Chapitre II.
Autre suite du Fard.
Auferat fornicationes suas à facie sua, & adulteria
sua de medio uberum suorum
: Qu’elle ôte ses
fornications de dessus son visage, & ses adulteres du milieu de son
sein. Osée 21.
Presque tous les Interprettes conviennent que ce passage est la condamnation du fard & des ornemens que les femmes emploient pour parer leur sein & leur visage, parure que l’Esprit saint appelle des fornifications & des adulteres, parce qu’elles sont l’attrait le plus puissant qui y porte les hommes, & l’effet ordinaire du péché commis par les femmes, soit par les pensées dont elles sont remplies en le faisant, soit par le desir d’en exciter de pareilles dans ceux qui les voient. Ces deux objets sont en effet toujours exposés aux regards & aux libertés criminelles, & toujours propres à faire naître des complaisances & des mouvemens contraires à la pureté, à occasionner les plus grands désodres. Ce sont les premiers dont la passion se repaît, les premiers qu’elle attaque, & qui la conduisent au dernier crime, dont elles sont le prélude & le commencement.
Le fard, les fleurs, les parfums, les diamans, les neans, toute sorte de
bijoux & de colifichets, il n’est rien qu’on n’emploie pour produire
cette ivresse de passion qui fait le triomphe des femmes. La femme galante
dont le Sage fait le portrait, tient ouvertement ce langage :
inebriamur uberibus
. L’épouse du Cantique le
dit innocemment à son mari, dont le mariage rend les plaisirs légitimes :
Dabo tibi ubera mea.
Toute femme
qui découvre, qui embellit son sein, le dit tres-énergiquement. Chaque
ruban, chaque diamant, chaque coup de pinceau, chaque gaze, chaque nudité,
invite tout le monde, & lui offre l’hameçon :
Venite, inebriemur uberibus
Tout parle dans une
Actrice le langage le plus intelligible ; toute sa personne, de la tête aux
pieds, rient très-intelligiblement le même langage, & crie à haute
voix :
Venite, inebriemur uberibus.
Le seul
étalage est une invitation. S. Pierre, parlant des libertins qui regardent
les femmes, dit que leurs yeux commettent continuellement le crime :
Oculos incessabilis delicti.
Eh où
se tient-il ce langage du vice plus énergiquement, plus élégamment, plus
constamment, plus dangereusement que sur le théatre ? C’est une Académie où
on travaille sur le langage des passions mieux que l’Académie sur la langue
françoise.
Les femmes Payennes y mêloient la superstition & l’idolâtrie, & les femmes Juives les imitoient dans leur corruption. Elles portoient pendues au cou & sur le front des médailles, des figures des faux Dieux, elles en brodoient leurs habits & le tour de leur gorge, en attachoient à leurs bracelets, & y attachoient de prétendus talismans pour se faire aimer ; mais le vrai talisman étoit la forme, la couleur, la fraîcheur, l’éclat de leur nudité, que le fard & la parure relevoient avantageusement ; les fleurs par leur odeur & leur couleur y donnoient une nouvelle grace. Martial, Petrone, tous les anciens Auteurs parlent & se moquent de ces artifices de coqueterie. L’Abbé Nadal en a fait un grand traité. L’Ecriture en fait souvent mention, & les charge d’anathemes. Les Actrices Chrétiennes n’ont ni moins de goût pour le vice, ni moins d’adresse à l’inspirer. Leur visage & leur sein ne sont pas moins chargés de talismans. Les fleurs, les odeurs, les couleurs, les rubans & les diamans n’y regnent pas moins, & ne produisent pas moins de ravage. On en voit quelquefois qui portent leur sacrilege audace jusqu’à substituer aux figures des Dieux des croix d’or ou d’argent, des images du crucifix, des medailles devotes pendues à leur cou. Je ne sai si la croix peut être plus indécemment placée, & former un contraste plus revoltant. C’est faire naître du même endroit de bonnes & de mauvaises pensées, le péché & la vertu. C’est se jouer du signe de la Redemption, de l’unir aux objets dont elle a reparé le mal. Le théatre, il est vrai, voit rarement ce mélange. Les Actrices ont si peu de religion, qu’elles n’en conservent pas même de vestige. Dans le grand monde la religion & les plus legeres traces de piété sont aussi peu connues. La Bourgeoisie & le peuple en ont encore une idée. L’ignorance & la grossiereté y font un mélange ridicule du sacré & du profane. Le danger n’en est pas moins grand. Cette ombre de dévotion n’est ni le préservatif, ni le remede du vice, à travers la croix la passion poursuit également, & devore des yeux son aliment. Le danger sur le Théatre est au plus haut point, exposé au plus grand jour, porté au plus haut degré d’élégance & de force. Ces nudités & ces parures lancent de toute part sur les spectateurs des traits mortels inévitables.
Quelques interpretes ont cru que dans le passage d’Osee le Saint-Esprit parloit de l’idolatrie, souvent désignée par les mots d’adultere & d’impureté, soit parce que l’idolatrie en est toujours accompagnée ; le moyen d’être chaste dans une fausse religion, & une religion dont l’impureté fait le systeme, le culte, les exemples, la morale ; soit parce que l’irreligion est le fruit de l’incontinence ! soit parce que ces deux désordres éloignent également de Dieu, & tournent entierement vers la créature un cœur aveugle qui s’en fait une divinité ; soit parce que l’ame étant unie à Dieu par la grace, & que Dieu en conséquence daigne l’appeler son épouse, tout amour étranger, tout partage du cœur, est par rapport à Dieu un véritable adultere. Toute Actrice est par conséquent aux yeux de Dieu une adultere, une prostituée, qui se débauche, & en débauche une infinité. Tout cela est très-vrai ; cependant comme le visage & le sein ne sont pas les seuls objets de l’idolatrie, & que l’idolatrie ne se porte pas sur le sein & sur le visage, le Saint-Esprit va plus loin ; il entend, non l’idolatrie & l’impureté consommée, mais la parure artificielle & excessive qui induit au péché en rendant la beauté plus dangereuse.
D’autres Auteurs ont entendu le cœur par le milieu du Sein, c’est-à-dire, arrachez l’impureté de votre cœur. Ce seroit n’être
converti qu’à demi, si on se bornoit à réformer l’extérieur sans aller
jusqu’à la racine du vice. Que peut-on donc penser
de celles dont l’extérieur & l’intérieur sont également corrompus, qui
sont paîtries de vice, & l’arborent, qui tachent sans cesse de se faire
des complices, employent tout ce que l’art & la nature ont de plus
propre à allumer par-tout le feu qui les dévore ? Otez donc de votre visage
ce trophée du vice, cette enseigne du libertinage, ce fruit amer de la
passion ; ôtez le de votre sein, où la passion a établi son trône, &
d’où elle lance de toutes parts des traits empestés sur les ames, sans quoi
je lancerai sur vous à mon tour les traits enflammés de ma juste colere. Je
vengerai en même temps les foibles que vous séduisez, les créatures dont
vous abusez, ma sainteté que vous outragez, & vous ferai gémir à jamais
dans la plus effreuse difformité & les tourmens les plus cuisans de
l’enfer, d’avoir embéli une beauté qui vous a perdue avec vos amans :
Auferam à facie tuâ fornicationes tuas, &
adulteria tua de medio uberum tuorum.
Fontenelle, ce bel esprit centenaire, ce libertin philosophe, poli & moderé par tempéramment, par amour du repos, par intérêt de santé, par goût de l’étude, a fait dans sa jeunesse, comme bien d’autres, des ouvrages où les loix de la décence ne sont pas bien sevérement observées. Ses Opéra, ses Tragédies, ses Eglogues, ses vers galans ne sont point du tout d’un Religieux de la Trappe. Parmi les lettres galantes du Chevalier d’Her, que le public n’a pas goûtées, & que la vertu goûte encore moins, il en est une sur le visage de sa maîtresse, où sous l’écorce de la louange il fait sentir les dangers & les crimes de cette partie, si soigneusement parée & cultivée. Ce n’est pas l’Ecriture sainte, à laquelle il ne pensoit pas ; c’est l’expérience de tous les hommes, & la sienne, qui lui ont donné ces leçons.
La Fable enseigne la même vérité par deux traits célebres. Meduse & les Furies n’ont pas toujours été des monstres. La Gorgonne sur d’abord une tres-belle fille par la beauté de son visage & de ses cheveux, qu’elle entretenoit avec un grand soin. Cette beauté lui-coûta cher ; Neptune en fut épris, & la viola. Les Dieux du Paganisme n’étoient que des libertins ; toute la mythologie n’est qu’une histoire galante. Le Théatre n’est que le Paganisme mis en drame, chanté, joué, imité par d’autres libertins. Venus & la Clairon, Granval & Jupiter ne sont que la même chose. La passion des Dieux ne respectoit pas leurs propres temples. Neptune corrompit la belle Meduse dans le temple, & aux pieds des autels de Minerve. Nos corps sont le temple du Saint-Esprit. Que l’impureté qui les souille prophane sa maison, & mérite les plus grands chatimens ! Ce langage de S. Paul né frapperoit point des oreilles dramatiques ; mais au moins ne peut-on se dissimuler que les nouvelles Gorgones ne soient tous les jours souillées dans nos Eglises par les regardt & les discours, les désirs & la licence de nos nouveaux Neptunes ; que leur fard, leurs nudités, leurs parures ne les attrouppent au tour d’elles, & que leur vanité, leur libertinage ne donne volontairement ce scandale sacrilége.
Minerve, (c’est la sagesse) offensée à l’excès de la profanation de son temple, s’en vengea sur telle dont la beauté & la parure en avoit été l’occasion. Elle la punit par l’endroit qui avoir le plus allumé la passion du prophanateur, son visage & ses cheveux ; elle la rendit difforme, & changea ses cheveux en serpens. On ne pouvoit la voir sans être saisi d’horreur. Cette horreur alloit jusqu’à pétrifier ceux qui la regardoient. S. beauté avoir produit le même effet. L’admiration & l’amour jettent dans une espece d’extase & de stupidité ; c’est l’ordinaire effet des passions violentes. L’homme hors de lui même semble pétrifié. Persée coupa cette tête si dangereuse par sa beauté & par sa laideur, & s’en servit▶ comme d’une arme redoutable pour pétrifier ses ennemis ; mais il ne put la couper sans détourner les yeux, pour ne pas la voir, & la regarda dans l’Egide de Pallas, dans le miroir de la sagesse, la saisit tandis qu’elle étoit endormie, & lui porta le coup mortel. Il fit présent de cette tête à Minerve sa protectrice, qui l’appliqua sur sa poitrine, comme une armure invincible, qui écartoit tous ses ennemis. Les trois Furies étoient représentées à peu près de même, tantôt blanches & charmantes images des objets du péché, qui séduisent par leurs attraits ; tantôt noires & affreuses images des suites du péché, qui déchire l’ame, par les remords vivement représentés par les serpens qui sifflent sur leur tête, la torche & les fouets qu’elles ont à la main, & la difformité insoutenable de leur visage. Pausanias dit qu’elles avoient des temples sous ces deux denominations, qu’elles se montrerent ainsi tour à tour à Oreste innocent, coupable & repentant. Elles étoient encore l’image des trois penchans de l’homme, que l’Evangeliste appelle les trois concupiscences, d’abord agréables, mais dont les traits sont si funestes. Amour des richesses, concupiscence des yeux ; amour du plaisir, concupiscence de la chair ; orgueil de la vie, concupiscence de l’esprit : triste suite du péché originel, principe funeste du péché actuel & de la damnation.
Cette fable est pleine de bonnes instructions, une tête de femme parée est
une vraie tête de Meduse ; elle le deviendra un jour très réellement dans
l’autre vie en punition des péchés qu’elle a fait commettre. Point de
Gorgone aussi
horrible qu’une damnée ; & dans
cette vie même par les rides, la pâleur, la maigreur, les infermités, &
l’âge, par les maladies, surtont par les suites du vice, rien ne défigure
plus que le vice même, qui la fait si bien parer. Elle l’est encore dans
l’ordre moral aux yeux du Chrétien & du Sage, même dans la plus grande
beauté, chacun de ses cheveux, chacune de ses graces, par le poison du
plaisir qu’il répand dans le cœur, est un vrai serpent qui porte le coup
mortel dans l’ame. C’est la comparaison de l’Ecriture :
Tanquam a facie colubri fuge peccatum.
Ce poison est
funeste aux Dieux mêmes qui en sont épris, c’est-à-dire, aux plus grands
hommes, aux plus sages, aux plus vertueux. Leur passion les livre à cet
excès jusque dans le Temple, & sous les yeux de la Sagesse. Ce vice ne
respecte rien, ni le lieu, ni le temps, ni l’état, ni la personne, &
malgré les lumieres de la raison & de la conscience, il sacrifie tour à
ses transports.
La Sagesse se venge, elle change ses graces en serpens, ses plaisirs en remords ; la beauté rendoit comme stupide, par l’ivresse de l’admiration & de l’amour ; elle pétrifie par la douleur, la frayeur & le désespoir. On ne peut combattre la volupté, que comme Persée en lui tournant le dos, on a besoin de l’Egide de Minerve, c’est-à-dire, des réflexions de la sagesse, qui comme un miroir fidèle en font sentir toute la laideur, conduisent sa main, & dirigent le coup dont on la frappe : qu’on ne l’épargne pas, il faut lui couper la tête, pour peu qu’on l’épargne elle reviendroit plus dangereuse que jamais. Cette victoire en attire bien d’autres. Celui qui a su vaincre l’amour du plaisir, trionphera aisément des autres ennemis : ce sera par la vue de la laideur du vice, de sa honte & de ses remords. Après la victoire, portez cette tête à Minerve pour lui en faire hommage, c’est-à-dire, à la sagesse & à la vertu, qui seule en mérite la gloire, comme elle en a ménagé le succès. Minerve l’applique sur sa poitrine, & la porte partout. Ainsi faut-il avoir présente l’horreur du vice pour en éloigner la tentation ; c’est le cœur qu’il faut défendre de ses atteintes, c’est le sein qui est le siege de la volupté, qu’il faut comme hérisser de serpens pour éviter les téméraires, dont les regards impudiques, les libertés licencieuses lui livrent tant d’assauts. Une tête de Gorgone sur le sein est bien différente des bouquets, des nudités, du fard, des rubans, des gazes : aussi l’un est le sein de la sagesse, l’autre le sein de la volupté, le sein d’une Actrice est son trône. Il n’est point de Gorgone & plus puissante & plus terrible.
Cette fable est susceptible de bien d’autres applications. Toutes les passions sont des Méduses, qui charment d’abord, mais se tournent en serpent par les suites & les remords. La vanité énivre, la paresse engourdit, la colere transporte, la crapule rend bête, l’avarice rend insensible, dur, &c. la chicane est une Gorgone qui ruine, accable, pétrifie les plaideurs. Un bon Juge est un Persée qui lui coupe la tête par la sagesse de ses arrêts ; mais qu’il ait un bandeau pour ne pas la voir, il seroit pétrifié lui même. De toutes les applications, la plus juste, & que la Mithologie a eu en vue, c’est l’amour des femmes dont nous parlons ici, qui fait toute la fortune du Théatre : il n’est point de passion plus dangereuse pour le commun des hommes.
Natalis Comes, l’Abbé Banier, & quelques autres Mithologistes ont cherché dans l’histoire l’origine de cette fable en Grece, en Asie, en Affrique : cette diversité de sentiment en démontre l’incertuitde. Il n’est pas impossible que quelque événement y ait donné lieu. Mais dans des temps si éloignés, qu’on appelle avec raison, des temps fabuleux, dont un si grand nombre de circonstances ajoutées, toutes ridicules & sans vraisemblance qui le défigurent, c’est faire beaucoup d’honneur à Hésiode, à Ovide, & aux autres Historiens du Parnasse de faire des recherches, & former des conjectures pour lui donner un air de vérité. Tous les Romans ont droit à de pareilles généalogies, à peu près comme la plupart des nobles. Les auteurs de Roland, d’Amadis, de Dom Quichotte, des Mille & un jour seroient bien étonnés de se voir ériger en vénérables Historiens, & de trouver des savans qui découvrent chez les Grecs, les Romains, les Chinois l’Armet de Mambrin, l’Hyppogrife de Bradamante, qui valent bien l’œil & la dent unique des trois Gorgones, les ailes de Pegase, la Baleine d’Andromede, l’Egide de Pallas, & les Serpens, &c.
La conjecture la plus vraissemblable, quoiqu’encore fort incertaine, est
celle de M. Huet dans sa Démonstration
évangelique. Le savant Prélat croyant voir toute la fable du
Paganisme dans l’Ecriture Sainte, a trouvé de la ressemblance entre la tête
de Méduse, coupée par Persée sous les
auspices de la sagesse, à la tête d’Holopherne, coupée par
Judith sous la protection de Dieu. Ce Général Assirien
par la crainte qu’il inspiroit pétrifioit en quelque sorte tous les peuples,
& le Prince Achior en fut si frappé que lorsque Judith
lui présenta la tête d’Holopherne qu’elle avoit coupée, ce fut pour lui une
vraie tête de Méduse, il tomba sans connoissance :
Angustiatus cecidit in faciem suam.
La tête de la
Gorgone consacrée à Pallas, représente la tête, le pavillon, les trésors
d’Holopherne, consacrés à Dieu dans le Temple en
reconnoissance de la protection accordée à son peuple. Le Temple de Pallas
avoit été profané par la passion d’un libertin, & le Général idolâtre se
proposoit de prophaner, de détruire le Temple du vrai Dieu. On y trouve la
circonstance du jeûne de Persée, à qui des Pasteurs vinrent apporter du lait
& du vin après la défaite de ce monstre, ce qui semble se rapporter à
l’abstinence de la veuve de Béthulie.
Je ne garantis pas toutes ces allusions, qui peuvent être vraies, & n’ont rien que d’instructif & d’édifiant ; mais on ne peut se refuser à la vérité de la morale qu’elles renferment, & à la inscesse de l’application qu’on peut en faire à la tête d’une Actrice qui, par les dangereux attraits & l’ivresse de la passion où elles plongent, est aux yeux de la vertu plus dangereuse que Méduse. Mais qui lui coupera la tête ? Ce n’est point un amateur du Théatre qui sera le Persée, il l’adore, il en est enchanté, ravi, pétrifié. Loin de recourir à la sagesse, il en méprise les leçons, il en trasgresse les loix, il la tourne en ridicule. Aussi s’en faut-il de beaucoup qu’un homme de Théatre soit couvert de l’Egide de Pallas.
La fable des trois Furies revient à peu près au même dans les métamorphoses des filles, dont Ovide rapporte un grand nombre ; on voit communement leur visage & leur corps rendus difformes, en punition des crimes que ses attraits & sa pature ont fait commettre. C’est punir le coupable par l’endroit le plus sensible. L’instrument du péché devient celui du châtiment ; c’est en même tems instruire les hommes des dangers du vice & de ses suites, en rendant difforme le bien dont on fut épris jusqu’à le préferer à Dieu même. Nous nous arrêtons à deux ou trois, les Lamies, les Harpies & les Tritons. Nous avons parlé des Sirenes,, de Médée, de Circé. Tout le corps du Paganisme & de la Poësie n’est guere que la débauche & ses effets tournés de mille manieres, pour apprendre cette loi essentielle qu’il faut fuir la volupté pour n’en être pas infecté.
Lamies dans l’Ecriture Sainte signifie en général une bête féroce. Les bêtes les plus féroces, dit le Prophete
Jéremie dans ses lamentations, s’adoucissent pour leur petits, & leur
donnent la mamelle à têter : mais la fille de mon peuple est cruelle comme
l’autruche qui abandonne les siens. Il fait allusion à
la famine de Jérusalem où les enfans étoient abandonnés de leur mere, &
à l’usage où étoient les femmes de ne pas nourrir leurs enfans :
Sed lamiæ nudaverant mammam & lactaverunt parvulos
suos ; filia populi mei crudelis sicut strutio in
deserto.
Dans le langage populaire les lamies sont des
sorcieres ou des spectres qui mangent les enfans ; contes
absurdes dont les nourrices bercent leur nourrissons, pour leur faire peur,
& troubler leur imagination à leur grand préjudice : l’impression en
reste toute la vie. Dans l’Histoire naturelle ce sont des monstres qui ont
une gorge de femme, se nourrissent de chair humaine quand elles peuvent
attrapper quelqu’un ; poisson aussi gros que la baleine, avec une queue plus
grande, & beaucoup plus vorace qui avale un homme tout entier. On croit
que c’est celui qui avala le Prophete Jonas.
Dans la fable les lamies, comme les sirenes, les sphinx, les tritons, les centaures ont la figure humaine jusqu’à la ceinture, & même très-belles, beau visage, belle gorge, & ensuite c’est un vilain serpent qui a une tête à l’extrêmité de la queue ; ils cachent cette partie affreuse de leur corps dans les bois, les buissons, ne montrent que le visage & la gorge pour attirer les passans par l’appas du plaisir, se jetent sur eux, les serrent avec leurs bras & leurs mains crochues, & la queue de serpent, & les dévorent. Telles sont les femmes prostituées & les Actrices, elles attirent par les charmes de la volupté, la beauté de leur visage, & l’indécence de leurs nudités saisissent leur proye, l’embrassent, la dévorent. Les Thebains fonderent un Temple à Venus Lamie, pour honorer ses belles qualités dans la Déesse ; ils le fonderoient aujourd’hui à Venus Actrice, pour lui rendre le même culte.
Les harpies sont venues de la même idée, & quoique leur
figure soit differente, ce sont de belles filles selon Virgile :
Virginei volucrum vultus.
Elles ont des ailes
comme des oiseaux, & des griffes aux pieds & aux mains ; elles
viennent rapidement, en volant, fondre sur une table, enlévent toutes les
viandes, & l’infectent par leurs odeurs. Apollonius
les appelle les chiets de Junon, qui les envoye à ses ennemis ; elle les
envoya à Ænée, comme le raconte Virgile, il fallut que ses
compagnons s’armassent de leurs épées & de leurs boucliers pour les
chasser. Ces monstres ont passé en proverbe, on dit d’une personne qui
attrape tout ce qu’elle peut, c’est une harpie, de là est
venu le nom de harpare que Plaute donne
aux avares, d’où Moliere dans l’avare a tiré le nom d’harpagon. Le mot harpon, sorte de
crochet, & harpager en latin harpagere, c’est-à-dire, accrocher, saisir avec un croc, terme
usité dans la Marine, Une maîtresse qui exige des présens, qui ruine son
amant, est une harpie. Une Actrice auroit tort de refuser
un titre si légitime ; leurs griffes désignent leur rapacité, leur ailes
leur légérété, soit à la danse, soit dans leurs amours, & la mauvaise
odeur, les maladies honteuses qu’elles communiquent ; elles ont le visage
d’une belle fille, c’est l’ameçon qu’elles jetent pour mettre le poisson
dans les
filets. Le mot Virginei
vultus qu’on leur donne est un mensonge, il est rare que même une
débutante y ait droit ; on leur a fait acheter leur reception, car pour
celles qui ont ◀servi▶ quelque temps sur le Teatre, il n’en est point qui
porte un visage vierge, la virginité s’en est depui
longtemps envolée. Pour Scylla, à qui on donne des chiens
pour ceinture, & tant d’autres changées en arbre, en araignée, en vache,
en grenouille, &c. il est inutile de s’y arrêter ; c’est toujours la
même leçon de morale sur le danger & les suites de la volupté, ou la
beauté naturelle, relevée par le fard, la parure, l’indécence, qui le font
si fort redouter à la vertu, surtout sur un Théatre où on étale avec le plus
d’art tous les charmes du vice.
Lucain, liv. 10. conduisant César en
Egypte après l’assassinat de Pompée, rapporte son entrevue & ses amours
avec Cléopatre, comme Virgile rapporte
les amours d’Enée avec Didon ; mais plus
chaste que Virgile, il n’en parle que pour le condamner, ce que Virgile
excuse & raconte de la maniere la plus séduisante. S. Augustin s’accuse
d’avoir pleuré en le lisant. La Pharsale ne le fit jamais
pleurer. Cette poësie si dangereuse fait le plus grand mérite du 4. livre de
l’Enéide. Les autres sont moins estimés, quoique aussi
beaux, parce qu’ils flattent moins la passion. Le luxe, la parure, les
graces, la galanterie de cette fameuse Egyptienne, qui sçut captiver deux
Empereurs Romains, César & Antoine,
allumer la guerre entre Auguste & Antoine, & rendre douteuse à la bataille d’Actium la fortune de l’Empire Romain :
Cæsare
captivo pharios ductura triumphos.
Ne soyons pas
surpris si le foible Antoine fut pris dans ses pieges ; l’ame atroce de
Cesar n’avoit pu s’en defendre :
Quis tibi vesani veniam non donet amoris ? Antoni, durum
cùm
Cæsaris hauserit ignes
pœtus ?
C’est le portrait de nos Actrices, qui sont sans
doute moins riches & moins puissantes que cette Reine : mais pour
l’indécence, la coquetterie, le raffinement de la parure, les pieges tendus
à la vertu, il semble qu’elles aient pris des leçons de Cléopatre, &
plusieurs d’entr’elles pourroient-lui en donner. Les maux qu’elles font ne
sont pas si eclatans, elles n’ébranlent pas les empires, mais elles jettent
le désordre dans les familles, ruinent les fortunes, l’honneur, la santé de
leurs amans. Est-il surprenant que des particuliers en soient la victime,
les plus grands Seigneurs se brisent à cet écueil :
Leucadioque fuit dubius sub gurgite casus.
César s’étant rendu maître d’Alexandrie & du Roi Piolomée, la jeune
Cléopatre sa sœur, qu’il tenoit enfermée dans le Phare, trouva le moyen de
s’échapper, & de se faire présenter à l’Empereur. Elle se montra avec
une frinte tristesse, demi nue, les cheveux épars, se jetta à ses pieds,
& par des paroles étudiées & touchantes, lui demanda justice contre
son frere. Ses paroles auroient été peu efficaces ; mais elle fit parler ses
graces. Son visage fut un Orateur éloquent :
Vultus
adest precibus faciesque incœpta perorat.
Elle lui
demanda de passer la nuit avec lui, elle obtint tout de son Juge. Que
peut-on refuser entre des bras d’une Actrice ? Quelle main est assez ferme
pour tenir la balance ?
Exegit infandam corrupto Judice
noctem.
Lucain appelle cette Reine l’opprobre de
l’Egypte, le fleau de l’Empire Romain, comme la belle & impudique Helene fur le fleau des Grecs & des Troyens :
Dedecus Ægypti, latioque feralis herinnis Romano
non casta malo.
Quoi, César, au milieu des fureurs de
la guerre, au milieu de vos ennemis & des plus grands dangers, vous avez
pu vous livrer à des amours infames avec une étrangere, donner des
freres illégitimes à la femme de Pompée votre
gendre, négliger les plus grands affaires, & perdre le tems le plus
précieux auprès d’une femme débauchée !
Admisit venerem
curis, & miscuit armis, illicitosque choros.
Ayant obtenu tout ce qu’elle vouloit, Cléopatre donna les fêtes les plus
somptueuses à son amant, plus méprisable par ses foiblesses, que grand par
ses conquêtes. La vertu seule est la vraie grandeur. Ce Poëte fait la
description des appartemens, des meubles, du palais de la Reine, où de
toutes parts brilloient l’or & l’argent, la pourpre, l’ivoire, l’ébene,
le marbre, les diamans, jusque sur les tapis de pied :
Calcabatur onix totaque effusus in aulâ.
Ces excès
étoient alors nouveaux pour les Romains, chez qui le luxe ne s’étoit pas
encore introduit, comme il fit dans la suite, à leur grand malheur :
Nondum translato Romana in sæcula
luxu.
Il n’est pas inconnu au théatre, au bal, à l’opéra,
où souvent on prodigue les pierreries, les étoffes les plus précieuses,
l’or, l’argent, l’ivoire, le cristal, & toujours on l’imite par des
diamans faux, & on l’étale dans la peinture des décorations, pour
satisfaire le goût du luxe. Il n’est pas inconnu dans les appartemens, les
meubles, les équipages, les habits des Actrices, qui, aux dépens de leurs
amans insensés, ont l’audace de lutter avec les Princesses, & d’enchérir
sur elles. De là Lucain passe à la description du repas
donné par Cléopatre, ce qui n’est que trop imité par le raffinement de la
délicatesse, du luxe ; le ciel, la terre, la mer, le nil, ont fourni des
animaux de toute espece, les mets y sont ◀servis▶ dans des plats d’or, on y
boit du vin exquis dans des vases de pierres précieuses, les liqueurs y sont
conservées dans le cristal, on y est couronné de roses, & parfumé
d’essences. Luxe furieux,
ambition insensée !
Luxu inani, ambitione furens !
Ce
n’est pas pour appaiser la faim & la soif qu’on boit, qu’on mange,
fame non mandante sitique
, mais par
volupté. On ne s’arrête que par force & par lassitude de plaisir :
Postquàm epulis Bacchoque modum lassata voluptas
imposuit.
Pensée que Juvenal a imitée
& même embellie en parlant des débauches de Messaline :
Et lassata vivis, sed non satiata recedit.
Lucain fait là dessus des réflexions bien judicieuses. C’est là que César
apprendr à être prodigue, & à dissiper les trésors d’un monde qu’il a
dépouillé :
Discit opes spoliati perdere
mundi.
Il rougit d’avoir combattu dans Pompée son gendre un
ennemi pauvre :
Pudet genero cum paupere
bellum.
Il envie les trésors des Egyptiens, & voudroit
avoir des prétextes pour leur faire la guerre, pour s’en emparer :
Causas belli phariis cum gentibus
optat.
Le goût du luxe, l’amour des Actrices rend ainsi
ravisseur & prodigue ; on dissipe son patrimoine, on prend de toutes
mains, on s’accable de denes, pour fournir aux folles dépenses, & se
donner des airs de grand Seigneur, & on rougit d’appartenir à des parons
pauvres dont on affecte de se distinguer par une noblesse chimérique. Quelle
folie à Cléopatre d’irriter par l’étalage de ses trésors l’insatiable
cupidité d’un conquérant armé, qui pour acquérir les richesses de l’univers,
envahit jusqu’à sa patrie par une guerre civile ! Fut-il aussi pauvre, aussi
désintéressé que les Fabricius, les Curius, les Cincinnatus, qu’on tiroit de la
charrue pour les faire Consuls, il seroient tentés de s’en emparer, pour
orner leur triomphe :
Proh caens & amens divitias
aperire suas !
On se plaint des vexations d’un
créancier, d’un voisin, d’un traitant avide, qui enlévent nos biens. Ne les
a-t-on pas invités en les lui écalant ?
Incendens mentem
hospitis armati.
Enfin que ne dit-il pas des services que se fait
rendre Cléopatre par une foule d’esclaves & d’eunuques de tout espece,
de tout âge, de tous pays & toute couleur ; car on avoit en Egypte des
blancs & des blonds, comme en France on a des Negres :
Discolor bis sanguis.
Les excès de la parure
de Cléopatre sont incroyables ; ceux des Actrices font tout croire. D’abord
elle est prodigieusement fardée, elle ne l’est pas plus que nos Dames :
Immodicè, faciem fucata nocentem.
Elle est changée de pierreries, son col, ses cheveux, ses habits en sont si
garnis qu’elle a sur elle des trésors, la multitude de ses parures
l’accable :
Collo comisque divitias gerit, cultuque
laboret.
Elle a couvert son sein d’une toile si legere,
si sine, si transparente, qu’on le voit tout à découvert. C’étoit une espece
de gaze qui se fabriquoit à Sydon, à peu près comme la batiste, la mousseline la plus fine, & une
sorte de rezeau, ou de point de perruque, qui loin de rien
cacher faisoit encore mieux voir ce qu’elle couvroit :
Candida Sydonio perlucent pectora filo.
Ces parures ne
sont pas inconnues à nos Actrices, ni gênantes pour leur modestie. Cléopatre
n’en fus pas contente, elle détacha des rubans, qui tenoient cette
mousseline ferme, & jetta son voile pour se montrer à nud :
Solvit, & extenso laxaris flamina velo.
Elle réussi dans ses projets. César aveuglé par sa passion, s’oublie
plusieurs mois à Alexandrie, comme Annibal à Capoue, & s’amollit dans les délices. Le petit Césarion en fut le fruit, déshonorant, nom de mignardise, comme en
donnent toutes les femmes, diminutif burlesque du nom de : César, qui faisoit rire. Comment ce fameux guerrier a-t-il laisser
avilir son nom par une femme ! Qu’on est petit auprès d’une maîtresse !
Hercule filoit ! Et malheureusement, loin de ◀servir▶ leur avilissement, la
plupart
s’en font un jeu & un mérite. Nouvelle
dégradation, se faire honneur de la bassesse, pardonner, louer la bassesse
dans les héros !
Après la mort de César & la bataille de Philippes, Cléopatre essaya ses charmes sur Antoine, à qui l’Orient étoit échu en partage, le vainquit, & en fit son esclave le plus insensés. Elle alla le trouver à Tarse près de l’embouchure du Cydne. Elle remonta ce fleuve dans une batque magnifiquement dorée, enrichie des plus belles peintures ; les voiles & les cordages étoient de soie couleur de pourpre, mêlés de fil d’or ; des rames d’argent ne se remuoient qu’en cadence au son de plusieurs instrumens de musique. Cléopatre, comme Venus sortans de l’onde, & avec la même indécence, étoit nonchalamment couchée sous un pavillon de drap d’or ; ses femmes anssi indécentes qu’elle, répandues autour d’elle & répandant des parfums, representoient les Nimphes & les Graces, avec les plus beaux enfans déguisés en amours. Elle débarque, & Antoine qui étoit venu au devant d’elle, en fut enchanté. Elle lui donna le même jour un repas somptueux, & au lieu d’un jugement auquel elle s’attendoit sur des accusations intentées contre elle, tout le tems de son séjour à Tharse se passa en fêtes. Une Actrice à l’Opéra, portée sur un char ou dans une barque faisant la Venus, comme en effet dans une foule de prologues de pieces de divertissement on en joue le rôle, environnée des Graces, des Nimphes, de Danseuses, de Chanteuses de Figurantes, est à la vérité moins riche que la Reine d’Egypte ; c’est un char, une barque, un trône de carton. Mais pour sa personne & celles de ses compagnes, leurs nudités, leurs attitudes, leurs fards, leurs gestes, leurs ton de voix, leurs chants, leurs danses, leurs paroles, leurs regards, la corruption de leurs cœurs, tout ce qui montre & inspire la passion, c’est Venus elle-même sortant de l’onde. Cette Deesse ne fut jamais ni plus coquette ni plus dangereuse. Les Poëtes dans les descriptions qu’ils en donnent : Appelles dans le fameux portrait qu’il en fit, n’auroient pas eu besoin d’autre modèle, il ne falloit que dresser leur attelier à l’Opera. Les écoles de Peinture qui payent un modèle suivant, devroient s’épargner cette dépense le Théatre leur suffiroit.
Cléopatre fit tourner la tête à Antoine, comme les Actrices la font si souvent tourner aux grands & aux petits Seigneurs. Ce Prince avoit dos talens & de la réputation ; il comproit plusieurs grands hommes parmi ses ancêtres ; sa valeur, son courage, son habileté, plusieurs victoires l’avoient rendu très-utile & fort cher à Jules César, dont il vengea la mort. Il étoit si puissant & si accrédité qu’Octave, depuis Auguste, fut obligé de s’unit à lui, & de partager avec lui l’Empire du monde, & de lui donner sa fille en mariage. Antoine balança si bien sa fortune, qu’il auroit gagné la bataille d’Actium, lorsque la fuite de Cléopatre qui l’avoit suivi, & qu’il eut l’imprudence & la tâcheté de suivre, lui fit tout perdre. La débauche avoit terni toutes ces belles qualités, & l’avoit précipité dans les désordres sans nombre que Ciceron lui reproche dans ses Phillipiques, dont l’un en particulier éroit d’entretenir une Actrice, & de l’avoir toujours après de lui. L’abyme du libertinage engloutit les plus grands hommes.
J’ai souvent vu citer la conduite de la célebre Judith pour justifier celle des Actrices & des femmes galantes, & il semble d’abord que certains traits les favorisent. Faisons sentir la foiblesse de crue apologie. Il est de foi que le livre de Judith est un livre canonique, qui fait partie des Divines Ecritures. Le Concile de Trente l’a décide ; celui de Nicée, selon le témoignage de S.Jerome, l’avoit décide de même, & toute l’Eglise le croit depuis bien des siecles, & c’est tres-mal à propos que les Protestans le contestent. Ils le font même sans intérêt ; ce livre n’a rien de contraire à leur Doctrine, ce n’est qu’une envie bizarre de contredire l’Eglise Catholique.
Le livre de Judith a bien des difficultés de Chronologie, de Geographie, de Genealogie sur les familles Juives & les noms des particuliers, qui excercent les Interpretes, dont chacun abonde en son sens. Il en est que je crois indissolubles ; mais la foi n’en souffre pas. Dans un si grand éloignement de tems & de lieux, après tant de révolutions arrivées depuis quatre mille ans dans cette partie du monde, théatre d’une infinité de guerres & de vicissitudes, on doit avoir perdu les traces de la plupart des choses & des personnes. Point d’histoire sacrée ou profane, même de notre pays, qui n’offre de pareils embarras. Tout cela n’est point de notre sujet.
Des difficultés plus importantes, & qui nous intéressent bien davantage,
sont les difficultés de morale. La conduire & les paroles de Judith sont un tissu de traits contraires aux loix de
l’Evangile. S. témérité à s’exposer au plus grand danger d’offenser Dieu ;
une foule de mensonges & de fausses prédictions, la trahison & de sa
ville, en découvrant son état à l’ennemi, & celle de l’ennemi, en lui en
imposant par des faussetés. Toutes les ruses & les artifices de la
coquetterie pour le tenter & le faire tomber dans le crime :
Capiatur laqueo occulorum suorum.
Un
consentement formel au péché, un acquiescement sans reserve aux propositions
bonteuses de l’infame Eunuque Vagao Ministre des
débauches, d’Holopherne, à qui sans hésiter elle répond
qu’elle est prête à tout ; le scandale donné à toute
l’armée, qui ne peut douter de son crime, puisqu’elle s’enferme seule dans
sa tente, & passe la nuit avec lui, livrée à ses desirs & à ses
attentats (heureusement il étoit plongé dans le sommeil, sans quoi elle
étoit perdue, elle emprofite pour lui couper la tête) : l’hypocrisie d’une
femme, qui pour ne pas se souiller, dit qu’elle ne veut toucher à rien de ce
qu’on ◀sert▶ sur la table du Général, & porte avec elle, pour se nourrit,
du pain, du fromage & des figues seiches, & va le matin faire dévotement sa
priere ; tout cela est inexcusable dans le Christianisme, & l’étoit dans
la Loi de Moyse, qui jamais ne permit le mensonge, le scandale, l’impureté,
même le mariage avec les Payens & les incirconcis. Une Chrétienne
tiendroit-elle ces discours & cette conduite ?
Quelques-uns ont dit avec Grotius que l’histoire de Judith n’étoit pas un fait réellement arrivé, mais une longue parabole, telle qu’ils croyent être le livre de Job, deux pieux Romans faits pour instruire les Juifs, & ranimer leur courage ou soutenir leur patience par ces héroïques exemples, ce qui sans être absolument contre la foi, est du moins très-peu vrai-semblable ; tant de noms, de circonstances, de faits si précis, ne permettent guere de douter que ce ne soit une véritable histoire, un peu embellie dans la narration. Il faut même convenir qu’une parabole imaginée pour l’instruction ne devroit pas donner de pareils exemples. Aucune parabole de l’Evangile, où l’on en voit un très-grand nombre, l’Enfant Prodigue, le mauvais Riche, les dix Vierges, le Pharisien, ne présentent que des vertus. Le vice y est toujours puni, ici au contraire le vice semble récompensé, & la mauvaise morale canonisée.
Grand nombre d’interpretes attribuent tous à l’inspiration divine ; c’est une défaite générale & commode, comme les miracles dans la Physique, qui ne ◀sert▶ qu’à montrer l’impuissance de résoudre la difficulté, comme si Dieu pouvoit inspirer des péchés. Sans doute le fond de l’événement, l’entreprise, le courage, la fermeté d’une femme qui, pour délivrer sa patrie, s’expose à tout dans le camp ennemi afin de surpendre le Général, & lui ôter la vie, ont été inspirés de Dieu. Mais quelle preuve a-t-on qu’il en ait inspiré tous les moyens ? Ils n’ont rien de miraculeux, la résolution elle même peut absolument, sans miracle, n’être qu’un acte de courage & de patriotisme qui a réussi. Il est dans l’histoire cent exemples de femmes courageuses qui, comme la Pucelle d’Orléans, Jahel, Marulle de Couci, les Amazones, l’Esclave de Chypre, Hachette de Beauvais, Judith Françoise, ont gagné des batailles, soutenu des siéges, tué des ennemis, & se sont exposées aux plus grands dangers. Dieu se ◀sert▶ de tous ces événemens pour faire réussir ses desseins par les voies les plus naturelles, souvent par les mains les plus foibles Adorons la conduite sans recoutir au miracle. Il n’y a dans la délivrance des Juifs par Esther, qu’une intrigue de Cour ; dans l’établissement de Ruth qu’une aventure champêtre ; dans les guerres des Machabees que des actes héroïques d’une valeur singuliere, dont, peu de tems auparavant, les guerres d’Alexandre, & dans le même tems les guerres de la République Romaine, avoient donné une infinité de traite aussi admirables qui avoient produit d’aussi grands effets.
Tout tourne à la gloire de l’Auteur de tous les biens ; la Providence les distribue selon ses vues adorables. Il forme les organes du corps, les lumieres de l’esprit, les sentimens du cœur, le caractere du Soldat & du Capitaine, les circonstances des tems & des lieux, pour l’accomplissement de ses volontés. Depuis l’Ange jusqu’au vermissau, on doit par-tout reconnoître & adorer sa main divine. Mais pourquoi vouloir par-tout du surnaturel, faire inutilement prodiguer les miracles dans les événemens de la vie, comme dans les phénomenes de la Physique, pour cacher son ignorance, & s’épargner la honte d’en faire l’aveu ? C’est une autre erreur de canoniser toutes les paroles & toutes les actions de ceux mêmes dont Dieu a employé le bras & béni les entreprises. Que de choses repréhensibles dans Samson, Gédeon, David, Salomon, &c. En gouvernant, en inspirant, en ordonnant l’entreprise, Dieu ne garantit pas le détail, qu’il laisse à la prudence humaine, toujours fautive. Tous les livres historiques de l’Ecriture offrent un mêlange de bien & de mal dans les discours, les actions de ceux dont on écrit l’histoire ; ce qui montre la nécessité d’un Juge, d’un Interprete infaillible dans l’Eglise qui en fasse le discernement.
Il s’en faut bien que tout ce qu’on met dans la bouche de Judith, & que peut-être on lui prête, soit autant d’oracles. Son action est très-belle, son intention très-pure, sa victoire très-glorieuse, son succès complet, ses prieres sont remplies des plus grands sentimens de piéré, sa vie fut toujours très-édifiance avant & après son triomphe ; elle mérita les plus grands éloges. Mais il y a bien des traits que la morale Chrétienne ne fauroit avouer, & qu’il seroit très-dangereux de donner pour des regles & des modeles. Je ne suis pas surpris que Nicolas de Lira, Denys le Chartreux & bien d’autres croient que Judith a réellement péché, mais que la beauté de son action & la gloire de ses succès ont couvert & fait oublier ses fautes. Elle est pourtant excusablé ;
car quoique la morale ait toujours été la même, les
idées dans ces lieux, dans ces tems éloignés, étoient moins austeres que
dans l’Eglise Chrétienne. La pluralité des femmes, la liberté du divorce, le
commerce avec les Payens, & l’idolâtrie, si long-temps regnante dans la
Judée, avoient donné aux peuples, dans leur façon de penser, une étendue de
liberté que l’Evangile a bien resserrée. Toute sainte qu’étoit Judith, elle
étoit bien éloignée des scrupules d’une Carmelite. Le langage même étoit
fort different ; aucune nation Chrétienne ne parleroit aussi cruement, avec
aussi peu de réserve que les Prophetes, le livre des Cantiques. Le Théatre
lui-même, tout licencieux qu’il est, est beaucoup plus enveloppé. Aussi
l’éloge que fit de Judith le Grand Prêtre, dont il n’y a rien à expliquer,
cet éloge est conforme à ce que nous disons. Il la loue de son courage, de
sa chasteté, & de ce qu’elle n’a point passé à de secondes nôces. Il
attribue la protection du Ciel à ces vertus ; mais il garde le silence sur
les moyens qu’elle a employés, qu’il n’avoit garde de louer :
Eo quod castitatem amaveris, & post virum tuum alterum
nescieris, ideò manus. Domini confortavit te, & eris benedicta
in æternum.
Tout cela est digne du Grand Prêtre :
l’éloge du reste ne le seroit pas.
Qu’on cherche une Actrice dont on puisse louer la chasteté, qui n’ait eu
qu’un amant, car pour le mari, la plupart n’en ont pas ; en est-il à quoi on
n’ait droit de dire, comme le Sauveur à la Samaritaine, vous avez eu cinq
hommes fut votre compte, & celui avec qui vous vivez n’est pas votre
mari ?
Quinque viros habuisti, quem habet non est tuus
vir.
Ces dissertations sont bien inutiles, elles ne
justifieroient pas leur luxe, l’excès de leur parure, de leur coquetterie.
Quand même il seroit vrai que Judith se le seroit
permis, on n’en pourroit rien conclure pour des Chrétiens, dont la Loi
condamne si sévérement tout ce qui tend à l’impureté, jusqu’aux regards
& aux pensées. Mais voyons plus en détail le parallelle d’une Actrice
avec Judith, qu’on dit être son apologie & son portrait.
L’amant dont elle mérite la conquête est un Holopherne qu’elle s’efforce de
seduire, pour en faire sa proie, ce qui n’est pas bien difficile : il est
pris au premier coup d’œil, il va au-devant de ses fers, il étale le plus
grand lune pour plaire. La victoire n’est ni moins glorieuse ni moins
locrative pour l’Actrice, elle s’empare de son pavillon, de ses meubles, de
ses pierreries, c’est à dire, elle le ruine en présens, habits, meubles,
diamans, bijoux, pension, &c. Elle se rend celebre par un si beau
triomphe, elle lui coupe la tête, c’est-à-dire, elle ruine sa santé, épuises
ses forces, abrege ses jours. On montre cette tête comme un trophée,
c’est-à-dire, elle affiche son intrigue, se fait voir par tout avec lui,
& s’en fait gloire. Chacun d’eux a son confident, son domestique affidé,
qui, comme l’eunuque Vagao, ◀sert▶ ses amours, &, comme
la servante de Judith, aide à emporter les dépouilles. Elle fait la prude,
elle arbore un air de modestie & de désintéressement. Elle joue le
sentiment ; que de douceurs, de flatteries, de protestations d’amour &
d’estime, de serment de fidélité ! Quel épanouissement, quels transports !
Bacchus & Vénus sont très-unis :
les petits soupers fins, la liberté, la gayeté des repas, les vins exquis
rendent sa vie délicieuse, & resserrent de si beau nœuds. Ne craignez
pas la frugalité de Judith à la table du Général Assirien, ni les provisions
des viandes de Carême ; une Actrice ne se contente pas de fromage & de figues seches. Pour sa
toilette, nous ne finirions pas, elle est inépuisable,
inépuisable, sa coëffure, sa chaussure, ses habits, les
rubans, les diamans, les perles l’emportent sur la magnificence de Judith.
Il y a même un trait dont les danseuses peuvent faire usage : Ma chaussure a
ébloui ses yeux :
Sandalia rapuerunt erulos
ejus.
Qui peut approcher des éloges, des exclamations du
Parterre, des Loges, du Théatre, sur sa beauté, sa taille, ses graces, sa
voix, son jeu ? Les Assiriens n’ont pas tant d’esprit & d’enthousiasme ;
ils se contentoient de dire grossiérement, nous ne devons pas regretter nos
peines, nos travaux, nos combats contre les Juifs, puisqu’ils ont de si
belles femmes. Mais ce que n’eut point Judith, ce sont les fleurs du
Parnasse ; les Assiriens n’étoient pas Poëtes, elle n’avoit point un Voltaire, un la Harpe, un Rozoi. Qui peut apprécier les Madrigaux, les Stances, les Chansons
où Apollon sur sa lyre d’or, & toutes les Muses
chantent de concert ? Rien de si beau que la Hus, personne
n’a les graces de la Guimard, l’air, la taille de la Rangour, le jeu, les sentimens de la Clairon ; qui chante comme la Fel ? Qui danse
comme la Vestris, &c. ? Il faut s’en faire aimer, il
seroit honteux pour un amateur du Théatre qu’un Actrice se moquât de lui,
& lui échappât sans lui accorder ses faveurs :
Fœdum
est apud Assirios, si fœmina irrideat virum, & immunis ab eo
transeat.
On ne m’accusera pas d’avoir négligé les traits de ressemblance entre Judith & les Actrices. Qu’on me permette d’en rapporter les differences. 1.° Toute la parure de Judith n’est que celle des Dames de son état. Judith étoit fort riche & des plus distinguées de la ville de Bethulie, des bagues, des pendans d’oreilles, des habits de soie, des parfums, une chaussure riche, une coëffure à la mode du pays, appellée Mitre (c’est la même dont se ◀servent▶ les Evêques qui l’ont prise des Orientaux) ; des cheveux bouclés ou tressés sous la mitre, comme les Abbés de Cour. Les Princesses, les Dames du premier rang n’ont elles pas droit de porter ces ornemens ? Judith les portoit avant son veuvage, elle ne prit que ses habits de nôces. Il peut y avoir de l’exces, ordinairement même il y en a ; les passions n’ont point de bornes. On peut croire, & sa vertu ne permet pas d’en douter, que Judith s’étoit renfermée dans les bornes de la modération. Mais les ornemens sont toujours excessifs, criminels, ridicules dans des Actrices, toutes de la lie du Peuple. La fille d’un Savetier, une Blanchisseuse, une Ravaudeuse, est-elle faite pour porter des pierreries, des étoffes d’or, d’argent, des coëffures à l’Assirienne, non-seulement sur le Théatre, où elle ne devroit jamais monter, mais dans les compagnies, dans les maisons, où elle va de pair avec les Princesses ?
2.° Dans le détail des parures de Judith, il n’est fait aucune mention ni de nudité, ni de fard, deux grands ressorts, & les plus dangereux de la coquetterie, singuliérement sut le Théatre, où toutes les femmes se montrent fardées & demi-nues, & les Danseuses avec des habits si courts, que Riccoboni, Comédien Italien, mais judicieux, & même vertueux, ce qui n’est pas un petit prodige, en parle dans sa Réforme du Théatre, comme d’un très grand abus, & des plus essentiels à reformer. Les habits des femmes chez les Juifs & dans tout l’Orient, étoient tres modestes, très-longs, & même trainans ; elles alloient toujours voilées, ce qui subsiste encore. Les Dames Romaines n’étoient pas moins modestes. Le désordre de la nudité des femmes n’est venu en Europe que des nations barbares qui l’inonderent, la conquirent. & s’y établirent, y apporterent, & y ont perpétué leurs vices, & ceux de leurs femmes. Cette indécence à Rome n’étoit soufferte que sur le Théatre, où elle fut portée à l’exces. L’usage du fard étoit connu en Judée, où l’idolâtrie l’avoit fait entrer. Les femmes des Patriarches l’ignoroient. Du tems des Juges & des premiers Roïs, on conserva cette heureuse ignorance ; mais lorsque le débordement de l’idolâtrie & du vice eut perdu Israël, le fard ne put manquer de s’y répandre. Jezabel, s’en couvrit jusqu’au moment de sa mort. Qui ne connoît les crimes de cette Princesse ? Les Prophetes en parlent souvent, & en font des reproches aux femmes galantes de leurs tems & aux idolâtres, & ne l’attribuent qu’aux femmes de mauvaise vie. Nulle mention du fard dans Judith, quoiqu’on entre dans le plus grand détail de ses ornemens avant sa victoire, & qu’elle y revienne dans son cantique, ce qui est bien dans le caractere d’une femme toujours éprise de sa parure. Auroit-on négligé une partie si essentielle de la toilette ? Jamais, dit le texte sacré, on ne parla mal d’elle. Le vermillon & la céruse auroient donné trop de prise, pour échapper à la censure dans une nation qui les a toujours condamnés.
3.° Il est dit de cette Héroïne qu’elle s’étoit toujours si bien conduire, que malgré la malignité, la calomnie & la médisance par-tout si répandue, on n’avoit jamais parlé mal d’elle ; tout le monde au contraire faisoit son éloge. Aucune Actrice, aucune femme mondaine ne peut se flatter d’une réputation aussi saine, aussi générale, aussi constante ; elle a même l’équité de ne pas y prétendre, & à quelque prude près dont on n’est point la dupe, elle aspire à une réputation bien différente, gloire qu’elle mérite & qu’elle obtient sans peine. En est-il dont on ne scache cent aventures, dont on ne parle sans respect ? S. seule profession est une affiche de libertinage, & une invitation à venir acheter ses faveurs. Les éloges, les passions, les dépenses de ses amans le laissent-ils ignorer ? Les Poëtes ne les publient-ils pas sur les toits, & le Mercure qui les débite, n’embouche t il pas la trompette ?
4.° Toute la fête brillante des attraits & des parures de Judith ne dura
que trois jours. Le même coup qui coupa la tête d’Holopherne, fit rentrer
tous ses ornémens dans l’obscurité où ils avoient été ensévelis depuis la
mort de son mari. Elle avoit passé sa vie dans la retraite & la
pénitence ; elle en sortit pour exécuter les desseins de Dieu dans la
délivrance de son peuple, où la parure étoit nécessaire ; elle y rentra pour
le reste de ses jours, & ne parut parmi le peuple qui l’admiroit, que
les jours de fête, pour chanter avec lui les louanges de Dieu, mais toujours
en habit de deuil, dans la plus grande simplicité d’une veuve qui a renoncé
au monde. Elle n’attendit pas même la fin de la révolution que son courage
avoir ménagée. Tout fut aussi-tôt sacrifié, & toutes les dépouilles
d’Holopherne, que le peuple lui offrit après avoir pillé le camp des
Assiriens, elle les consacra au Temple :
In anathema
oblivionis
. Les Actrices font durer autant qu’elles
peuvent la fête de leurs charmes, & même après avoir perdu leurs amans
ou quitté le Théatre, la galanterie survit à la profession & au
veuvage : les habitudes ne se déracinent pas aisément. En voit on qui
aillent offrir dans les Eglises, ou qui employent en bonnes œuvres les
présens & les dépouilles qu’on leur a offert ? La fameuse Gaussin l’a fait, exemple mémorable, peut-être unique d’une
conversion sincere. Elle a eu peu d’égales par ses talens & ses graces ;
elle a encore moins d’imitatrices de sa pénitence & de ses vertus.
5.° Comment Judith se prépara-t-elle à la mémorable action pour laquelle Dieu daigna se ◀servir▶ de son bras ? D’abord apres la mort de son mari elle bâtit au haut de sa maison une chambre & un oratoire où, sans voir personne, elle passoit les jours en prieres avec ses femmes, quoique jeune encore, d’une beauté parfaite, ayant tous ce qu’il faut pour plaire au monde. Elle jeûne tous les jours, à l’exception des Sabbats & des Fêtes, ne quittant point ses habits de deuil, & portant toujours un cilice. Quelle Actrice se reconnoîtra à ces traits ? Le jour arrive où elle doit combattre ; elle ajoute à ses austérisés, elle couvre sa tête de cendre, elle se prosterne devant Dieu, elle verse des larmes, elle pousse des soupirs, & fait à Dieu cette fervente priere que l’Esprit Saint a conservée, pour obtenir sa protection & ses lumieres, & ne va s’habiller qu’apres avoir obtenu le secours qu’elle demandoit. Personne encore ne reconnoîtra une Actrice dans ce portrait. Après sa victoire elle reprend ses exercices, elle chante des Cantiques à l’honneur du Tout-puissant, & au lieu de jouir d’une gloire si bien acquise, elle s’enferme dans la retraite, & passe dans les travaux de la pénitencé une vie qui dura plus de cent ans. Rien dans tout cela ne ressemble à une Actrice ; aucune aussi qui espere les éloges du Saint-Esprit, & la vénération de l’Eglise.
L’histoire de Judith pourroit fournir de très-belles pieces au Théatre tragique & lyrique. Le Palais de Nabuchodonosor, le Camp des Assiriens, la Tente d’Holopherne, les attraits de Judith, Bethalie aux abois, Berthulie délivrée & transportée de joie, feroient à l’Opéra de très-belles & très-variées décorations. Les discours du Prince, du Général, d’Achior, du Grand Prêtre, de Judith, d’Ozias, feroient de belles scenes, offriroient des sentimens de toute espece, pourroient ramener toute l’Histoire Sainte, sans avoir besoin d’épisode d’amour, ni de donner des amans à Judith, contre son caractere & son dessein, comme a fait l’Abbé Boyer dans la seule piece de Judith qui soit connue, & qui est aussi médiocre que par décente. On pourroit aussi, par une parodie, en composer un Drame comique. Une Actrice à sa toilette, se proposant quelque conquête, coupant la bourse à son amant, faisant la prude pour le surprendre par la condamnation de la coquetterie, les flatteries de celui à qui elle a recours, priant dans son Oratoire, s’entretenant avec son amie, fetoient une fausse Judith, qui pourroit donner des scenes plaisantes. C’est aux amateurs raisonnables à sentir le ridicule & le danger d’une profession aussi criminelle, & les moyens que le vice met en œuvre pour corrompre les cœurs.
Quelques Auteurs ont cru excuser la parure de Judith en disant qu’elle avoit en vue de se marier avec Holopherne, pour tâcher de délivrer la patrie, en le gagnant, comme une jeune fille qui se pare pour chercher un mari. Cela n’est pas impossible, il n’est rien qu’une femme n’espere de sa beauté. La Loi de Dieu défendoit, il est vrai, de se marier avec des infidelles ; mais dans les occasions extraordinaires, & pour un bien public, on le croyoit permis. Aussi Esther, dont la vertu n’est pas douseuse, épousa Assuerus, & par ordre de Mardochée se ◀servit▶ de sa faveur pour délivrer son peuple. Cette idée est bien hasardée, rien ne la fait naître dans le Livre de Judith, la vie de retraite qu’elle a menée avant & après, l’éloge que lui donne le grand Prêtre de n’avoir jamais pensé à de secondes noces, la rendent très peu vrai semblable, & elle n’excuseroit ni les mensonges qu’elle débite à Holopherne, ni sa facilité à se rendre aux propositions de Vagao, & à se livrer seule dans sa tente à la passion d’un idolâtre.
Quelques mystiques font des allusions de la parure de Judith avec les ornemens de la vertu. Elle commence par se laver tout le corps ; ainsi faut-il se laver le cœur dans les larmes de la pénitence. Elle répandit des parfums ; ainsi faut-il par de bons exemples répandre la bonne odeur de la vertu. Elle raccommoda ses cheveux, c’est-à-dire, regla ses affections. Elle prit des sandales précieuses, c’est-à-dire, foula aux pieds les richesses de la terre. Elle se couvrit d’un voile plus modeste, &c. C’est ainsi que S. Paul fait une allusion mystique de l’armure du Soldat à toutes les vertus. Ces moralités sont très-bonnes sans doute. Ce seroit une exhortation à faire à une Actrice pendant sa toilette ; mais je doute fort qu’elle écoutat ce sermon & se l’appliquât.
Voici quelques allusions d’une autre espece.
Cloris partit si brusquementPour un agréable voyage,Que sortant de chez elle avec empressement,Elle oublia ses gants, ses dents & son visage.Cloris quitte & reprend par un rare mystereJeune & vieille peau tour à tour,Et la Cloris de nuit seroit bien la grand’merede la Cloris du jour.Par une adresse plus qu’humaineVotre tein est des plus brillans :Oh ! quelle drogue souveraineQui peut guérir de soixante ans !
Les nouvelles découvertes dans l’art sublime de coëffer les têtes, & de
farder les visages, sont l’un des plus importants objets dont s’occupe
l’Académie Royale des Sciences. Elle nomme des Commissaires pour les
examiner, s’en fait
rendre compte, en fait les
épreuves, les approuve authentiquement, & les fait répandre dans toute
l’Europe par la Déesse à cent bouches des Journaux & des papiers
publics. Chaumont, Perruquier, apres de profondes &
savantes recherches dans son art, a découvert une maniere admirable de faire
le toupet, de diminuer l’épaisseur des perruques, d’en faire symmétriquement rapprocher les bords plus
près de la peau, & d’y placer les cheveux d’une façon
assez semblable à ceux dont ils sortent de la tête. Enchanté de cette
intéressante découverte, il s’écrie, comme Archimede,
evrica evrica
, je l’ai trouvé. Il court chez le
Secretaire, pour en faire part à l’Académie, lui fait voir plusieurs têtes
coiffées de diverses manieres, montées de sa main avec toute l’entente, & toute la correction possibles. On se hâte de nommer
les Commissaires les plus habiles du Corps, Algébristes,
Astronomes, Chimistes, Naturalistes, pour faire le calcul le plus exact du cours de ces
astres, l’examen le plus sérieux, les observations les plus reflechies de
leur influence sur la beauté, & de tous les phénomenes de la toilette.
Les Commissaires y ont mis tous leurs soins ; l’Académie, assemblée
extraordinairement, a ouï leur rapport, & après avoir tout vu &
entendu, a jugé que cette découverte marque dans le sieur Chaumont des talens & de l’intelligence, qu’on ne pouvoit lui
refuser l’approbation & les encouragemens qu’on accorde à toutes les
tentatives raisonnées pour la perfection des arts utiles. Or il est
très-utile à l’Etat d’avoir un joli toupet & des
perruques moins épaisses ; le Magistrat en jugera mieux, le Militaire se
battra mieux, l’Orateur parlera mieux le grand Vicaire gouvernera mieux, le
Prêtre dira mieux la Messe quand les cheveux des perruques sembleront des
cheveux naissans & plus près de la peau. Merc.
Mars 1773.
Pour consommer le grand art des cheveux, le sieur Deluc donne avis au public qu’il peint les cheveux, sourcils & perruques de la couleur qu’on desire ; il en arrête la chûte, il indique les moyens de les conserver, il en fait venir à ceux qui en manquent, & même il a la bonté d’enseigner la façon de le faire. Après avoir obtenu les Lettres patentes de l’Académie, scéllées de son sceau, que les Lettres patentes du Roi, & l’enregistrement du Parlement avec un privilege exclusif, ont suivi de pres, les Sieurs Chaumont, Delac, & le Sieur Collins, sont allés offrir leurs perruques & leurs couleurs à l’Académie de Musique, & à tous les Théatres. Il y ont été reçus avec le plus grand applaudissement. Les Lettres patentes de Thalie ont été écrites avec le nouveau rouge délayé avec de la salive, & signées de la main des Actrices. Avec cette approbation authentique des Graces, il a eu plus de vogue qu’il n’en eût eu avec le certificat de l’Académie des Sciences : ces beaux astres influent bien plus sur les modes que les Cassini & les la Cailles, qui en calculent les aberrations. C’est le vrai passage de Venus, qu’on observe avec des lorgnettes dans les loges, sans aller au bout du monde avec l’Abbé Chape se faire dresser un mausolée à la Californie. Il manqueroit quelque chose de bien essentiel à l’art de la toilette, si l’on n’avoit l’art de composer un beau fard. Muni des sceaux de l’autorité publique de l’emoire des lettres, le Sieur Collin présente aux Dames son rouge végétal, qui n’a rien de préjudiciable à la santé, comme il est affirmé par les Commissaires de l’Académie Royale des Sciences, envoyés à la toilette des Dames pour examiner la boite au rouge, scene comique, d’un nouveau goût.
Le rouge végétal est fort doux au toucher, & a le même maniement que l’amidon. Il n’a point de saveur sensible, & ne laisse appercevoir sous la dent aucune partie dure. Il se délaye entiérement dans la salive. Cette observation est fort plaisante, mâcher du rouge, & délayer dans la salive, comme du sucre qui se fond dans la bouche, sans doute pour rougir les dents & les lévres. Il est des peuples qui les aiment noires, d’autres les veulent blanches, jaunes, &c. Le Sr. Collin les enlumine, ou plutôt il leur donne les couleurs qu’on veut, car son orvietan végétal prend & donne toutes les couleurs. De là il s’en va colorer l’estomac & les intestins, se mêler avec le sang & les humeurs, & au moyen de la circulation se répandant dans toute l’habitude du corps, il viendra enfin, par les petits pores capillaires & les houpes de la peau, enluminer l’épiderme. C’est ainsi que s’est formée la couleur des Négres, ils mâchent du noir végétal, comme on mâche du bétel dans l’Inde, & ils sont devenus noirs. Cette recette, qui fut fort en vogue après le déluge, s’étoit perdue ; le Sieur Collins l’a retrouvée pour le rouge & pour toutes les couleurs qu’on veut donner à son végétal. Il y a trois regnes dans la nature, l’animal, le minéral & végétal. Il y a aussi trois sortes de rouges, pris des trois regnes. On ne connoissoit jusqu’ici que le rouge minéral, les Commissaires de l’Académie déclarent qu’il est mal-faisant ; mais le rouge végétal est très-sain. Le rouge animal le sera bien davantage, il sera plus analogue à la chair humaine, & le Sieur Collins est trop habile Physicien pour ne pas trouver cet admirable secret. La chair, la peau, les os, les arteres, le poil, la plume, l’écaille, les coquilles des animaux sont de toutes couleurs ; quel vaste champ a ses recherches ! On peut les colorer, & se colorer soi même en se nourrissant d’alimens colorés, comme Jacob changeoit avec des branches d’arbres la couleur de ses brebis. Les Dames nourrissant avec des grains de différens couleurs de petits troupeaux, en feront des moutons à rouge, des poules à rouge, sur lesquels le Sieur Collins pourra faire, à juste prix, ses savantes opérations, & se nourrissant elles-mêmes d’alimens rouges, elles deviendront toutes rouges.
Les Commissaires de l’Académie, dont l’un est le sieur Maquer, fameux Chimiste, ont soumis à toutes les opérations & à tous les mêlanges de leur art, & fait passer par toutes les cornues, mœtras, cucurbites, bains de sable, ce rouge admirable. Il en resulte qu’il vaut mieux que tous les autres rouges qui coutoient sous le pinceau des Dames, & ils comblent d’éloges l’heureux Naturaliste qui a fait cette grande découverte. En conséquence on a ouvert un grand Bureau pour la distribution du rouge végétal de toutes sortes de nuances, on l’a placé pres les Gobelins, lieu très-convenable par son voisinage de la manufacture des tapisseries : le visage des Dames est une sorte de tapisserie qui représente toute sorte de couleurs ; la manufacture des visages en est une branche. L’alkali fait prendre à cette composition une nuance tirant sur le violet, & les acides exaltent la couleur, & s’ils sont forts, la détruisent. L’eau forte en sépare la partie colorante, & apres des lavages réiterés, la partie blanche qui reste, ne contient aucune matiere métallique ou terreuse. Echauffée jusqu’à l’ébulition, il se forme une colle, ou plutôt une espece d’empoix, qui pourroit ◀servir▶ à colorer les coëffures, en les empesant, ce qui est encore un secret très-utile à l’État. Dessechée & brûlée, elle se noircit, répand une fumée & une odeur comme la farine. La matiere charbonneuse qui reste, continue à brûler, & se réduit à une cendre blanche & alkaline, &c. Un traité si complet du rouge végétal prouve aux Dames le cas que l’Académie fait de leur peau. Cependant ce n’est ni le sieur Collin ni l’Académie qui ont commencé. Le fard est de la plus haute antiquité, les folies sont de tous les tems. On trouve des recettes pour le fard dans tous les Recueils de secrets, dans toutes les Pharmacopées & Traités de matiere médicale, dans les livres de Chymie, dans les Dictionnaires de Médecine, du Commerce, des Arts & Métiers, dans les Traités de Peinture & de Teinture, &c. On en feroit des volumes, sans compter les laboratoires des Actrices, & les archives des toilettes, où l’on a une multitude de secrets & de recettes ; mais jamais on n’a si savamment ni si profondement traité cette matiere. Il ne reste qu’à mettre dans le Recueil des Arts & Metiers que donne l’Académie, l’Art de farder, comprénant l’art de composer & l’art d’appliquer le fard sur un visage. Cet ouvrage, j’en réponds aura le plus grand débit, & sera le plus d’honneur à l’Académie.
Voici de nouvelles découvertes que sans doute on n’y oubliera pas. Le Mercure de Juillet 1773 les annonce comme de très-grands événemens. On ne se lasse point de travailler de bien des façons sur la peau des Dames.
Le sieur Dubor, Distillateur & Parfumeur, débite l’essence de beauté, avec privilege exclusif. Les Barbiers, Perruquiers, Etuvistes s’en ◀servent ; les Actrices & les Dames s’en lavent. Elle est supérieure à tout ce qui a paru jusqu’à présent : elle adoucit la peau, tient le tein frais, & donne aux plus laides une beauté parfaite (la Clairon sur ses vieux jours s’en loue fort). Toutes les femmes vont être d’une beauté parfaite : c’est un vrai miracle.
Dubuisson, Perruquier-Coëffeur, fabrique un beau rouge superfin qui ne gâte point la peau. C’est un extrait de fleurs (qui fait fleurir les visages) Son coloris rend par gradation celui de la rose. Il fut approuvé en 1770 par M. le Doyen de la Faculté de Médecine, Ce n’étoit pas assez, la Faculté en Corps, comme l’Académie des Sciences, vient de l’approuver par une commission royale & salubre en 1773, ainsi que l’eau blanche ou l’eau de beauté, que le même Dubuisson a portée au plus haut degré de perfection. Elle blanchit la peau sur le champ, sans laisser aucune trace ; elle donne à la peau le plus bel éclat, que la chaleur n’altere point, & se conserve plusieurs années.
Moreau, Marchand de fard, a trouvé pour les Dames le secret
admirable d’un rouge onctueux ; nommé rouge à
la Dauphine (pour illustrer la vie de cette grande Princesse). Ce
rouge Dauphin ne desseche point la peau, & ne lui
fait contracter aucune ride ; il l’adoucit au rontraire, & en conserve
l’uni, la finesse, la douceur, la fraîcheur, la couleur, l’éclat, & lorsqu’il est
adroitement appliqué, il imite, à s’y tromper, la plus vive incarnation. Il
ne disparoît ni au vent, ni à la pluie, ni à l’air, ni au soleil, ni au
froid, ni au chaud, &c. & devient plus beau peu de tems après qu’on
l’a appliqué. Il prend des nuances graduelles, de maniere que la
circonférence est infiniment moins éclatante que le milieu (les couleurs des
Aurores boréales sont ainsi graduées). Il se fond, s’unit, s’incorpore,
s’identifie parfaitement avec la peau (même des vieilles) à mesure qu’on le
couche. Il a une très-jolie couleur vive dans chaque nuance, & forme
huit nuances bien comptées, & toutes très-jolies & très-vives. Ne
seroit-ce pas le fard gluant de l’Impératrice Poppés (
pinguia Poppeana viscantur labia
mariti
) dont on a retrouvé le secret dans quelque
ancien manuscrit de la Bibliotheque du Roi ?
Toutes ces découvertes & ces annonces sont de la vraie charlatanerie, & ces commissions de la Faculté, & de l’Académie de véritables scenes de comédie. Mais les Dames ne peuvent pas s’en plaindre : l’emploi du fard n’est il pas de leur part une vraie charlatannerie, une vraie comédie ? Les Marchands font, pour gagner leur argent, ce qu’elles font pour gagner les cœurs. Il n’y a pas grand mal qu’on les trompé à leur tour, comme elles trompent le public. C’est un Charlatan qui en attrape un autre, une Actrice dans le monde qui copie celle du Théatre.