(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre I.  » pp. 3-35
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(1773) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre treizieme « Réflexions morales, politiques, historiques,et littéraires, sur le théatre. — Chapitre I.  » pp. 3-35

Chapitre I.

Singularités Théatrales.

Le Mercure de Mai 1773 annonce une entreprise typographique & littéraire qui est le comble du délire. En voici le titre & le plan : Chefs-d’œuvres dramatiques, ou Recueil des meilleures Pieces du Théatre François, Tragiques, Comiques & Lyriques, avec des Discours sur les trois genres, & des Remarques sur la Langue & le Goût, par M. Marmontel, Historiographe de France, l’un des quarante de l’Académie Françoise.

Dans le nombre de personnes qui par goût feroient leurs délices du spectacle, dit la Préface, il en est que leur âge, leur façon de penser & de vivre, en éloignent. Pour les consoler de cette privation, nous avons imaginé de donner un Recueil des meilleures Pieces du Théatre François, Tragique, Comique & Lyrique, & de suppléer, autant qu’il est possible, à la représentation théatrale par des estampes & des vignettes, où les mouvemens les plus intéressans de l’action soient mis sous les yeux du Lecteur. On n’a jamais vu en littérature une collection plus riche, ni en typographie de plus somptueuse édition. Pour ajouter aux charmes de la lecture une partie de l’illusion que fait la scene, & le plaisir des yeux à celui de l’esprit, on a réuni tout ce que la beauté de l’impression, des desseins, de la gravure, peut avoir de plus séduisant ; choix des artistes, dépense pour avoir de beaux desseins, frais d’impression, du beau papier (superfin), beau caractere, rien n’a été negligé, nous avons engagé M.Marmontel à présider à cette édition, & il nous a promis d’y donner tous ses soins (charlatannerie il en est l’auteur). Chaque volume in-4 contiendra quatre pieces de cinq actes, ou l’équivalent en petites pieces ou discours qui feront un traité de tout l’art dramatique. Chaque piece sera accompagnée d’un examen, de remarques, d’une notice de la vie & des ouvrages de l’auteur. A la tête une belle estampe offrira le principal événement ; des vignettes, des culs-de-lampe présenteront les scenes les plus touchantes, & formeront ensemble le tableau de l’action ; chaque volume coûtera 24 livres.

Tous ces discours sont parfaits, qui en doute ? On apprendra de Corneille à donner au style une majesté simple, au dialogue une vigueur pressante, &c, de Racine, un choix heureux des expressions pures & élégantes, insinuantes, &c. de Voltaire, à donner une couleur mâle, une philosophie touchante, &c. de Marmontel, tout, &c. & enfin on y apprendra toute perfection. On ne sauroit déterminer le nombre des volumes. Les trois Théatres tragique, comique & lyrique en fourniront plus de cent à quatre pieces chacun. Cette collection ne sera jamais finie, car il paroît chaque jour de nouvelles pieces.

Tout cela, quoique excessif, & d’une dépense extravagante, est pourtant insuffisant. Une estampe qui représente le principal événement, & des vignettes ou des culs-de-lampe pour les scenes intéressantes, a quelque chose de mesquin. Cette économie convient peu à des gens qui annoncent avec tant d’éclat qu’ils ne veulent rien épargner pour mettre toute la piece sous les yeux du lecteur. Il faloit que chaque scene intéressante eût son estampe, & représentât ce qu’on lit. Voilà le moyen de donner le tableau de l’action. Cet ensemble mi-parti d’estampes & de vignettes blesse la vue, & ne la satisfait pas. Ce seroit une piece figurée, qu’on verroit sans avoir besoin de la lire, qui animercit la lecture, & que la lecture rendroit plus touchante. Le plaisir est interrompu & trop borné quand il ne voit qu’une scene en grand, & le reste en mignature ; comme si on fait jouer la fin de la piece par des hommes ordinaires & le reste par des nains. Un tableau est une sorte de pantomime. Comme toute la piece pantomime se joue sans parler, elle peut être figurée en saisissant le mouvement des gestes qui parlent énergiquement. Quelle précieuse collection ! On pourroit faire relier les estampes separément, ou les distribuer dans une galerie, & dans son fauteuil ou en se promenant voir la représentation d’une piece à son choix ; toutes les nations sans entendre le François pourroient être à la Comédie Françoise. On la porteroit partout, on y apprendroit à bien jouer les gestes, les attitudes, les habits, les modes. On y trouveroit de leçons de tout, bien mieux que dans la Choregraphie, où l’on trouve les danses écrites. Tous ceux que l’âge, l’état, la façon de penser ou de vivre, éloignent du spectacle, pourroient satisfaire leur goût, & se consoler de cette privation sans craindre le reproche ou le scandale. La derniere perfection demanderoit encore que ces estampes fussent coloriées comme les tables anatomiques de Gautier, les oiseaux de Busson, les insectes de Surinan. Tout seroit parfait, & le débit assuré. La dépense, il est vrai, seroit plus grande, & le livre plus gros ; qu’importe, peut-on trop faire pour le grand Moliere, le grand Voltaire, le grand Marmontel, & pour procurer au genre humain le plaisir essentiel du théatre, sa propre à réformer les mœurs ? Ce seroit un acte de bienfaisance de la nouvelle philosophie, ce seroit l’Enciclopedie gravée du Théatre.

Ce projet présente des singularités. Il est singulier que les trois derniers Historiographes de France, Racine, Voltaire, Marmontel, soient des Poëtes Dramatiques. L’histoire ne seroit-elle qu’une comédie ? doit-elle être traitée en style tragique, comique, ou lyrique ? De pareils historiens sont-ils des garants bien recevables de la vérité ? Toujours sans partialité, ne connoîtront-ils ni la flâterie, ni la satyre, ni l’exagération, ni la dissimulation ? S. au lieu de Tite-live ou de Tacite, l’histoire Romaine étoit écrite par Plaute ou Terence, y ajouterions-nous grand foi ? si les vies des Saints nous étoient venues de telle main, n’auroient-elles rien d’apocriffe ? l’histoire Ecclésiastique seroit-elle d’un grand poids ? Le seul caractere de l’historien la feroit regarder comme une fable, & tous les jours la critique, la philosophie, pour décrédirer les legendes, les traite de comédies, & les Moines qui les ont faites de Comédiens. Ménage-t-on bien les intérêts des Princes chez la postérité que de confier leur gloire à des plumes de théatre ?

Il est singulier de supposer que ceux qui ne vont pas au spectacle sont des hypocrites, que les Religieux, les Prêtres, les Magistrats, les gens de bien, que leur âge, leur état, leur façon de vivre en éloignent, ont du goût pour lui, sont affligés d’être obligés de s’en éloigner, qu’ils ont besoin qu’on les console de cette privation, & que c’est leur rendre un service de leur offrir un ouvrage qui soit pour eux un théatre. Ce langage d’un Libraire qui cherche à débiter son orvietan, tel qu’est celui de tout ce programme, ne mériteroit que du mépris, comme toutes les charlatanneries. Mais c’est ici l’ouvrage d’un Académicien, d’un historiographe, qui nous montre de quelle maniere il écrira l’histoire, & quelles loix d’équité & de décence il y suivra par celles qu’il suit dans l’esquisse de son ouvrage, qu’il donne sous le voile transparent du nom & de l’annonce d’un Libraire avide. La troupe des Comédiens qui applaudit au projet ne doit-elle pas craindre que son succès ne nuise à la recette ? S. l’on peut si aisément avoir chez soi la comédie, le théatre sera moins fréquenté. Ira-t-on chercher au loin un plaisir, qu’on peut sans frais, sans embarras, sans risque, goûter quand on veut dans son fauteuil ?

Mais il n’est pas moins vrai que la vertu sera affligée de cette étonnante multiplication du théatre, qui se reproduisant de tous côtés sous mille formes differentes, répand & nourrit par-tout le vice. Pour cent personnes qui frequentent la comédie, mille qui n’y vont pas verront la comédie en figuré, les traits, les attitudes, l’immodestie des Actrices, que plusieurs n’ont jamais vus. Ils y apprendront le luxe, le faste, la vanité, l’indécence des habits & des décorations. S’ils ne savent pas lire, ils se feront expliquer ces tableaux. S’ils joignent la lecture à la vue, ils allumeront le feu de l’amour dans leur cœur. On ne peut pas toujours aller au spectacle, on ne peut long-temps se cacher quand on y va ; mais on peut en secret, on peut en tout temps voir des estampes. Il faut de l’attention, il faut de l’esprit & des connoissances pour suivre le plan, le fil, le style, les beautés d’une piece qu’on voit jouer ; il ne faut que des yeux & un cœur gâté pour avoir, pour goûter le crime buriné, & pour être atteint de son poison. M. Marmontel, en qui la qualité d’historiographe de France suppose l’amour de la patrie, a-t-il pu se résoudre à lui rendre un si mauvais service ? Mais il a travaillé sur la poëtique du théatre, il ne veut pas perdre ses travaux, il en fait part au public ; & pour faire rechercher son livre, il employe le secours des images. Elles inviteront les curieux, & occasionneront la lecture de ses discours & de ses remarques. En avoit-il besoin ? sa poëtique a été bien reçue, son Traité du théatre l’eût été aussi. Falloit-il achêter un nouveau degré de celébrité par des pieges rendus à l’innocence ? Nous parlerons de son Apologie du théatre, que la religion & les mœurs ne lui ont pas dictée. Elle est l’apologie de son vaste recueil, ou plutôt sa condamnation.

Dans l’Almanach des Spectacles de 1773 les Comédiens sont un grand éloge de Madame Favard. Elle y avoit droit. Ses talens, qu’on dit prématurés, ses galanteries, qui ne le sont jamais dans une Actrice, ses ouvrages, car on la fais auteur, l’avoient rendue célebre dans ces climats. On devoit ce tribut à sa sainte mémoire ; elle étoit née dans la musique, son pere & sa mere étoient musiciens du Roi de Pologne, Stanislas. Ce Prince leur fit quelque charité. La musique étoit tout leur bien ; ils donnerent une éducation théatrale à leur fille née en Provence, où l’on est naturellement comédien, & d’un caractere enjoué. Elle avoit des dispositions admirables, dès 17 ans elle fut en état de briller. Elle débura par préférence à la Foire S. Germain à l’Opéra comique (le plus chaste des spectacles que sa dévotion fit supprimer la même année) par le rôle de Laurence de tous le plus pieux, qu’on dit qu’elle joua d’original. Elle y eut un grand succès en tout genre. L’Opéra comique supprimé à S. Germain passa à la Foire S. Laurent sous le nom de pantomime. La belle Provençale le suivit, se fit aussi pantomime, & s’étala aux deux Foires. Elle y eut le même debit, & n’y cueillit pas moins de lauriers & de mirthes, & triompha aux deux bouts de Paris. Favard, Directeur de ces folies comiques, devint amoureux de la débutante, & pour la mieux attacher à sa Troupe, il l’épousa, à ses perils, risques & fortunes. Il fut fait Directeur du spectacle de Bruxelles, y emmena avec lui sa chere moitié. Les graces & les talens de la Directrice parurent avec éclat fut ce nouveau théatre, moins licentieux que celui de la foire. Ils y occasionnerent une foule d’intrigues, qu’on appelle cruelles persécutions de la part de ceux qui devoient la proteger  ; comme si le devoir du gouvernement étoit de proteger le libertinage. Toutes ces tracasseries des Dramatiques subalternes auroient fait rire en France ; les Flamans sont moins endurans, le Directeur & la Directrice furent chassés malgrè leur rare mérite, ce que l’Almanach appelle sacrifier sa fortune pour se soustraire à la persecution . Ils revinrent à Paris, & se donnerent au Théatre Italien, espece d’opéra comique, & comme lui une école de chasteté. Les Favards y donnerent des leçons. Ils essuyerent d’abord quelques traverses, mais enfin leur éminente vertu calma tous les orages ; on n’a plus pensé qu’à s’en édifier.

Les talents, le génie de la Favard sont un prodige. Elle n’eut point de modele, & elle en servit , dit-on par une brillante antithese : Soubrete, Paysanne, Amoureuse, rôle de caractere, rôle naïf , elle excelloit en tout, elle se multiplioit à l’infini, elle faisissoit toutes les nuances ; tout lui étoit propre. Une beauté parfaite charmoit tout le monde sous toute sortes d’habits. Jamais semblable à elle-même, & toujours semblable à elle-même, ce nouveau Prochée se transformoit en toute sorte de personnages, & plaisoit dans tous. Ceux de Soubrette, sur-tout d’Amoureuse, de Paysanne, lui étoient naturels. Elle imitoit parfaitement les differens idiomes & dialectes ; c’est à-dire qu’elle savoit le François, le Gascon, & quelques mots de Flaman & d’Italien. Chacun la croyoit sa compatriote ; un Chinois l’auroit jugée native de Pekin, un Iroquois l’auroit prise pour une Iroquoise ; une Actrice qui étoit de tous les pays voyageoit souvent pour faire part de ses faveurs à toutes les nations. Un jour revenant à Paris, & portant des marchandises de contrebande, elle fut arrêtée à la barriere. Elle eut la présence d’esprit de dire dans un barragoin, moitié Alleman, moitié François, qu’elle étoit étrangere, & ignoroit les reglemens , & en même temps fit parler à ses yeux un très-bon François. Le Commis qui entendit l’un & l’autre langage fit semblant de la croire, & la laissa passer. Il lui fit beaucoup d’excuses, & apparemment ne rendit pas compte aux Fermiers de tous les droits qu’il avoit perçus, & qui ne sont pas dans le tarif.

Deux choses trés-singulieres qui ne seront pas oubliées dans les fastes du théatre ; c’est la premiere Actrice qui ait observé sur la scene le costume des nations & des états. On lui en fait un grand merite, parce que , dit-on, c’est sacrifier les agrémens de la figure à la verité du caractere . Acte heroïque pour une femme, pour une comédienne, qui servira quelque jour dans le procès futur de la canonisation. Avant elle, par une folle vanité, les Actrices, Soubrettes, Paysannes, paroissoient comme des Reines avec de grands paniers, la tête chargée de diamans, gantées jusqu’au coude  ; comme les Acteurs Valets, Tartares, Chinois, Demons, Paysans, avec de riches habits & des perruques poudrées, frisees à la mode courante. C’étoit un vrai ridicule. Les Acteurs s’étoient un peu corrigés, mais les Actrices sont intraitables sur la parure. L’Héroïne Favard est la premiere qui ait changé cet usage absurde, ce qui lui fit des affaires avec ses camarades. Elle parut sur la scene avec un habit de Servante ou de Villageoise, chevelure plâte, les bras nuds, des sabots, une croix d’or . La croix d’or étoit inutile, toutes les Paysannes n’en portent pas ; mais très indécente sur une gorge découverte & avec des bras nuds, sous un visage enluminé, car une Actrice est toujours fardée, dans un rôle licentieux & naïf. C’étoit le fort de la Favard. Le Crucifix est comme sur le calvaire au milieu des voleurs & des bourreaux, & pis encore. Un Dieu mourant avoit moins de peine à souffrir qu’il n’a d’horreur des péchés sans nombre qu’une Actrice commet & fait commettre.

Dans les pieces Turques ou Chinoises la Favard se montra sur la scene habillée en Sultane ou en Chinoise ; mais pour mieux représenter ces nations, elle eut la folie, peut-être unique, de faire faire à Constantinople & à Canton des habits à la mode, & des étoffes du Pays. Les Officiers de l’Ambassadeur de France à la Porte, & le Commis de la Compagnie des Indes à la Chine, que ses talents avoient mis dans ses intérêts, lui firent cette galanserie. Ces habits du Serail, que tout le monde fait être très-immodestes, ce qui n’est pas un petit mérite, le Panégyrique dans l’Almanach les appelle décens & voluptueux . C’est écrire sans reflexion, si ce n’est pas par dépravation. Décent & voluptueux sont deux idées incompatibles, puisque ce qui porte à la volupté dans la parure d’une femme est par là même indécent ; mais le théatre concilie aisément ces deux idées. S. vraie décence est le vice & son costume. Les habits du Serail ont encore un avantage, ils rendent l’indécence nécessaire, comme une partie du rôle qu’on joue. Peut-on habiller une Sultane comme un Religieuse ? Cette décoration qui rend si bien la vérité, n’eut point de contradiction. L’indécence fit sa fortune, quoiqu’on n’eut guere besoin de ce prétexte. L’Opéra s’empressa de faire faire de pareils habits, si fort de son goût. La fameuse Clairon à la comédie Françoise eut la noble émulation d’être aussi décemment habillée, elle emprunta à la Favard ces robes venues de si loin. Elles servirent de patron à quantité d’autres ; tous les théatres en ont fait sur ce modèle. On est allé chercher au delà des mers une décence voluptueuse, déjà assez connue en France, mais à qui l’idée du Serail donne un nouveau prix. On a vu depuis dans le théatre du Sieur S. Foix, & bien d’autres, nombre de pieces de Serail. On les joue d’original sur les trois théatres ; il ne faut pas laisser inutile ces trésors de décence voluptueuse.

Le Panégyriste de la Favard fait ensuite l’éloge des belles qualités de son cœur. Que n’a-t-elle pas ? Elle est parfaite. Il est vrai qu’il se borne aux vertus morales, il n’y mêle aucune vertu chrétienne. Ces vertus chrétiennes sont étrangeres au théatre. Aucun Comédien n’a la petitesse de s’en piquer. La Favard moins qu’une autre, elle étoit philosophe. C’est le grand trait de son tableau. Une Comédiene de l’Opéra comique Philosophe ; quel prodige ! S. l’écrivain n’est pas lui-même Philosophe, c’est un sacrilege qui prophane ce nom sacré ; s’il est Philosophe, & qu’il cherche à grossir la secte en enrôlant des Actrices, c’est un libertin qui veut fournir des maîtresses à ses confreres, ou un rusé qui les employe pour battre la caisse, & faire des recrues, ou à défendre la place par d’autres armes que des syllogismes. Le Roi des Moabites envoya ainsi des femmes dans le camp d’Israël pour gagner le peuple, & plus d’une fois les Gouverneurs des places ont fait habiller les femmes en soldats pour en imposer à l’ennemi par le nombre apparent de leurs troupes. La Favard Philosophe ! c’est un trait de l’Opéra de la foire, qui n’est pas le moins comique. L’Actrice Philosophe seroit le sujet d’une fort jolie piece. Les Actrices la joueroient avec plaisir & d’original. Elles sont les vraies Philosophes ; elles ont toutes les vertus du sage, la bienfaisance, l’humanité, le zele pour la population, l’horreur du vœu de chasteté, la vanité, la hauteur, l’indifference pour la religion, le mépris des bonnes mœurs ; & elles ont appris quelques termes de Philosophie dans plusieurs pieces modernes, & dans les conversations de leurs amans ; elles repeteront leur rôle dans leurs dissertations philosophiques.

L’Actrice Philosophe voulut sur la fin de sa carriere imiter le grand Moliere, parfait modele des Comédiens, & l’instituteur des sages. Quoiqu’elle fût malade de la maladie dont elle mourut, & qu’elle connût que son état étoit désesperé, son amour pour le théatre ne se ralentit pas. Elle continua de jouer. Un empereur Romain doit mourir debout , disoit Vespasien. Il est nécessaire que j’aille , disoit le grand Pompée, mais il n’est pas nécessaire que je vive. Enfin elle s’alitta, elle envoya chercher des Notaires, & sit son testament avec une tranquillité & un enjoument qui les étonnerent. Les Notaires en effet ne retiennent des testamens, & ne voient guere de téstateurs enjoués au lit de la mort. Leur protocole n’est pas fait pour des Actrices. On auroit dû donner au public ce testament ; il auroit peint la testatrice. On le donnera quelque jour dans quelques scenes Italiennes. Après avoir disposé de ses biens, elle se souvint de la religion Catholique, & demanda les secours de l’Eglise, qui lui furent administrés. Pourquoi ne pas dire les sacremens  si en effet elles les reçut ? Le mot de secours est équivoque. Ignore-t-on au Théatre jusqu’aux termes de la Religion ? Elle les reçut avec résignation. On reçoit la mort, les souffrances, les revers avec résignation. Qu’est-ce que recevoit les Sacremens avec resignation ?

Mais, ajoute-t-on, sans rien perdre de son caractere elle fit elle même son épitaphe (elle se mêloit de versifier), & la mit en musique. Elle avoit appris à solfier en begayant. Cette épitaphe a sans doute été gravée sur sa tombe, avec la musique, afin que ceux qui la liront puissent aussi la chanter. Une épitaphe composée, mise en musique par une mourante, qui vient de recevoir l’Extrême Onction ! Cette anecdote est singuliere, on pourra joindre la Favard au Recueil de ceux qui sont morts en plaisantant. On est bien serieux en Paradis ; je doute fort qu’on y aille en plaisantant. Mais le Paradis n’occupe guere ni les Actrices ni les Philosophes ; à son tour il ne compte guere d’être peuplé de pareils citoyens.

Enfin pour ne rien perdre des divers genres de mérite de la Favard, on lui assure la propriété que personne ne lui conteste, & qui ne vaut pas la peine d’être contestée, de quelque farce où on a mis son nom. Elle en avoir, dit-on, indiqué le sujet, & formé le canevas. Elle avoit fourni des pensées, donné des couplets & des airs, composé des vaudevilles, & même la musique. S. modestie l’empêchoit d’en tirer avantage ; elle craignoit apparemment qu’on la mît à côté de Corneille, & qu’on ne dît la grande Favard. Elle a été célébrée sur le Parnasse comique, & on rapporte grand nombre de vers à son honneur & gloire, sans compter ceux dont on fait grace. Tous les éloges des Actrices ne sont que la même chose : Melpomene, Thalie, les graces, les taleus, l’amour, Apollon. C’est une douzaine de termes qui reviennent toujours, comme dans les Pastorales les ruisseaux, les oiseaux, les prairies, les moutons, comme dans les Romans les chaînes, les flammes, les beaux yeux, Deesse, adoration, aux genoux, &c. Rien n’est plus monotone que la galanterie ; peut-elle ne pas l’être ? Rien n’est plus monotone que la volupté ; ce n’est que la répétition de la même sensation & du même objet.

Il y a un trait singulier dans un de ces éloges de la Favard.

On démêloit pourtant la mine d’un espiegle
Qui fait des tours, se cache, afin d’en rire à part,
Qui séduit la raison, & qui la prend pour regle, &c.

Voilà son portrait, & pour peindre le Panégiriste, il suffit de dire, c’est un Almanach, & un Almanach de Théatre.

Mercure, Mars 1672. M. de la Harpe est un des associés qui travaillent au Mercure. On a soin de mettre son nom aux articles qu’il a travaillés, ce qu’on ne fait point pour les autres, qu’on ne faisoit guere avant lui ce que le journal des Savans ne fait presque jamais. Est-ce lui qui n’a pas voulu perdre la gloire qui lui est dûe, en demeurant confondu avec les autres ? Est-ce prudence dans ses associés, qui ne veulent pas adopter ses façons de penser, & en répondre ? Quoi qu’il en soit, peu nous importe. C’est par-tout un homme d’esprit, amateur du Théatre, admirateur de Voltaire, qu’il ne peut souffrir qu’on le loue sans enthousiasme, & ce qui est assez une suite de l’un & de l’autre, c’est un style tranchant, un ton de maître, des décisions souveraines, surtout peu d’égard pour la religion & les mœurs. Le Théatre & Voltaire en donnent peu de leçons ; c’est ce que montrent les quatre articles insétés dans ce Mercure.

Dans le premier il affecte de ressusciter une oncienne Epitre, soi-disant Héroïde, d’Heloise à Abailard, pour rappeler tout au long le portrait le plus licencieux & le plus scandaleux, d’une mauvaise Religieuse qui se livre en secret à sa passion, comme font tous les libertins, dans le goût de Melanie & d’Euphemie, libertines scandaleuses qu’on n’a habillées en Religieuses, que pour avoir occasion de décrier ce saint état. Il y ajoute un éloge d’Helvetius, dont le Traité de l’Esprit ne fera jamais canoniser son Auteur, ni ses partisans. Il termine un si beau sermon, par deux vers d’un vrai Déiste : Dans Horace j’apprend à vivre, Seneque m’apprend à mourir. Voilà un Evangile d’un nouveau goût, & des Pasteurs inconnus à l’Eglise, tous deux libertins, tous deux idolâtres, ou plutôt sans religion. Avec de tels guides on vit, on meurt en Philosophe, mais non pas en Chrétien ; on espere l’anéantissement, on ne compte pas plus sur la gloire éternelle, aussi n’y prétend-on rien. Dans le second il parla de Crebillon, mais pour le déprécier, & le mettre fort au dessous de Voltaire, ce qu’il importe peu de décider. Il accuse son Editeur & ses admirateurs de partialité dans les éloges qu’ils en font, comme si ceux qu’il fait de Voltaire en avoient moins : Medice, cura te ipsum.

Dans le troisieme il met Regnard dans le creuset. Pour le déprécier il prend le haut ton en faveur de Moliere. Son Panegyrique fait rire. Ce n’est dans Regnard , dit-il, ni l’excellente morale, ni la raison sublime, ni l’éloquence du style de Moliere. Ce ne sera jamais ni un bon Chrétien, ni un homme de génie, ni un habile orateur, qui admireront la morale, le sublime & l’éloquence de Moliere, dont le vrai caractere renferme les trois défauts opposés. Bossuet, qui avoit lui seul plus de religion, d’éloquence, de sublime que tous les Moliere, les Voltaire & les la Harpe du monde, y trouve les trois défauts opposés, la corruption, la boussonnerie, la grossiereté. Il le traite comme le plus meprisable & le plus dangereux corrupteur de la nation. Regnard est plus éloquent, plus correct plus élégant dans son style que Moliere. Sa morale n’est pas plus mauvaise ; il est moins licencieux, moins bouffon. Ils ne sont sublimes ni l’un ni l’autre, ni ne doivent l’être ; c’est à la Tragedie à l’être, à la Comedie à ne l’être pas, elle n’est que la peinture de la vie bourgeoise, qui exclud le sublime de la Comedie. Le sublime bourgeois est une idée comique ; c’est le rêve d’un Poëte fou du Téatre, c’est une sorte de Bourgeois Gentilhomme. Jusqu’à quel excès un travers dérange l’esprit, une passion renverse une tête ! dit le Censeur de Regnard deux lignes après. Je suis bien sûr qu’il ne s’est pas compris lui-même dans sa reflexion.

Mais s’il est injuste quand il déprecie Regnard, il ne l’est pas moins quand il le loue. Je ne puis lui pardonner l’éloge outré & sans restriction qu’il fait du Légataire, piece celebre, mais infame triomphe du vice, puisque depuis la premiere jusqu’à la derniere Scene c’est un tissu de fripponnerie, & le fonds même de la piece est une infigne fripponnerie d’un homme qui fait faire un faux testament pour attraper une riche succession. Tout est frippons dans cette Comédie, Valet, Servante, Maître, qui est le principal personnage, & qui rend frippons tous les autres. Toutes ces fripponneries sont impunies, heureuses & couronnées dans le dénouement, & même justifiées. Pour tout excuser, il lui suffit de dire que c’est l’amour qui les fait faire, pour obtenir une maîtresse, ce qui est un autre crime : L’excuse est dans vos yeux. Belle apologie de deux vices ! belle leçon, beau modèle pour la jeunesse ! peut-on louer ce prétendu chef-d’œuvre si contraire à la probité, à la vérité, à la piété, sans y mettre un mot de contrepoison ? C’est pourtant un Philosophe qui le fait. Cette morale en action devoit être dans le goût de Regnard. Le nœud, le dénouement de la plus part de ses pieces ne roulent que sur des fripponneries, & il n’en est aucune où il n’y ait quelque fripponnerie qui réussit. Ceux qui voudroient composer dans le goût de Regnard, trouveront uue matiere abondante dans l’histoire des Larrons. C’est un vieux Recueil d’une infinité de touts de souplesse dont on pourroit faire de très bonnes Comédies, & un Théatre de voleurs.Après avoir écarté les rivaux, le Sieur la Harpe vient enfin à Voltaire, le seul pour lequel il écrit. C’ est sont trésors, c’est la vie, c’est sa Divinité. Il fait l’analyser de la Tragedie des Pelopides, qui tient dix-neuf pages, écrites avec le même enthousiasme ; quoiqu’elle ait des beautés, cette piece est inférieure à plusieurs autres du même Auteur, & on a de la peine à comprendre cette phrase, d’ailleurs peu correcte Quand on songe que ces vers sont d’un vieillard presque octagenaire, on ne sort point d’étonnement & d’admiration. Sortir d’étonnement & d’admiration est un terme qu’aucune Académie n’a encore vu. La religion s’accommode aussi peu de cet absurde langage. Quel Catholique diroit en parlant des fautes d’une Tragédie : Ces péchés capitaux m’ont toujours révolté. Je n’ai jamais pu en qualité de Prêtre des Muses leur donner l’absolution. Peut on se permettre un abus si prophane des termes de la Religion quand on n’y a pas renoncé ?

Il se déchaîne contre le Poëte Rousseau, & jusqu’à un certain point il a raison. Rousseau a bien des defauts. Il se permet bien des licences. Le Sieur la Harpe ne veut pas qu’on lui donne le nom de Grand, & il n’a pas tort. Ce nom, si aisément prodigué, & qui signifie si peu de chose, Rousseau ne le mérite pas. Ce qu’il a fait de bon est trop borné pour valoir un si beau nom, tout avili qu’il est par la multitude de ceux à qui on le donne. On n’a tant élevé Rousseau , ajoute-t-on, que par envie & par aversion pour Voltaire. Cela peut être. Ces sentimens peuvent avoir ouvert quelqu’une des cent bouches de la renommée. Ils n’ont pas moins ouvert plusieurs de celles qui portent le nom de Voltaire de Gibraltar à Petersbourg. Le même intérêt fait pancher la balance en faveur de l’Octogenaire, qui ne mérite pas plus que Rousseau la grandesse littéraire, & tant d’autres noms qu’on accumule sur sa tête, comme les noms & les qualités des Princes d’Allemagne. Rousseau est plus Poëte que Voltaire. L’universalité des talents & des connoissances que les Voltairistes étalent à tout propos, n’est que fanfaronade. S. vanité a voulu tout embrasser, histoire, philosophie, théologie, politique. Il y est si superficiel, si médiocre, & très-souvent si faux, qu’il eût mieux fait pour sa gloire de se borner à quelque ouvrage ; à l’exemple de Racine, qui plus habile & plus sage que lui ne voulut jamais ouvrir son porte-feuille, & ne donna que ses tragedies, qui toutes même ne sont pas également bonnes. Sur la religion & les mœurs Rousseau mérite la preférence. Les couplets qu’on lui attribue, & qu’il a toujours désavoués, fussent-ils de lui, sont-ils pire que la Pucelle, le Cantique des Cautiques, l’Épitre à Uranie, & tant de satires qui attaquent tout le monde du sceptre à la houlette, & l’ont fait chasser de par-tout sans le corriger, même à 80 ans, où il est au moment d’aller rendre compte à Dieu de ses actions & de ses ouvrages ?

Le Mercure au même endroit fait l’extrait d’un nouveau livre, le Spectateur François. Parmi cent morceaux qu’il auroit pu citer, il choisit je ne sais pourquoi, une prétendue lettre très-libre d’une jeune fille qui a trouvé très-licentieusement le moyen de multiplier les mariages , & se dechaine scandaleusement contre la vie Religieuse. C’est le ton du jour, c’est le goût dominant, l’irreligion & l’impureté. Un homme sage devroit-il prendre ce ton dans un ouvrage public, par-tout repandu ? & un Censeur chargé de l’examiner, que le Prince honore de sa confiance & de ses bienfaits, devroit-il se rendre suspect en l’approuvant ? Bien des journaux, entr’autres celui de Freron, vont toujours cueillir ces fruits vereux dans les livres dont ils parlent, & les servent à leur lecteur. Ce ne sont pas des abeilles qui volent sur les fleurs, ramassent le bon suc pour en composer le bon miel, ce sont des reptiles qui ne ramassent que la corruption, pour en infecter le public ; & il se trouve des medecins (les Censeurs) qui assurent que ce n’est pas du poison.

Le Sieur Durosoi, trop avide de gloire, court après les honneurs littéraires, compose, cherche à briller, & à se faire un nom. Il n’a pas réussi à Toulouse. Il en a remporté plus de ridicule que d’estime. Il s’est avisé de composer les Annales de cette ville en trois vol. in-4.° ouvrage inutile. On a des Annales de Toulouse, très-estimées, exactes, remplies de faits curieux, rendus avec fidélité. Le style en est aisé, coulant, vif & agréable, à quelque terme près qui a vieilli, ou qui sent le terroir. Elles ont été composées par M. la Faille, quatre fois Capitoul, Syndic de la ville, Secrétaire perpetuel des jeux floraux, généralement estimé, qui connoissoit parfaitement une ville où il avoit passé les jours, qui avoit fouillé dans les archives du Capitole, dans celles des Communautés, dans les cabinets des savans, qu’on lui avoit ouvert à l’envi. Dom Vaissete a fondu ces annales dans son histoire du Languedoc, & y a ajouté ce qui étoit arrivé dépuis. Comment un jeune homme étranger, qui n’étoit jamais venu dans ce pays, & n’y avoit point de connoissance, pouvoit-il se flater de faire mieux ? Aussi n’a-t-il fait que copier la Faille & Dom Vaissete, ou plutôt les defigurer par son style, & sur-tout en supprimant, en altérant des faits, les tournant à sa maniere, & ce qui est encore pire, y sémant l’irréligion & le mépris pour l’Eglise, selon l’esprit du siecle, en cela bien opposé à M. la Faille & au savant Bénédictin, qui par-tout respectent la religion & les mœurs, & montrent du zele & de la piété, & même aux Toulousains, qui jusques dans ce siecle philosophique avoient toujours eu beaucoup de religion. Aussi ces nouvelles Annales ne sont-elles point estimées, & ne meritent point de l’être.

L’Auteur a fait un voyage dans cette ville pour présenter son livre aux Capitouls. Ces Magistrats municipaux, qui changent tous les ans, communément des étrengers qui achêtent la noblesse, attachée au Capitoulat, & viennent passer une année à Toulouse, plus occupés de police que de littérature, furent flattés d’une épitre dédicatoire qui les combloit d’éloges, quoiqu’ils fussent inconnus à l’Ecrivain, & croyant illustrer leur regne par un ouvrage immortel où leurs noms sont imprimés, accepterent la dédicace, & donnerent au Sieur Durosoi le titre pompeux de Citoyen de Toulouse, ce que plusieurs d’entr’eux ne sont pas, comme la ville de Calais donna le titre de Bourgeois de Calais au Sieur du Belloy. Mais le Capitole s’est borné là ; il n’y a eu, comme à Calais, ni boëte d’or, ni statue, ni tableau à la grande salle, & dans la verité le Siege de Calais vaut mieux que les Annales de Toulouse, & le Sieur du Belloi, mieux que le Sieur Durosoi.

Après avoir obtenu la Bourgeoisie de Toulouse, il fit des tentatives auprès des trois Académies pour obtenir la Bourgeoisie du Parnasse. L’Académie des Jeux Floraux ne l’a pas écouté, elle lui a laissé lire dans une assemblée particulière un discours où il prétend trouver qu’on doit abandonner le Grec & le Latin, qu’il n’entend guere, pour n’étudier que les langues vivantes de Moscou, de Varsovie, de Berlin, de Londres, &c. qu’il ne fait guere mieux. Il a été sifflé. Il a demandé audience à l’Académie de Peinture, Sculpture, & Architecture. On la lui accordée, & il en a prononcé l’éloge, quoiqu’il ne soit ni Peintre, ni Sculpteur, ni Architecte. Qu’on n’attende pas de lui des dissertations sur ces trois arts, ni même les termes de l’art, qui vrai-semblablement lui sont aussi peu familiers que les langues vivantes, qu’il substitue au Grec & au Latin. C’est un galimathias où il se jette de tous côtés, Belles Lettres, Poësie, histoire, jusqu’à faire venir Gregoire VII & Alexandre VI, qui n’eurent jamais rien à demêler avec la Palette & le ciseau. Il le fait avec autant d’injustice que d’ignorance. Il attribue à Gregoire VII de mauvaises mœurs, quoiqu’il ait mené une vie sainte. Mais il a entendu parler de ses entreprises contre l’Empereur, & sans examen il lui a supposé, selon l’esprit du temps, tous les crimes du monde. Il a proposé à ces bons Artistes, qui ne sont que des Artisans, de créer le titre nouveau, à eux inconnu, de leur Historiographe. Il a fallu leur expliquer que ce mot signifioit un homme chargé d’écrire leur histoire, & leur apprendre à l’écrire dans leur delibération. Ils ont été très-flattés de voir passer leur nom à la postérité par la plume d’un Historiographe, & lui ont accordé en recompense ce titre brillant, comme les Capitouls celui de Citoyen. Il est vrai qu’il n’y a eu ni pension ni présent. Il ne leur en a couté que les frais de l’impression de leur panégyrique. Verba & voces præter eaque nihil.

Ces succès furent preparés par le théatre. Quelle gloire ne peut pas se promettre un Acteur & un Auteur dramatique ? Le théatre est le faîte de l’élevation, le sommet de l’honneur, le comble du mérite, la souveraine felicité des mortels du dix-huitieme siecle. Cependant Melpomene, Thalie, Euterpe, Terpsicore, ne lui furent pas plus favorables que les autres Muses, malgré la couronne de lauriers, le nombre & la protection des suffrages des Ecoliers, & les qualités sublimes d’Annaliste, d’Historiographe, de Citoyen. La Tragédie de Richard, l’Opéra des trois Roses furent sifflés, & le Grand Durosoi n’a emporté ni honneur ni argent de la Capitale des Tectosages.

Nihil est ab omni parte beatum. Les doctes suffrages, & la brillante protection des Ecoliers de Droit ne dissiperent pas tous les nuages. Quelque ennemi secret fit paraître sous le nom des Ecoliers un écrit avec des notes contre le Sieur Durosoi. Cette production, quoique médiocre, est trop ingénieuse pour être d’un Ecolier ; mais elle est digne d’une troupe de poliçons par les propos des hales, les injures grossieres, les bassesses, les plattitudes, les injustes mépris de la personne & des écrits de l’Auteur, qu’on y a semé sans doute à dessein pour faire croire qu’elle vient d’un Ecolier de droit.

Ce libelle est appelé delibération, tenue par les Ecoliers, traduite en François, & signifiée au Sieur Durosoi, présidée par un Doyen, qu’on ne nomme pas, mais qu’on établit Syndic. On délibere de refuser toute dédicace & protection, & même tout compliment de l’Auteur, sous peine d’être poursuivi criminellement ; défenses aux Ecoliers d’aller à ses pieces, sous peine d’interdiction pendant trois mois, & d’exclusion en cas de récidive ; & on permet au Doyen d’imposer 15 sous par tête si les fonds qui sont en caisse sont insuffissans. Tout cela est burlesque & faux. Les Ecoliers ne font point corps, n’ont ni Doyen, ni Syndic, ni caisse, ni assemblée, ne peuvent imposer ni faire des procès, ils ne savent ni les regles ni les termes. On voit bien qu’il n’ont rien appris ni étudié. Je suis persuadé qu’on s’est moqué d’eux. On ne pouvoit mieux s’y prendre pour les tourner en ridicule. Le Sieur Durosoi a de l’esprit, du talent, des connoissances. S. dédicace aux Ecoliers étoit une petitesse imbécile, ils ne la méritoient pas. Leur suffrage n’est compté pour rien, mais ce n’étoit pas à eux à lui rendre des insultes pour des politesses. Son style est boursoufflé, affecté, néologique, herissé de pointes, de galimathias. Les Ecoliers écrivent-ils mieux ? Savent-ils écrire ? est-ce à eux à s’eriger en Juges, & à faire des satyres ?

Toutes ces folies, ces bassesses, ces ridicules sont l’ouvrage de l’entousiasme du théatre qui fait tourner la tête à ses amateurs. Qu’est-ce que des Ecoliers de droit qui au lieu d’étudier le Code & le Digeste pour se préparer à prendre des grandes & des charges, passent leur temps à la comédie, si constamment, & en si grand nombre qu’ils forment presque le Parterre, & s’y rendent si dominans par le bruit qu’ils y font, qu’un Auteur a la foiblesse de croire qu’il faut pour réussir leur dédier son ouvrage, les assembler, demander leur protection, & qui ensuite sont imprimer contre lui des invectives & des libelles ? Quelle doit être la police des Capitouls qui les tolerent, la discipline des Professeurs qui les souffrent, & qui les décorent du titre de Licentié & de Docteur, comme de celui de Citoyen & d’Historiographe ? Les aventures du Sieur Durosoi suffissent pour faire sentir le désordre du théatre. S. le Poëte s’est couvert de ridicule, que doit mériter une ville si mal policée, & des écoles si mal disciplinées ? Leur sera-t-on fort redevables d’avoir formé de pareils Magistrats, & de les avoir fait monter sur les fleurs de lys ?

Peu satisfait des honneurs dramatiques & académiques, le Sieur Durosoi a voulu avoir la célébrité des Journaux. Il étoit déjà dans le calendrier du théatre pour Decius François & les Peruviens, il a fait mettre dans le Mercure d’avril une pompeuse relation de ses triomphes littéraires à Toulouse. C’étoit sa vraie place. Le Mercure reçoit & annonce tout pour de l’argent. C’est un ridicule de plus. Pour rendre la relation authentique, il la présente sous le nom d’un Greffier. Idée burlesque ! Un Greffier livre des extraits des registres qui lui sont confiés, jamais Greffier n’a donné de relation de ce qui se passe à la Comédie & à l’Académie. Il ne dit pas de quel Corps il est Greffier, du Parlement, du Sénéchal, de l’Hôtel-de-Ville. Il doit l’être de par-tout ; il parle de tout. Mais il prend le titre nouveau de Greffier de ses Citoyens. Il seroit bien embarrasse à montrer sa commission. Aucun Citoyen ne l’a chargé d’écrire. Il s’appelle Pavanne, Greffier. Personne à Toulouse ne s’appelle Pavanne. C’est encore une idée burlesque ou maligne pour se moquer de Durosoi. Pavanne est le nom d’un air & d’une danse, autrefois en vogue, aujourd’hui peu connue ; danse grave, où l’on dansoit avec l’habit de cérémonie : un Magistrat avec sa robe du Palais, un Militaire en cape & en épée, une Femme avec une robe fort ample & traînante. Dans les différentes évolutions les Danseurs se regardoient souvent en face, & devoient alors avec leurs bras deployer par derriere leur vaste robe comme un éventail, & faire la roue à-peu-près comme le Paon fait la roue avec sa queue, & regardant ses plumes avec complaisance. De là est venu le mot se pavaner, pour exprimer la vanité d’un homme qui marche avec faste, & s’admire lui-même, en étalant ses habits, la pompe, son train. Un Gascon se pavanne avec ses habits neufs, un Poëte avec sa couronne de lauriers sur le théatre. L’allusion naturelle de ce mot qui est peu d’usage n’est pas favorable au héros du Greffier Pavanne.

La relation répond au nom de Greffier. Il appelle Brevet la prétendue délibération de l’Hôtel-de-ville qui le fait Citoyen de Toulouse. Ce nom qui ne convient qu’à ce qui émane du Roi a quelque chose de grand. C’est une faveur du Prince. Il est vrai qu’on dit aussi brevet de la calotte. Le Succès de Richard III fut aussi brillant que peu contesté. Autre équivoque maligne, il n’y a eu aucune contestation sur le succès de Richard III, il fut généralement méprisé. Il est donc vrai qu’il fut aussi brillant que peu contesté. Il ne fut ni l’un ni l’autre. Deux zeros se ressemblent. C’est une anecdote peut-être unique que la couronne donnée par les Etudians de Droit. Jamais en effet Auteur ne s’étoit avili jusqu’à mandier le suffrage des Ecoliers, à faire débiter, à faire vanter dans les papiers publics comme une gloire singuliere que des poliçons lui ont donné une branche de laurier, & ont applaudi à sa piece. Eh ! n’est ce pas l’ordinaire que dans tous les exercices classiques on y batte des mains ? Jamais encore on n’avoit embeli le Mercure par le détail du bruit qu’ont fait les Ecoliers. Il n’y a eu en effet que des Ecoliers qui aient pu applaudit à Richard III, il n’y a que l’Auteur de Richard III qui puisse être flatté des brouhaha de ses condisciples, & imaginer qu’ils donnent un prix nouveau à la piece. N’est-ce pas l’ordinaire que les plus grossieres farces de Tabarin sur le Pont Neuf sont celles où l’on rit aux éclats, & où l’on bat des mains, & les poliçons du College ou de l’Université qui sont le plus de bruit ? La députation de douze Etudians est une nouvelle scene, comme celle du Muphti dans le Bourgeois Gentilhomme. Les Ecoliers ne sont point de corps, ne tiennent des assemblées que pour faire du désordre, ne crient en applaudissant que le mot vivat vivat, pour demander un congé. C’est une puérilité concertée entre l’Auteur & la premiere Actrice, qui a voulu faire parler d’elle. Aussi lui dit-on : peu de talents sont aussi reflechis, aussi variés. Ces épithettes ne sont pas faites pour les talents. Les talens sont un don de la nature, & non le fruit de la reflexion. On peut avoir divers talents, mais il n’y a point de talents variés. Richard III n’a pas été plus heureux à la seconde représentation, qui a été la derniere, malgré la protection des graves approbateurs, qui entendent aussi peu le théatre que le digeste, & ne peuvent l’entendre. Ils ne savent que faire du bruit. Il témoigne sa reconnaissance, à l’Hôtel-de-Ville en lui offrant son Drame. Le présent est mediocre, il est vrai qu’il vaut le titre de Citoyen, & il faut avoir la fatuité d’un Comédien pour croire qu’on fait un grand présent à une ville en lui donnant une comédie. Mais cela même est faux ; la piece fut vendue aux Actionnaires du spectacle, qui donnerent au Sieur Durosoi une portion d’auteur à l’ordinaire. Voilà comment Toulouse se maintient avec honneur dans le titre de Palladienne, qu’on lui donnoit à cause de quelque Palladium qu’elle avoit à l’exemple de Rome, ainsi qu’à ses Echevins le nom de Capitouls, & de Capitole à l’Hôtel-de-ville, auquel on a ajouté depuis son amour pour les sciences sous le nom de Pallas ou de Minerve. Il faut aujourd’hui l’appeler Comédienne.

Les Mille & un jour & Mille & une nuit sont deux recueils de contes qui ont eu quelque célébrité, & ne sont pas mal écrits. Ce sont des avantures amoureuses fort singulieres, la plûpart sans vrai-semblance, qu’on tâche de dépaïser en les plaçant dans l’Inde, à la Chine, en Tartarie, quoique très-souvent marquées au costume du pays, & qu’il échappe des traits qui décélent leur véritable partie. Les prodiges continuels qui en sont le nœud & le dénouement en font des contes de Fées. Ils sont le pendant l’un de l’autre divisés en chapitres fort courts, appelés jour ou nuit, dans la même forme & dans le même dessein. Dans l’un c’est un Prince prévenu contre les femmes, qu’on veut détromper ; dans l’autre une Princesse prévenue contre les hommes, qu’on tâche de faire revenir. Les Auteurs de ces bagatelles, le Sieur Galland & le Sieur Petit de la Croix, habiles dans les langues Orientales, ne se donnent que pour traducteurs, afin de piquer davantage la curiosité en donnant un air étranger à ses héros, & s’ouvrir une plus vaste carriere en mettant des intrigues de Serail, qu’ils n’auroient pu placer en Europe. Ils prétendent que c’étoit d’abord des comédies Indiennes, qui avoient eu beaucoup de cours en Asie, & qu’on a traduites en bien des langues, qu’il en a une traduction Turque à la bibliotheque du Roi ; mais que pour répandre de la variété & un goût original à leur ouvrage, on travestit ces comédies en contes, dont on fait un Roman suivi, comme si on faisoit un Roman du Théatre de Moliere, & de ses comédies autant de contes. C’est le contraire de la marche du théatre. Les Poëtes Dramatiques vont chercher dans les Romans, dans les Contes de la Fontaine la matiere de leurs pieces, qu’ils arrangent en actes & en scenes. Ici on a décousu & décomposé les actes & les scenes pour en faire une narration. L’un ne vaut pas mieux que l’autre pour les mœurs. C’est toujours repaître l’imagination de chimeres & de vices, & la tenir attachée à des objets qu’on ne peut trop écarter.

On s’attend bien que dans ces fêtes, que donnent tant de Princes & de Princesses, il y a des diamans, des perles, des robes magnifiques, & sans fin, des meubles d’or, des palais de cristal, &c. Un Romancier a des trésors inépuisables sous sa main. Il n’y manque point de Danseurs, de Danseuses à la taille la plus élégante ; des Chanteurs & des Chanteuses à la voix la plus harmonieuse qui dansent & chantent divinement, & surtout des Comédiens qui jouent mieux que Baron. Il y a en effet dans l’Inde, à la Chine, au Japon des troupes innombrables de Comédiens à louer, qui courent les rues, & vont où on les appelle. Ils sont là ce qu’ils devroient être par-tous, & ce qu’ils sont par eux-mêmes, & ce qu’ils seroient en France, si la frivolité qu’ils amusent, & les passions qu’ils entretiennent, n’en avoient fait des gens d’importance & un nouvel ordre de noblesse, à qui l’ancienne noblesse rend hommage. Quel Gentilhomme peut se mésurer avec Baron, le Kain ? L’Auteur fait les Comédiens Chinois plus habiles qu’ils ne sont. Il prétend qu’étant arrivés à la maison où on les demande, on leur prescrit le Sujet de la piece, & qu’ils jouent sur le champ tout ce qu’on leur demande, comme les Comédiens Italiens . Tout cela est aussi réel que les maisons d’or. Il n’y a point de troupe ni Chinoise, ni Italienne, ni Françoise, qui fasse, ni qui soit capable de faire de tels inpromptu, c’est-à-dire, de composer & de jouer sur le champ une piece quelconque sur un sujet donné. Les Comédiens Italiens font entr’eux un canevas, ou le reçoivent tout fait. C’est un plan de la piece dont ils remplissent le dialogue. Tout est arrangé dans leur tête, & même le plan est affiché à quelque coulisse, où ils vont le consulter. Mais créer sur le champ une comédie sur un sujet arbitraire est au-dessus des troupes les mieux exercées. Dans la verité les Chinois savent par cœur un grand nombre de pieces. Ils en présentent la liste au maître de la fête, qui choisit celle qui lui plait, & ils la jouent sur le champ, & peut-être y ajoutent ou changent quelque chose dans la représentation.

Toutes les troupes de Comédiennes, Danseuses, Chanteuses, sont sous la protection du gouvernement. Il n’est pas permis de faire violence aux femmes ; mais pour de l’argent on en fait ce qu’on veut. Elles ne sont pas même difficiles sur le prix. Le taux du commerce n’est pas exorbitant. Il n’y a que les plus jolies qui font les rencheries. Mais elles achêtent la protection du Gouvernement & la liberté du comerce, non seulement par leurs faveurs, au-près des Magistrats, du Sécrétaire, du Commis, de l’Intendant, par le pôt de vin, &c. mais encore par un tribut qu’elles payent au Prince. C’est une espece de capitation sur chacune proportionnée à leurs talents & à leurs graces, avec les deux sols par livre. Elles sont inscrittes sur le registre du Receveur ; la quittance leur sert de provision, & elles sont librement leur métier. On fait de même dans toutes les villes d’Italie ; les Courtisannes ne courent pas, maii elles reçoivent très poliment chez elles ceux qui les visitent. Ce sont des Religieuses qui gardent la clôture, ont une Supérieure, des reglemens, &c. Rien de plus édifiant.

Cette clôture seroit une perte pour le public ; elle est reparée par les Comédiennes, qui vont par-tout. Ainsi le Royaume de Naples, les Etats de Venise, la Toscane, le Milanois sont mieux fournis que l’Indoustan. Ils ont deux especes de troupes, & même la troupe ambulance ne paye point de tribut, quoique ces deux troupes soient moins nombreuses que dans les Etats du Mogol. Le Japon est encore plus riche. Outre les troupes courantes, chaque auberge doit avoir non seulement des servantes, comme en France, mais encore des Comédiennes pour le service des passans, & qui doivent veiller toute la nuit pour être prêtes à servir le premier venu. A la Chine, où la police est plus severe, les mœurs moins corrompues, les décences mieux observées, ce sont des troupes d’Acteurs qui courent, & vont jouer des comédies ; les femmes n’y paroissent pas. En France il n’y a point des lieux publics autorisés, ni des essains de femmes publiques protegées, mais il y a des troupes d’Actrices qui les remplacent ; mais qui sont plus cheres & plus dangéreuses. Pour toutes les autres on ferme les yeux, & pourvu qu’on évite l’éclat & le scandale, le commerce n’est point gêné.

Je suis surpris qu’on n’ait point encore songé à mettre un impôt sur le théatre, & qu’au contraire le théatre mette un impôt sur le public. On en a bien mis Sur les cartes, qui ne sont non plus qu’un divertissement arbitraire. Les masques ne payent-ils pas des droits ? On a bien érigé en charges les Coeffeurs, Parfumeurs, Baigneurs, &c. qui sont des especes d’Acteurs ; le vermillon & la ceruse sont sur le tarif. Cet impôt sur le théatre ne seroit point crier. Il ne force personne ; il seroit tout-au-plus rire, & fourniroit la matiere de quelque scene. Le Gouvernement gagneroit doublement, il pourroit supprimer les pensions des Comédiens, les frais de construction, réparation, entretien des salles, magasins, gages des troupes, & il auroit le profit de l’impôt qui iroit fort loin. On pourroit donc mettre une capitation sur chaque Acteur & Actrice, ou une somme sur chaque Troupe, créer des offices d’Acteur, faire payer les provisions, mettre un sol pour livre sur la recette des droits d’entrée, taxer chaque représentation, faire payer les pieces nouvelles, &c. Qu’on ne craigne rien, les charges seroient bientôt remplies, & la finance payée. Le Théatre ne seroit pas moins fréquenté, & la ferme ne baisseroit pas. Puisqu’on croit le Théatre nécessaire, on ne risque pas de le voir tomber. Pour quoi ne pas en tirer du profit ? Le public ne seroit pas plus chargé ; il n’y auroit que les Comédiens qui porteroient le fardeau. Seroit-ce un grand malheur qu’ils fussent un peu moins riches ? Les Actrices sauroient bien s’en faire dédommager.

Voici une façon singuliere de faire paroître ces hauts & puissans Seigneurs Messeigneurs les Comédiens. Journée 75. Alteum-Can, Roi de la Chine (nom & qualités qui ne sont pas encore naturalisés à la Chine), donna une grande fête à un Prince étranger. Il le mena dans une grande salle sort éclairée, pleine de sieges rangés en amphithéatre. Ils furent suivis de tous les Mandarins. Le Roi regla les rangs, & fit asseoir le Prince auprès de lui sur un trône d’ébene, orné de filigrammes d’or (ce cérémonial n’est pas encore dans l’étiquette de la Cour de Pekin). Quand tout le monde eut pris place, il entra des Chanteurs, des Joueurs d’instrument, qui formerent un concert au-dessus de toute la musique du monde. Le concert fini, ils se retirerent pour faire place à un Eléphant artificiel, qui s’étant avancé par ressort au milieu de la salle, vomit six baladins, qui firent des tours surprenans. Ils étoient presque nuds, ils n’avoient que des escarpins & des calçons de toile, & des bonnets de brocard. Après qu’ils eurent fait mille sauts périlleux, ils rentrerent dans l’Eléphant, qui sortit comme il étoit entré. En suite des Comédiens représenterent sur le champ la piece dont le Roi leur prescrivit le sujet. C’est le Cheval de Troye metamorphosé en Eléphant, & les Grecs en Comédiens, qui font plus de ravage dans les mœurs que les Grecs n’en firent dans Troye. Les spectateurs ne sont pas moins aveuglés sur leur salut que les Troyens, qui donnent dans un piege si grossier, & reçoivent dans leur ville ce présent comique & funeste. Cette idée burlesque est sans vrai-semblance, quoique reçue de toute l’antiquité, & admirée dans Virgile, parce qu’elle y est décrite en beaux vers. Celle de la plûpart des pieces de Théatre, sur-tout des machines de l’Opera, n’est guere moins ridicule, & n’est pas à beaucoup près si élégamment rendue ; mais le prestige de la pompe, & le coloris du vice assurent sa fortune, comme il honore un homme vicieux, sot & méprisable, quand il est couvert d’un bel habit, ou trainé dans un riche équipage.

Dans les Mille & un quart d’heure, autre Roman du même goût, aussi frivole & plus ridicule que les Mille & un jour, on trouve l’esquisse d’une comédie contre l’avarice des Juges, sous le nom de Cadi, nom des Juges chez les Turcs, mais inconnu chez les Perses & dans les Indes, où l’on met la scene. Cet Auteur rend toute la terre Turque jusqu’à la Chine, où on ne fait pas si les Turcs existent. Ce Drame satyrique fait chasser de la ville de Sbirias & de la Troupe, l’Auteur qui l’avoit composée, avec des coups de bâtons. L’intigue est mal conçue, on y voit des traits pillés dans les Plaideurs de Racine, & on rapporte une scene assez plaisante entre le Cadi & quelque paysan qui fait le niais, & se moque de lui. Je ne sais pourquoi cette piece est mise sur le compte d’un Religieux du pays, dont on fait un portrait hideux, car dans aucun pays du monde, ni Bonzes, ni Brames, ni Faquirs, ni Derviches, ni Calendas, ni Religieux Chrétiens n’ont formé de troupe de Comédiens qui allassent jouer de ville en ville. C’est un jeune débauché, qui ne sachant où donner de la tête se fait Moine. Le vieux Pere qui le reçoit ne vaut pas mieux que lui, non plus que ses compagnons : Uniquement occupé , lui dit-il, d’une philosophie qui nous est propre, nous commençons par manger tout ce que nous avons, & nous revetant de ces habits, nous regardons le patrimoine d’autrui comme une ressource certaine pour nous. Nous sommes par-tout bien venus, depuis les Rois jusqu’au moindre Artisan. Il est vrai qu’il faut un peu masquer son extérieur, & paroitre tout autre que l’on est ; mais c’est au masqué que nous devons le respect avec lequel on nous reçoit ; c’est lui qui endort les maris jaloux, & nous rend agréables aux femmes qui ne sont visibles que pour nous, par la confiance aveugle que l’on a pour notre habit. Il n’est point de vie plus délicieuse & plus sensuelle que la nôtre ; quand vous l’aurez goutée, vous n’en voudrez point d’autre, &c. Cette peinture de l’Etat Religieux, absolument fausse, est d’ailleurs très-inutile & très-étrangere à ces contes extravagans. Mais c’est le ton du jour ; il faut pour plaire décrier la religion & tout ce qui y a rapport. On ne la fait venir que dans cette vue.

Les papiers publics ont annoncé, le 4 mars 1773 la fête que le Duc de Virtemberg a donnée à Stutgard, pour célébrer l’anniversaire de sa naissance. Je ne parle point des repas, chasses, promenades, jeux &c. Je m’arrête au Spectacle, qui est devenu dans toutes les Cours la partie essentielle du cérémonial. Ce Prince a fait quelque sejour en France, & a pris à Paris le goût du Spectacle. Il l’a transporté dans son pays, il a même encheri sur tout ce qu’il a vu en France.

Sur les six heures du soir il fut conduit à l’Opéra, dans un carosse superbe à huit chevaux magnifiquement encharnachés ; soixante valets de pied, portant chacun un flambeau, éclairoient cette marche ; quarante coups de canon, un cortege brillant, lui donnoient un air de triomphe.

La salle de l’Opéra est un bâtiment de 300 pieds de long, sur 136 de large & 60 de haut. Les glaces, les peintures y brillent par-tout ; les décorations sont des meilleures maîtres. Il n’y a point de plus belle salle (du moins de plus grande). On représenta l’Opéra de Phaëton, autre que celui de Lulli. Il s’y livra une bataille. Pour contenir les troupes, on alongea la salle de 250 pieds, ce qui est énorme, & d’un mauvais goût. La perspective y représente trois grands chemins d’une lieue, bordés de bâtimens. On y voyoit marcher deux cents chevaux, chacun son Cavalier, & quatre cents Fantassins, qui se donnerent un combat seint qui dura une heure. L’Opéra fut suivi d’un grand bal en domino dans cette salle imense, éclairée de 3000 bougies dans 500 lustres. Ce n’est pas trop. Les jours suivans les Bouffons Italiens représenterent diverses farces, des lazzis, de la musique, des ballets à leur façon. Cette Troupe est aux gages du Prince. Beaucoup de masques y vinrent danser.

Le plus singulier est une comédie jouée à l’Ecole militaire. Ce Prince, à l’exemple du Roi de France, a établi une Ecole militaire pour 365 éleves, autant comme de jours dans l’année. On leur enseigne toutes les sciences & arts convenables à leur profession, sur-tout la musique, la danse, l’art dramatique ; car il est de l’essence d’un bon Guerrier de savoir jouer la comédie. Une piece bien représentée gagnera une bataille, 60 jeunes éleves formerent un orchestre, & jouerent deux pieces avec toutes les graces, l’intelligence, la vérité, la précision imaginables (on ne fait pas mieux à Paris), sans compter les divertissemens, les ballets de toute espece. Ensuite on se promena dans un vaste jardin couvert exprès pour le rendre sombre, & en plein jour y allumer 2000 bougies. Ces profusions insensées, cette multitude de spectacles divers qui durerent dix ou douze jours, ont peu de goût & de sagesse. Un petit Prince se ruine à ces folies, & les mœurs n’y gagnent pas. Il n’y auroit jamais pensé : l’Opéra de Paris lui en aura fait naître l’idée. C’est de France que le Théatre a passé en Allemagne, & les excès de France qu’elle a voulu copier. Il est vrai qu’elle y a maussadement enchéri, non en beauté, mair en grosseur gigantesque.