(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre IV.  » pp. 113-155
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre IV.  » pp. 113-155

Chapitre IV.

Catherine de Medicis.

Cette Princesse est célèbre dans nos annales par les maux qu’elle a faits au royaume pendant le règne de ses trois enfans. Elle y a entretenu le trouble, la division, la guerre civile, qui ont pensé y détruire la religion Catholique, & enfin causa l’extinction de la famille royale des Valois. Voici ce que Voltaire en fait dire par Henri IV à la Reine d’Angleterre Elizabeth. Henriade, Chant II.

Peu de son cœur profond ont sondé les replis.
J’ai vingt ans sous ses pas vu les orages naître.
Chacun de ses enfans, nourris sous sa tutelle,
Devînt son ennemi lorsqu’il regna sans elle.
Ses mains au tour du trône avec confusion,
Semoient la jalousie & la division,
Opposant sans relâche avec trop de prudence
Les Guises aux Condés, & la France à la France,
Et changeant d’intérêt, de rivaux & d’amis,
Toujours prête à s’unir à tous ses ennemis :
Esclave des plaisirs, mais moins qu’ambitieuse,
Infidelle à sa secte, & superstitieuse.

Esclave des plaisirs ne dit pas assez, si elle en fut esclave en s’y livrant, elle est accusée de les avoir employés en maîtresse, par ambition, à corrompre sa famille, la Cour & le royaume. Nous laissons à l’Historien du seizieme siecle le détail de ces événemens : nous nous bornons au rapport que cette Reine a eu avec le théatre. Elle lui appartient à bien des titres. C’étoit, si l’on peut se servir de ce terme, la plus grande Comédienne qui ait peut-être jamais été. Toute sa vie fut une comédie perpétuelle, & elle a introduit en France la comédie Italienne, qui a changé la face de la scene Françoise, & l’a rendue très-dangereuse.

Catherine possédoit dans un dégré éminent toutes les qualités d’une Actrice, toutes les ruses d’une femme d’intrigue, tous les détours du plus fin courtisan. Elle avoit assez de beauté pour inspirer de grandes passions, tout le manège de la coquetterie pour les agacer, un esprit vif & enjoué, une imagination agréable pour les entretenir, un libertinage décidé pour les satisfaire, & toute l’irréligion nécessaire pour lever les scrupules. Elle avoit une taille fine, une démarche majestueuse, & dansoit noblement, une voix harmonieuse, parloit & chantoit agréablement, & s’exprimoit avec dignité ; ses gestes étoient décens & pathétiques, son air modeste, ses regards tendres & insinuans, elle écrivoit bien, surtout des dépêches pour ses affaires. Elle s’avisa de composer les contes comme Marguerite Reine de Navare. Ils se sont perdus, & la perte est légère. Il y a apparence qu’ils étoient fort licentieux ; c’étoit le goût du temps, & le ton Italien. Ceux de la Reine Marguerite, qu’on ne lit plus, sont dans le même goût. On dit que Catherine les ayant lus leur donna la préférence, & supprima les siens. On auroit pu supprimer encore les autres sans que la religion & la vertu eussent à verser des larmes. Il a plu à La Fontaine d’aller pêcher dans ce bourbier plusieurs de ses contes, & à quelques Auteurs Dramatiques le sujet de leurs farces. Les Historiens remarquent que Catherine montoit parfaitement un cheval, qu’elle avoit la jambe belle, & qu’elle affectoit de la faire voir comme les Danseuses de l’Opéra, en portant des habits fort courts, en s’habillant en homme, sur-tout en mettant attentivement ses jambes sur le pomeau de la selle de son cheval, & n’en chevauchoit pas moins bien sur la haquenée comme le meilleur Ecuyer . Elle fit cesser l’usage modeste, jusqu’alors établi pour les femmes, qui subsiste encore en quelques endroits, d’être assises à cheval sur des selles à dossier, avec un large étrier pour les deux pieds, ce qu’on appelloit aller à la planchette : on n’y peut pas si bien étaler ses jambes.

C’étoit un vrai Protée. Elle jouoit avec la même facilité toute sorte de rôles, prenoit toute sorte de visages, de figures, d’habits, de maintien, pleuroit, rioit, portoit le deuil, & donnoit des fêtes, louoit, blâmoit, caressoit & faisoit enfoncer le poignard ; dévotion & débauche, magnificence & simplicité, hauteur & bassesse, licence & modestie, tout lui étoit bon, tout lui étoit familier, elle étoit propre à tout, parloit avec la même aisance & la même hardiesse d’affaires d’Etat & de mascarades, de guerre & de galanterie ; le plus fin Conrtisan ne pouvoit la penêtrer, les plus rares politiques étoient ses dupes ; elle faisoit la guerre au Prince de Condé, & lui écrivoit pour le remercier d’avoir pris les armes contre le Roi son fils, armoit contre le Roi d’Espagne, & lui demandoit sa protection, faisant massacrer les Protestans, & leur accordant la liberté de conscience, manquant à toutes les promesses avec la même facilité qu’elle les avoit faites. On se forme communément cette idée des Italiens, quoique peut être injustement. En Italie les Florentins sont célèbres par leur duplicité, & à Florence la Maison de Medicis s’étoit toujours distinguée par cette belle qualité. Jamais fruit n’a mieux senti le terroir, jamais enfant n’a plus hérité de ses peres que cette Princesse trés fameuse si la naissance & la fortune ne l’avoit mise infiniment au-dessus des Histrions. Il n’y a point de troupe dont elle n’eût fait la gloire, elle eût éclipsé toutes les Chammelé, les Favard, les Clairon, les d’Argenville, passées, présentes & futures.

Comme toutes les Actrices & les coquettes elle avoit un goût décidé pour la parure, quoique avide d’argent. Elle avoit inventé mille divers impôts par le conseil de quelques Italiens de la lie du peuple, qu’elle accueilloit, & chargeoit d’en faire la levée. Ses profusions en habits, meubles, pierreries, fêtes, étoient immenses. Il est vrai que sa dignité de Reine exigeoit de la magnificence ; mais elle en passoit toutes les bornes, sur-tout dans un siécle où la simplicité regnoit encore : siécle bien différent du nôtre qui est le règne du luxe & du faste, où souvent de simples bourgeoises étalent plus de richesses que les Princesses de ce temps là. Est-il quelque chose au-dessus de la femme d’un Financier, au-dessus d’une Actrice à la mode ? La Reine changeoit d’habits tous les jours ; sa garderobe & sa toilette étoient immenses : c’étoit un monde, selon l’expression des Romains, mundus muliebris, comme le magasin des habits de théatre. Les flâteurs disoient d’elle : tout la pare également, on ne peut discerner ce qui la favorise davantage, comme le rapporte Varillas : modestes ou galans, simples ou superbes, de quelque couleur ou forme que ce soit, on ne sait quel choisir. Cette pensée a été appliquée à la Duchesse de Mazarin par l’Auteur de ses Mémoires. On l’a dit de la Favard ; quelque rôle qu’elle joue, quelque habit qu’elle porte, Soubretre, Bergere, Princesse, Sultane, à la Chine, au Japon, au Perou, c’est une beauté Cosmopolite de tous les pays, de tous les états, de tous les siecles. Il n’y a pont d’Actrice à qui son miroir ne le dise, & à qui ses amans ne répérent cette fadeur.

Malheureusement Catherine inspira le même goût à ses enfans. C’étoit le goût des Medicis, dont la somptuosité effaçoit tous les Princes, surtout de Henri III, son fils bien aimé & son image (Charles IX étoit moins prodigue). Ce Prince effeminé prodiguoit des millions pour sa parure & celle de ses mignons. A son mariage, à celui de ses sœurs, à celui de ses favoris, il jetoit l’argent à pleines mains. Les noces de Joyeuse lui coûterent douze cens mille écus, somme immense pour ce tems (nous en avons parlé ailleurs). Il se ruinoit & ruinoit son peuple. Dans le voyage que la Reine fit à Bayonne pour voir sa fille Reine d’Espagne, il se dépensa des sommes énormes en spectacles, ballets, carrousels, mascarades, braveries, en quoi , dit Mezerai, les François l’emportent sur toutes les nations du monde . Ce fut pourtant moins le Roi que sa mere qui donna dans ces excès. Ce voyage sous une apparence de fête, couvrit les conférences & les négociations secrettes avec le Duc d’Albe, où fut conclu, dit-on, le massacre de la S. Barthelemi. L’un & l’autre, & leur assemblage, étoient bien dans l’esprit de la Reine. Tous les Courtisans, à son exemple, & à l’envi les uns des autres, y dépenserent tout leur bien. Ces folies passerent de la Cour à la Capitale & aux Provinces. Voilà une des sources du luxe qui regne eu France. Il gagna tous les états avec fureur, malgré les horreurs de la guerre. Il s’y est perpétué, il est monté jusqu’au comble. C’est encore Catherine qui a peuplé la Cour de femmes ; elles étoient auparavant en petit nombre, & modestes ; elle les a habillées indécemment, & a fait de cette indécence une étiquette. Elle a été un des plus grands fléaux que la colere de Dieu ait envoyé à ce royaume pour punir nos péchés.

On ne seroit pas surpris de voir à Catherine des mœurs dépravées ; le vice étoit héréditaire chez les Medicis, elle n’avoit vu que des objets & des exemples d’incontinence, sa famille étoit toujours farcie d’enfans naturels, dont plusieurs furent élevés aux premieres dignités, Les femmes n’étoient point en sûreté à Florence pendant la vie de son pere, ses palais étoient pleins de tableaux & de statues obscenes, on n’y respiroit que la volupté, la vie s’y passoit en fêtes & en comédie, c’étoient de vrais théatres ; on ne pouvoit plaire à cette Cour qu’en favorisant ce goût. Léon X le porta sur le Saint Siege, & le Cardinal Bibiana obtint la pourpre en récompense. Les Savans chassés de Constantinople par Mahomet II, que Laurens accueillit & pensionna, ont par intérêt & par reconnoissance porté son nom jusques aux nues. N’en soyons pas les duppes, tout cela ne se faisoit que par vanité & pour gagner son peuple, qui le haïssoit ; ce n’étoit que l’ostentation d’un Financier opulent qui paye des Savans & se donne des Ecrivains, comme il se donne des meubles & des équipages magnifiques, & une suite brillante de domestiques. Aucun des Medicis n’a été savant ni n’a eu du goût pour les sciences, & n’a cessé, pour tout cet appareil de littérature & de beaux arts, de se plonger dans la volupté. Des Troupes de Comédiens étoient soudoyées à Florence à même temps que les Savans, & plus libéralement que tous les Savans, comme elles le sont par-tout encore. La même main versoit les bienfaits sur les Actrices & sur Calchondille. On peut à aussi juste titre appeler les Medicis les protecteurs, les restaurateurs des vices, que les restaurateurs des sciences, & leur regne le siecle de la corruption, que le siecle de la littérature. Quand on examine de près la grandeur humaine & les éloges dont la flatterie la comble, on dit avec Rousseau : Le masque tombe, l’homme reste, & le Héros s’évanouit.

Le premier usage que Catherine fit de sa souplesse en galanterie fut dans la famille royale ; elle sçut plaire par sa complaisance à François premier, son beau-pere, qui quoique livré à la débauche, l’aima & la respecta. Henri II son mari, aussi depravé que son pere, fut d’abord pour elle fort indifférent. Il étoit absorbé dans d’autres amours. Elle fut dix ans sans avoir des enfans. On n’en réjettoit pas la faute sur son mari, & sans songer que rien ne rend plus stérile que l’épuisément de la débauche, on parloit de la répudier. On fouilloit dans sa vie passée, & il est vrai que sa naissance, son séjour, son éducation dans le palais de l’homme du monde le plus débauché, où elle n’avoit vu que des infamies, étoient de foibles garans de sa virginité. Elle gagna pourtant son mari, & le dédommagea par sa fécondité, lui donna dix enfans. Elle ne se plaignit jamais de ses infidélités ; quoiqu’elle l’aimât bien peu, elle l’accabloit de caresses. Elle fut bien-tôt consolée de sa perte, mais elle versa des larmes, elle lui fit de magnifiques funérailles, elle porta long-temps le deuil. Il commençoit à l’aimer sincérement quand il mourut, quoiqu’il ne la laissât se mêler de rien, ce qui lui déplaisoit beaucoup.

Il étoit de l’intérêt de Catherine de se ménager pendant la vie de son mari. Elle avoit dans Diane de Poitiers, Duchesse de Valentinois, dont le Roi fut toujours épris & toujours gouverné, une rivale redoutable qui ne l’auroit pas épargnée, non plus que le Connétable de Montmorenci, homme puissant & sévere, qui même jetta dans l’esprit du Roi quelque soupçon sur sa conduite, qu’on ne jugea pas à propos d’approfondir. Au lieu de montrer de la jalousie, comme l’auroient fait la plus part des femmes, & comme le fit pour son malheur Marie de Medicis, épouse d’Henri IV, elle s’attacha & réussit à gagner sa rivale, parut ne pas s’appercevoit de ses amours & de son crédit, affecta même de les favoriser, & vouloir dépendre d’elle, comme l’Imperatrice Livie favorisoit les amours d’Auguste, & Agrippine ceux de Néron, ou si l’on aime mieux, comme les femmes des Patriarches, qui permettoient tout à leurs servantes. L’Evangile est moins indulgent. Diane en fut reconnoissante, & la servit à son tour, elle lui ménagea les égards & l’amitié de son amant, se contenta de posséder son cœur, & lui sauva même l’injuste querelle qu’on vouloit lui faire sur sa stérilité, en faisant casser son mariage. Il est vrai que Diane y étoit intéressée, car si son amant, devenu libre, venoit à se remarier, comme on devoit s’y attendre, il auroit peut-être pris une femme moins complaisante que Catherine, qui auroit pu la troubler dans ses faveurs, ou même lui enlever le cœur de son époux. Ainsi se concilient les intérêts. Catherine lui en sut si bon gré, qu’elle lui demeura toujours unie, & qu’après la mort de Henri, lorsqu’elle fut la maîtresse des affaires, elle eut les mêmes sentimens, & laissa à Diane les biens immenses qu’elle avoit acquis, dont on auroit pu justement la dépouiller. Une autre espece de rivale qu’elle sut ménager aussi, c’étoit la Duchesse d’Estampes, maîtresse de François I, son beau-pere. Ces deux femmes toutes puissantes, l’une sur le pere, l’autre sur le fils, partageoient la Cour par leur crédit & leurs intrigues. Elle ne prit aucun parti, & quoique ennemies irréconciliables, elle conserva l’amitié de l’une & de l’autre, avec une dissimulation , dit le P. Daniel, dont une Italienne est seuie capable .

Tous ces intérêts cesserent, tous ces obstacles furent levés à la mort d’Henri II, son mari. Devenue sa maîtresse par le bas âge de ses enfans, elle se livra à son penchant. On lui a soupçonné plusieurs amans favorisés, soit par goût de galanterie, soit par politique, pour les mettre dans son parti. Le Vidame de Chartres, le Baron de Larroche, Matignon, Moscouet, &c. jusqu’au Prince de Condé, qui, quoique son ennemi, se réconcilioit si aisément avec elle, agissoit pour elle contre ses intérêts paroissoit si enthousiasmé de ses graces, ne cessant de louer sa beauté incomparable, qu’on étoit fondé à lui soupçonner un cœur tendre. On accuse cette mere d’avoir élévé sa famille dans le désordre. Ses enfans furent assiegés de gens sans religion & de femmes galantes, & firent une triste fin. François II, échappa à la corruption, parce que heureusement pour lui pendant 18 mois que dura son mariage, il fut éperduement amoureux de sa femme Marie Stuart, Reine d’Ecosse, & conduit par les Princes Lorrains. Charles IX mourut jeune, & cependant laissa des enfans naturels. Henri III, qu’elle aimoit le plus, & qu’elle avoit le plus élevé dans ses goûts, scandalisa encore davantage avec ses mignons, & fut assassiné. Margueritte sa fille fut répudiée par Henri IV à cause de sa vie licencieuse. Elizabeth, mariée au Roi d’Espagne, passa pour avoir été empoisonnée sur le soupçon de ses amours avec Dom Carlos, fils de son mari. Peut-être y a-t-il quelque exagération dans ce fait, mais il est certain que la conduite de cette Reine n’étoit rien moins qu’édifiante. Cette Princesse avoit aux yeux de Brantome un mérite sublime & des qualités éminentes qu’elle tenoit de sa mere, qui ne réussirent point à la Cour d’Espagne. Elle avoit toujours la gorge tout-à-fait découverte ; Brantome qui montre par-tout beaucoup de goût pour les nudités, en étoit extasié. En Espagne on baissoit les yeux. Elle montoit fort bien un cheval & n’avoit jamais de planchette. La montée, la descente, l’allure, les jambes sur l’arçon que Paris admiroit faisoient gémir à Madrid. Elle ne portoit jamais deux fois la même robe, il lui en falloit chaque jour une nouvelle des plus superbes ; elle donnoit la vieille à ses femmes. 365 robes par an, toutes très-riches, étoient une dépense que son mari faisoit par complaisance pour sa femme, & pour la Reine de France sa mere, mais que le Trésorier du Roi calculoit soigneusement dans ses comptes. Jamais elle ne put souffrir de voile, selon l’usage si commun d’Espagne. Elle affectoit au contraire de montrer son visage & son sein. Quand elle alloit dans les rues en carrosse, ce qu’elle faisoit fréquemment, elle ne s’asseyoit jamais dans le fond du carrosse à la place due à sa dignité ; elle se mettoit toujours à la portiere, pour être vue de tout le monde. Cette conduite galante n’étoit pas du goût de Philippe second, le plus sérieux des hommes, dont elle méprisoit les cheveux blancs & l’air peu petit-maître ; elle ne contribuoit pas à détruire les soupçons qui se formerent sur ses galanteries & son intrigue avec Dom Carlos. Je ne prétends pas pénétrer les mysteres du cabinet d’Espagne, mais il faut convenir que sa mere ne l’avoit pas élevée à l’Espagnole, & ne lui prépara pas un sort heureux en lui donnant ces goûts & ces manieres, qu’elle ne suivit que trop. Il y a eu sur la maison de Medecis & toute la race de Cathérine un abandon étonnant du Seigneur sur la religion & les mœurs.

Catherine avoit des Comédiens à ses gages pour la divertir, mais par un exemple peut-être unique dans l’histoire elle avoit aussi à ses gages une troupe de femmes galantes qui la suivoient partout, même dans ses plus longs voyages. Cette armée d’Amazones, chargée d’exécuter ses ordres, faisoit sous ses drapeaux la guerre la plus dangéreuse à sa famille, à ses amis, à ses ennemis, & à tous ceux avec qui elle avoit à traiter. Jamais femme ne fit plus de voyages. Elle traversa dix fois toute la France, parcourant les villes & les provinces, alla même hors du royaume chez le Duc de Savoye pour négocier la paix ou la guerre, & plus la guerre que la paix, mais toujours environnée de sa fidelle troupe, comme d’un regiment de Gardes, sans lequel elle ne marchoit pas. Armée de leurs attraits comme du bouclier & de l’épée, elle se croyoit invincible, se flattoit de tout vaincre, & remportoit en effet de grandes victoires. C’étoit des filles des premieres maisons du royaume dont elle faisoit ses Pages, sous le nom de Filles d’honneur. Elle n’en vouloit que de jeunes & de belles, elle les formoit à son école. La Cour étoit une académie de galanterie, on y en donnoit des leçons ainsi que de tous les arts agréables. Comme la Directrice d’une troupe de Comédiens elle exercoit ses Actrices à jouer leurs rôles. On sent combien le défit de faire sa cour, l’espérance d’une brillante fortune, l’air & les maximes, & l’exemple du grand monde, l’élévation de ceux dont on leur ordonnoit de faire la conquête, le penchant de la nature, la foiblesse du sexe, des passions naissantes & bien cultivées, le désir de plaire, & la coquetterie naturelle à toutes les femmes devoient faire écouter ces écolieres avec avidité, & goûter avec plaisir des leçons si agréables, & faire les plus grands progres dans leur art. En quel endroit qu’elle allât , dit Mezerai, elle traînoit toujours avec elle l’attirail du plus voluptueux divertissement, & particulierement une centaine des plus belles femmes de la Cour, qui traînoient encore deux fois autant de courtisans. Cette comédie ambulante étoit toujours prête à jouer.

Dans tous les temps on a employé les femmes dans les affaires publiques & particulieres pour obtenir des graces, découvrir des secrets, ménager des protecteurs, séduire des ennemis, donner de faux avis. Ce sont les ressorts ordinaires dans les intrigues d’une Cour, plus efficaces en ce qu’ils vont au cœur, & sont cachés sous le voile d’une galanterie vraie ou feinte. Cromvel leur dût toute sa fortune, Ciceron la découverte de la conjuration de Catilina. Les histoires sont pleines de ces traits qui font peu d’honneur aux deux parties, & à la personne qu’on met en œuvre. Le Roi des Madianites envoya dans le camp d’Israël, par le conseil de Balaam, une troupe de femmes qui en perdirent des milliers ; les Indiens en lâcherent de même contre les Espagnols, qui firent plus de mal que leurs flêches ; mais il n’y a point d’exemple qu’un Prince ait entretenu à ce dessein une armée de femmes, comme une meute de chiens de chasse, pour courir après le gibier, & le faire tomber dans les filets. Il est ordinaire dans les Cours de tenter la vertu des Princes, & d’abuser de leur foiblesse par le poison de la volupté. Combien de Courtisans qui ne vivent que par les passions qu’ils font naître, ou qu’ils entretiennent ? Les Officiers de Cithere ne sont-ils pas les favoris les plus accrédités ? Il est ordinaire encore que pour regner plus long-temps sans obstacle on éleve les jeunes Princes dans la molesse & la dissipation, & même dans le désordre. On leur choisit, on leur présente les objets, on ménage les facilités, on leve la honte, on calme les remords. Le Cardinal Mazarin fut accusé d’avoir donné cette éducation à Louis XIV., & d’avoir même dans ces vues multiplié les fêtes, favorisé la comédie, & même introduit l’Opéra en France, comme Cathérine avoit introduit la Comédie Italienne. Rien en effet n’est plus propre à séduire un jeune cœur, & quoique le génie élevé de ce Prince l’ait mis dans la suite au-dessus de ces pieges, il en a du moins conservé un amour du luxe, & singulierement du théatre, qui a porté la scene au plus haut point de la gloire, & en a par-tout répandu le goût. Mais Mazarin n’avoit pas comme Cathérine, & personne n’a jamais eu une maison toute formée d’Officiers & de Pages pour célébrer les mysteres de Venus, & des Prêtresses occupées à son culte, qui offroient leur ministere aux devots de la Déesse, & portoient à son temple de riches offrandes, & sous le nom de filles d’honneur rendoient à leur Reine des services importans, qui les rendoit si peu dignes de ce beau titre. On a depuis changé ce systeme critique ; les femmes mariées occupent toutes les charges de la Cour.

Le succès repondit à son attente ; Cathérine en tira plus de fruit que de plusieurs batailles. Celle des Actrices qui joua le mieux son rôle fut Mademoiselle de Limeuil, l’une de ces filles d’honneur. On la dépêcha contre le Prince de Condé, qu’on craignoit, & dont on avoit besoin. Elle en fit si bien la conquête qu’elle en devînt grosse. La Reine, pour cacher son jeu, fit semblant de s’en fâcher, la reprit vivement, & la renvoya. L’Officiere disgraciée lui répondit avec une hardiesse que la verité seule peut inspirer : Je n’ai fait que suivre votre exemple, & accomplir vos ordres. Elle avoit assez vécu avec la Reine pour la connoître, & avoit trop de talens pour n’être pas employée. La Reine n’eut rien à répondre. Cette fille d’honneur mourut bientôt après, & fit une fin digne des leçons qu’on lui avoit données. Quand l’heure de sa mort fut venue , dit Brantome, elle fit venir Julien son Valet de chambre, qui jouoit très-bien du violon. Julien, dit-elle, prenez votre violon ; & jouez moi toujours jusqu’à ce que vous me voyez morte la defaite des Suisses le mieux que vous pourrez, & quand vous serez sur le mot tout est perdu, sonnez-le plusieurs fois, le plus piteusement que vous pourrez ; ce qu’il fit, & elle-même lui aidoit de sa voix ; & quand ce vînt tout est perdu, elle réitera deux fois, & se retournaut de l’autre côté du chevet, elle dit à ses compagnes : Tout est perdu à ce coup, & à bon escient, & décéda. Voilà , dit Brantome, qui pensoit à-peu-près comme elle, une mort joyeuse & plaisante. Je tiens ce conte de deux de ses compagnes qui virent jouer le violon. Ainsi mourut en se faisant lire des vers Petrone, Favori de Neron, & Ministre de ses plaisirs. On en trouvera plusieurs exemples dans un petit & mauvais livre, dicté par l’irréligion, de ceux qui sont morts en plaisantant. Ces deux faits rapportés, l’un par le Laboureur, l’autre par Brantome, sont attribués par quelques Auteurs à deux Demoiselles de Limeuil, toutes deux filles de la Reine ; peu importe, ils partent tous deux de la même source, & prouvent la même éducation.

Antoine, Roi de Navare, étoit un Prince mou & efféminé, tel qu’il le falloit à Cathérine. Elle le craignoit pour concurrent dans la regence, & lui lâcha Mademoiselle Durouet, autre fille d’honneur, tres-jolie & très-adroite, & peu scrupuleuse, & lui ordonna d’entretenir l’amour du Prince, & lui complaire en toutes choses pour l’amuser . L’Ambassadrice negotia avec tant de succès qu’Antoine negligea toutes les affaires, & laissa la Reine prendre le gouvernement de l’Etat. Honteux de sa double defaite, il voulut ensuite reparer son honneur allant au siege de Rouen. Il y fut mortellement blessé, & vînt mourir quelques jours après à S. Jean d’Angeli.

Ces braves guerrieres ne craignoient pas le bruit des armes. Elles en avoient d’autres qui font moins du bruit que le canon, & que les Héros craignent encore moins, quoique plus dangéreuses. Il falloit , dit Monluc dans ses Mémoires, que dans les plus grands embarras de la guerre & des affaires le bal marchât toujours. Le son des violons n’étoit point étouffé par celui des trompettes ; le même équipage traînoit les machines des ballets & les machines de guerre, & dans un même lieu on voyoit les combats où les Francois s’égorgeoient, & les carrousels où les Dames se rejouissoient. Ce ridicule se renouvelle tous les jours dans nos armées, & pourroit fournir la matiere d’un second tome aux reveries du Maréchal de Saxe. La comédie se joue regulierement dans les garnisons & dans les camps. On y fait l’exercice de la scene comme celui des armes ; le Regiment de Thalie est logé au milieu des autres, & l’artillerie des Actrices aussi bien servie que celle du Roi. Il a son état major, sa solde, ses provisions de guerre & de bouche ; les chevaux & les chariots du Roi portent ses habits, les tretaux, les décorations, aussi-bien que les canons & les bombes. Aussi la comedie prépare au combat, & délasse des fatigues d’une bataille. Le théatre est une école militaire, & l’Actrice une maîtresse d’escrime ; il s’y forme de grands Officiers & de bons soldats. Les hôpitaux militaires sont des témoins de leurs glorieuses blessures.

Mademoiselle de Lavergne sut pénétrer, & découvrit à la Reine les secrets de la Cour de Navarre, qui lui servirent à y meure la division & le trouble, & à débaucher plusieurs serviteurs à Henri. Le Vicomte de Turenne, pere de celui qui sous Louis XIV s’est fait à si juste titre un nom immortel, en devint amoureux. L’amour est une clef qui aussi bien que l’or ouvre toutes les ferrures. Ce Prince n’eut pour elle rien de caché ; l’espione fidelle rendoit compte de tout à sa maîtresse. Cette foiblesse semble heréditaire dans cette famille ou plutôt est inséparable de l’amour. Le grand Turenne son fils découvrit de même à Madame de Coatquin le secret de la guerre de Hollande, de sorte que dans le même temps que la Princesse Henriette, sœur de Charles II, alloit négocier la guerre en Angleterre, une autre femme pensa faire échouer le projet en France. Il est vrai que le secret ne fut pas découvert pour trahir Louis XIV, & que la Princesse n’employoit d’autres armes que l’amitié fraternelle. Louis XIV étoit trop grand pour avoir comme Cathérine des Actrices à gages.

Henri IV y fut pris aussi, & n’étoit pas difficile à prendre ; il alloit au-devant de ses fers. On chargea de sa conquête les Demoiselles d’Agel & de Fosseuse. Ce n’étoit pas trop de deux : elles lui accorderent leurs faveurs, ou plutôt obtinrent les siennes ; la place étoit facile à emporter, mais difficile à garder. Ce Prince, fort aguerri dans toute sorte de combats, conserva, comme un grand General, le sang froid dans la mêlée, & fut impénétrable, La Reine vint elle-même renforcer ses troupes, & caressa le Roi de Navarre, jusqu’à lui mettre la main dans le sein & le chatouiller. Il ne l’aimoit pas, & s’en défioit. Ces tentatives furent inutiles. Il tourna les caresses de la Reine d’un autre côté ; il soupçonna que dans la vue de le faire assassiner, elle le tâtoit pour savoir s’il étoit cottemaillé. Et ouvrant la poitrine, vous voyez, Madame , lui dit-il, que je ne vous sers pas à plats couverts. Elle lui demanda, que voulez-vous pour faire la paix avec un geste qui sembloit lui offrir toutes ses filles rangées au-tour d’elle. Il les regarda l’une après l’autre, & lui dit : Il n’y a rien là que je veuille . Et l’ayant assuré qu’elle ne demandoit que le repos : Ce n’est pas moi , dit-il, qui vous empêche de coucher dans votre lit, c’est vous qui m’empêchez de coucher dans le mien ; le trouble vous plait & vous nourrit, le repos est votre plus grand ennemi : Varillas, Perefixe. Autre trait qui le caractérise. Il dit à la Duchesse d’Étrée qui s’étoit brouillée avec M. de Sulli : J’aimerois mieux perdre dix Maitresses comme vous qu’un Ministre comme lui.

Malgré la galanterie Françoise, à tous égards si sure pour les Dames, les Actrices de la Reine coururent de grands risques, en traversant avec elle la province, dans un temps où le fanatisme & la guerre civile mettoient les armes à la main des peuples. Elles penserent être prises par ceux qu’elles vouloient prendre. Elles ne connoissoient point de danger, la flâteuse espérance des plus belles conquêtes les rendoit intrepides ; mais elles étoient fort embarrassantes ; c’étoit dans la marche & dans les campemens un train étonnant, & pour la Reine, qui en faisoit les frais, une dépense énorme. Qu’on imagine, s’il est possible, les équipages, la toilette, la garderobe, la cuisine, les valets, les femmes de chambre de plus de cent Dames de la Cour, & de leurs amans qui les suivent. Ces charmantes troupes eurent une belle peur ; elles se virent au moment d’être prisonnieres de guerre auprès de Meaux. Le beau coup de fillet ! jamais pêcheur ni chasseur n’en fit un pareil. Le Prince de Condé & l’Amiral de Coligni comploterent d’enlever le Roi, la Reine & la galante Cour, & vinrent avec deux mille chevaux, couverts du casque de Mars & de l’égide de Minerve, sans craindre le carquois de l’Amour, bien resolus de repousser tous les traits que tant de beaux yeux pourroient lancer. On en fut averti quelque heures auparavant, & les ténébres sauverent les Graces. On partit au milieu de la nuit, & on avoit fait quatre lieues à la pointe du jour. Venus comme dans l’Iliade enveloppa ses favoris d’un nuage. Ces chasseurs peu galans manquerent leur proye, & ne trouverent que les boëtes au rouge, qu’on leur avoit laissé dans le camp. Ils la poursuivirent à toute bride, & comme les chevaux vont plus vîte que les colombes qui traînent le chat de Venus, ils atteignirent les Nimphes dans leur retraite. Et c’est alors que leurs amans qui les suivoient auroient dû montrer leur courage pour défendre leurs belles, mais les preux & valeureux Chevaliers sont rares ; aucun ne mit pour elles l’épée à la main. Heureusement les Suisses vinrent à leur secours, mirent en sureté le Roi, la Reine & les Vestales. & jurerent également en Dom Quichottes de défendre jusqu’à la mort leurs adorables Dulcinées contre les audacieux Chevaliers qui les poursuivoient. Ils tinrent parole. On ne peut entamer ce bataillon doublement armé de Graces & de Suisses assemblage assez rare. On arriva heureusement à Paris sur les quatre heures du soir, sans avoir rien mangé, & qui pis est, sans avoir fait de tout le jour d’autre exploit galant que de faire jurer les Suisses.

Ce n’étoit là ni un bal paré, ni un bal masqué. Les Huguenots qui sonnoient la trompette & battoient le tambour pour faire danser les Suisses n’étoient pas élégans, & la Reine du bal à qui sur-tout on en vouloit, n’étoit pas de trop bonne humeur. C’étoit grand dommage, car toutes ces Dames étoient des beautés parfaites, des danseuses admirables, des chanteuses charmântes, des actrices divines. Elles avoient dans leur voyage dansé, chanté, fait l’amour, donné par tout des fêtes brillantes, des ballets, des mascarades, des comédies, moins bonnes sans doute que celles de Moliere, mais les meilleures du temps : c’étoit leur exercice ordinaire, & la belle éducation qu’elles avoient reçue par les soins de la Reine, qui vouloit les faire monter avec honneur sur la scene. Comme l’Opéra & la Comédie Françoise ont des Maîtres de danse, de musique, d’instrumens, de déclamation, pour former les jeunes Actrices, il en falloit bien. On n’avoit que les mascarades des Freres de la Passion ; les Italiens ne faisoient que de naître, & n’étoient pas d’abord goutés. Cathérine qui aimoit passionnément les spectacles, & vouloit les faire aimer, s’étoit formée cette noble troupe, qui jouoit tant qu’on vouloit, & tout ce qu’on vouloit. La comédie de Meaux auroit tourné au tragique, sans le dénouement à la Suisse. On s’en dédommagea dès-qu’on fut en sureté à Paris, où dès le lendemain le spectacle recommenca pour célébrer l’entrée triomphante de la Cour, après la défaite du Prince de Condé, qui en fournit un beau sujet ; & les Clairons du temps jouerent d’après nature. Tout l’honneur fut pour les Suisses ; les amans qui avoient fui, n’y jouoient pas un beau rôle. On s’est depuis déchargé de cet emploi important sur des troupes reglées d’Acteurs bien payés, qu’on a honnoré du glorieux titre d’Académie Royale, de Comédiens du Roi, de Troupe d’un tel Prince. Ces Troupes suivent dans les voyages, sans craindre que les ennemis de l’Etat les enlevent, & vont dans les armées sans avoir à combattre que les cœurs dont elles font une grande deconfiteure. Il s’en est formé en sous-ordre dans les grandes villes du royaume, & des camps volans pour les petites villes & les campagnes, sans compter les petits partis de théatres de société, qui sont sans nombre. Cet arrangement est moins noble à la vérité, mais plus comode, & moins dispendieux que la troupe de Medicis. Les guerrieres n’exigent pas le même respect, & sont à plus juste prix. Ainsi tout le monde est content ; il n’y a que des hommes misantropes qui se plaignent, & vont grossierement mêler le nom lugubre de la vertu à tous ces divertissemens ; mais on ne s’en embarrasse guere, ni d’eux ni de leur vertu, & leurs sombres reflexions ne seront jamais manquer la cadence à l’incomparable Guimar.

Catherine dépara ces jolies troupes par des Astrologues & des Sorciers. Cet esprit fort, qui n’avoit point de religion, donna dans les foiblesses de la superstition & dans les délires de l’astrologie & de la magie. Elle fit venir de la Toscane le fameux Guarric, habile Sorcier, à qui elle se livra. Les Charlatans s’établirent en France en même temps que la Comédie Italienne. On donna un théatre aux uns, on bâtit un observatoire à l’autre, une tour fort élevée qui a subsisté longtemps dans l’Hôtel de Soissons, où Garric & ses consorts alloient examiner la conjonction ou l’opposition des astres, pour bâtir le théme de la nativité & faire leur prédiction. Chacun jouoit son rôle sur ces deux théatres, assez analogues, puisque tous deux ne travailloient que pour attraper de l’argent, On fit voir à la Reine dans un miroir magique le regne de ses trois fils, François II, Charles IX & Henri III, & celui du Duc d’Alençon le quatrieme, à qui elle fit porter pendant deux mois le titre de Souverain des Pays-bas. Ensuite vint le regne d’Henri IV & de Louis XIII, après quoi tout s’évanouit. on lui donna aussi deux talismans, l’un qu’elle portoit toujours sur elle, de je ne sais quelle peau, qu’on disoit être d’un enfant immolé au Démon ; l’autre une medaille enfermée dans une boëte d’acier dont elle gardoit la clef. La confiance de la Cour donna la plus grande vogue à cet imposteur, qui aujourd’hui seroit méprisé de tout le monde. De là se répandirent dans le royaume tant de livres de magie, d’astrologie, de géomance, ces histoires & ces craintes puériles du peuple, ces idées de sciences occultes, des sabbats, des sorciers, qui adoptées par les Tribunaux, firent brûler Gaufridi à Aix, & Grandier à Loudun, & tant d’autres en différens Parlemens, mais qui aujourd’hui tombées dans le mépris, sont restés dans le néant qu’elles méritoient.

Ce Palladium, enfermé dans une boëte, qui, comme celui des Romains, devoit donner à la Reine une vie de plusieurs siecles toujours heureuse, fut par elle confié dans une grande maladie à M. de Mesmes, un de ses favoris, avec défenses de jamais l’ouvrir, disant que c’étoit son plus riche trésor. Cette boëte, fidellement gardée dans la famille de Mesmes, famille distinguée qui a porté de très-grands hommes, fut ouverte un siecle après. On y trouva une espece de medaille de je ne sai quelle espece de metail, chargée de figures bizarres de part & d’autre, car on ne peut dire ce qui est la face ou le revers. On l’a faite graver pour satisfaire la curiosité du public ; on le trouve dans bien des livres, entr’autres dans le Dictionnaire de Prosper Marchand, qui en parle fort au long. On peut voir là dessus le Journal de Trevoux en 1704, celui des Savans, le Mercure, &c.

Ces figures bizarres, répandues confusément & sans ordre, sont des caracteres magiques, des figures de geomance, de metoposcopie, qu’on trouve dans tous les livres qui traitent des sciences occultes, les signes des sept planettes, des lettres initiales, de je ne sai quel nom, des mots barbares inintelligibles, entr’autres les noms que les livres de magie donnent aux Démons : Hagiel, Haniel, Aganiel ; & on y trouve aussi le nom de Fernel ou Frenail, habile Medecin & bon Ecrivain, à qui la Reine croyoit devoir sa fécondité, & qu’on accusoit de donner dans cet reveries. Il a fait un Traité De abditis rerum Causis, qui peut y avoir donné lieu. Au milieu de ces figures extravagantes, où personne ne comprend rien, & où l’on faisoit croire de grands mysteres à Catherine, on voit d’un côté un Roi sur son trône, ayant une aigle à ses pieds. Quelques-uns l’ont pris pour Jupiter, d’autres pour Henri II son mari, ou François premier son beau pere. Vis-à-vis du Roi est une femme avec une tête d’Anubis, Divinité des Egiptiens, & des pieds d’une oie, à laquelle ce Roi semble adresser la parole, & montrer quelque chose. De l’autre côté, il y a au milieu une femme seule debout, les cheveux épars ; une de ces femmes tient d’une main une flêche, de l’autre un miroir où elle se regarde, l’autre femme tient d’un côté un cœur & de l’autre un peigne.

Plusieurt Auteurs se sont inutilement donnés la torture pour expliquer cette médaille. Prosper Marchand rapporte sept-à-huit explications, & en donne une de sa façon. Quelques traits paroissent assez justes ; le miroir & le peigne marquent naturellement l’amour de la parure, la flêche & le cœur l’esprit de galanterie de cette Princesse, qu’on pense avec raison être représentée par ces deux femmes. Les quatre lettres initiales couronnées F.K.H.A. désignent ses quatre fils, François, Charles, Henri, Rois de France, & le Duc d’Alençon, Souverain des Pays-bas. Tout le reste est un cahos, où tout est absolument inconnu, & ne mérite pas qu’on cherche à le connoître. Ce sont des folies dont des Charlatans amusoient une Princesse ambitieuse qui pour regner invoquoit jusqu’à la puissance des ténébres flectere si nequeo Superos acheronta movebo .

Ce qu’il y a de trop certain, & n’a pas besoin d’explication, c’est que ces figures annoncent son immodestie & ses vices. Ces deux femmes toutes nues sont dans l’état le plus indécent, & on lit sous leurs pieds le nom d’Asmodée, Démon de l’impureté. Qu’on ait cru plaire à cette Reine en la représentant dans un état aussi infâme, il faut qu’on l’ait connue bien dépravée ; il faut l’être beaucoup en effet pour le souffrir, pour accepter de pareils présens, pour garder avec respect de pareilles images, pour les porter sur soi avec confiance comme de reliques, pour les donner à garder comme un précieux trésor. Quelle idée nous donne-t-elle de la corruption de son cœur, de la foiblesse de son esprit, & de l’indécence de sa conduire. Personne, le discours même merveilleux de sa vie, qu’on appelloit la legende de Sainte Cathérine, ne l’ont tant décriée qu’elle s’est décriée elle-même.

Les filles d’honneur, qui composoient la troupe des Actrices, ne fut ce que pour lui plaire, donnoient, on faisoient semblant de donner dans ces extravagances. L’histoire n’en a conservé aucun trait. Elle les a méprisés avec raison. Il y a même apparence qu’elles étoient plus occupées de leurs amans que de guerie, & des enchantemens de Cithere que des sorceleries de l’Hôtel de Soissons. Nos Actrices les imitent, & n’étudient que la magie de l’amour, où elles sont plus habiles que tous ceux qui vont au sabat. Il est vrai que dans plusieurs pieces elles jouent très-bien les rôles d’Urgande, de Mélusine, de Médée, de Circé, de Fées, de Sylphides ; mais elles ont d’autres talismans plus puissans que la médaille de Cathérine, pour ensorcèller leurs adorateurs. C’est leur propre figure, leurs parures, leur manege, leurs caresses, ce sont leurs chants, leurs gestes, leur déclamation ; ce sont leurs nudités, leurs attitudes, leur linge transparent ; ce sont des figures immodestes repandues dans les décorations, dans leurs habits, dans leurs meubles ; ce sont leurs portraits toujours indécens, les vers qu’on leur adresse toujours licentieux. Voilà la planette de Venus qui domine à leur naissance, voilà l’Asmodée qui regne dans leur cœur ; caracteres magiques tout-puissans, dont le grand livre du théâtre est rempli à toutes les feuilles.

Peu satisfaire de toutes ces sources de corruption, Cathérine de Medecis introduisit en France en 1577 la Comédie Italienne, qui après plusieurs bannisfemens & retours, & malgré les arrêts du Parlement qui la défendoient, s’est enfin fixée à demeure à Paris. La Reine fit venir d’Italie une troupe de Comédiens qu’elle avoit fort goutée dans sa jeunesse. On les appelloit Il gelosi, du nom de leur chef, qu’on prétendoit avoir eu part aux bonnes graces de la Reine, & qui se flâtoit de continuer ses intrigues à la Cour de France. Nous en parlons ailleurs L. 2. C. 3. ainsi que des lettres parentes qu’ils obtînrent, & du refus que le Parlement fit de les enregistrer. Nous ajoutons ici que quoique la Comédie Italienne ait toujours eu son théatre separé, & ne se soit jamais établie hors de la capitale, elle a pourtant changé en France la face du spectacle, & l’a rendu beaucoup plus dangéreux qu’il n’étoit.

On ne connoissoit en France que les représentations des Confreres de la Passion. Ils jouoient grossierement à la vérité ; mais le peuple s’en contentoit. Elles suffissoient pour lui donner un amusement, qu’on prétend nécessaire à l’oifiveté d’une grande ville. Quel besoin a l’Etat de perfectionner un art dangereux, qu’il devroit proscrire, & dont la perfection augmente le danger ? C’est assez de le tolerer en le laissant dans sa grossiereté ; comme si on vouloit perfectionner l’art du poison. Le fonds de ces représentations étoit toujours pieux. C’étoit des exemples, des discours de piété, qui entretenoient la religion parmi un peuple grossier, à qui il faut des images & des discours à sa portée, à qui la perfection enleve ce même spectacle, qu’on dit lui être nécessaire. L’élévation de Corneille, l’élégance de Racine, ne roulassent-elles que sur des choses saintes, lui sont aussi inutiles que les sermons ingénieux d’un style académique, & les dissertations profondes des Théologiens, où il ne comprend rien. Aussi le peuple ne va pas à la comédie reguliere, il ne va qu’aux tretaux. C’étoit si bien le goût du temps, que la Reine Marguérite, sœur de François premier, se fit honneur de mettre en drames, & de faite représenter dans la Cour tout l’évangile. Il reste des vestiges de ces anciens goûts, quoique sous une forme bien différente, dans les pieces pieuses qu’on joue quelquefois, Polieucte, Ester, Athalie, Joseph, Judith, &c. On ne peut disconvenir qu’un théatre, où on ne donneroit que de pareilles pieces ne fut infiniment moins dangéreux que celui où on ne représente que les amours des Dieux, les intrigues de la jeunesse, toute sorte de galanteries, avec des Actrices, dont l’air immodeste est aussi analogue aux sujets prophanes que la modestie convenoit à des sujets pieux. Il est vrai que les Confreres de la Passion s’emancipoient quelquefois, que leurs mysteres étoient souilles par des obscénités, mai ces écarts étoient rares, & aussi rares que les traits pieux le sont de nos jours, où la perfection de l’art s’achette au prix des bonnes mœurs.

Les dévotions n’étoient pas du goût de Cathérine, non plus que les Confreres de la Passion. Les Italiens entrerent mieux dans ses vues en suivant leurs propres passions ; ils ne donnerent que des spectacles purement prophanes & licencieux, comme ils font encore, quoique un peu plus voilés depuis qu’on a puni leur excessive licence. Ce n’est qu’un tissu de farces qui n’ont jamais roulé que sur des passions, des folies, des crimes, sans que jamais il y soit entré l’ombre la plus legere de religion, comme à la Comédie Françoise. Ce systeme, ce goût de vice, qu’on honnore du beau nom de perfection de l’art, est devenu dominant. On ne compose que dans cet esprit, on ne traite plus que des sujets prophanes ; les passions seules fournissent la matière dramatique. Jodelle, Moliere, Poisson, Regnard, Vadé & toute la scene n’est plus montée que sur ce ton, elle est pour ainsi dire Italianisée. Les ouvrages sont plus reguliers, on y met de l’ordre, on y repand de l’esprit, le style en est poli, les vers sont coulans ; harmonieux ; c’est art funeste est porté à une grande perfection, mais toujours fidele au libertinage qui lui donna l’être, & à fait sa fortune, quoique l’assaissonnant quelquefois d’une morale utile, & de quelques exemples de vertu, il n’a cessé de repandre le vice avec le plus déplorable succès.

L’Opéra que le Cardinal Mazatin, autre Italien, fit aussi venir d’au-de-là des monts pour endormir Louis XIV, porta au comble l’empire des passions par l’enchantement des décorations de la musique, de la danse, des Actrices en bien plus grand nombre, d’une galanterie séduisante qui seule s’y fait voir & entendre, & de cette morale lubrique dont parle Boileau. On transporta Cithere au milieu de Paris ; le culte de Venus s’y est invariablement soutenu ; la Salle de l’Opéra est le temple où elle est le plus honnorée. Autre excès incroyable, de licence dans une mere Chrétienne. Cathérine donnoit à ses enfans des fêtes infâmes, où à la place des Officiers ordinaires, elle les faisoit servir par les plus belles femmes de la Cour, demi nues, qui en portant les plats, & leur offrant des coupes pleines d’un vin délicieux, mettoient sous leurs yeux les objets les plus capables de les faire tomber dans une double ivresse. De là vraisemblablement est venue par une galanterie renversée, presqu’aussi dangéreuse, la coûtume dans les grands repas de faire servir les Dames par des Cavaliers, qui rodent au-tour d’une table, font auprès d’elles mille folies, & reçoivent en récompense par leurs mains, comme une faveur, quelque portion de ce qu’on a servi. Les Actrices de nos jours ne seroient pas étrangeres dans cette parure ; elle leur est ordinaire. Sans être étrangeres dans leurs habits, elles seroient les dignes Hebés de pareilles fêtes. Elles ne jettent pas moins le Parterre & les Loges dans l’ivresse de la passion.

Cette conduite & ce systeme refléchis de licence supposent dans la Reine très-peu de religion. Elle a toujours fait profession de la religion Catholique, mais dans la vérité elle n’avoit point de religion. C’étoit une nécessité pour elle de paroître Catholique. Le Roi son Beau-pere, le Roi son Mari, les Rois ses Enfans furent tous des Catholiques zelés ; malgré les troubles & les guerres civiles cette religion fut toujours dominante en France, & la religion de l’Etat. La famille de Medicis l’avoit toujours professee. Il n’en fut jamais d’autre en Italie. Elle lui devoit sa haute fortune. Deux Papes & plusieurs Cardinaux l’avoient faite monter sur le trône. Cathérine en particulier n’avoit été mariée avec le Dauphin que par les intrigues de Clément VII. Cependant cette Princesse ingrate favorisa le Calvinisme, causa les guerres de religion, procura tous les édits qui donnoient la liberté de conscience, fit tenir malgré le Pape Pie IV le Colloque de Poissi, où la religion fut mise en probleme, & comme si le Calvinisme en fut sorti triomphant, elle lui fit deux jours après donner la liberté de conscience. Jusqu’alors foible, timide, peu nombreux, il leva le masque sous ses auspices, & se repandit par tout avec le plus rapide progrès. Elle lisoit les livres de Calvin, chantoit les pseaumes de Marot, alloit au prêche, & faisoit prêcher à la Cour Monluc son confident, Evêque de Valence, Calviniste declaré. Quand on vînt lui dire que les Catholiques avoient perdu la bataille de Dreux, Eh bien , dit elle froidement, nous prierons Dieu en François.

Son conseil secret ètoit tout composé de Protestans, en particulier du Chancelier de l’Hôpital, dont le Calvinisme lui étoit si connu, que quand elle fut mécontente de lui elle le decrédita auprès du Roi son fils, & causa sa retraite de la Cour. S. retraite & sa disgrace uniquement par cette raison. Il est Calviniste lui & toute sa famille, son extérieur Catholique n’est qu’hypocrisie. Il est passé en proverbe : Dieu nous garde de la messe du Chancellier. Elle pouvoit mieux que personne rendre témoignage de ce Magistrat célebre, alors peut-être trop peu estimé, aujourd’hui certainement trop loué précisement par la même raison, son indifference pour la religion n’étoit pas sans mérite. Il étoit habile, il avoit de bonnes qualités. C’est dommage que ce defaut de religion, sans laquelle il n’y a point de vrai mérite, les ait si fort ternies, & fasse bruler devant lui l’encens de l’impiété. Cathérine déclara avant sa mort qu’elle avoit vécu & qu’elle mouroit Catholique. Personne ne la crut ; elle avoit été suspecte à tous les partis, elle ne reçut point les derniers sacremens, & donna pour dernier conseil à son fils, qu’il n’eût garde de suivre, d’accorder à tous ses Sujets la liberté de conscience. Toutes ces difficultés n’ont pas lieu au théatre de nos jours ; on n’y fait aucune profession de foi, on n’y exige aucune religion, Chaque Acteur & Actrice parle & croit ce qui lui plait, & la plûpart en effet n’en sont aucun exercice, & n’en ont aucune que celle qui y apporte une débuttante qui a appris son cathéchisme, & fait sa premiere communion, ce qui est très-rare ; car tout ce qu’on éleve pour le théatre en est bien éloigné. Cette religion naissance est bien-tôt perdue. Pourroit-elle s’y conserver ? elle y seroit trop embarrassante, & bien isolée ; comment accorder avec le mêtier de Comédien une religion sainte, dont la doctrine, les loix, les pratiques le condamnent.

Quelques Ecrivains ont loué cette Reine & cru trouver en elle quelque chose de grand. Je n’y vois rien que de petit ; ou si l’on veut absolument du grand, il faut dire qu’elle a eu de grands vices, fait de grands crimes & de grands maux, & alors peu de personnes l’égalent. Qu’on lise l’histoire. Tous ses succès ne sont qu’un effet du hasard qui la servit à propos contre ses projets & ses mesures, ou du conseil de quelques personnes sages qui l’ont redressée. Ses revers qui sont en bien plus grand nombre sont tous par sa faute. Elle a traversé & fait manquer ses propres projets ; elle abandonne ses amis, se livre à ses ennemis, suscite des obstacles, change à tout moment, ne sait ce qu’elle veut. Qu’a-t-elle fait de grand, quel service a-t-elle rendu à l’Etat ? Par une ambition aveugle & sans bornes elle a voulu diviser pour regner, formé des partis, causé des guerres civiles, occasionné des guerres étrangeres ; elle a brouillé la Cour, la ville, le royaume, les familles, les amis, le frere & la sœur, le mari & la femme : c’est la discorde qui sécoua son flambeau. Que d’empoisonnemens, d’assassinats dont elle a été accusée, & dont sa dignité lui a sauvé la punition ! Elle a préparé & fait exécuter le massacre de la Saint-Barthelemi ; elle a eu la barbarie & la bassesse de mener le Roi son fils à la Greve, pour le repaître du spectacle affreux du corps de l’Amiral pendu au gibet, & voir l’exécution de deux de ses amis. Elle se fit apporter la tête de l’Amiral pour la contempler, la manier, l’insulter, comme Fulvia, Maîtresse de Marc-Antoine outragea la tête de Ciceron, qu’Antoine avoit fait assassiner. Son mari qui la connoissoit repondit, quand on lui proposa de la mettre dans le Conseil : Vous ne connoissez pas ma femme, c’est la plus grande brouillone qui fut jamais. Ce fut en effet son esprit turbulant, son luxe & son libertinage qui perdirent la famille de Valois, où elle étoit entrée, & penserent perdre la religion & l’Etat.

Fourbe, perfide, accablant de caresses ceux qu’elle alloit assassiner, s’attachant toujours ouvertement au parti le plus fort, quel qu’il fût, & secourant, aidant, animant le parti le plus foible, pour les balancer l’un par l’autre ; soulevant le Prince de Condé, & le remerciant par une lettre qui subsiste encore, d’avoir pris les armes contre le Roi son fils ; suspecte à tous les partis, & detestée de tous ; autant méprisée avec justice, que ménagée par crainte & par intérêt ; déchirée par des libelles infâmes, & faisant assez peu de cas de son honneur pour en rire, & assurer qu’on n’en disoit pas assez, & au lieu de se corriger, faire encore pis. Quelle politique ! Elle ne prit de Machiavel, son Concitoyen & l’Historien des Medicis, que sa perfidie & sa cruauté. Elle ne savoit que trouver de petites ruses pour le moment, des méchancetés, des noirceurs, qui ne remedient à rien ; détruites le moment d’après, & recousues avec un fil aussi fragile ; & quelles ruses ? des mensonges, des calomnies, de fausses confidences, de fausses bontés, de fausses promesses, un faux visage, une fausse amitié ; caractere incompréhensible, douce & barbare, timide & audacieuse, dévote & sans religion, modeste & sans pudeur, les larmes ne lui coutoient rien, emprisonnant les Princes, & allant au bout du royaume les flatter & leur faire des excuses, se brouillant avec ses quatre fils, & mariant ses filles avec ses ennemis & ceux de l’Etat. Les attentats lui coutoient aussi peu que les bassesses. C’est assez la politique des Cours ; mais est-ce bien là la route de la vraie grandeur ?

Cette philosophe de son temps, cet esprit fort, incapable sans doute d’avoir un systeme suivi de religion, & n’en trouvant encore aucun de formé qu’elle peut embrasser, étoit du moins par goût & par caractere pétrie de tous les sentimens que l’irréligion inspire. Croiroit-on qu’elle est la cause secrette de cette fatale ligue, contre laquelle on déclame si vivement, & qui en effet a causé tant de ravages ? Elle l’anima, la protégea, la fit autoriser par les Etats du Royaume, & par le Roi son fils, qui par son conseil s’en déclara le chef, & lui fit faire les plus grands progrès. On en accuse les Ecclésiastiques & les Religieux ; c’est être bien mal instruit de la verité. Ils n’y entrerent qu’après que les intrigues de la Reine, l’approbation des Etats, l’autorisation du Roi, l’exemple de toute la Cour, les arrêts du Parlement, leur en eurent fait une nécessité sous peine de passer pour mauvais sujets, & mauvais Catholiques. C’étoit le ton du jour, & l’esprit de l’Etat. La volonté du maître, les sollicitations de la maîtresse avoient allumé l’incendie ; ses progrès étonnans firent trembler & repentir ses auteurs ; mais Cathérine avoit été la principale incendiaire. Ce fut elle encore qui pour se venger d’Henri IV sollicita la Bulle de Sixte-Quint, qui déclare ce Prince incapable de porter la couronne de France, l’en déclare déchu, & défend de jamais le reconnoître ; dans le même temps qu’elle établissoit en France les opinions ultramontaines elle empêchoit la reception du Concile de Trente. Ainsi cette Italienne Francisée, qui n’étoit ni Françoise ni Italienne de cœur, bâtissoit d’une main, & détruisoit de l’autre, ou plutôt détruisoit de toutes mains pour regner seule ; ne formoit le théatre, n’entretenoit des Actrices, que pour cimenter son trône par la volupté. Dieu envoie quelquefois au monde de mauvais Princes pour punir les péchés des hommes. A en juger par l’événement & par sa conduite, jamais Dieu n’exerça plus terriblement sa juste vengeance. S. ce sont là des titres au nom de grand, qu’est-ce qui peut rendre petit, odieux & méprisable ?

Pierre Bourdeille, Abbé de Brantome, Abbaye de l’Ordre de S. Benoit, Diocese de Perigueux, dont on lui donne le nom, sous lequel seul il est connu, n’a point écrit une histoire, mais un recueil en plusieurs volumes d’historiettes galantes. Cet Abbé de Cour, si peu digne du saint état qu’il avoit embrassé, n’étoit ni politique, ni historien. Il écrit agréablement pour son temps, son style naïf & ses anecdottes amusent. C’étoit un Comédien, un de ces Petits-maîtres, de ces esprits frivoles qui comme des papillons voltigent de belle en belle, en content à toutes, & déshonorent celles qui les écoutent. Dans le tome des Dames galantes, livre infâme, tissu de grossieretés, il décrie les femmes les plus distinguées, & se donne impudemment pour acteurs dans les avantures qu’il rapporte. Nous ne parlons de lui que parce qu’il s’est avisé de faire l’apologie de Cathérine de Medicis & de son théâtre. Il ne s’est pas apperçu qu’en justifiant & louant en elle ce qui est de sou goût, il la décrie encore davantages. Il passe rapidement sur les guerres civiles & les troubles où, contre le témoignage de tous les historiens, il avance qu’elle n’a eu aucune part. Il est vrai qu’uniquement occupé de galanteries, il n’a connu que les historiettes secrettes du temps. Ses Mémoires sont le bulletin de la Cour, surtout de la Cour de Paphos, sur laquelle il ne finit point.

Trois choses dans Cathérine de Medicis qu’on ne voit point dans aucune Reine. 1° Une quantité innombrable de femmes qui la suit par-tout, & sert à ses intrigues. 2° Un esprit comédien, un goût de théatre qui en fait une vraie Actrice, & un Chef d’une troupe d’Actrices. 3° Un luxe, une dépense sans bornes qui ruine l’Etat. Branthome en fait un détail, dont il se dit témoin, qui passe tout ce que nous avons avancé, quoique nous ne l’ayons dit qu’avec une sorte de crainte d’exagerer.

1° Nous ne lui avons donné qu’une centaine de femmes figurantes ; ce nombre est peu vraisemblable, semblable, & nous craignons d’en dire trop. Branthome en compte plus de trois cens, il en donne une liste de cent quatre-vingts, dont il rapporte le nom. Il ajoute : & une infinité d’autres dont je ne puis me souvenir.. Je les prie de m’excuser si je les fais passer au bout de ma plume ; non que je ne les veuille faire estimer & priser, mais je n’y ferois que rever, & m’amuser par trop . C’est assurement dejà beaucoup rever, & s’amuser par trop. C’est être fort désœuvré & par trop galant de retenir & d’écrire le nom de cent quatre vingts femmes. Aucun Historien du monde n’a porté jusqu’à cet excès l’amusement & la reverie. Il me semble voir l’Almanac des théatres, où l’on rapporte les noms des Actrices, Danseuses, Chanteuses, Figurantes, &c.

Il veut excuser ce serrail ambulant par deux exemples que je crois faux, & qui, s’ils sont véritables, se tournent contre lui. François I. avoit introduit cette belle bombance ; la Reine voulut l’imiter, voire le surpasser. François étoit libertin, il eut plusieurs maîtresses, & les prenoit sans choix ; mais on ne voit nulle part qu’il entretint une troupe de femmes pour en avoir provision. Quoiqu’Italienne d’origine & Espagnole devenue par le mariage de sa fille, sa chambre n’étoit nullement fermée â tous & à toutes , ni celle de ses Demoiselles, & ne les vouloit retenir à la mode d’Italie & d’Espagne, ni comme l’avoient fait avant elle les Reines Elizabeth d’Autriche & Louise de Lorraine. Il n’est pas étonnant qu’élevée dans ces principes & accoutumée à cette vie, sa fille déplut à la Cour d’Espagne & à Philippe II son mari. Elle vouloit s’entretenir à la Françoise, comme François I l’avoit dressée & faite libre. Il est vrai que la galanterie de François I a été l’époque de la liberté des femmes en France, qui auparavant étoient presqu’aussi retenues qu’en Italie ; mais jamais il n’a porté la licence aussi loin que sa Bellefille. Au reste la galanterie de ce Prince, le caractere des femmes qu’il avoit rassemblées, & leur destination ont-elles dû servir de modele à Cathérine, est-ce bien faire honneur à sa troupe, qui l’imite, voire le surpasse , de lui donner une telle origine ?

L’érudition de l’Auteur remonte jusqu’à Charlemagne ; il est vrai qu’il avoue ingénument avoir tout pris des Romans. Cela est dans l’ordre, puisqu’en effet il n’a lu de sa vie & n’a composé que des Romans. Cet Abbé ne s’amusoit pas à lire l’Ecriture & ses Peres. Le grand Empereur Charlemagne faisoit des Cours grandes, & pleines de Ducs, Comtes, Barons & des Dames leurs femmes & Demoiselles leur filles, & plusieurs autres de leurs contrées. C’est dommage que Baluze ne nous ait pas donné les Capitulaires qui furent dressés dans ce Parlement ; ils devoient être beaux. Branthome a oublié que dans ces grandes Cours il y avoit beaucoup d’Evêques. On voyoit les Jeux & Tournois & magnificences très-superbes, qui se faisoient par une troupe de Chevaliers. Dans les jeux de Cathérine il y avoit aussi des Chevaliers ; elle-même jouoit mieux que personne. Mais ces cours ne se faisoient que trois ou quatre fois l’an ; celle de la Reine étoit ordinaire. Dans sa vieillesse il se rapprocha des beaux jours de Cathérine. Il fut fort adonné aux femmes ; ses filles même furent de bonnes compagnes. Louis son fils les bannit pour avoir été scandalisé de leurs amours ; & il chassa une infinité de Dames qui avoient été de la joyeuse bande. Ce beau trait figure admirablement bien dans un roman ; mais ce qui n’est pas roman, c’est qu’Henri IV. imita Louis le Débonnaire. Il ne voulut pas de la joyeuse bande de Cathérine ; & il chassa si bien Marguerite fille de Cathérine, qu’il avoit épousée, qu’il la repudia, & fit casser son mariage.

Cette joyeuse bande étoit sa Cour ordinaire , & la suivoit par-tout tant en paix qu’en guerre, soit pour résider, soit pour remuer. Elle marchoit & alloit avec elle. Il faisoit beau la voir quand elle alloit par pays, en sa litiere ou à cheval. Vous auriez vu quarante à cinquante Demoiselles la suivre, montées sur de belles baquenées enbarnachées ; & elle se tenoit à cheval de si bonne grace que les hommes n’y étoient pas mieux. (Le reste faisoit l’arriere garde). Leurs habillemens de cheval, leurs chapeaux étoient bien garnis de plumes, qui enrichissoient encore la grace ; si que les plumes volantes en l’air représentoient à demander amour ou guerre . L’homme de théatre est facile à connoître à ces descriptions, aussi bien que les Actrices & leur chef. Les Maréchaux de logis & Fourtiers de la Cour, gens souvent de mauvaise humeur, n’en étoient pas aussi charmés que Brantome. Les plumes volantes les embarrassoient fort ; ells tenoient toujours la moitié du logis , disoient-ils en grondant ; ainsi que je l’ai vu pendant trente-trois ans que j’ai suivi la Cour. Elle les menoit à la guerre, montée à cheval comme la Reine Maphire , (c’est une héroïne de sa création) s’opposant aux arquebusades & canonades, comme un de ses Capitaines. Les canonades & arquebusades pluvoient au-tour d’elle, qu’elle s’en soucioit autant que de rien. Il est vrai que ce jeu ne plaisoit point aux Dames & aux Filles qui l’accompagnoient . Elles étoient exercées à une autre guerre ; & dans les plaines de Meaux, où la Reine Maphire & toutes ces héroïnes auroient dû combattre le Prince de Condé, bien leur en prit que les Suisses fussent assez galans pour protéger la fête des plumes volantes, qui demandoient amour ou guerre . Ce jeu plairoit aussi peu à nos Actrices qu’il plaisoit à celles de Cathérine. Elles aiment mieux les flêches de Cupidon que les arquebusades des Huguenots.

Rien n’étoit plus beau que cette Cour de femmes. Il faut entendre Brantome. C’étoit un vrai paradis. C’est encore le paradis de l’Opéra & de la Comédie, & celui de Mahomet, peuplé de belles Houris. Toute beauté y abondoit toute majesté, toute gentillesse. Bien heureux qui pouvoit être touché de leur amour ; bien heureux aussi qui en pouvoit échapper. Je vous jure (serment bien nécessaire) que je n’en ai nommé nulle qui ne fut fort belle & agréable, & toutes brulantes pour mettre le feu par tout le monde ; aussi en ont-elles bien brulé une bonne part, autant de nous autres Gentilshommes de Cour, (& Abbés) que d’autres qui approchoient de leurs feux. Elles ont été à plusieurs douces & favorables. J’espere d’en faire de bons contes ; (il l’a fait dans les Dames galantes) car, puisque le plaisir amoureux ne peut pas toujours durer, pour le moins la souvenance contente encore (C’est une morale bien ecclésiastique). Je n’ai jamais rien vu de plus beau, & je pense que par le monde, depuis qu’il est fait, il n’y a rien de pareil. Au reste, toutes ces filles ne faisoient qu’obéir à leur Maîtresse ; il y avoit commandement exprès de se bien parer, qu’elles parussent des Déesses, autrement elles auroient été bien tancées d’elle, & en auroient eu bien de la reprimande . Mais il n’y avoit rien à craindre, c’étoit des Religieuses très-obéissantes. Le meilleur temps qu’elles aient eu, c’est quand elles étoient filles ; car elles avoient leur libéral arbitre pour être Religieuses de Venus ou de Diane, pourvu qu’elles eussent la sagesse & l’habileté de ne pas devenir enceintes. Cet institut & ces regles ne sont pas aussi austeres que celles de la Trappe.

2° Rien aussi n’aproche de l’habileté de ces Dames à jouer la comédie, c’étoit des Actrices parfaites ; ni du goût de la Reine pour le théatre. C’étoit l’amatrice la plus déclarée & le génie le plus dramatique. Ecoutons encore Brantome, vrai comédien par ses goûts & sa frivolité. Elle inventoit toujours quelque nouvelle danse ou quelque beau ballet (c’étoit un Vestris). Elle inventoit aussi des jeux, & y passoit son temps avec les uns & les autres, étant fort paree (c’étoit un génie). Elle aimoit fort voir jouer comédies, tragédies, tragicomédies, comme la Sophonisbe de S. Gelais, très-bien représentée par les filles, Dames Demoiselles & Gentils-hommes de la Cour, celles de Zuni, & de Pantalon, y prenoit grand plaisir, & rioit son saoul. Elle rioit volontiers de son naturel, étoit joviale, & aimoit à dire le mot. Voici la description de quelqu’une de ces fêtes. Il fait beau voir toute cette belle troupe de Dames & Demoiselles en Actrices, plutôt divines qu’humaines. Il faut se représenter les entrées de Paris & autres villes, les sacrées & respectables nôces de nos Rois, de leurs Cours, des Princes, Princesses, de M. de Joyeuse, qui les a toutes surpassées, l’entrevue de Bayonne, Parrivée des Palonois, & une infinité d’autres que je n’aurois jamais achevé. On a vu ces Dames, les unes plus belles que les autres, plus braves & mieux en point, car outre leurs grands moyens, les Rois & les Reines leur donnoient de grandes livrées. Et on n’y vit rien que de beau, éclatant, superbe. Jamais la gloire de Niquée n’en approcha. On voyoit tout cela reluire, comme étoiles au ciel en temps serein ; & la Reine vouloit & commandoit qu’elles comparussent en haut & superbe appareil ; & elle parroissoit par-dessus toutes.

En voici une singuliere : Elle festina les Ambassadeurs Polonois fort superbement dans les Tuileries ; après soupé, dans une belle salle, faite à portée, environnée d’une infinité de flambeaux, elle leur présenta le plus beau ballet qui fut jamais fait au monde, composé de seize Dames & Damoiselles, des plus belles, & mieux apprises de toutes, qui comparurent dans un grand roc argenté, assises dans des niches, en forme de nuées, représentant les seize provinces de France, avec la musique la plus mélodieuse qu’on eût pu ouïr ; & après avoir fait le tour de la sale pour parade, & s’être bien fait voir, elles descendirent du roc, & s’étant mises en forme d’un bataillon bisarrement inventé, & une trentaine de violons sonnant un air de guerre ; elles marcherent sous l’air de ces violons, & par une belle cadence, sans en sortir jamais, s’approcherent & s’arrêterent un peu devant leurs Majestés ; puis danserent leur ballet, si bizarrement inventé, & partant de leurs contours & détours, fuites, entrelassemens & mélanges, affrontemens & arrêts, qu’aucune Dame ne faillit jamais, retourner à son tour & à son rang. (Les Danseuses de l’Opéra ne faisoient pas mieux) Tout le monde s’ebahit que par une telle confusion & désordre jamais ne désaisissent leurs ordres, tant ces Dames avoient le jugement solide, (le jugement solide !) & la retenue bonne, & étoient si bien apprises. Le ballet étant achevé, ces Dames, représentant les provinces, présenterent au Roi, à la Reine, au Roi de Pologne, à Monsieur son Frere, au Roi & à la Reine de Navare, & autres grands de France & de Pologne une plaque d’or à chacun, bien émaillée & entierement enouvrée, où étoient gravées les singularités de chaque province, La Champagne des bleds ; la Bourgogne des vins ; la Provence des oranges, &c. On fit la même chose à Bayonne, sinon que les Dames les recevoient des hommes, & qu’ici les Dames les donnoient aux hommes. Notez que toutes ces inventions ne venoient d’autre boutique & d’autre esprit que de la Reine, car elle y était maîtresse, & fort inventrice en toutes choses. S. magnificence passoit toutes les autres. Elle disois souvent qu’elle vouloit imiter les Empereurs Romains, qui attribuoient des jeux au peuple. Elle n’imita que trop les folies de leur luxe, & la décadence de sa Maison, la décadence de l’Empire Romain ; suite ordinaire de ces excès. Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.

3°. Ce portrait de sa personne, de sa parure, de sa prodigalité, que l’Auteur fait pour la louer, serviront précisément à la condamner. D’abord il fait remonter l’origine des Medicis au temps de Brennus, chef d’une armée de Gaulois, plusieurs siécles avant J. C. Ce Brennus avoit dans son armée deux Gentilshommes François, dont l’un fonda Florence, & l’autre Boulogne en Italie. Du Florentin est venu le pere de Cathérine, & sa mere du Boulonnois. Il fait aller son Brennus en Orient conquérir la Médie, & ensuite revenir en Italie bâtir ces deux villes, d’où il conclud qu’il n’y a point de Maison plus brillante, ni de personne au monde plus noble que Cathérine de pere & de mere. Ces erreurs sont grossieres. Il y a deux Brennus plusieurs siécles avant J.C. Le premier fut en Orient. mais ne passa pas le temple de Delphes, où il fut vaincu, & se donna la mort. L’autre saccagea Rome, fut vaincu & chassé par Camille. Il confond les avantures des deux, qu’il défigure ridiculement. Il est vrai que craignant qu’on ne se moque de lui, il dit avoir pris cette généalogie (burlesque) de l’oraison funèbre de cette Reine (titre bien authentique), prononcée par l’Archevêque de Bourges, le plus digne Prélat de la Chrétienté , & profond généalogiste. Il est vrai qu’aucuns le disent un peu leger de créance, & guerre bon pour la balance de Monsieur S. Michel, où il pose les bons Chrétiens au jour du jugement .

Il pese ensuite Cathérine sans doute à la balance de Monsieur S. Michel. Rien n’égaloit sa beauté. Elle avoir la charnure & le cuir net & poli, l’embonpoint riche, les plus belles mains, la Jambe belle, les chevilles bien tirées & rendues . Qui le savoit mieux qu’elle ? Elle alla chez un Peintre voir son portrait, celui de ses Belles-filles & des plus belles Dames de la Cour. Elle y étoit habillée à la Francoise, un chaperon couvert de perles, une robe à grandes manches de toile d’argent, &c. Elle fut si contente de ses beautés, qu’elle s’y ravit en contemplation, & ne pouvoit en tirer les yeux. M. de Nemours (un de ses amans) lui en fit compliment ; elle ne s’en défendit pas. Il vons en souvient bien, lui dit-elle, vous m’avez vue ainsi. J’étois estimée telle que vous me voyez, & j’étois telle comme me voilà. Toute la Cour applaudit ; qui en doute ? Elle aimoit fort la danse, & y avoit très-bonne grâce ; la chasse, & se tenoit fort bien à cheval. Elle fut la premiere qui mit la jambe sur l’arçon, d’autant que la grace est bien plus paroissante que sur la planchette. A la mort de son mari, elle se fit faire une dévise selon l’usage du temps. C’étoit une montagne de chaux vive, sur laquelle tomboit la pluie qui l’allumoit, pour marquer que les pleurs de la douleur allumoient les feux de son amour. Ils n’étoient donc guere ardens auparavant. Elle n’a commencé de l’aimer qu’après sa mort. C’étoit aussi l’idée du public. Cette dévise étoit entourée de miroirs cassés, d’éventails, de panaches rompus, de casques brisés, de diamans répandus sur la terre. Elle ne pouvoit mieux marquer son deuil, qu’en brisant ce qu’elle avoit de plus cher. Il la compare, pour la louer, à Semiramis & Athalie. Ce n’étoit pas la peine d’aller chercher si loin des modèles qui la déshonorent. Athalie égorgea ses enfans pour regner seule. C’étoit une idolâtre. Cathérine fut soupçonnée d’avoir empoisonné deux des siens, & de n’avoir point de religion. Semiramis, dont la vie est remplie de fables, passe pour une incestueuse avec son propre fils Ninias, qui la tua. Cathérine ne passa-t-elle pas pour avoir trop aimé son troisieme fils Henri III. Quel plus gauche panégyriste, qui la rend ridicule, ou très-méprisable !

Pour son luxe & ses folles dépenses, non seulement il en convient, mais il l’excuse, & prétend la justifier par là du soupçon d’avarice ; comme si les excès énormes de prodigalités, de dissipations des biens de l’Etat, & enfin des banqueroutes, n’étoient pas encore plus odieux. Elle faisoit tant de depense , dit-il, qu’à sa mort on lui trouva huit cents mille écus de dettes , somme incroyable pour le temps, les gages de ses (trois cents) Dames, Gentilshommes, & Officiers de sa maison, dûs d’une année (autre somme étonante) ; & enfin son revenu d’une année mangé. Quand on lui en parloit, elle en rioit, & disoit : Il faut louer Dieu de tout ; mais il faut trouver de quoi vivre. S. dissipation étoit telle, que son fils Henri III formé de sa main, & son image, voulant l’imiter après sa mort, le Maréchal de Biron lui dit : Il n’est pas en votre puissance, ni de Roi qui viendra jamais, si ce n’est que Dieu la fit ressuciter. Sur quoi par un petit trait d’érudition de sa façon, Brantome dit, Virgile (dont il avoit lu quelques vers en troisiéme), qui s’est voulu méler de décrire le haut appareil de la Reine Didon, n’a rien approché auprès de notre Reine & de ses Dames. Rien en effet n’en approchoit. Elle s’habilloit toujours superbement, & avoit toujours quelque nouvelle & gentille invention.

Quel gouffre qui engloutissoit le bien de l’Etat & son propre patrimoine. Elle avoit son cœur tout pareil avec celui de Leon X. son grand oncle, & de Come de Medicis le Magnifique. Elle dépensoit & donnoit tout en bâtimens, (les Tuilleries, Monceaux & S.Maur) & honorables magnificenses ; prenoit plaisir à donner toujours des spectacles à son peuple & à la Cour. Festins, bals, danses, combats, couremens de bagues, avec une belle comédie sur le sujet de la belle Genieve de l’Arioste qu’elle fit représenter par la Madame d’Angouleme, & par les plus belles Princesses, Dames & Demoiselles de la Cour, qui même la représenterent très bien, & si bien, qu’on n’en vit jamais de plus belle. A Bayonne la magnificence fut telle, que les Espagnols, qui sont fort dédaigneux de tous autres forts des leurs, jugerent n’avoir rien vu de plus beau, & s’en retournerent ainsi édifiés . Les folies sont en effet très-édifiantes chez l’Abbé Brantome. Il convient que ces dépenses, superflues par trop , furent fort blâmées. Il dit pour l’excuser qu’elle l’avoit fait pour montrer à l’étranger qu’elle n’étoit pas si pauvre. Sans quoi nous eussions passé pour de grands gueux.

Elle étoit pourtant fort dévotieuse, faisant souvent ses pâques . Ce souvent est admirable. Elle s’habilloit fort superbement, & ce qui étoit très-beau à voir, & à admirer, c’étoit aux processions qui se faisoient à Paris ou autre lieu, quelque petit qu’il fût ; (elle aimoit fort les processions) comme à la Fête-Dieu, à celle des Rameaux, portant les palmes de si bonne grace, le jour de la Chandeliere, portant les flambeaux, dont les feux contendoient avec les siens (par dévotion). On n’y voyoit que toute beauté, toute grâce, tout beau port, tout beau marcher, tout braver, si qu’en les voyant on demeuroit tous ravis (de dévotion) En voici d’autres traits. Elle ne failloit à ses messes, qu’elle rendoit fort agréables par les bons Chantres de la Chapelle, qu’elle avoit été curieuse de composer des plus exquis Musiciens ; & naturellement elle aimoit la musique , (le tout par dévotion). C’étoit aussi par dévotion que dans la même parure, avec la même musique exquise, elle alloit au bal & à la comédie.

Le devot Abbé de Brantome conclud son dévot discours par un trait de sa propre dévotion fort comique. Mon petit discours n’est pas pas tant pour chanter ses louanges (de Cathérine), je le sais bien mais aussi la qualité de mon savoir (qui est fort médiocre), n’y sauroit suffire. Toutefois tel qu’il est, je l’appends, avec toute humilité & dévotion à ses pieds. Appendre avec humilité & dévotion une offrande aux pieds de Cathérine de Medicis, comme d’une grande Sainte, ce n’est pas la scene la moins comique de la farce.