Chapitre III.
Anecdotes littéraires.
Ce n’est que de nos jours qu’on a imaginé de mettre en parallelle les Comédiens & les Princes, les Auteurs comiques & les conquérans, dans aucun Auteur de l’antiquité Philippe & Euripide, & Alexandre & Aristophane, parmi les Grecs, Térence & Scipion, Plaute & Auguste, parmi les Latins. L’Italie, l’Espagne, ni l’Angleterre ne s’étoient point dégradées jusque-là. Ce n’est que de notre tems qu’on a enterré une Actrice à Westminster, dans le tombeau des Rois. Les livres Chinois n’ont jamais mis l’Empereur Cham-hi, ni les livres Japonnois l’Empereur Taïcossarau avec les Histrions. En France on auroit pris pour une bouffonnerie, si les Ecrivains du tems avoient comparé Louis XII, François I, Charles V, Henri IV avec les confreres de la Passion & les Tabarins Italiens. Le Cardinal de Richelieu, tout enthousiasmé qu’il étoit du Théatre, ne s’étoit jamais abaissé jusqu’à se placer vis-à-vis de Rotrou, de Corneille, c’eut été lui faire fort mal la cour de mettre dans la balance Venceslas, le Cid, même la Marianne avec le siége de la Rochelle. Xenophon, Thucidide, Tite-Live, Tacite, de Thou, Mezerai, à peine ont-ils daigné conserver, dans leurs Histoires, le nom d’un Poëte de Théatre. On a dit que Scipion & Lælius aimoient Térence, s’amusoient avec lui, corrigeoient quelque chose dans ses pieces, ce qui a fait dire, à la gloire du Théatre, qu’ils en étoient les Auteurs. Le vainqueur d’Annibal, s’il revenoit sur la terre, riroit sans doute de la folie du Poëte qui a ajouté ce fleuron à la couronne de Thalie. Il riroit bien davantage, s’il entendoit dire que l’Eunuque & le Phormion sont, comme la bataille de Zama, la gloire de leur siecle.
Ce n’est qu’en France, & à la fin du dernier siecle, qu’on a hasardé,
& de nos jours qu’on dit hautement que Louis XIV, Louis XV marchent d’un pas égal avec Moliere & Racine ; que la salie de l’Opéra
fait autant d’honneur que les Invalides & l’Ecole Militaire. Ce n’est
que depuis peu de tems qu’on dit avec Voltaire, le beau
siecle que celui de Louis XIV ! on voyoit le Grand Condé
aux Comédies de Moliere laisser le public en suspens qui
des deux étoit le plus grand. Il est aisé de deviner que les amis de Voltaire diront, après lui, saisis du même étonnement : le
Maréchal de Saxe allant aux pieces de Voltaire, laissoit le public en suspens quel des deux étoit le
plus grand, quel des deux fait plus d’honneur au regne de Louis XV. Aussi la
même main a couronné avec les mêmes graces la tête de Maurice & le buste de Voltaire. Voltaire
n’est pourtant pas le premier qui se soit guindé sur ces échassés
militaires. Le tendre Racine avoit dit avant lui d’un ton douceteux en
parlant à l’Académie Françoise :
Lorsque dans les âges
suivans on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses &
des grandes choses qui rendront ce siecle
l’admiration des siecles à venir, Corneille, n’en doutez point, le
Grand Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La
France se souviendra avec plaisir que le regne du plus grand des
Rois a vu fleurir le plus grand des Poëtes.
Ces grands
mots d’étonnement, de prodigieuse, d’admiration des siecles de merveilles,
ressemblent à l’Apothéose des Empereurs Romains. Ces Princes devenoient tous
des Dieux, & leurs successeurs ne manquoient pas de leur accorder la
Déification, Fontenelle, Histoire des Oracles, c. 11. dit
ingénieusement, ces Princes étoient intéressés à accorder ces honneurs,
parce qu’une pareille divinité les
attendoit
. Racine, qui croyoit bien valoir Corneille,
se préparoit des lauriers sous le nom d’un autre, & avoit encore le
mérite de la modestie.
D’où peut venir cette outrecuidance dans les Poëtes, ces hommes communement bas, adulateurs, de se mettre de niveau avec les Princes ? C’est une ivresse. Ils se croyent au-dessus de tout, & pensent beaucoup louer en comparant quelqu’un à eux-mêmes. Mais d’où vient cette foiblesse aux Grands de souffrir des éloges où on leur donne des égaux ? C’est une ivresse encore qui les rend dupes. La vanité est si flattée d’un éloge quelconque, que tout excès est bien reçu. L’immoralité dont on les flatte, les transporte hors d’eux mêmes. La fumée de l’encens fait tourner la tête. Les noms des Dieux de la Fable qu’on y mêle, les grands mots adorables, divinités, génie, leur paroît une apothéose. Les Poëtes de Théatre déifient, & sont déifiés plus que les autres. C’est un siecle où le Théatre est le souverain bien, le souverain mérite.
Le voyage de Cyrus, de M. Ramsai, est bien écrit ; c’est un bon livre plein de religion & de bonne morale, plus chargé d’érudition que Télémaque, qu’il a voulu imiter : trop chargé même, si on ne veut qu’un Roman pour s’amuser, mais utile à qui veut s’instruire. Ce sont des Dissertations profondes sur la Philosophie & la Mythologie, répandues sur le canevas d’un Roman, ou plutôt d’une Histoire, car les faits sont vrais ; c’est l’Histoire Orientale morcélée, avec quelques anacronismes pour faire tout venir sous les yeux de Cyrus. M. Freret les a relevés & excusés. Nulle intrigue▶ amoureuse point de sarcasme ; les choses saintes sont par tout respectées chez tous les peuples, chacun dans son systême. C’est un homme sage, un eleve de Fenelon, qui parle toujours raison, religion & vertu. Il parle du Théatre, il ne pouvoit guere s’en défendre, en faisant venir son Héros à Athenes, mais ce n’est qu’en passant, & comme d’un mal que bien des gens jugent nécessaire, par un ancien préjuge, que je crois faux, mais qu’il est presque impossible de déraciner dans une capitale opulente & voluptueuse, où la plupart des gens oisifs & frivoles ne savent que faire de leur temps. Car pour l’Egypte, la Perse, la Médie, tout l’Orient, où le Spectacle étoit inconnu, il n’a garde de les y introduire.
Pisistrate & Solon conduisirent Cyrus à la Comédie. On ne connoissoit pas encore les Théatres superbes, les décorations pompeuses, ni les regles ingénieuses qu’on inventa depuis. La Tragédié n’étoit pas dans sa perfection, mais elle répondoit aux vues politiques qu’on avoit eues en l’établissant. On dépeignoit ordinairement la tyrannie des Rois, pour fortifier l’opposition des Athéniens pour la Royauté. Le Théatre a toujours entretenu & fortifié les vices nationaux. Mais en faveur de Cyrus on représenta la délivrance d’Andromede. Le Poëte y répandit des louanges délicates pour ce Prince, sous le nom de Persée, dont on le faisoit descendre, à peu pres comme dans la généalogie de nos Gentils-hommes, qui prennent le nom d’une terre, ou lui donnent le leur. Perse & Persée ont beaucoup de ressemblance. Quel meilleur titre ? Il n’en faut pas tant aux Poëtes & aux Généalogistes.
Solon explique la politique des Spectacles ; le génie des
Atheniens leur goût effrene pour le plaisir, demandant des amusemens &
des Spectacles. Je ne pouvois, dit-il, dompter ces ames indociles, qu’en me
servant de leur penchant pour le plaisir, afin de les captiver & de les
instruire. Je fis représenter les vices ennemis de la société ; on auroit
été choqué des préceptes, on écoute, en s’amusant, une morale sublime qui
éclaire & corrige. Je vois bien, dit Cyrus, que vous
avez dans ces loix plus connu la nature que Lycurgue. Mais
n’avez-vous pas aussi trop accordé a la foiblesse humaine ? Dans une
République qui a toujours aimé la volupté,
il est
dangereux d’unir les hommes par le goût du plaisir
.
L’objection est pressante. Solon s’en tira comme il put.
Il convint de l’imperfection de ses loix sur cet article ; mais il dit qu’il
ne pouvoit pas mieux faire, que les Athéniens avoient un penchant violent
pour tous les vices qui rendent effeminés. Je ne pouvois changer leur
nature. Voilà tout ce que pouvoit faire la politique, mettre a profit les
passions. Tous cela est contraire à la vérité. Solon ne
permit pas le Théatre, il chassa les Comédiens ; c’est malgré lui qu’ils
s’introduirent, la vérité eût mieux sauvé M. de Ramsai
qu’une si foible réponse.
Une autre réponse de Solon est très-sensée. Une autre source de nos maux est la mauvaise éducation de la jeunesse. On ne cultive en elle que les qualités superficielles : bel esprit, imagination brillante, politesse effeminée ; on néglige le cœur, la raison, les vertus solides. On ne donne du prix qu’aux apparences, non à la réalité ; on regarde la frivole sérieusement, & le solide comme trop abstrait. J’ordonnai a l’Arcopage de veiller à l’education des enfans, je voulus qu’on les appliquâi aux connoissances qui fortifient la raison, accoutument l’esprit à l’attention à la pénérration, à la justesse, &c. Tout cet article est bien éloigné de l’éducation théatrale qu’on se pique de donner aujourd’hui, il est plein de raison & de sagesse,
Le repos de Cyrus, qu’on a donné comme une suite, ou, si l’on veut, comme le prétude du Voyage, lui est tout à-fait opposé. Ce titre ne signifie rien, & il est faux. Ce Prince se donna tous les mouvemens qu’on peut se donner à son âge. Voyage, chasse, guerre, ◀intrigues▶ amoureuses, que peut faire de plus à seize ans le Prince le plus remuant ? Cet ouvrage, plein de fiction & de fort peu d’érudition, est écrit avec plus de légéreté & d’agrémens que le premier ; mais il est moins utile pour les mœurs, & il est dangereux pour la Religion. Tout se borne chez lui à la bienfaisance envers les hommes ; rien sur le culte de Dieu, nulle idée de foi, d’espérance, de charité, d’humilité ; nul respect pour les choses saintes, dont il ne parle pas, moins encore pour les Ministres de la Divinité, qu’il décrie & méprise ; plusieurs aventures amoureuses, l’enthousiasme pour la beauté des femmes, &c. C’est une production dans le goût du siecle ; on prendroit l’Auteur pour un Deïste du grand monde qui a de la politesse, mais qu’un masque de décence assez transparent a bien-tôt décélé.
Il ne pouvoit manquer de parler du Théatre, c’est l’idole des nouveaux
Philosophes, en cela bien différens des anciens, qui le condamnoient
hautement. Aussi en étoient-ils si maltraites qu’Auristophane dans les Nuées, après avoir bafoué
Socrate,le plus sage de tous
occasionna sa mort. Cet Ecrivain n’en parle qu’avec enthousiasme dans plus
de vingt pages ; mais comme
tout à l’humeur gasconne en
un Auteur gascon
, tout est Comédie à un amateur du
Théatre. Il est plaisant que cet enthousiaste trouve la Comédie Françoise,
Moliere, Racine, Corneille, L’Opéra, Quinaut,
il y a deux mille ans, a la Cour d’Astiages, Roi des
Medes. La Clairon seroit fort étonnée de se voir sur le
Théatre d’Ecbatane, & les Medes ne le seroient pas
moins de l’entendre, malgré tout l’éclat de ses charmes, & les attraits
de sa beauté. Les estampes du livre sont dans le même goût, des enfans
autour de Cyrus avec un Telescope, une
Sphere armillaire, une plume à la
main, écrivant comme nous, des livres reliés comme les
nôtres, une musique notée comme la nôtre, cinq ou six cens
ans avant J.C.
Risum teneatis amicis.
Voici l’Opéra. De toutes les Académies, celle de
Musique se distingue le plus celle des Sciences, des Inscriptions,
s’accommoderont elles de la préférence) ?
Voici Lulli. Elle avoit pour chef un de ces hommes rares sur qui
la nature semble vouloir essayer ce qu’elle peut produire de plus
parfait. Il étoit Grec d’origine (Italien), & avoit été conduit par hasard à
Hecatompile (Paris) dans la premiere jeunesse. Jamais homme n’entendit
mieux l’harmonie & ses secrets ressorts. Simple dans sa composition,
varié dans ses pieces sans nombre, jamais répété, précis, &
caracterisé &c. &c. &c. L’établissement qu’il fit de la
musique en Perse (France) tint de la
perfection de son goût, n’essuya point les gradations des Arts. Parfaite
des qu’elle parut, on fut plusieurs siecles à imiter ses modulations ;
c’étoit faire l’éloge d’un Musicien de dire qu’il en approchoit. Ses
successeurs rendirent la Musique
plus
difficile, ne pouvant la rendre plus belle (l’Auteur n’aime pas Rameau).
Voici
Quinault. On auroit dit qu’il en avoit composé
les vers. Cependant il n’en étoit pas l’Auteur. C’étoit un Poëte qu’il
avoit pris soin de former, & qu’il rendit presque aussi inimitable.
Il ne faut qu’un grand homme pour en faire briller d’autres qui seroient
restés inconnus (C’est trop déprecier
Quinaut).
A cela s’enchassent très à propos
les amours de Cyrus & de Cassandane,
qui malgré le titre du livre ne le laissent point en repos ; car l’amour
& la musique se prêtent un secours mutuel. Les cœurs tendres sont plus
touchés que les autres de la musique. La musique à son tour augmente leur
sensibilité, & devient un vrai plaisir pour eux (le
libertinage du siecle & le goût de la musique ont le même
principe). De tous les arts c’est celui qui fait le plus d’honneur
à l’esprit humain ; il se forme par la variété & la multitude des
combinaisons, &c. Il en parle en amoureux. Voici Corneille & Racine. Ces deux Poëtes
donnerent des Tragédies composees à l’exemple des Grecs (alors fort peu connus à la Cour des
Perses). Ce dessein fut bien reçu ; on le jugea
propre à polir l’esprit, & à exciter dans le cœur l’amour de le
vertu. On renvoya l’examen de leurs pieces à l’Academie préposée pour en
juger (cette Académie n’a jamais
existé). Cyrus voulut que ces
Commissaires lui en fissent leur rapport (jamais Prince n’a été assez désœuvré & assez
frivole pour se charger de l’examen des pieces de
Théatre). Ces deux Poëtes étoient rivaux, sans être
ennemis, & plaisoient tous deux sans se ressembler. L’un avoit un
génie noble, élevé sécond, énergique, plein de force, faisant des Héros
de tous ses personnages. Il est vrai qu’il les avoit pris dans
l’histoire du peuple le plus fertile en grands hommes (les Romains qui vinrent après
Cirus à mille lieues de la Perse).
L’autre, avec un génie moins élevé, moins étendu, moins fort, moins
fertile, mais plus soutenu, plus égal, plus doux, avoit trouvé le chemin
du cœur & le secret d’intéresser toutes les passions (au profit des bonnes
mœurs). On l’écoutoit volontiers, on croyoit les passions
plus pardonnables, les voyant autorisées par les personnes illustres ;
il attendrissoit le cœur, & arrachoit des larmes. On devint plus
galant à son école (au profit des
mœurs). La Reine en étoit enchantée (qui en doute ?). L’amour du
Théatre devint à la mode, il fit un bien infini ( qui en doute ?). La religion la plus pure
auroit autorisé les spectacles (c’est-à-dire la religion de l’Auteur), mais non pas
le Judaïsme. Les Juifs alors captifs, que Cirus délivra, n’ont jamais connu le Théatre, & captifs,
ils ne pensoient guere à jouer la comédie ; encore moins le
Christianisme, qui n’existoit pas alors, qui ne vint que long-temps
aprês, & qui n’est pas sans doute une religion assez pure pour
autoriser les spectacles. Il est vrai qu’elle n’a jamais eu & n’a
point encore acquis cette sublime pureté (c’est la religion de l’Auteur).
Voici Moliere. Un Poëte satirique (Boileau) se corrigea par les conseils du
Roi, & abandonna la s’atire. Il devint l’Aristarque de la Nation. Cet exemple pensa décourager un Poëte
comique. Araspe le détrompa & l’encouragea (faux, Moliere étoit avant Boileau
& plus accrédité que lui)
. Il lui dit la Satyre
ne corrige personne, parce qu’elle attaque les vicieux ; la Comédie
corrige, parce qu’elle n’attaque que les vices (faux encore, la Comédie attaque aussi les hommes, &
la Satyre les vices). Il surpassa, de l’aveu du Grec,
tout ce qu’ils avoient vu de plus parfait dans leur pays (faux encore, les Grecs n’ont point vu
de comique qui les égale, tout est venu après eux).
Il travailloit avec une facilité d’autant
plus étonnante, qu’elle n’ôtoit rien à la perfection de ses ouvrages (faux, il y a de grands defauts dans
Moliere). Genie aussi inépuisable que prompt (il n’y a que six pieces de
bonnes). Son goût & son discernement dans
l’arrangement des sujets, étoient inimitables (la plupart de ses ◀intrigues▶ & de ses dénouemens
sont mauvais). Il ne presentoit que ce qui devoit
plaire (combien de bouffonneries,
de tabarinages, d’obscenités). Un des plus forts
génies que la Nature ait produit(peut-on porter plus loin l’aveuglement de
l’enthousiasme ?) Il a corrigé beaucoup de ridicules (& favorisé plus de
vices), sur-tout les femmes savantes
(objet bien mince, il n’y en a pas vingt dans
Paris).
Il se jette ensuite sur la Fontaine, dont il n’est pas moins enthousiasmé, &c. Jamais
Instituteur de Prince n’a donné de si mauvaises leçons. Huet, Bossuet, Fenelon, Fleuri, Saint Cyr, étoient bien éloignés
de former ainsi les mœurs de leurs éleves, en les faisant appliquer au
Théatre comme à l’affaire d’Etat la plus importante.
Les Chevilles, le Rabot, le Villebrequin de Mr. Adam sont un phénomene de ridicule dans la
littérature. Ce Ménuisier de Nevers, qui connoissoit mieux
le cabaret que le Parnasse, & étoit plus inspiré de Bacchus que d’Apollon, comme il paroît par ses
ouvrages, que la taverne & les propos d’ivrogne viennent orner à tout
moment, cet homme, assez médiocre Ouvrier, s’avisa d’être Poëte, & tâcha
de gagner par ses vers ce qu’un travail assez mince ne lui fournissoit pas.
Il avoit l’oreille harmonique, & sentoit la cadence des vers, comme bien
des gens, sans savoir ni danse ni musique, battent naturellement la mesure,
& sautent en cadence. Ce n’est que mécanisme des organes. Les animaux
même sentent l’harmonie, Ce Menuisier avoir de la facilité à trouver les
rimes, c’est-à-dire des mots qui ont une semblable
terminaison, qu’il consoit bien ou mal au bout de quelques autres mots, tel
que cet homme d’Horace qui faisoit deux cents vers
stans
pede in una
. Cet espece de mécanisme est commun en
Languedoc & en Provence, pays des anciens Troubadours,
qui la plûpart n’avoient d’autre verve. Il y a peu d’artisans, de paysans,
d’enfans même, qui ne sachent faire des chansons, & ne pussent, s’ils
s’y appliquoient, composer des livres qui vaudroient les Chevilles de Me. Adam, en y mettant les noms de quelques outils de
leur métier.
La poësie étoit alors dans son enfance. La plûpart des enfans d’Apollon etoient de vrais Menuisiers qui faisoient des vers comme
des coffres. Il en fut imprimé des milliers, dont il ne reste que quelques
feuilles dans les Bibliotheques, que les rats n’ont pas achevé de manger.
Pour peu qu’un homme eût de verve, il pouvoit, sans être éclipsé, se mêler
dans cette foule de rimailleurs, & le public qui n’en savoit pas
davantage, & qui y entendoit le langage des Halles, crioit au miracle,
comme les Harangetes battoient des mains aux farces de Vadé, &c. Me. Adam étoit hardi &
flatteur. Il adressa des vers au Duc & à la Duchesse de Nevers, & à la Princesse Maria, qui fut
Reine de Pologne, qui étoit dans la ville, ainsi qu’aux Seigneurs &
Dames de la Cour. Ce n’étoient que des fadeurs triviales des Romans, lys & roses, blancheurs, &c. La singularité les fit recevoir. Il en eut quelque
récompense ; le profit échauffa sa veine, elle coula à grands flots. On
parla de lui à la Cour comme on parle d’un singe qui fait des tours
d’adresse. Il en envoya aux Princes & aux Princesses, qui s’en
amusoient. Il y alla cueillir des lauriers. Le Cardinal de Richelieu eut les
siens ; aussi petit
dans sa poësie & dans sa
vanité, que grand dans la politique, il lui fit une pension. Les présens
d’un homme qui paye six cents livres les misérables vers de Colletet sur
la canne qui
barbotte
, ne font honneur ni au protegé ni au Mecene. Il y
avoit dans le même temps à Paris un Pâtissier qui faisoit des vers, comme
la Limonadiere Madame Labbé, dont le Mercure, pour se moquer d’elle, a imprimé quelques rapsodies.
S. Me. Adam fait des vers avec plus de
bruit
, disoit le Pâtissier, j’en fais avec plus de feu.
Adam trouva le moyen de ramasser 56 éloges en vers Grecs, Latins ou François, des Poëtes de son temps, dont il remplit 92 pages de son
Livre, sous le nom pompeux d’Approbation du Parnasse.
Cette fanfaronnade le déshonora. Plusieurs de ses approbateurs se moquerent
de lui : & qui sont-ils la plûpart ? Bris, Gerar, Gillet, Janvier, Monglas, Demont, Rampsale, Charpi, Sattur, &c. C’est peut-être lui-même qui
s’est composé ces éloges, & pour ne pas risquer d’être démenti, leur a
donné des noms supposés. Il y a pourtant cinq ou six noms célebres, Corneille, Rotrou, Tristan, Benserade, S. Amans,
Scuderi, qui ont bien voulu, pour faire leur cour au
Cardinal, louer un homme que pensionnoir Son Eminence. L’approbation de Scarron étoit à sa place : c’est un éloge burlesque, digne
du sujet. Il est appelé l’Abbé Scarron, il n’avoit pas
encore quitté l’état Ecclésiastique, qu’il avoit d’abord embrasse, &
qu’il déshonotoit. Toute cette aventure bien appréciée n’est qu’une farce du
Pont-neuf.
Cyrano Bergerac étoit un fou, un libertin & un impie. Ces trois belles qualites brillent dans tous ses ouvrages par les imaginations les plus extravagantes, les obscénités les plus grossieres, le matérialisme le plus monstrueux. Il mourut jeune ; heureusement pour lui, après avoir passé les premieres années dans une debauche outrée & la fureur journaliere des duels, il se convertit, & mourut chrétiennement. J’en bénis le Seigneur. Après sa mort, ses amis rendirent & au public & à lui le mauvais service de ramasser & de faire imprimer ses œuvres, ou plutôt ses fragmens, car la plume & sa tête ne finissoient rien. Son Voyage à la Lune, au Soleil, au pays des oiseaux, où il n’y a pas le sens commun, ne sont point achevés, n’ont aucun dessein, sont cent fois interrompus sans aucun propos, & laissent des lacunes au milieu d’une fiction. Cet homme avoit de l’esprit ; il y a des traits ingénieux, & des saillies agréables, mais ils sont noyés dans un cas d’expressions basses, d’images grossieres, de conversations de guinguettes, entre gens les plus vils, quoiqu’il eut de la naissance & une éducation qui auroient dû l’en rendre incapable ; mais malheureusement la fréquentation de ses compagnons de débauche, des femmes de mauvaise vie, de la lie du peuple, & des Comédiens de son tems, à qui il faisoit jouer ses pieces, le dégraderent. Il avoit de l’imagination, mais sans goût, sans regle, sans décence. C’est un cheval fouguex qu’aucun frein n’arrête : les monstres, les chimeres, les rodomontades, les hyperboles, qu’il entasse, vrais enfans du délire, font pitié. Il avoit de la lecture & des connoissances, mais tout fort superficiel, & il vouloit étaler de l’érudition. Il enfiloit tous les mots qui avoient quelque rapport à un objet ; c’est la science d’un petit livre, indiculus universalis.
Sur tout il se piquoit de Philosophie, & se disoit Cartésien. Vrai semblablement il n’a composé les voyages dans les planetes que pour expliquer la Physique de Descartes, & son systême du monde, qui n’est dans ses mains qu’un vrai galimathias. Il avoit pris ces teintures de Philosophie, dans les conversations de Robaut & les conférences de Gassendi. Il y avoit entendu l’explication du systême des Atomes que Gassendi avoit pris d’Epicure & de Lucrece, & fort ingénieusement développé, & le systême des tourbillons de Descartes, dont Robaut étoit le disciple, ce qui faisoit alors grand bruit. Cette multitude infinie de particules de matiere qui se remuent en tout sens, dans le vuide, & qui par des combinaisons infinies composent enfin les corps que nous voyons, cet arrangement immense de tourbillons, grands & petits, qui forment un soleil dans leur centre, & entraînent autour de lui des planetes, selon les idées de Copernic. Tous ces mouvemens, analogues à son imagination bouillante l’exaltoient à l’excès, & la faisoient voyager avec eux sans cesse & sans ordre. Il en résultoit dans sa tête un systême bizarre où tout étoit mêlé & confondu, sans précision & sans justesse. Il s’étoit fait, pour rendre ces folles idées, un jargon philosophique des termes qu’il avoit retenus, & que personne n’entend, & qu’il n’entendoit pas lui-même. Fontenelle & le P. Daniel ont mis, comme lui, le systême du monde en conversation & en voyage ; mais ce sont des Philosophes aussi éclairés qu’agréables, qui joignent les graces à la clarté, instruisent & plaisent. Bergerac est un écolier médiocre, qui soutient grossiérement des theses de Physique, & ne donne que de vaines paroles pour toute réponse.
Je ne serois pas allé chercher ce fou aux petites maisons, s’il n’avoit
appartenu au Théatre, mais il avoit ajouté la folie à la débauche, & la
scene à toutes ses autres extravagances. Il a composé plusieurs pieces, dont
l’impression a sauvé deux du naufrage, que toutes méritoient, la Tragédie
d’Agrippine, la Comédie du Pédant
joué. Le même caractere, le même style regne
par-tout. Tous ces ouvrages ne sont qu’une farce du
Pont-neuf, où il n’a fait qu’imprimer des titres, des divisions d’actes,
& de scenes. L’Empereur & l’Imperatrice parlent comme le Pédant,
& tous comme des Capitans, des Matamores, &c. qui de tems en tems
descendent de leurs échelles, pour dire quelque sottise. En voici une, par
exemple, parmi cent autres. Dans le Pédant, il applique
une échelle de cordes à la fenêtre de sa maîtresse, pour aller passer la
nuit avec elle. On appelle cette échelle de cordes,
l’echelle de Jacob
, pour monter
au
paradis d’amour
. Il dit aux hommes qu’il ne connoît
pas, comme Caïphe à J. C. Je vous adjure par le Dieu vivant de
nous dire qui vous êtes. Un homme qui se divertit, boit &
mange,
mon Breviaire & mon Missel est à Gaudeamus, j’en suis a lætatus
sum
. Un homme qui boit compare son vin à la Mer Rouge, un buveur à Pharaon,
&c.
Quel indigne abus de l’Ecriture & des choses saintes ! Il donne ces
sotrises pour de bons mots. Des tirades perpétuelles, de vilains propos des
hâles, entremêlés de quelques mots latins, des noms des Dieux de la Fable,
& de quelque ancien Empereur, composent toutes ces scenes. L’◀intrigue▶
est des plus communes ; c’est un fils amoureux, qui aidé d’uu domestique,
vole son pere, & se marie malgré lui. C’est un vieux pédant amoureux
& rival de son fils, dont on se moque. Belle instruction pour la
jeunesse ! on fait représenter devant lui, pour le tromper, une prétendue
Comédie en deux ou trois scenes, où la fille se marie, & ce mariage
subsiste ; idée qui a été plusieurs fois imitée. Dans son Agrippine il parle ainsi des Dieux :
Ces
enfans de l’effroi, ces beaux riens qu’on adore, & sans savoir
pourquoi. Ces alterés du sang des bétes qu’on assomme, ces Dieux que
l’homme a faits, & qui n’ont point fait l’homme. Des plus fermes
Etats ce fantasque soutien
Va, va,
Terentius, qui les craint, ne craint rien.
Un des
conjurés voyant l’Empereur, dit aux autres :
Frappons,
voilà l’Hostie, l’occasion presse.
Le Parterre
entendant ce mot d’hostie, s’écria,
Ha
le méchant ! ha l’Athée ! comme il parle du S.
Sacrement !
Il peut se faire, il est même apparent que ce
mot qui signifie une victime, lui échappa sans aucune mauvaise intention ;
mais il étoit si décrié & si justement décrié sur la religion, qu’on ne
douta pas que ce ne fut une impiété affectée. Quant au Pedant, la malignité n’en est pas douteuse, C’est la satyre du
Principal du Collège de Beauvais où il avoit été élevé,
& qui plus d’une fois l’avoit fait châtier. Il s’en vengea par cette
Comédie, où il représente quelque aventure arrivée au Collége avec la fille
de ce Principal, & lui en met une autre sur son compte, avec si peu de
ménagement, que c’étoient les mêmes noms, & du maître de la fille, &
des cuistres, Granger, Manon, Pagelin, comme Moliere a conservé le nom propre de Pourceaugnac & de George Dandin.
Ainsi les trois vices capitaux du Théatre, l’irréligion, la malignité, le
libertinage, sont-ils à découvert & sans masque.
Cependant ces deux pieces, qui sont misérables, ont eu des succès, & sont
quelque temps restées au Théatre, mais enfin on en a eu honte, & elles
ne sont plus représentées. Le vice n’y a rien perdu, elles sont remplacées
par bien d’autres, à la vérité, plus châtiées & plus décentes, mals dans
le fonds aussi irréligieuses & aussi corrompues. Le grand art du Théatre
est de savoir combiner le vice avec le goût & le style du siecle, pour
insinuer l’un à la faveur de l’autre. C’est une corruption raisonnée, qui
assaisonne le poison. Dans les siecles grossiers on le servoit à decouvert,
aujourd’hui on l’assaisonne, on
le déguise : il
n’en est que plus dangereux Moliere étoit ami de Cyranno. Ils s’étoient trouvés ensemble aux Conférences
Philosophiques de Gassendi. Moliere dans
le Mariage forcé étale, quoique plus sobrement, ce qu’il
savoit de Philosophie, comme Cyranno dans ses voyage de la
Lune. Tout est commun entre amis. Ce grand génie ne dédaigne pas de
s’approprier des scenes entieres du Pédant dans ses fourberies
de Scapin, entre autres la scene célebre qui est devenue un
proverbe,
qu’alloit il faire dans cette
galere ?
Il est vrai qu’il l’a élaguée du fatras de
Cyranno, & qu’il a changé les nom des Acteurs. On a beau dire, Moliere
n’est point créateur, il n’est que copiste. C’est un Tailleur qui ne fait
point d’habit neuf, mais qui ramasse de pieces d’étoffe qu’il a l’adresse de
bien coudre, & de couvrir toutes les coutures d’un joli galon. S. on
prénoit la peine de ramasser tous ses palgiats, ce serait le Géai de la
Fable, à qui l’on arrache les plumes, & qui n’a plus qu’un peu de duvet.
Les Conférences de Gassendi étoient singuliérement formées de quatre
libertins, qui tous ont écrit : Bergerac est fou ; Chapelle est Epicurien ; Moliere un
homme du monde, un agreable débauché, qui parle avec goût, qui amuse &
fait rire, mais rend le vice aimable & la vertu ridicule ; Bernier courut le monde, & a donné des voyages, & fait un
abrégé de Gassendi, qui sont utiles, & du moins ne nuisent point à la
vettu. C’en est assez, c’en est trop sur un homme si peu digne d’occuper les
gens de bien & les gens de lettres ; mais un éleve de la scene, dont le
caractere bouillant a mis au jour ses défauts ouvertemens & sans
masques, ne devoit pas être oublié dans ses fastes, après avoir joué un rôle
si vrai & si développé.
Le docteur Swift, qu’on appelle par dérision le Rabelais d’Angleterre, est un autre Cyranno Bergerac, par l’extravagance de ses fictions. Il a beaucoup plus écrit parce qu’il a plus vécu ; mais dix ans avant sa mort il devint tout à fait imbécille, & bien-tôt furieux, & mourut dans ce triste état. Il semble qu’il prévit son malheur ; il avoit fondé un hôpital de foux, dont il fut l’ornement. C’étoit un homme sans religion, sans mœurs, sans décence, pire que Bergerac. Ses livres sont innombrables, tous farcis d’obscenité & d’impiété, de platitude & de grossiereté du plus du plus bas peuple, qu’il fréquentoit par goût, quoique favorisé de plusieurs Milords, qui apparemment avoient des goûts semblables. Cyranno ne se mêla point de politique, ses satyres étoient moins des traits caustiques que des plaisanteries d’un débauché. Jamais il ne fut homme plus mordant & plus fécond en sarçasme que le docteur Irlandois, contre tout ce qu’il y avoit en Angleterre de plus respectable à la Cour, dans le ministere, dans l’Eglise, dans la littérature, ce qui fit sa fortune. On est sûr de plaire à Londres quand on fronde le Gouvernement, sur-tout en Irlande sa patrie par la haine invétérée du peuple contre la tyrannie que les Anglois y exercent. A travers ce bourbier il éclate des étincelles d’esprit, des saillies plaisantes, des images vives, des allusions fines, des critiques justes, des expression énergiques. Cet Ecrivain a un fond de méprisable ; on ne peut en profiter qu’après avoir dévoré une infinité de miseres de toute espece. Il n’y a guere que l’Anglomanie & la corruption des mœurs qui aient engagé à traduire ses œuvres, à leur donner quelque cours. Cet homme n’a point travaillé pour le Théatre, il ne n’aimoit pas la scene n’est point une guerr ouverte & tumultueuse, c’est un amusement & un jeu très-dangereux. Ce Swift pétri de fiel étoit un misantrope qui n’aimoit que le sang ; il lui falloit Gladiateurs, non des Comédiens.
L’abbé des Fontaines a traduit les voyages de Gulivert ; ce sont des description de trois pays. Dans l’un les hommes sont des pigmées de quatre à cinq pouce de haut ; dans l’autre des géans de cent pieds ; dans le troisieme ce sont des chevaux qui gouvernent, & sont très-raisonnables. Les hommes leurs sont soumis, & ne sont que des bêtes. Ces chimeres valent bien Pantagruel & Gargantua les voyages du soleil, de la lune, & du pays des Oiseaux, les Contes des Fées, le Roland de l’Arioste, &c. ce qui fournit une foule d’aventures burlesques, de contrastes satyriques avec nos mœurs, & quelquefois de bonnes moralités. Desfontaines, en le transplantant dans nos climats, à élagué ce mauvais arbre, & en a supprimé la plus grande partie, ce qu’il y avoit d’impie, d’obscene, de grossier, & a fait uun ouvrage raisonnable & amusant. Il y a ajouté un second tome de sa façon, le nouveau Guliver, sur des fictions fort semblables, mais plus amusantes, & mieux écrit que le premier Guliver. Les comparaisons des mœurs étrangeres, vraies au imaginées, avec les nôtres, font un cadre bannal, où on enchasse le tableau qu’on veut. Telles les Lettres Persannes, Chinoises, Péruviennes, l’Espion Turc, le Siamois de Dufreni, &c. Ce dessein bien exécuté a quelque chose de piquant ; mais il est devenu fort difficile, parce qu’il est aujourd’hui fort usé.
Voici la satyre du Théatre, ou plutôt de la Cour & de la Litterature, qui
ne peuvent être mieux ridiculisées qu’en faisant des courtisans & des
Auteurs, une troupe de Comédiens
Ces peuples surpassent
toutes les nations pour l’adresse & la magnificence. Je vis des
danseurs de corde voltiger sur
un fil
blanc. Ceux qui pratiquent ces exercices sont les personnes qui
aspirent aux grands emplois, & veulent devenir les favoris de la
Cour. Ils sont formés dès leur jeunesse à ce noble exercice, qui
convient sur-tout aux personnes de baute naissance. Quand une charge
est vacante, les prétendans présentent requéte à l’Empereur, pour
avoir permission de divertir sa Majesté, & la Cour danse sur la
corde. Celui qui saute le plus haut, obtient la charge. On ordonne
souvent aux Magistrats & aux Ministres de danser sur la corde,
pour montrer leur habileté. Le grand trésorier passe pour avoir
l’adresse de faire une cabriole un pouce plus haut qu’aucun autre
Seigneur. Pour obtenir un Ordre de Chevalerie, il faut sauter
par-dessus un bâton. Celui qui montre le plus d’agilité & de
souplesse obtient le prix. Il y avoit autrefois bon Opéra &
bonne Comédie ; mais faute d’Acteurs exercés par les libéralistes du
Prince, il n’y a plus rien qui vaille.
Tout cela est
outré sans doute ; mais il n’est que trop vrai que le mérite du Théatre est
le titre le plus certain à la faveur, que le mérite des gens du monde n’est
qu’un mérite de Comédien, leur vie, leurs passions, leurs plaisirs, leurs
◀intrigues▶, de vraies comédies, & le plus souvent des farces
ridicules.
Le Divertissement de Sceaux, livre aujourd’hui oublié, dont on pouvoir se passer de faire present au public, est un ouvrage de la flatterie. La flatterie, ordinairement de mauvais goût, trouve admirable tout l’encens qu’elle prodigue. La Duchesse du Maine, Princesse aimable, pleine d’esprit, aimant la littérature, se plaisoit avec les beaux esprits, & en avoit quelques-uns à ses gages, qui ne la quittoient pas, & faisoient couler des vers à grands flots à son honneur & gloire. Une Dame de la Cour les recueilloit à mesure, & on en a fait imprimer un gros recueil. Cette Princesse passoit sa vie à donner des fêtes, des divertissemens, des spectacles, dans sa belle maison de Sceaux. A l’occasion de ces fêtes il y pleuvoit des chansons, des madrigaux, des inpromptus, des lettres, des vers de toute espece, dont le fonds & le refrein à chaque ligne font l’éloge de la Princesse, répeté en cent façons, beauté, grace, sagesse, esprit, amour, Vénus, beaux yeux, Minerve, admirables, adorables, Déessée, &c. & tout le jargon de Cithere placé & déplacé comme les dames sur un échiquier. Ils roulent sur des riens, un Gobelet, une Crête de Coq, du Tabac, une Lunette, du Vin de Champagne, &c. Il y a quelquefois du sel, un tour ingénieux : ils ont pu plaire dans le moment, le lendemain on les oublie ; c’est une vie de rose, qui ne voit qu’une aurore, & le soir se ternit, & même ces chansons bachiques ou galantes vallent moins que plusieurs de celles du Pont-Neuf. Ce ne sont que ds facteurs triviales que tout le monde sait par cœur ; quatre pages de Virgile ou d’Horace satisferont plus un homme raisonnable que les quatre cens pages & les mille vers de ce recueil.
Toutes ces fêtes ne sont qu’un déguisement, c’est à-dire, une comédie perpétuelle, où la Princesse joue toujours quelque rôle. Le goût du Théatre étoit dominant dans cette Cour, & chacun de ceux qui la composoient avoit des noms burlesques, jusqu’à la Princesse, qu’on appeloit Finemouche. Ainsi il faut chaque instant avoir recours à l’ergot pour savoir de qui l’on parle. Les Auteurs des ouvrages sont aussi déguisés. Des lettres, des chansons sont données sous le nom du Prince, de la Princesse, d’une Dame, on lui en fait les honneurs. & c’est l’ouvrage de son compositeur, qu’à la fin le livre demasque. Tout y paroît sous des habits étrangers. C’est un vendeur d’orviétan, le grand Mogol de l’Indoustant, l’Ambassadeur de la Chine, des Faunes, des Nimphes, des Magiciennes, &c. de vraies & triviales mascarades, dont on veut bien s’amuser, du moins en faite le semblant ; enfin de vraies pieces de Théâtre, représentées par les Seigneurs, les Dames, les Courtisans, la Princesse elle même, qui par-tout est actrice, & on sent bien qu’elle a tous les talens, toutes les graces, tout le feu de plus célebres Actrices. Ainsi se passerent plusieurs années. Ansi se composa ce livre, qui n’est que le ramassis de ces bagatelles. Heureusement l’expression est assez décente, & on n’y parle point contre la Religion. Une pareille compilation aujourd’hui fourmilleroit d’impiétés.
Parmi plusieurs hommes & femmes d’esprit qui composoient cette Cour, il y en avoit deux sur lesquels rouloit cette chaîne de fêtes, M. de Malezieux homme d’un esprit fort onrné habile Mathématicien. & cependant livré par goût à ces frivolités. Il s’y croyoit obligé par reconnoissance. D’abord Maître de Mathematique du Duc du Maine, ensuite Chef de ses conseils, & Chancelier de Dombes, il lui devoit sa fortune. Il plut à son épouse, qui pour se le mieux attacher, lui procura une terre aux environs de Sceaux, dans laquelle il lui donna des fêtes. Il étoit l’ame de tous ces divertissemens. Bal, mascarades, spectacles, il en formoit le dessein, ménageoit l’exécution, en composoit les paroles, & jouoit le principal personnage. Il y a fait de milliers de vers, la plupart in promptu. Il est vrai que ce ne sont que des rimes avec quelques pensées agréables, & des mascarades variées par la diversité des habits de gens qui viennent des quatre coins du monde pour offrir des hommages à Celimene, à Ludovise, à Laurette, à Finemouche, à la Mouche au miel, &c. c’est-à-dire, à la Princesse, dont le nom change avec l’habit. La monotonie est si grande, que sur cent chanson il n’y a que deux ou trois airs différens ; c’est toujours l’air de Joconde, l’air des Jaloux. Il n’y a pas de scene dans la comédie, ni chanson sur le Théatre Italien, qui ne soit plus diversifiée. Sans doute on n’y étoit pas musicien, on n’y étoit que rimailleur.
Malezieux étoit en société de composition avec l’Abbé Genest, homme aimable, doux & liant par caractère,
poli, homme de Cour, propre à figurer dans de pareilles fêtes par sa
facilité à trouver des rimes. Il en a moins que Malezieux,
& moins de vivacité, mais plus exact & plus travaillé, homme
médiocre dans la littérature. Il a mis en rimes la philosophie de Descartes, alors à la mode, qu’il avoit apprise de Robault, & qu’il aimoit beaucoup. Cet ouvrage n’est
point lu. La vie de théatre qu’il menoit à Sceaux, sa
facilité à faire des chanson, les éloges dont on le combloit, lui
persuaderent qu’il reussiroit dans des pieces de Théatre. Il en fit
plusieurs, dont le Théatre n’a accepté qu’une, qu’il ne joue plu. Le début
en avoit été heureux, mais le dénouement en fut triste. Aucune n’a réussi.
D’abord représentées à Sceaux, elles y reçutent les plus
grands applaudissement. C’étoit un homme de la maison, aimé maître & de
la maîtresse, Sont altesse sérénissime y jouoit les premiers roles ; pouvoit
on n’y être pas extasié ? Les Princes y venoient, & pleuroient à chaudes
larmes. Bossuet, qui en lut une, dit en Courtisan : Si
dans toutes les pieces les sentimens étoient aussi purs que dans Peneloppe, on pourroit ménager quelque accommodement avec
le Théatre. On pressa l’Abbé Genest de livrer ses pieces
au public, il faisoit le difficile : Madame la Duchesse employa son autorité
pour l’y engager. Malezieux l’en remercia au nom du public
par un grand
ouvrage sur le beau présent qu’elle
lui avoit fait, & sur sa bonté à communiquer libéralement ce qu’elle
avoit embelli de ses graces en le jouant. Le Mercure
galant fit galamment l’éloge du goût de la Princesse, en le
relevant jusqu’aux nues. Le Journal de Trévoux, que Mrs.
parfait appelent le Mercure de
Trévoux, devoit trop au Duc du Maine, créateur de
ce Journal, pour ne pas lui en faire sa cour avec la plus grande emphase.
Malgré tout cela Joseph n’est plus joué.
Toutes les beautés remarquées par tant de
connoisseurs, dit l’Histoire du Théatre
François, tom. 13 p. 99.
ne furent-point apperçues du public. On trouva la Tragédie
froide, excepté la reconnoissance de Joseph par ses freres, la
texture de la piece commune, les caracteres des personnages peu
intéressants, la versification prosaïque. En un mot, ce Poëme tomba
de façon qu’il n’a pas été répris depuis 1710,
& il est certain que si on le remettoit au Théatre, il y feroit
une chûte encore plus précipitée.
C’est qu’il n’y a
plus de Princesse qui joue, des Princes qui pleurent, des Courtisans qui
battent des mains.
Le recueil des Divertissemens éprouva la même fortune. A table le verre à la main, toutes les chansons burlesques étoient admirables ; dans le cercle de la Princesse toutes les galanteries qui faisoient son éloge étoient divines. On ne pouvoit trop bénir la plume laborieuse qui recueilloit tous ces Chefs-d’œuvres, & la bonté de la Princesse qui donne en quelque sorte une seconde fois des fêtes au public, en souffrant qu’on le lui communique ; la presse gémit ; le livre est distribué, la Cour & la Ville l’achetent. C’est la gazette du jour, & aussi semblable à la gazette, il passe le lendemain chez le Frippier. En voici quelques traits pris aux hasard ; ils feront juger s’ils méritoient un autre sort.
A une Dame qui quitte la table pour aller mettre du rouge.
Il n’est rien de si détestable,Sur-tout lorsque l’on est à table,Qu’un museau pâle & sans couleur.Amis, voici notre toilette ;C’est un remede à la pâleur :Vîte du rouge, que j’en mette.
A la santé de Madame la Duchesse du Maine.
Buvons, Genest, du vin à seaux,A la Divinité de Sceaux,Dont le regard nous est propice.Les Grâces vous ont faitePour plaire & pour charmer :Pour boire à vous, Laurette,J’avalerois la mer.
Sur l’Abeille dans la devise de la Duchesse.
L’Abeille, petit animal,Fait de grandes blessures ;Craignez son aiguillon fatal,Evitez ses piqures.Fuyez, si vous pouvez, les traitsQui partent à sa bouche ;Elle pique, & s’envole après :C’est une fine mouche.
Sur son Chien appelé Jonquille.
Ce beau Chien que vante la fable,Qui des cieux orne la clarté,N’a jamai dans la véritéA Jonquille été comparable,N’a jamais dans la véritéEn tant d’esprit, de grace & de beauté.
Sur la Fêve qu’elle eut le jour des Rois.
Laurette, Azanet, Celimene,Je vous ai fait ma souveraineLong-tems avant le jour des Rois :Pour devenir votre conquête,Et ranger mon cœur sous vos loix,Je n’ai pas attendu la fete, &c. &c. &c.
N’en voilà que trop pour la gloire des Acteurs, des Auteurs, des Admirateurs
que le monde regarde de près est peu de chose !
le
masque tombe, l’homme reste, & le héros s’évanouit.
Pour la piété & ses exercices, il n’est pas nécessaire que le masque tombe.
Les Œuvres d’Antoine Hamilton, Duc & Pair d’Ecosse, qui parurent quelque tems après les Divertissemens de Sceaux, en sont comme une appendice. Ce Seigneur étoit invité aux fêtes de Sceaux, & contribuoit à la joie, par son esprit & par ses Poësies ; car pour amuser cette Princesse, qui s’ennuyoit fort à la Cour sérieuse de Louis XIV & de Madame de Maintenon, on ramassoit à toutes mains toutes les fleurs du Parnasse. Quoique celles qu’y portoit Hamilton, ne soient pas les plus mauvaises, qu’elles soient imprimées & répétées dans le recueil de ses Œuvres, cette double existence ne leur assure pas l’immortalité. Le reste de ses Œuvres sont des Contes extravagans de Féeries, qui n’ont ni commencement, ni suite, ni fin, dans le goût des mascarades & des farces de Malezieux & de Mille & une nuit de Galande. 2.° Des galanteries, c’est-à-dire, des vers pour trente femmes de la connoissance, à qui il répete les insipides fadeurs des Romans qui composent le phébus des toilettes. C’est à peu près tout ce qu’il avoit sçu & appris dans sa vie. Il y a pourtant quelques Lettres au Comte de Gramont, son beau-frere, qu’on estime, & des Mémoires de ce même Comte, qui ont de l’agrément ; car il regne par-tout dans ce recueil, dont l’étalage typographique a fait six petits volumes, une gayeté d’imagination, une légereté de style, une délicatesse d’expression propre à un homme du monde, qui dit des riens agréablement. C’est la conversation d’un Courtisan qui a de l’esprit & de la politesse.
Un homme si frivole, qui ne faisoit que voltiger, n’a pas fait des pieces de Théatre, les bouffonneries étoient au-dessous de lui ; mais le dessein suivi d’une piece noble, l’enchaînement des scenes, le développement d’une ◀intrigue, l’adresse d’un dénouement, la variété des caracteres, bien soutenus, étoient au-dessus de son génie. On pourroit cependant être surpris qu’il n’ait presque pas parlé du Théatre. En voici deux raisons. Outre que la France n’étoit pas alors dans le goût de donner de l’importance au Théatre, d’ailleurs Hamilton étoit attaché à la Cour du Roi Jacques, qui vivoit fort tristement à S. Germain, en Roi détrôné. La piété d’une part, & la tristesse de l’autre écartoient ces sortes de plaisir. S’il vivoit aujourd’hui, une troupe d’Acteurs ne manqueroit pas de s’y rendre. On croiroit de la dignité d’y dresser un Théatre. On diroit nécessaire de donner ces jeux pour éviter de plus grands maux. Jacques pensoit différemment, ainsi que sa famille, & n’imaginoit pas que Moliere dût le dédommager d’une Couronne. Hamilton avoit une raison personnelle de haïr le Théatre. Il avoit été joué dans la farce du Mariage forcé, qui n’étoit précisément que l’aventure de sa sœur qu’on força le Comte de Gramont d’épouser. C’étoit une injure atroce qu’un homme de ce rang ne pardonnoit pas, & dans le fond il n’y a qu’un Tabarin sans pudeur qui puisse livrer à des bouffons l’honneur d’une Demoiselle, & d’une famille si respectable.
Le Duc Hamilton étoit très-aimable par les qualités du cœur. Il vint deux fois en France, toujours attaché à les Rois, dans les deux grandes révolutions qu’occasionnerent Cromvel & le Prince d’Orange. Son pere l’y amena dans la premiere, après avoir perdu une bataille contre Cromvel. Il suivoit le Roi Jacques dans la seconde, & vécut plusieurs années à S. Germain, toujours plein d’honneur, de probité & fidélité, avec de sentimens dignes de sa naissance ; fort supérieur aux frivolités d’un bel esprit qui s’amuse, & qu’on auroit dû laisser dans l’oubli avec les puérilités qui les firent éclorre.
Cet Ecrivain affecte à tout moment de jouer sur les mêmes rimes les vingt & trente vers de suite. Cette sorte de bouts rimés ne vaut pas mieux que ceux qui ont été long tems en vogue. On croit se faire honneur, & par la difficulté de fournir des vers à tous ces mots, souvent bizarres, montrer de la facilité & de la fécondité de génie. C’est au contraire, faute de pensées, qu’on va chercher des rimes qui en fassent naître, qu’on y cout je ne sais comment, la plupart ridicules, sans suite & sans goût. Que dans des Poësies familieres on mette quelque rime semblable, c’est un agrément quand on le fait à propos ; mais s’imposer une loi gênante, & mettre des entraves à l’esprit pour faire venir & ajouter à des mots des idées burlesques, c’est le meme goût très-gothique qui avoit inventé les anagrammes, les acrostiches, les virelais, les rondeaux redoublés, qu’on honoroit du titre de jeu d’esprit.
On a fait bien de fautes en donnant ce livre au public. 1.° On a ramassé, sans choix, tout ce qu’on a pu trouver de badineries de l’Auteur, & la moitié auroit dû demeurer dans son portefeuille, 2.° On a inséré des Lettres & Epitres du Comte de Gramont, de Rousseau, de Chaulieu, & ce sont de mauvais voisins. 3.° Le Libraire avance dans des Avis & des Notes, que ce sont des Chefs-d’œuvres : la charlatanerie saute aux yeux. 4.° On a laissé grand nombre d’images obscenes, de traits d’irréligion qu’on auroit dû supprimer. Cet assaisonnement répandu pour donner du débit, ne peut piquer que les palais des agréables du tems, dont le goût n’est pas plus respectable que la foi & les mœurs. 5.° On a laissé aussi de mauvais vers, des galimathias, des bassesses, &c. en grand nombre. L’arbre eût été plus beau, s’il avoit été élagué. 6.° On accusoit Hamilton d’être satyrique, & ses ouvrages en effet sont pleins de traits mordants, vrai-semblablement effet de la mauvaise humeur où le jetoit son exil. En voici des traits.
Nous voulions adresser nos Mémoires à l’Académie Françoise, persuadés qu’ayant autresfois soutenus des theses de Logique, vous en saviez assez pour être reçu dans cet illustre Corps, & pour y être loué depuis les pieds jusqu’à la tête à votre reception.
(les Evêques) Jadis Pasteurs ou soi-disans,Pour le monde brûlans de zelleDe la Cour rarement absens,Alloient de ruelle en ruelleL’amour au beau sexe prêchantEt la charité fraternelle,Tandis que leur troupeau fidelleEn liberté couroit les champs,Et se paissoit d’herbe nouvelle,Sans craindre des loups ravissans.A S. Germain on en est quittePour savoir chanter au lutrin :Jamais Phebus ici n’habite,C’est la demeure du chagrin,Il n’est si triste compagnieQue phantômes vêtus de noir,Tels qu’ici le sort fait pleuvoir.La rime en est à l’agonie,Et la raison au desespoir.
Il y a cent traits de ce caractere sur tout le monde.
Le Mercure de 1773, ou plutôt les Comédiens dans le
Mercure, nous apprennent qu’
ils ont pris résolution de
choisir un jour chaque semaine, pour ne jouer que les Comédies de
Moliere, & d’y réunir tous leurs talens
pour rendre le mieux possible les Chefs-d’œuvres de ce célebre
comique. Le peu de monde qui assistoit aux représentations de ses
pieces a engagé la Troupe à faire un Catalogue qui instruisît le
public des seuls jours où l’on donnera du Moliere, & chacune de
ses pieces ne sera donnée que deux ou trois fois par an, au jour
nommé. L’espece de discrédit où étoient tombés les représentations
des Comédies de Moliere, ne venoit pas seulement de ce qu’on les
donnoit trop souvent, mais de ce que les Acteurs en chef
abandonnoient plusieurs rôles, qui, quoique peu considérables, ne
méritoient pas moins leurs soins & leur zele. En conséquence de
ce nouvel arrangement, il n’y en a aucun parmi eux qui désormais ne
se fasse un devoir de remplir les mêmes rôles les jours indiqués,
& le public verra qu’ils se sont proposés de rendre les
representations dignes de mériter son suffrage.
(Expression qui n’est pas du haut style).
Cette charlatanerie pour gagner de l’argent est mal-adroite. C’est un aveu du discrédit où est tombé Moliere, & du peu de goût qu’a pour lui le public, quoique placé parmi les Dieux par l’Abbé Schrone. Les plaintes que les Journaux payés par le Théatre font retentir depuis quelques années, annonçoient assez sa disgrace. Les grands éclats qu’on vient de faire en sa faveur, le prix de l’Académie décerné à son éloge, l’apothéose & le buste, les louanges dont les papiers publics ont inondé la France (car tout ceci n’est qu’un complot, la secte des Théatristes n’est pas moins remuante que les autres), tous ces derniers efforts pour relever une réputation mourante, démontrent la décadence du Molierisme. L’oracle de l’Almanach en fait ingénuement l’aveu, c’est de quoi dessiller les plus aveugles. Le public n’a pas tort, à cinq ou six pieces près, qui même ont bien des défauts, le Théatre de Moliere est fort peu de chose. Il a paru depuis cent pieces qui valent mieux que ses vingt cinq farces. Moliere doit sa vogue à Louis XIV, qu’il amusoit, à la médiocrité de tout ce qui avoir paru avant lui, au ridicule du tems qu’il frondoit, aliment délicieux de la malignité. Tout cela n’est plus ; qui s’embarrasse des Précieuses de l’hôtel de Rambouillet ? Où sont les femmes astronomes, les Médecins du Malade imaginaire, les Avocats de Pourceaugnac ? Une satyre des Vertugadins & des Chapeaux pointus auroit fait rire, il y a un siecle ; elles feroient pitié. Ce sel s’affadit avec le tems. Le mérite de Moliere est tombé avec la mode, on n’en parle que par habitude ; il a été tant de fois répété depuis un siecle qu’on en est dégoûté. Il n’y a plus que les cris du Théatre qui voudroit le faire vivre.
Les Acteurs eux-mêmes en sont dégoûtés. Qui auroit cru qu’on en fît l’aveu ? Les Acteurs en chef ne jouent plus, ou ne jouent que négligemment leurs rôles. On veut que ce soient des rôles peu considérables, contre la vérité & la vraisemblance. Les premiers Acteurs sont chargés des premiers rôles. S. on leur faisoit l’affront de leur distribuer des rôles subalternes, ils les dédaigneroient avec raison, & la piece iroit mal. Les pieces de Moliere, comme toutes les autres, n’ont que trois ou quatre grands rôles. Tout le reste n’est que remplissage ; les moindres Acteurs y suffisent. Les Acteurs en chef ne tiendront point la promesse qu’on leur fait faire, d’y réunir tous leurs talens, non plus que de ne donner que deux ou trois fois l’an les Chefs-d’œuvres de Moliere. Ils sont en trop petit nombre pour y suffire ; dans trois ou quatre mois les Chefs-d’œuvres seront épuisés. Il en faudra venir à Scapin, à George Dandin, au Mariage forcé, &c. aux Trétaux de Tabarin. Cet arrangement même leur nuira ; plus on multipliera les pieces de Moliere, & plus on s’en dégoûtera, & les jours qui seront destinés & annoncés le Théatre sera le plus désert. Tout succès n’est que chance, toute vogue n’est que mode ; la frivolité & l’inconstance ne s’attachent à rien, & l’espece de servitude où l’arrangement & l’annonce semblent les mettre, est une nouvelle raison de briser ses fers. Le plaisir ne peut souffrir le joug.
On raconte un trait singulier de Corneille, dont je ne garantis pas la vérité ; mais qui n’est pas sans vraissemblance, & qui peint même les Auteurs décorés de la Grandesse théatrale de la premiere classe. Corneille n’étoit ni noble ni riche, homme d’ailleurs très-simple en tout, dans son langage, ses manieres, ses meubles, ses habits, sa table. Je ne parle pas d’équipage, Melpomene alors étoit à pied, tout au plus encharrete, quand elle transportoit ses tretaux d’une ville à l’autre. Corneille avoit dans sa chambre une vieille table de bois, qu’on appelle aujourd’hui un bureau, sur laquelle très-bourgeoisement il écrivoit ses belles tragédies. Cette table étoit pour lui un trépied sacré qui l’inspiroit, comme la Prêtresse d’Apollon, & lui faisoit prononcer des oracles. Un riche Financier qui l’admiroit, soit qu’en adorateur, par une poëtique superstition, il crût que ce vieux meuble avoit quelque vertu secrette, soit que le regardant comme une relique, il voulût en faire l’acquisition, comme autrefois on avoit acheté je ne sais combien de talens la lanterne d’épictete, soit qu’il crût noblement qu’un grand Poëte devoit être meublé magnifiquement, proportionnément au mérite de ses chef-d’œuvres, soit que généreusement il voulût lui faire indirectement un présent digne de lui, quoi qu’il en soit, ce riche Financier proposa à Corneille de troquer son antique trépied avec un bureau superbe.
Le troc se fit, le grand Corneille s’ajusta de son mieux pour travailler sur cette nouvelle table. Il y fut tout dépaysé ; l’or, l’argent, l’ivoire, la sculpture, ne rendirent plus les mêmes oracles, & n’eurent point de vertu poëtique. Le trépied avoit été fait d’un bois planté le long de l’hypocrene & arrosé de ses eaux, le bureau de je ne sais quel arbre venu des Indes. Corneille, gêné, embarrassé, n’avoir plus les coudées franches, ses vers étoient foibles, plats, dure ; les pieces qu’il composa sur ce malheureux & trop riche bureau furent toutes mauvaises. Semblable au Cordonnier des fables de la Fontaine, qui en devenant riche, perdit toute sa gayeté, ne pouvoit plus chanter, se réjouir faire de bons souliers, & alla rendre à son bienfaiteur l’argent qu’il en avoit reçu, & se fit rendre sa liberté & sa joie, Corneille fit rapporter le bureau au Financier, se fit rendre sa verve avec sa table vermoulue. Les vers coulerent comme auparavant, & les nouvelles pieces furent très-belles. Le trépied avoit produit le Cyd, les Horaces, Cinna, & son retour Rhodogune, Héraclius ; le bureau financier n’avoit donné que Pertharite, Agesilas, &c.
L’esprit, les talens, les ouvrages des plus grands hommes dépendent beaucoup
du
méchanisme. C’est un instrument de musique
monte sur des tons plus ou moins doux ou forts. Corneille est une trompette qui rend des sons éclatans, Racine une flute qui les rend fort doux, Pradon est un sifflet qui les rend aigres. Il en est comme de l’accent, de la
voix, des allures de l’homme. Un Suisse, un Italien, un Gascon, se connoissent par-tout à
leurs accens. Une voix de basse rend toujours des sons graves, une voix de
fausset les rend aigus. Les fibres comme les cordes d’un violon, selon
qu’elles sont plus ou moins tendues, joueront une sarabande, une gigue, sur les mêmes tons, &
feront Scapin, Pourceaugnac, Arlequin dans la Lune, toujours dans le style de l’Auteur,
c’est-à-dire sur son ton.
Tout a l’humeur gasconne en un
Auteur Gascon.
Lucain & Corneille, Euripide &
Racine, Plaute & Moliere étoient montés à l’unisson.
Corneille eut fait la Pharsale, Lucain eut fait
Pompée.
La Bruyere disoit de Corneille qu’il ne jugeoit du
mérite de ses pieces que par l’argent de la recette, ce qui est en effet le
thermometre des Comédiens. Boileau prétendoit qu’il ne savoit pas
distinguer Lucain de Virgile
. Par hasard &
par goût il avoit étudié Lucain, Poëte analogue à ses idées ; il se
l’incorpora, & porta Lucain sur le théatre. Une assemblée d’Auteurs
dramatiques est pour moi une orgue composée de différens
jeux, la voix humaine, le cromorne, la trompette, le hautbois, la pédale, &c. Chacun d’eux peut donner le même air à sa
maniere, ou différens airs si l’on veut, mais de même caractere. Les tuyaux
ne sont que différemment modifiés par les soupapes.
L’histoire nous apprend qu’Hercule (dont l’idolâtrie a fait on Dieu) revenant d’Espagne, après ses grandes expéditions, qu’on appelle travaux, s’arrêta avec sa flotte dans un port d’Italie, y fit des sacrifices aux Dieux, & bâtit dans cet endroit une ville de son nom, Herculea ou Herculanum. Cette ville, après avoir été successivement habitée par divers peuples, tomba enfin au pouvoir des Romains, fut très-iche, très-florissante, & faisoit un grand commerce. Elle fut fort embellie par le Consul Lucius Cornelius Balbus, qui s’y établit, à l’honneur duquel & de la famille Balba il fut érigé bien des statues qui subsistent encore. Cette ville étoit située sur le golphe de Naples, entre Naples & Pompeia, toutes trois considérables. Un tremblement de terre, sous l’empire de Neron, détruisit Pompeia & causa de grands dommages aux deux autres. Quelques années après, sous l’empire de Tite, Herculea fut absolument engloutie dans une éruption du Vesuve. Ce bon Prince pour remedier à tant de maux, fit un voyage en Campanie & de grande largesses aux malheureux qu’il y trouva. Il répara la ville de Naples, mais il ne put rien faire à Herculanum, où tout étoit perdu. Cette ville avoit subsisté 1 400 ans depuis sa fondation par Hercule, & n’a plus été rétablie.
Le Mont Vesuve dans ses éruptions vomit d’immenses tourbillons de cendres, & des torrens d’une liqueur enflammée appelée lave. Les cendres dispersées au loin de tous côtés couvrent à plusieurs pieds d’épaisseur les campagnes où elles tombent, & la lave, brûle tout ce qu’elle rencontre. Ces deux fléaux se réunirent contre la ville d’Herculanum ; elle fut toute couverte de cendres, les rues, les places publiques, tout en fut rempli ; les hommes & les animaux furent étouffés & ensevelis sous la cendre. Les eaux venant à s’y mêler, formerent un mortier que le tems a durci comme une pierre. Ces eaux viennent partie des pluies abondantes qui suivent les éruptions, partie de la mer, parce que dans les tremblemens de terre le Vesuve s’abaissant, présente des ouvertures par lesquelles la mer entre dans des cavernes, & quand la montagne est rétablie, les feux lancent des eaux de tous côtés. La lave, liqueur crasse, formée de bitume, de souffre, de métaux fondus, coule en torrens comme le métail dans les fournaises. En perdant sa chaleur la lave se durcit, & devient un beau marbre. Il en coula des torrens sur cette ville infortunée. On y en trouve beaucoup. On y distingue même différentes couches, parce que dans les eruptions arrivées depuis ce temps-là, chacune y a jetté ses cendres & sa lave, ce qui en divers endroits forme au dessus de la ville un terrain de 80 pieds d’épaisseur.
Herculea étoit enterrée & oubliée depuis 17 siécles, lorsque par hasard il y a 60 ans un particulier faisant creuser les fondemens d’une maison de campagne, les ouvriers percerent une voute, & trouverent plusieurs statues. Le Gouvernement en ayant été instruit défendir, je ne sai pourquoi, de fouiller davantage. On n’y pensa plus. Mais le Roi de Naples faisant bâtir, il y a quelques années, une maison de plaisance à Porticci, qui est dans le voisinage, fit fouiller avec soin, & on découvrit une ville entiere ensevelie. On y trouva toute sorte de choses dont plusieurs sont bien conservées. Statues, médailles, tableaux, bas reliefs, inscriptions, livres, meubles, habits, armes, outils, ustencilles, provisions, des cadavres entiers dessechés, &c. Le Roi les a fait ramasser, & en a rempli plusieurs galeries. Il en a fait graver des estampes qui forment plusieurs volumes ; encore même n’a t’on fouillé qu’une partie de cette ville. Tout le monde a entendu parler de cet événement singulier ; mais voici ce qui nous intéresse.
En souillant au hasard, on a trouvé un théatre d’architecture Grecque de 290 pieds de circonférence, 150 de largeur en dedans ; la scene en a 72 de largeur, & 50 de profondeur. Il est fait en fer de cheval. On voit dans le demi cercle 21 gradins en amphitéatre, contigus & de suite, avec sept petits escaliers qui les divisent. Sur le diametre est un quarré long, & dans l’enfoncement une façade où il y a trois sorties. C’est là que les Acteurs étoient placés. Trois galeries servoient de portiques pour entrer, & la galerie supérieure répondoit aux sept gradins, qui étoient destinés pour les femmes. Ainsi les femmes étoient séparées des hommes & placées au-dessus d’eux, & ne pouvoient être ni vues ni approchées commodément, & ne se rencontroient pas même en entrant ou en sortant : arrangement de modestie que nous ne connoissons pas ; les deux sexes sont mêlés à nos spectacles, Ce magnifique édifice est entierement revetu de beau marbre, enrichi de statues & de colonnes qui la plûpart sont encore sur pied. On pourroit le rétablir en entier, tant il est bien conservé. C’est à peuprès la description que donnent Bullinger, Justelipse, & tous les antiquaires des anciens Théatres. Entre les gradins & la scene étoit l’orchestre. On trouve ici quantité de bois réduit en charbon. Il y avoit apparemment un plancher de charpente pour donner du ressort aux danseurs. La partie supérieure de la scene est aussi remplie de gros charbons : c’étoient des pieces de bois & des machines à peu près comme à l’Opéra ; car les anciens avoient aussi leurs vols, leurs enchantemens, comme nous. C’étoient les mêmes fables.
Le Théatre ne pouvoit manquer de regner à Herculanum. Il étoit commun dans l’Empire Romain : chaque grande ville avoit le sien. La chaleur, le beauté du climat invitoit à la vie molle. C’étoit un des lieux de l’Italie le plus célebre pour ses délices : il l’est encore, & le Roi de Naples l’a préféré à tout le reste de son royaume pour y bâtir une maison de plaisance. Herculea étoit tellement une ville de plaisir, qu’on l’appeloit le trône de Venus, sedes Veneris. Outre le Théatre, qui fut toujours son temple, elle avoit un autre Temple fameux, aussi-bien qu’Hercule fondateur de la ville. Martial en fait la description, L. 4. Ep. 44.
Hic est pampineis viridis modo vesujus umbris,Presserat hic madidos nobilis uva lacus,Hæc juga, quam Nicæ colles plus Bachus amavit,Hoc nuper Satiri monte dedere choros ;Hæc Veneris sedes Lacedemone gratior illi,Hic locus Herculeo nomine clarus erat.
Herculanum étoit une vraie Sodome ; on en voit des preuves sans nombre dans les tableaux, dans les statues, les meubles, où tout est plein d’obscénités, surtout dans les lampes. Ce sont tout autant de monumens de débauche ; on voit dans leurs formes & leurs ornemens tout ce qu’une imagination sale peut produire de plus bizarre & de plus licentieux. Telles sont les décorations du Théatre, les meubles, les bijoux des Actrices, jusqu’à leurs chaises, leurs carosses, leurs éventails, dont les peintures blessent les yeux les moins scrupuleux. L’empire du Théatre pouvoit-il n’être pas florissant dans une ville où tout étoit corrompu ?
Cette Sodome n’est plus ; elle fut traitée par le feu du Vesuve comme la premiere Sodome l’avoit été par le feu du ciel : digne punition de ses désordres, leçon épouventable que Dieu donne au genre humain. Les Payens mêmes l’ont reconnu. Martial ajoute :
Cuneta jacent flammis & tristi mersa favillâ,Nec Superi vellent boc licuisse sibi.
Ce n’est pas un homme, ce n’est pas une maison, consumés par la foudre, ce
sont des milliers d’hommes, des milliers de maisons, c’est une ville
entiere subitement ensevelie sous la cendre, sans
avoir un moment pour faire pénitence, par l’horrible explosion d’un volcan,
qui, comme la bouche de l’enfer, vomit des feux & des flammes, inonde
& engloutit tout un pays de ses cendres immenses & de ses torrens
enflammés :
Aperuit infernus os suum, & dilatavit
animam suam absque ullo termino.
Un pareil malheur
arrive en détail, quoique sans éclat, à tous les pécheurs surpris par la
mort dans l’impénitence. Dieu conserve pendant 17 siecles & découvre
tout-à-coup cet affreux monument de sa vengeance, image des feux éternels,
pour alarmer & convertir le pécheur. Quel sermon plus pathétique que
l’embrasement & la découverte de cette grande ville ! Venez, & voyez
ce que le péché mérite & ce que le pécheur doit attendre :
Nonne hæc conditæ sunt apud me, & signata in thesauris
meis ?