à quel de deux il faut s’attacher, à quel il faut renoncer.

La grande vision de S. Jean dans l’Apocalipse d’une femme dans le ciel environnée du soleil, couronnée d’étoiles, foulant la lune aux pieds, cette vision est regardée communement comme la figure de la T. S. Vierge, environnée du soleil, de la divinité du Saint Esprit, qui la rend feconde ; du fils qui naît dans son sein, couronnée de gloire, élevée au-dessus de tout. Les mêmes traits peuvent s’appliquer à l’Eglise. Elle brille de la gloire de son époux, elle éleve sa tête jusqu’au ciel, supérieure aux variations de la lune, c’est-à-dire, aux vicissitudes des choses humaines. On peut en dire de même de l’ame juste, embrasée du feu de la charité, comme des rayons du Soleil, couronnée de la lumiere de la foi, comme des étoiles, elevée au dessus des choses d’ici-bas par la force de l’espérance. C’est ainsi que le livre des Cantiques s’applique à la S. Vierge, à l’Eglise, & à l’ame fidelle.

Ces idées sont dans tous les livres de piété ; mais S. Bernardin les renverse, & en fait l’application à une femme mondaine. S. tête, dit-il, est couronnée de douze folies, ses pieds sont portés & conduits par la lune, sans ordre & sans regle, son visage par le fard dont il est enluminé ; son corps, par les ornemens dont il est chargé, les diamans dont elle est brillante, s’offre aux regards comme un soleil. S. tête imite celle de Moïse, qui descendit tout rayonant de la montagne. On peint ainsi les Saints après leur canonisation, couronnés de gloire. Il semble qu’elle veuille faire son aporhéose, Canonisatio capitis, honneur que leur conduite ne leur procurera jamais. Telle paroît une Actrice sur le théatre, tantôt regnant sur la lune, tantôt descendant du ciel dans une machine, Déesse plus brillante que les astres. Les diamans la couronnent comme des étoiles. Elle est changeante comme la lune. Est-ce la vertu, est-ce le vice qui se montre sous ce riche appareil ? Que le vice & la vertu prononcent à qui elle appartient.

Ce Saint distingue plusieurs sortes de dommage que cause le luxe de la parure des femmes, le mal qu’on leur fait, celui qu’elles fontaux autres, le tort qu’elles se sont à elles-même, & celui dont le public souffre. La mere perd sa fille, le mari sa femme, l’ouvrier ses pratiques. Ils repondent tous devant Dieu des peches qu’ils occasionnent. La voilà cette mere idolâtre de sa fille, dont elle contemple & adore la beauté. Elle la produit dans les compagnies, la mene aux spectacles, l’étale dans l’Eglise, ne se lasse point de la louer & de l’ardmirer. Elle l’habille richement, la pare de ses propres mains, frise ses cheveux, attache les rubans, tient le pinceau, regle les nuances du rouge, fait sa toilette, ne rougit pas d’être sa femme de chambre. Le pere est assez foible pour souscrire aux éloges, fournir aux folles dépenses, prodiguer son bien, en acquérir pour elle par des voies injustes, nourrit ainsi la vanité, la sensualité, les passions naissantes, l’entraîne dans le précipice, & y tombe avec elle. Nous voulons l’établir avantageusement, dit-on. Sans doute vous le devez ; mais pouvez-vous esperer que Dieu bénisse vos demarches, quand vous l’offensez ? faut-il la damner pour l’établir, & vous damner avec elle ?

Un mari aussi aveugle pour les goûts de sa femme, & les autorisant, y fournissant abondamment, quelque fois exigeant d’elle le luxe de parure, ce mari ne croit pas qu’il agit contre ses propres intérêts. Il prépare la voie aux adulteres. Relever, étaler la beauté de sa femme, c’est lui attirer des amans, l’inviter & l’exercer à la galanterie. Au lieu de la tenir dans une modestie, qui lui conserveroit son affection, écarteroit ou décourageroit ses rivaux, il les appelle, leur ouvre les avenues, leur offre la proie, pique leur faim & leur soif ; peut-il se plaindre des succès de son ouvrage ? Tel ce Roi de Juda qui en montrant ses trésors à ses ennemis se fit déclarer la guerre pour les lui enlever. Les assemblées du monde sont des foires, où l’on érale sa marchandise ; pourquoi exposez-vous la vôtre, pourquoi reveillez vous le goût des acquéreurs par tant d’ornemens, si vous ne voulez la débiter ? On est surpris des foires d’esclaves, communes en Orient, où l’on expose les femmes en vente. Le marchand les pare, les farde, les vante, & fait valoir leur bonnes qualités. En changeant le mot, ces foires sont encore plus communes en France, & les femmes à meilleur marché. Le théatre est à la vérité la foire la plus célebre, & la mieux fournie ; mais il n’est pas borné à la salle du spectacle. Chacune de ces compagnies est une vraie scene, où chaque femme joue son rôle. Les scenes du vrai théatre ne font que rendre celles-là. Le mari n’en est pas moins la duppe, & lui-même prépare à ses dépens la décoration & l’actrice. Souvent, l’imbécile ! il se ruine pour satisfaire l’inépuisable profusion, & l’insatiable avidité de sa toilette, & prête des armes contre lui-même, en favorisant des folies, & préparant des occasions du crime, qu’il étoit de son intérêt & de son devoir d’arrêter. Quel mal ne fait-il pas à sa femme, & à sa famille, ainsi qu’à lui-même ?

Les ouvriers, les domestiques, qui fabriquent, qui appliquent ces instrumens d’iniquité, qui inventent, repandent, multiplient à l’infini ces modes pernicieuses, qui même font acheter cherement ce poison funeste, & profitent d’une folle envie, qu’ils ont excitée, & qu’ils entretiennent, mettent à un prix énorme leur propre enfer & celui de leur maîtresse. Ces fauteurs du luxe, qui y prêtent leurs mains vénales sont-ils excusables ? Ces flâteurs dangéreux, ces amis empoisonneurs, qui sollicitent, pressent, forcent presque, qui par leurs railleries, leurs éloges, leurs exemples, leurs artifices, excitent l’émulation de vanité, ne repondront-ils pas devant Dieu de tant de maux ? ne doivent-ils pas réparer le scandale ? Le dommage spirituel de l’ame est bien plus grand que celui du corps, de l’honneur, & de la fortune, dont la reparation est d’une obligation si étroite. J’arracherai, dit le Seigneur, l’écorce du figuier ; son fruit est délicieux, sa verdure est agréable. Je détruirai tout, femmes mondaines, brillantes actrices, le feuillage de vos parures, les délices de vos crimes, l’ivresse de la volupté, je vous dépouillerai de tout sans pitié. Ficum meam decorticavi.

Vous ne savez ce que vous voulez, peres, maris, domestiques, imprudens, vous agissez contre vous-mêmes, comme disoit le Sauveur aux enfans de Zebédée. Vous allez être immolés sur l’autel que vous avez si pompeusement paré. Cette femme idolâtre non seulement sera impudique, comme nous avons vu, mais indocile, fiere, livrée au monde, à l’humeur, au vice, engouée de sa beauté, pleine de l’esprit du théatre, n’apportera dans votre maison que le dégoût & l’ennui, en troublera le repos, en négligera les affaires, y voudra faire la loi, vous méprisera, se servira de vous comme d’un esclave. Une actrice daigne-t-elle, a-t-elle le loisir de s’occuper du ménage, d’élever ses enfans, de veiller sur ses domestiques ? S. beauté, ses talens, ne s’abaissent pas ainsi. A cet ignoble détail qu’il y a loin d’une Impératrice à une mere de famille, de la scene à l’attélier ! Ne vous en prenez qu’à vous-même. On péche de même en engageant, en recompensant les ouvriers & les domestiques, à plus forte raison en les forçant à de pareils services. Ce sont deux aveugles qui se servent tour-à-tour de guide, & s’entrainent tous deux dans la fosse. Les plus grands amis, les plus affectionnés serviteurs sont souvent les ennemis les plus funestes : Inimici hominis domestici ejus.

Les maux que fait une femme immodestement parée, sont sans nombre. Les traits tombent sur tous ceux qui la voient, & à qui ne se fait-elle pas voir, de qui ne veut-elle pas être vue ! & n’est-ce pas pour être vue, admirée, aimée, qu’elle se pare, & se montre ? Qui peut compter les pensées, désirs, paroles, actions, en un mot, les péchés qu’elle fait faire, non seulement dans l’instant que le trait part, maïs long-temps après par le souvenir ? La beauté naturelle plaît sans-doute, elle est faite pour plaire ; mais renfermée dans les bornes de la modestie, elle n’excite point de honteux mouvemens ; ce n’est que l’indécence, la parure, les divers jours où la vanité la présente, qui la rend piquante & pernicieuse. L’art de l’empoisonner en fait tout le mal. Une femme mondaine l’ignore-t-elle, en doute t-elle ? Pourquoi tous ces soins, ces rafinemens, ces artifices ? que ne se tient-elle modestement dans son état naturel ? Elle sera en sureté, & tout y sera auprès d’elle. Mais la nature est trop commune & trop fade, il faut en relever le goût ; le palais des hommes est trop blasé, il faut le piquer. Ainsi les alimens sont sains sortant des mains de la nature. On n’en mange que ce qu’il faut. La multiplicité des ragoûts aiguise la faim, irite la soif. Cette faim factice fait trop mangez, cette altération forcée fait tomber dans l’ivresse. Les viandes épicées, le vin frélaté, causent des maladies, donnent le coup de la mort. Les graces naturelles suffisent au besoin de l’homme. Cette nouriture est saine dans le mariage ; elle ne produit point d’exces. Le fard, l’indécence, la parure, qui la frélarent, blessent mortellement l’ame & le corps.

Cette femme fait beaucoup de tort à ses amies, à ses compagnes, à ses complices. Ses conseils, ses leçons, ses exemples, les remplissent du même esprit ; elle les mene dans les compagnies, au bal, au spectacle, & les entraîne dans le même désordre. Quel compte à rendre à Dieu ! Elle n’influe guere moins sur les étrangers & les inconnus, dont elle pique la jalousie, à qui elle fraie & applanit la route, à qui elle donne le ton. Il est dans toutes les villes des modeles d’élégance, des oracles de goût, de mode, de parure, à qui tout se pique de ressembler. Les actrices sont communément ces empoisonneuses publiques. Elles ont plus de grace, d’aisance, de legereté, & sont les premieres à se mettre à la mode. La parure, comme la littérature, la politique, les affaires, forme les coteries, & une espece de monde dont elle est l’ame. Tout l’entretien des femmes ne roule que sur cet objet capital. Juger d’une étoffe, prononcer sur une couleur, discuter une mode, essayer un habit, placer un ponpon, ce sont des affaires d’Etat ; c’est l’occupation générale du sexe. Point de femme qui d’abord ne passe en revue la parure de toutes celles qu’elle voit, & ne se mésure avec elles, & ne sente la noble émulation de l’égaler & de la surpasser. Ce grand mobile monte & met en mouvement tous les ressorts de son ame, comme une piece nouvelle entre les poëtes, une découverte entre les savans, la paix ou la guerre entre les nouvelistes. Un visage bien paré, n’est-il pas une piece de poëtes, un vrai drame, une nouvelle mode ? C’est une très-grande découverte, plus intéressante que celle des longitudes ; c’est une vraie guerre déclarée à tous les cœurs des hommes, & à toutes les graces des femmes. L’art d’embélir est une profonde politique, & une savante algèbre. Le grand spectacle d’une femme parée fixe tous les regards. Les piéces du grand Corneille, les décorations de Roland & d’Armide n’excitent pas de plus grands mouvemens. Tous les vers de Voltaire ne peuvent pas lutter avec les charmes de la Hus. On auroit du établir une Académie de parure, comme de peinture, de sculpture, d’architecture. Le visage d’une femme est un tableau. Quel art ne demande pas la distribution du coloris ? La coiffure est un édifice, tantôt de l’ordre Corinthien, tantôt de l’ordre Composite. Il demande un Architecte confommé. Remplir les rides, polir la peau, faire le petit creux du menton, c’est un ouvrage de sculpture. On n’a pas fait cet établissement académique, parce que toutes les femmes étant Académiciennes, ce corps seroit trop nombreux. On tient les grandes scéances au théatre, & des assemblées de tous côtés.

Il est inutile d’insister sur le ravage que cause parmi les hommes, en allumant des flammes impures, cette beauté artificielle, frelatée par les mains de l’immodestie & de la vanité. Qui l’ignore, qui ne le sent, & que veulent autre chose ces indécentes créatures ? Occurit mulier ornatu meretricio praparatu ad capiendas animas , dit le sage. Il suffira de rapporter un passage de S. Ambroise & un autre de S. Augustin, tous deux gens du monde, le connoissant par expérience : Ella meretricio procax motu, fracta per delitias incessu nutantibus occulis, & ludentibus palpebris, jaculans retia quibus animos capit. Occulus meretricis est laqueus peccatoris, domi inquieta, in plateis vaga, amictu dives, pudore vilis. Genis picta, quia verum decorem non Habet, adulterinis fucis effectu pulchritudinis lenocinatur aspectum. Il est difficile de traduire ce passage avec l’énergie & l’élégance de l’original. Celui-ci est plus simple. In mulieribus tantus est apparatus & pompa vestium, tam subtilis & inexcogitata tricatura crinium, tam mirabilis varietas ornatuum, ut incentivum concupiscentia hauriant decepti occuli intuentium ex doloso & astuto aspectu earum. Ces portraits semblent faits sur les actrices & les coquettes de notre siècle ; c’est que le vice toujours semblable à lui-même emploie toujours les mêmes moyens pour combattre la vertu.

Quel mal les femmes ne se font-elles pas à elles mêmes ! quelle étude à placer un cheveu, un ruban, un coup de pinceau ! Toujours rendue pour ne pas déranger ce chef-d’œuvre, attentive à le mettre dans tout son jour, quelle gêne, quel assujettissement ! comment les personnes les plus jalouses de leur liberté peuvent-elles se charger de tant de liens ? La guerre des passions est bien plus terrible. Point de mer plus agitée qu’une femme bien parée ; vanité dévorante sur sa beauté, ambition demésurée de plaire, jalousie cruelle contre celles qui ont quelque avantage, sollicitude inquiéte jusqu’à ce qu’elles l’aient emporté, chagrin accablant des mauvais succès, recherche curieuse de toutes les modes, peines toujours renaissantes pour conserver ce trésor, & ne pas perdre le fruit de leurs travaux, négligence de ses devoirs, coleres, emportemens, embarras, querelles domestiques, sur-tout perte de la religion & des mœurs. Qu’on cherche la piété au milieu des parures mondaines, elles en sont l’aneantissement. Il feroit beau la voir jouer la prude, peut-être la dévote, arborer la fierté, affecter la modestie, se plaindre de la témérité des hommes, repousser leurs assauts, tandis que c’est elle qui attaque, qui appelle, qui invite, qui irrite la passion, qui la fait naître. Il n’y a point de ruban qui ne soit un agaçant, point de cheveu qui ne dise, je suis belle, aimez moi. Une actrice faire la cruelle, à moins que ce ne soit pour se faire mieux payer ! C’est une farce divertissante du théatre de la Foire. Et on seroit surpris de la foiblesse, de la chûte des femmes, & ce sont elles-mêmes qui se déclarent la guerre, & se crusent le précipice ! Quelles cessent d’agacer les gens, & leur vertu sera en sûreté.

Les maux publics qui en resultent méritent toute l’attention d’un homme sage. La dépravation des mœurs est un très-grand mal public, peut-être le plus grand, & qui attire tous les autres. Rien n’y contribue plus que la parure des femmes. Elle reveille & entretient la passion, conduit au libertinage, en offre l’objet le plus piquant, le plus analogue, ou plutôt le seul. L’impureté ne se repaît que de la beauté des femmes. Un autre sexe ne peut en être l’objet infâme, qu’autant qu’il est effeminé comme elle. Parer cet objet, c’est éguiser le trait qui blesse. Comme un papillon voltige sur les fleurs d’un parterre, ce libertin promene ses regards sur les femmes qu’il voit au tour de lui. Qui l’appelle, qui l’invite, qui l’arrête ? que la beauté des nuances, l’odeur des parfums, l’arrangement des feuilles de ces deux sortes de fleurs. Voilà la racine de l’arbre, où il faut mestre la coignée ; c’est la parure des femmes qui achevera de les perdre elles-mêmes. Le seul goût de la parure, qu’elles inspirent, suffiroit pour les perdre, en les rendant effeminés, & frivoles à leur exemple. Chacun a sa toilette, sa frisure, son rouge, ses pompons, son baigneur ; le désir de leur plait pas autrement. Le premier coup d’œil d’une femme porte sur la parure d’un homme ; c’est la pierre de touche du mérite. Tout est beau dans un élégant ; que l’homme simple disparoisse. Elles le jugent aussi équitablement entr’elles.

Ce luxe rend les femmes inutiles à leur famille, & incapables d’affaires, leur esprit occupé, leur cœur rempli de ces bagatelles, tout leur temps employé ou à les préparer, ou à les étaler ; il n’y a plus ni loisir, ni liberté, ni goût, ni lumiere pour rien de serieux. En sortant du berceau on leur enseigne a parer des poupées. Elles y ont de la dextérité ; le goût de la parure naît & croît avec elles ; on ne neglige rien pour le cultiver. Le plus grand soin des meres & des nourrices est la parure ; on fait d’un enfant une poupée. Leur plus grand plaisir est d’admirer, de louer, d’embellir leurs graces naissantes par mille ornemens puériles, les inities dans ces sublimes mysteres, & leur en donner le goût exquis. La partie la plus constance, la plus soignée, la plus intéressante de leur éducation, c’est la parure. La religion, les mœurs, la politesse, l’amour du travail ne viennent qu’en second après la petite toillette. On rend à ses filles les beaux documens qu’on a reçu de sa mere. Du berceau jusqu’au tombeau la vie des femmes roule de poupée. Telle est l’éducation théatrale ; les enfans des comédiens ne voient, ne parlent que théatre, ne sont pétris que de décorations. Une débuttante n’est entretenue que de ses graces, n’est instruite qu’à les faire valoir. Quelle autre leçon y entendent, quel autre modele y voient les enfans que l’imprudence des parens mene au théatre ? La science des passions encore inconnue à leur innocence trouvera peut-être d’abord leur cœur fermé. Il ne tardera pas à s’ouvrir à une si savante école. On cuillira bientôt sur ces arbruisseaux des fruits prématurés du vice. Mais du moins la vanité de leur beauté, l’art sublime de la parure, tout-à-fait à leur portée, trouvera des disciples dociles, & preparés, & sera les progrès les plus rapides. Il n’y a plus que le coup de maître à donner. N’est-ce point là le germe, l’instrument des vices, & lui-même un grand vice ?

A-t-on donc si grand tort de dire que cette passion, aussi impérieuse que frivole, rend les femmes inutiles, & même pernicieuses dans la vie, en étouffant en elles ce qu’il y a de bon ? Etalant ce qu’il y a de dangéreux par la parure, elles deviennent le fleau du genre humain, & le perdent en détail. Faut-il que la compagne qui fut donnée à l’homme pour l’aider & le soulager, lui devienne fatale par l’envie même de lui plaire ? Les femmes se plaignent quelquefois qu’on les empêche d’étudier, & de devenir savantes. Qui y met obstacle que leur frivole vanité ? Qu’on cherche dans la journée d’une femme une minute pour l’étude, un coin dans la chambre pour mettre un livre sérieux, qu’on cherche sur-tout l’ombre de goût pour rien approfondir, ce n’est qu’à la faveur de la dorure, des estampes, des contes qu’un almanach, une comédie, un roman peuvent passer jusqu’à elles, & arracher à la toilette un moment d’audience ; la parure & la galanterie n’ont point de rivaux à craindre dans leur cœur. Voilà le vrai principe de la loi Salique. S. les femmes parvenoient à la couronne, tout se passeroit en fêtes, en décorations, en bijoux. Il peut y avoir sans doute quelque femme forte, qui comme Elizabeth, s’il faut en croire les Anglois, sauroit gouverner un Etat. L’histoire en fournit-elle un grand nombre ? Elizabeth elle-même n’eut-elle pas toutes les foiblesses des femmes. & avec tout son génie, ne porra-t-elle pas au tombeau ce goût frivole de la danse, de la parure, de la galanterie, que les rides de la vieillesse ne purent guérir ? C’est la nature. On ne la détruit pas, on ne songe pas à la combattre : Naturam expellas furca tamen usque recurret.

La ruine des familles est presque inévitable. Toute sorte de luxe, il est vrai, est un gouffre qui engloutit le plus riche patrimoine. Il ne se soutient que par des emprunts, & aboutit à des banqueroutes. Mais le luxe des femmes est de tous les plus dispendieux, & il entraîne dans tous les autres. Peut-on se passer d’équipage ? combien de domestiques sont nécessaires ! les appartemens doivent être assortis à la magnificence de la maîtresse. Elle doit aussi se voir dans cent miroirs, s’asseoir dans l’or, l’argent & la soie. La Reine de beauté recevra-t-elle sa cour dans une chaumiere ? Elle occupe une armée d’ouvriers, ses habits, son linge, ses bijoux forment un monde. Cet enchaînement de luxe couvre de ridicule jusqu’aux actrices, qui, quoique toutes de la plus basse lie du peuple, sont logées, meublées, habillées, traînées comme des Princesses. Est-ce moi, Fratillon, se disent-elles en secret, comme Sosie ?

Autre folle dépense. Du moins des meubles, un équipage, sont achetés pour quelque temps ; mais l’entretien d’une femme change tous les jours avec la mode ; c’est sans cesse à recommencer, & la mode passée, les choses les plus précieuses ne sont plus que des chiffons pour la fripperie. C’est pourtant d’une nécessité indispensable, si l’on veut avoir la paix dans la maison. Que de querelles, de troubles, de plaintes, d’insultes, si l’on ne fait promptement cette emplette ! Quel affront, de voir quelqu’autre mieux parée ! Quel titre a-t-elle plus que moi, est-elle plus noble, plus belle, plus riche, plus fidelle ? Eclipsée par la parure, puis-je paroître dans les compagnies avec des haillons ? Quel malheur d’avoir épousé un mari avare, & d’être entrée dans une famille où l’on n’a point le nécessaire ! Il faut donc pour y fournir, s’épuiser, s’endetter, negliger sa famille, déranger ses affaires pour achêter la paix, & empêcher qu’on ne se fasse justice par ses propres mains, ou qu’on n’ait recours à un amant libéral, qui payera les faveurs par les frais de la parure. Ce luxe est la passion dominante de toutes les femmes. Les plus sages n’en sont pas exemptés. Trop heureuses quand elles savent se moderer, & ne pas aller au théatre en entretenir le goût, & chercher les modeles !

Nous écoutera-t-on, si nous traitons de grand malheur la dureté que cette passion inspire pour les pauvres, ou s’occupera-t-on de leur misere ? Est-ce à la toilette, au bal, au spectacle, au jeu, qu’on s’attendrira sur leur malheur, & après des dépenses qui épuisent tout, que reste-t-il à leur donner ? La voilà sortant des mains du baigneur, cette beauté brillante comme un astre, ornée de toutes les graces, couverte des plus riches habits, exhalant les parfums de l’Arabie ; où va-t-elle, ou plutôt où se fait-elle porter ? Sans doute dans les hôpitaux, pour servir les malades. Ces mains delicattes & pomadées vont panser leurs plaies, faire leur lit, leur donner des remedes. On auroit pu s’épargner les frais de la pomade. La simplicité eût été plus du goût du pauvre. Les ornemens & la richesse leur font mieux sentir leur misere ; cet humiliant contraste les remplit d’indignation. Mais, qu’il ne craigne rien, ces belles mains n’iront point se salir à son service, ces riches habits ne se gâteront point en touchant ses haillons. Il faudroit une seconde toilette pour se montrer dans les compagnies. Qu’il ne vienne point importuner par ses plaintes ; les graces n’écoutent que les soupirs & les éloges des amans. On dit avec dédain aux misérables, comme le Pharisien : Je suis beau, je suis paré, je suis propre, ne me touchez pas, vous derangeriez ma parure : Noli me tangere, quia mundus sum. Le mauvais riche, couvert de pourpre & de fin lin, dans les belles compagnies pensoit-il à Lazare, couvert d’ulceres à sa porte. Induebatur purpurà & bisso. Je ne crois pas que les fastes d’aucun hôpital fassent mention d’une actrice servant les malades. Il n’y a pas même une piece sur aucun théatre, où l’on représente même par jeu, la charité pour les pauvres. Aucune actrice ne sauroit jouer ces rôles. Ce seroit un phenomene sans vrai-semblance.

S. Bernardin n’étoit pas un Philosophe ; cependant, le croiroit-on, il s’occupe de la population, & l’un des grands inconveniens qu’il trouve dans le luxe des femmes, c’est l’obstacle que ce luxe y met : Ab iniquo thoro exterminabitur semen , dit-il avec l’Ecriture. Ce luxe empêche bien des mariages, & rend stériles plusieurs de ceux qui se font. Ce luxe fait plus de célibataires que tous les Ordres religieux. La dépense énorme étonne, accable, dégoûte les peres & les maris. Les uns ne sont point assez riches pour donner une dot qui y réponde, ni les autres pour soutenir les frais d’un entretien si coûteux. Le garçon ne veut point de femme, la fille ne trouve point de mari. Le mariage s’accomplit-il, la fête des nôces, la toilette, la garde-robe, les bijoux de l’épouse consument sa dot, & au-de-là. On tombe deux jours après dans l’indigence. Cependant rien à retrancher sur la parure. Les nouvelles modes au contraire augmentent tout. Quelle femme entend raison là-dessus ? Il s’en faut bien que l’établissement en religion soit si coûteux. On se plaint de leur multiplication ; qui en impose la nécessité que le luxe même ? Il y auroit moins de Religieux & plus de mariages, on savoit se contenir dans les bornes de la mediocrité. Ces exces font du cloître une ressource nécessaire. La naissance, l’entretien, l’éducation, l’établissement des enfans. Nouvelle source de dépense qui ébranle les plus grandes fortunes. On prend le triste parti de n’avoir point d’enfans. Célibataire dans le mariage, on se dédommage par le crime du plaisir légitime qu’on s’interdit. Ab iniquo thoro exterminabitur semen. L’actrice donne ce dédommagement criminel. Le luxe mene les deux parties au désordre. Il attire des amans à la femme, il fait chercher des maîtresses au mari. L’excès de parure nuit à l’un & à l’autre.

Il nuit encore en les rendant stériles par l’excès de leur passion. La parure irrite la passion du mari. On veut lui plaire, dit on, & on lui plait trop. Son amour, dit S. Jerome, est légitime, mais l’excès en est vicieux, & nuit à la secondité : Honesta origo, magnitudo difformis . Ces vains ornemens, ces piquans artifices allument dans votre cœur un feu violent. Votre femme est pour vous une maîtresse ; vos transports sont extrêmes, vous êtes dans l’ivresse. Qu’importe de quel vin on s’enivre ? on n’en est pas moins épuisé. Quasi adulter in suam ardentior. C’est un grand crime de courir après l’étrangere ; c’est une chose honteuse de se perdre avec la sienne. Reus in aliena, turpis nimius in sua. Qu’importe encore une fois par quel chemin on aille en enfer, par quel genre de délire on extravague. Quid interest qua ex causa quis insaniat ? S. flatteroit-on que ces violens & continuels transports préparent une postérité nombreuse ? Ils la détruisent dans son germe : Ab iniquo thoro exterminabitur semen.

Les calamités publiques, le renversement des Etats, sont encore le fruit du luxe des femmes. Pour punir la corruption des peuples. Dieu envoye sur la terre les guerres, les famines, les maladies, & toute sorte de fleaux. L’histoire en est pleine, toute la terre en est le théatre. Mais les Prophêtes ne permettent pas d’en meconnoître la source. Dans la prédiction du malheur de Tyr, de Babilonne, de Jerusalem, on commence par faire le détail du luxe. Isaïe semble l’avoir épuisé. Le portrait de la toilette des filles de son temps dans un Prophête, est très-singulier, ainsi que le détail des punitions relatives à chacune de leurs parures. J’arracherai tous ces ornemens dont vous êtes parée, je vous dépouillerai des habits dont vous êtes couverte, vous serez reduite à la plus honteuse nudité, à la plus dégoutante laideur, à la plus profonde misere, votre Roi sera enlevé, le temple détruit, le peuple captif, la ville reduite en cendres.

Sardanapale habillé en femme, filant avec les femmes, occupé avec elles de parure & de galanterie, voir son ennemi s’emparer de son royaume, preudre d’assaut la capitale, investir son palais, sans sortir de sa létargie ; & pour ne pas tomber entre les mains de l’usurpateur, il se brule de desespoir avec ses trésors & ses maîtresses. Hercule, dont il semble qu’on ait imaginé la mort sur ce trait d’histoire, habillé en femme, filant aux pieds d’Omphale, est empoisonné par une chemise que Dejanire lui a donné, & se brule lui même sur un bucher. Le theatre n’ignore point un évenement qu’il joue souvent, ce que sur grand nombre d’amans, moins braves qu Hercule, mais aussi sous, les actrices renouvellent par de funestes présens, qui valent bien le poison d’une chemise, & le bucher d’Oëta.

Tel fut le sort de l’empire de Babilonne, ville abominable, théatre du vice, parce qu’elle é oit le trone des femmes, dont l’indecence y étoit sans bornes. Son Roi dans un grand repas, au milieu de ses concubines, brillant de toutes les graces de leur parure, voit une main qui écrit la condamnation sur la muraille. Daniel lui annonce son malheur, & la même nuit la ville de Babilonne est prise par Cyrus. Il perd le trone & la vie & passe de l’élégance des parures aux horreurs du suaire & de la pouriture du tombeau. Holophernes général d’un de ses prédécesseurs, se laisse prendre à la beauté de la chaussure de Judith. Cette héroïne profite de son ivresse, lui coupe la tête, & dissipe son armée. Salomon lui-même, le plus sage des hommes, devenu insensé par l’amour des femmes, tombe avec elles dans l’idolatrie. Peut-on douter que leur parure n’ait été un des traits qui l’a blessé profondement ? Dans le livre des cantiques l’Auteur fait une description des attraits & des parures de sa femme, de son tein, ses cheveux, sa chaussure, ses vêtemens, ses parfums. Il devoit en être bien épris, & ils doivent être bien dangéreux, puisqu’un si grand homme en fut l’esclave. L’esprit de Dieu a daigné cacher sous ce détail de grands mystere. Mais ce qui n’est pas un mystere, c’est le malheur de l’homme, qui se laisse vaincre à ces frivoles ennemis.

L’empire Romain, ce colosse énorme de puissance, qui, comme la statue de Nabuchoodnosor, tombe en poussiere, frappé par une pierre, dût ses vertus à ses succès, & sa chûte à son luxe. Tandis que la simplicité, la chasteté, la pauvreté, faisoient la richesse des citoyens, & l’ornement des femmes, rien ne resistoit à leurs armes, les triomphateurs passoient de la charrue au Capitole. Le théatre s’y est-il établi, le fard a-t-il défiguré le visage des héritieres des Sabines, le vice monte sur le char de triomphe. Rome est ébranlée dans ses fondemens, & devient la proie des nations que son luxe a liguées contr’elle. Les Dieux, dit le Poëte, se servent de cet instrument pour venger l’univers. Savior armis luxuria incubuit, victumque utciscitur orbem. Quand je parle du luxe des femmes, je n’exclus point ces hommes effeminés, Ochon, Heliogabale, Comode, & ces élégans Seigneurs, qui parmi nous les imitent. Je leur ferois tort ; ce sont de véritables femmes, dont les Poëtes ne se moquent pas moins. Horace, Martial, Perse, Juvenal, s’en jouent. Le tendre Ovide leur donne des leçons ; elles ajoutent au ridicule. Les Poëtes étoient les Prophêtes des Payens. La providence leur en a menagé l’élégant témoignage, pour leur découvrir la source de leurs maux. Jamais on n’y parle plus fortement contre les vices des femmes & les excès de leur luxe, que ce sublime satyrique, de qui son rival disoit : Ses ouvrages tout pleins d’affreuses verités, étincellent pourtant de sublimes beautés. Il n’épargne rien, non pas même la coiffure de l’Impératrice. Crinem abscondente galero . Pour le théatre, les actrices, les danseuses, que n’en dit-il pas, avec toutes les personnes sages, que l’intérêt de la passion n’aveugle pas jusqu’à prendre la défense de leur corrupteur ?

L’empire des Grecs, qui imita les désordres de Rome, & peut-être les surpassa, subit la même destinée. En transportant dans la Thrace les délices de Capoue, elle y transporta les foiblesses & les malheurs d’Annibal. Le palais de Constantinople, du temps de Julien l’Apostat, entretenoit trois mille baigneurs, pour travailler les têtes des femmes de la Cour & de leurs amans. Celles de la ville en avoient sans nombre. Tous exerçoient leur profession, magnifiquement habillée en petit-maîtres. L’Empereur Philosophe en fut indigné, & les chassa tous. Ils repaturent bientôt après lui dans cette Cour effeminée, & sous leur savante main on ne fit qu’y rouler de crime en crime, jusqu’à ce que Mahomet Il y acheva de détruire l’empire, avec la religion Chrétienne, dont le luxe avoit si fort ébranlé les fondemens. Toute la terre d’un pôle à l’autre a souvent vu ces tragiques scenes. Et quoique moins frappant que la prise des villes & la perte des batailles, le luxe a toujours été le vrai ressort qui a preparé & operé ces bouleversemens, jusqu’à la fameuse Republique de Sparte, toujours florissante & invincible, tandis qu’elle conserva la pureté de ses mœurs. Mais à peine Athenes sa rivale y eût-elle introduit son théatre & son luxe, ces célebres Lacedemonienes ne furent plus que des coquettes, les Spartiates des petit-maîtres. Le torrent de la volupté l’entraîna comme les autres dans l’abyme de sa perte, d’où elle ne s’est plus relevée.

Les lamentations de Jérémie peignent des mêmes couleurs les désastres de Jerusalem. Les jeunes gens de Syon, dit-il, étoient brillans & tous couverts d’or : Filii Syon incliti & amicti auro. Ils passoient leur vie dans la volupté & dans la pompe : Vescebantur voluptuose, nutriebantur in croceis. Plus blancs que la neige, plus luisans que le lait, plus rouges que l’antique ivoire, plus beaux que les saphirs : Candidiores nive, nitidiores lacte, saphiro pulchriores, &c. Les voilà devenue plus noirs que le charbon : Denigrata facies eorum super carbones. Ils sont si changés qu’ils ne sont plus connoissables : Non sunt cogniti in plateis. Ils sont comme du bois, ils n’ont que la peau & les os : Adhæsit cutis ossibus eorum sicut lignum. Ces gens qui s’estimoient tant, sont méprisés comme des pots de terre : Reputati sunt vasa terrea. Ils sont ensevelis dans l’ordure, & n’embrassent que le fumier : Amplexati sunt stercora. Nos Actrices se verroient avec plaisir dans le portrait de leur beauté, de leur magnificence ; mais voudront-elles se reconnoître dans celui de leur misere & de leur laideur ? Hélas ! la mort & l’éternité ne les y rendront que trop semblables.

S. Bernardin a des idées singulieres du chef-d’œuvre de la toilette, qui quoique très-vraies, ne seront adoptées, ni par les actrices & les soubrettes du théatre, ni par les actrices & les soubrettes du beau monde. Nos petit-maîtres leur ressembleut trop, pour leur faire l’injustice de ne pas les y comprendre. 1.° La tête d’une femme parée est un balon de vanité : Vesica superbia . Comme un balon, elle est pleine de vents. Les passions en jouent pour ainsi dire au balon. Elle va, vient, tourne retourne, regarde de tous côtés pour étaler ses beautés, recueillir des suffrages, faire des admirateurs, compter ses conquêtes. Elle n’a aucune contenance ; une girouette sur son pivot ne tourne pas plus à tout vent. L’Ecriture emploie cette comparaison. L’homme superbe est un balon que des joueurs se jettent l’un à l’autre, sicut pila . Cette femme, selon les loix de la piété, ne devroit avoir que des voiles, qui la couvrissent, par humilité & par modestie : elle ne porte que de vains ornemens, qui s’étalent par orgueil & par libertinage. Esther gémissoit de la nécessité que son rang lui en faisoit : Signum ostentationis, & superbia. Vous avez beau, dit le Seigneur, orner & élever votre tête jusqu’aux nues, vous n’en serez pas moins un peu de poussiere & de fumier : S. ascenderit in cœlum superbia ejus, & caput ejus usque ad nubes, quasi sterquilinium conculcabitur.

2.° C’est la tour de Babel, turris Babilonica , dont elle se fait un rempart contre Dieu, c’est-à-dire, contre la volonté de Dieu, qui ne lui a pas accordé le dégré de beauté qu’elle désire, & qui la flétrit par la vieillesse & les infirmités ; elle tâche de se la procurer, & de la maintenir par les artifices. Elle éleve ce bel édifice le plus haut qu’elle peut, & en fait une tour par son élévation. Il y a des modes qui réalisent la tête de l’ancienne Déesse de la terre, qu’on voit sur les médailles couronnée de tours : Turrita mulieres , disent les Poëtes. Toute sorte d’ornemens y sont prodigués, frisure de cheveux, vermillon des joues, corail des levres, pendans d’oreilles, rubans, pompons, aigrettes, diamans, feu des regards, traits de la langue, impudence du front, que sais-je ! est-il rien dont la tête d’une actrice ne soit chargée ? Quelle confusion d’idées, quelle foule de desseins, quelle cohue de passions ! La confusion des langues ne fit jamais de la tour de Babel un pareil cahos. Qu’en restera-t-il, comme de Babilonne ? rien. On n’en conservera pas même le souvenir. Habens fiduciam in pulchritudine sua, fornicata es Dominus decalvavit verticem filiarum Sion.

3.° L’étendard du démon : Venillum diaboli . Le voilà arboré sur la tête d’un disciple de J. C. Quelle horreur ! La desertion du transfuge n’est donc pas douteuse, ni la victoire de l’ennemi ; tout est rangé sous ses drapeaux : les voilà arborés sur la brêche. La ville est prise, que dis-je ? ils sont arborés sur le haut de la citadelle ; la conquête est parfaite. Ne nous flattons pas, l’étendard du Seigneur est la croix ; il fut imprimé sur notre front au Baptême, à la Confirmation, cent fois par nos propres mains. C’est le signe de l’humilité, de la pureté, de la mortification ; c’est la livrée d’un Dieu qu’il a porté lui-même ; l’abregé de l’Evangile qu’il a enseigné. On l’arrache pour mettre à sa place l’étendard du Démon. Il y est placé par la main des passions, pour servir les passions, pour établir l’empire des passions. A ce signe de reprobation le démon reconnoît son palais, son trone, son temple, son autel, ses esclaves, ses victimes ; il y regne en souverain ; on se fait gloire de porter ses fers. Hélas ! soi-même on ourdit sa chaine, on se l’impose, on en ressette les nœuds : Signum bestia in frontibus eorum, signa Thaii in electis.

4.° C’est l’enseigne du vice, Signum luxuria . Les marchands, les artisans, mettent des enseignes à leur boutique, pour apprendre au public l’objet de leur commerce, & avertir les acheteurs. Pourquoi, dit-il, cette enseigne d’auberge & de bouchon, si vous ne voulez vendre du vin, & loger des passans ? Quel objet de commerce offrent les parures de votre corps, qu’elles embelissent pour le mieux débiter ? Quelle autre enseigne arboreroit une femme de mauvaise vie, quelle autre mode suivroit-elle ? Aucune courtisanne qui ne prît vos habits & vos coiffures, & qui se crut méconnoissable, si elle avoit quelque portrait à montrer pour enseigne. Elle pourroit sans risque vous faire peindre, & le pinceau n’auroit rien à ajouter, ou à retrancher. Vous pouvez changer de toilette, sans avoir rien à désirer ni l’une ni l’autre. S. on présente à un étranger une Courtisanne & une Dame du monde, qu’il ne connoisse pas, il sera embarrassé dans le choix, & ne saura à qui donner la pomme. Ce n’est pas mon intention, direz-vous ; pourquoi donc en donner les marques, & démentir vos pensées par vos œuvres ? A qui de deux s’en rapporter ? De l’abondance du cœur la bouche parle, de l’abondance du cœur la femme se pare, & parle aussi énergiquement par la parure.

5.° C’est une marque de duplicité, Signa duplicitatis , non seulement parce que, pour conserver la fraicheur de leur visage, elles s’envelopent comme de la pâte gluante de Poppée, qui est un masque, mais parce que le fard lui-même, & toute la parure qui l’assortir, est un masque qui change le visage, & fait paroître tout different de ce que l’on est. Qu’on compare cette femme à elle-même ; la face du matin n’est pas celle de l’après-dinée, celle d’hier n’est pas celle d’aujourdhui. Ses couleurs, ses traits, son air, varient tous les jours. Elle étoit vieille, elle paroit jeune ; noire, elle est blanche ; pâle, elle est rouge ; sa phisionnomie étoit douce & modeste, ses traits sont rudes & enflammés, c’est une furie. Qu’on lui attache son masque, son mari, les enfans y seroient trompés. si, comme au spectacle & au théatre, ils n’étoient instruits que la décoration change à chaque acte. Visage sur visage, couleur sur couleur, contre les paroles du sage : Non accipias faciem contra faciem. Quelle croute, si on n’avoit soin chaque jour de délayer son visage, & qu’on y appliquât une couche sur l’autre ! Ce seroit dans peu une croute bien épaisse. On a trouvé un secret, par le moyen de quelque corrosif d’enlever un tableau entier de dessus une vieille toile, & de l’appliquer sur une toile neuve. Il seroit aisé d’emporter ainsi le visage d’une femme fardée, & de l’appliquer sur une toile. Ce seroit son portrait tout fait, sans doute bien ressemblant ? non, il ne ressembleroit point à l’original ; & si l’on faisoit tous les jours cette opération, ce seroit autant de portraits différens. La belle galerie que celle où on conserveroit une suite de tous ces portraits, avec chacun sa date ! Voilà une beauté bien multipliée. Le Saint Ecrivain appelle ces visages. l’un le visage de la nature, l’autre le visage de l’art, le visage de la passion, le visage du péché, le visage du mensonge : Facies peccatorum similis . Un Peintre, chargé de peindre cette femme, diroit, je ne peins pas son visage, mais je peins un tableau ; n’exigez point qu’il soit ressemblant. Le fût-il aujourd’hui il ne le fera plus demain. Comment peindre un Protée ? Il en est comme du cou des pigeons ; la couleur de leur parure varie selon l’aspect du soleil. Dans quelques écoles de peinture on donne aux jeunes Peintres pour les exercer des estampes à colorier, ou de vieux tableaux pour en rajeunir les couleurs. Voilà l’emploi d’une femme de chambre ; elle colore une estampe, elle rajeunir les couleurs d’une vieille peau. Voilà un vrai mensonge ; ce visage récrepi dit, & on veut bien qu’il dise, je suis jeune, je suis beau, je suis uni, j’ai des couleurs vives, je suis pétri de lys & de roses, comme une trompette qui publieroit ces contreverités. Femme de Jerobaam, pourquoi vous déguisez-vous, dit le Prophête ; je vous connois : Quare aliam, te simulus.

6°. C’est un chat huant : Bubo lucifugo . Cet oiseau hideux & nocturne, qui ne vole que dans les ténébres, ressemble-t-il donc à une beauté parée par l’art admirable de la toilette ? Oui sans doute aux yeux de la foi. Quoi de plus hideux que le péché, quelles ténébres plus épaisses que celles du vice ? Cette beauté prétendue ne se montre que dans la sombre nuit de la passion ; c’est pour la vertu un oiseau de mauvais augure. Elle ne peut souffrir le jour de la verité, elle ne peut soutenir l’approche des rayons du soleil de justice. Son chant est sinistre, ses paroles sont le langage de l’amour, sa voix celle de la molesse, sa musique celle de la volupté. Telle les Sirenes qui perdoient les hommes par la douceur empoisonnée de leur voix. Quand cet oiseau funebre paroît, tous les autres oiseaux se rassemblent autour de lui pour l’insulter ; & c’est une chasse fort ordinaire aux oiseleurs d’attacher un chat huant & de repandre au tour de lui de la glu & des filets, où les oiseaux viennent se prendre. Ainsi les hommes curieux de la beauté volent au tour d’elle pour l’insulter ; est-il de plus grande insultre pour une femme que les regards, les defits, les paroles, les attentats impudiques de ceux qui se prennent dans ses filets, dans la glu, pour ainsi dire, de la molesse & de la volupté ? Sicut avis volitat ad laqueos. Le démon, comme cet oiseleur, tend ses piéges pour prendre les ames. Point de chant pour lui plus abondant & plus sur. Ces idées sont fréquentes dans l’Ecriture. N’est-ce pas même l’intention de ces femmes ? A quoi aspirent-elles qu’à plaire aux hommes, & leur inspirer de l’amour ? Y a-t-il un ruban, un cheveu, un coup de pinceau, qui n’y soit destiné ? Quel triomphe, quelle joie, quand il produit cet effet ! quelle tristesse, quelle mauvaise humeur, s’il le manque ! On dit comme l’Empereur Tite, mais dans un sens bien différent, mes amis, j’ai perdu la journée : Amici, diem perdidi.

7°. Cette tête est donc le trone de Satan sedes Satana . Il y a établi son empire, il y donne des loix, y prononce ses oracles, y allume ses feux, y étale ses livrées, y exerce son autorité, toutes les passions y sont à ses ordres, on y combat pour lui, on lui amene des esclaves. S. le démon avoit à paroître, sous quelle forme se transformeroit-il, prendroit-il la tête de Meduse, pour rebuter tout le monde ? ce seroit bien plutôt celle d’une femme parée, pour faire des conquêtes, comme la femme de l’Apocalipse, qui donne à boire aux Princes dans la coupe de la volupté ; comme l’enchanteresse de la fable, qui change les hommes en bêtes par un breuvage délicieux, comme le pêcheur prend les poissons a l’hameçon. Mais vous avez beau faire ; vous vous élevez au-dessus des astres, vous vous asseyez comme une Déesse la rivale du Tout-puissant, vous osez vous asseoir sur son trone je vous en arracherai, & vous précipiterai dans l’abyme des ce monde même ; la pâleur, la laideur, les rides, la foiblesse, la vieillesse, les infirmités, seront la juste punition de votre vanité, & de vos impuretés. Vos joues ridées, vos levres flétries, vos dents tombées, vos yeux éteints, votre corps desseché, vos jambes tremblantes, une puanteur horrible, seront les affreux préludes du tombeau, où vous serez la pâture des vers, & de l’enfer, où vous serez la proie des flammes éternelles.

8.° Enfin c’est un mépris une dérision de J. C. derisio Christi . Que penseroit-on d’une femme qui suivroit au tombeau son mari ou son pere, le visage fardé, les cheveux frisés, toute couverte de fleurs & de pierres précieuses ? Qu’eût-on pensé de Magdelaine, si dans cet état elle eût suivi J. C. au Calvaire ? Telle une femme mondaine, qui vient à l’Eglise, assiste à la Messe avec toute la pompe de la vanité. L’Eglise est le Calvaire, l’autel est la croix, la Messe est le sacrifice où J. C. meurt par les mains du Prêtre. Quel contraste ! la lumiere & les ténébres ! J. C. & Belial ! le vrai Dieu & les idoles ! Comparez cette tête prophane avec celle d’un Dieu mourant. Ce visage est couvert de crachats, celui-ci de vermillon & de céruse ; les yeux d’un Dieu sont noyés dans les larmes, ceux ci brulent d’un feu impur ; cette tête adorable est couronnée d’épines, ses cheveux dégourent de sang ; cette tête prophane est couronnée de roses & de rubans, ses cheveux couvets de poudre, dégoutans d’essence, frisés le plus artistement ; cette bouche sacrée prononce des paroles de vie, ces levres souillées des discours licentieux, prononcent des paroles de mort. Le Seigneur baisse la tête par modestie, par humilité, par abbattement sous le poids de nos péchés ; la femme la leve avec fierté, avec impudence ; il invite à la pureté par une foule de blessures, vous à l’impureté par vos dangéreux attraits. Aussi que deviendront elles dans l’autre vie ? l’une sera couronnée de gloire à la droite de Dieu, l’autre couverte de confusion avec les démons.