(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre VI. Siécle de Louis XV. Chap. 2. » pp. 161-170
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre VI. Siécle de Louis XV. Chap. 2. » pp. 161-170

Chapitre VI.

Siécle de Louis XV. Chap. 2.

LA peste désoloit la Provence, on avoit la guerre avec l’Espagne, la Bretagne étoit prête à se soulever, il s’étoit formé des conspirations contre le Régent ; le Royaume, par le systême des billets de banque, étoit dans une confusion qui faisoit tout craindre, & cependant ce fut le regne des plaisirs & du luxe, & de la plus grande licence de la comédie. On peut le voir encore par les piéces qui furent composées & & représentées dans ce malheureux tems. On voyoit cet affreux mélange de malheurs & de crimes dans la Provence. La dépravation n’y fut jamais plus grande que pendant la peste, au lieu de la craindre, on alloit la chercher par le crime, avec les femmes pestiférées, & on se donnoit par le même coup une double mort, du corps & de l’ame, jusques dans les hôpitaux des pestiférés, les femmes mourantes n’étoient pas en sureté dans leur lit ; les hommes ne l’étoient pas davantage, il venoit des femmes de la ville leur offrir le crime, & les malades entr’eux ayant la mort dans le sein, se portoient & recevoient de nouveaux coups. Toute l’autorité publique eût bien de la peine à interrompre les spectacles dans un si grand malheur.

Chap. 17. Dans la guerre de la succession d’Autriche, après la mort de Charles VI, où presque toute l’Europe étoit en feu, le Roi de Prusse, ce Roi philosophe, qui malgré sa philosophie, deux fois ami & ennemi des deux parties, allié & combattant pour & contre selon ses intérêts, s’étoit emparé de la Saxe, & l’avoit ravagée, avoit chassé l’Electeur, son ami, Roi de Pologne, pris à Pyrna son armée prisonniere de guerre, assiegea Dresde la capitale, & la prit ; il y entra en vainqueur, se rendit au palais, & va rendre à deux Princes, & à trois Princesses, enfans du Roi de Pologne, qui y étoient restés, une visite dont ils se seroient bien passés. La mere étoit morte de chagrin, après avoir eu le courage de réfuser la clef des archives, & de se mettre devant la porte, que l’on enfonça sans respect en sa présence. Le Roi de Prusse embrasse fort tendrement cette famille désolée qui lui disoit en secret : amicè ad quid venisti, osculo filium hominis tradit . Il eut pour eux toutes les attentions qu’on devoit attendre de l’homme du monde le plus poli ; c’est en effet une très grande politesse de s’emparer des Etats d’un Souverain, de l’en chasser, de les dévaster, & ensuite d’embrasser ses enfans ; il fit ouvrir les boutiques, que la plus juste crainte avoit fermées, il donna un repas à tous les Ministres, il fit jouer un opéra Italien. La ville de Dresde ne fut signalée que par les fêtes qu’il y donna.

Obliger des Princes à qui on à tout enlevé, de se divertir, & d’aller à l’opéra dans le fort de leur désastre ; peut-on se jouer plus indecemment de l’humanité & des bienséances ? Et c’est un Roi philosophe qui fait un écrivain philosophe ! Qui le loue ? Ses deux grands oracles de la philosophie. Alexandre fit deux actes célebres de générosité envers les vaincus, après la victoire, il traita avec les plus grands égards dus à leur dignité, la femme & les filles de Darius, & le Roi Porus ; mais quoique les Grecs aimassent bien les spectacles, quoiqu’ils y réussissent parfaitement, Alexandre ne donna point la comédie à Lisigambis dans les pleines d’Arbelles, ni à Porus dans son camp, aussi ne trainoit-il pas dans son armée un régiment de comédiens, comme une troupe de pandoures ; il n’est pas même parlé de théatre dans sa vie, quoique écrite dans un grand détail, tant il l’aimoit peu. Ce n’est pas en effet, ce qui auroit fait taire toute la terre en sa présence ; ce mélange de désolation & de comédie, est à peu près comme si un juge qui a fait enfermer des prisonniers, leur menoit des arléquins dans le cachot, pour se moquer d’eux. Dans le même tems on célébroit à Berlin, par des opéras, la prise de Dresde. Le théatre sert à tout, à la defaite & à la victoire, à la joie & à la tristesse ; on voyoit à Dresde dans la même loge, le Roi qui avoit chassé l’Electeur & sa famille prisonnière, tous deux rians, mais d’un rire bien différent. On ne s’est pas encore avisé de jouer la comédie le jour de l’enterrement, à l’honneur du mort ; mais bientôt ce sera une partie du cérémonial des obséques, & l’on verra sur les cartouches, sur les draps mortuaires, sur les tombeaux des têtes & des ossemens de morts, avec des violons & des masques ; cet assemblage digne de notre siécle, qui est le siécle du théatre, est plus tragique que comique, fait plus gémir que rire, il insulte tout ; mais l’entousiasme du théatre ne connoît point de regle, il brave la bienséance de la Réligion, il mêne de la Messe à la comédie, il peut bien mener d’un enterrement, d’une prison à l’opéra. Le vrai sage blame la musique dans le deuil ; pense-t-on qu’il y approuve l’opéra Italien : Musica in luctu importuna narratio , Eccl. 22, 6.

Le fête que le Surintendant Fouquet donna au Roi dans sa maison de Vaux, & qui hata sa ruine, fut au-dessus de tout ce qu’on avoit vu en ce genre : la seule maison de Vaux étoit un prodige (une folie) il s’en faloit beaucoup, que St-Germain & Fontainebleau, les seules maisons de plaisance qu’eût alors le Roi, approchassent de la beauté de Vaux ; (on eut depuis la foiblesse de vouloir l’emporter sur lui à Marli, à Saint-Cloud, à Chantilli, &c.) & on représenta pour la première fois à cette fête, le Facheux de Moliere. Pelisson avoit fait le Prologue qu’on admira ; on ne l’admireroit pas aujourd’hui, la piéce est peu de chose, à l’excès de flatterie près. Celle de Moliere est tout aussi peu. Moliere avance qu’elle fut conçue, composée, apprise, exécutée en quinze jours ; on peut dire de cette fanfaronade, ce que lui-même fait dire au Misantrope : voyons, Monsieur, le tems ne fait rien à l’affaire , les plaisirs publics cachent souvent les desastres particuliers. Fouquet fut arrêté & mis en prison, le lendemain, par grace on l’y a laissé mourir. Le Roi vouloit le faire arrêter dans sa maison même, pendant le repas, la Reine qui vouloit jouir de la fête, fit renvoyer au lendemain. Le théatre cache aux yeux de Dieu une disgrace bien plus grande ; une éternité de supplices : Ducunt in bonis dies suos, & in puncto ad inferna descendum. Du théatre à l’enfer, quelle chûte !

Ibid. Madame de Maintenon s’ennuyoit beaucoup avec le Roi, qui la tenoit dans une espece d’esclavage, comme elle s’en plaint dans vingt endroits de ses lettres, sur-tout depuis que devenu dévot, ce Prince avoit renoncé aux plaisirs, aux fêtes, aux théatre, dont Madame de Montespan, pendant son regne l’avoit rendu amateur. Si Madame de Maintenon qui avoit contribué à l’en éloigner, avoit voulu l’y ramener, elle eût combattu ses propres principes, & détruit ses exhortations : elle imagina d’avoir un théatre chez elle, où le choix des piéces, ma décence des représentations, la pieté des acteurs & des actrices, écartant les dangers des spectacles publics, pussent calmer les allarmes que donne la vertu. C’est l’origine du théatre de société, d’abord dans les convents, à l’exemple de Saint-Cir, ensuite dans les maisons particulieres ; ainsi les gens de bien se composent une morale, & négocient avec le Ciel. On accuse les Jésuites de cette conduite accommodante ; mais il faut convenir qu’ils ne sont pas les seuls qui trouvent des tempéramments avec l’Evangile. La fondatrice de St. Cir n’étoit rien moins que Jesuitesse, sa famille, sa communauté, ses éleves, ses amis ne le furent point ; elle pria Racine son ami, devenu dévot, qui avoit quitté le théatre pour le Jansenisme, & la Cour, & qui alors se rapprochoit de la morale relachée, que Port-Royal condamnoit, & l’approchoit par conséquent des Jésuites, qui ont commis tous les péchés du monde : elle pria Racine de faire une tragédie sur un sujet tiré de la Bible, qui pût être représentée par ses éleves ; il travailla, dit-on, malgré lui, il fit Esther, cette piéce d’abord jouée à St. Cir, le fut ensuite plusieurs fois à Versailles, devant le Roi, qui sans le vouloir ni le croire, revenoit ainsi au théatre. Bien des Prélats & des Jésuites s’empressoient d’obtenir la permission de voir le singulier spectacle.

Cette piéce eut alors un succès universel, & deux ans après Athalie, quoique fort supérieure, & jouée par les mêmes personnes, beaucoup mieux exercées, n’en eut aucun ; ce fut le contraire à Paris, elles demeurerent enfermées dans St. Cir, pendant la vie du Roi, il ne fut pas permis au théatre public de les representer : c’eût été une profanation ; après la mort de Louis XIV. elles furent abandonnées au public ; personne n’en fut jaloux. Esther ne reussit pas & Athalie fût admirée comme un chef-d’œuvre. Ce n’étoit plus ni la faveur ni la malignité qui décidoit. Nous avons en plusieurs cas parlé de cet événement singulier à qui l’élévation des personnes interessées, & l’intérêt que la Cour parût y prendre ont donné une célébrité qu’il ne mérite pas.

Madame de Maintenon ne vouloit, disoit-elle, que travailler à l’éducation de ses éleves, mais son spectacle, qui lui paroissoit un acte de religion, qu’on auroit pû pratiquer à la Trape , eùt bien d’autres suites, que peut-être elle ne prévoyoit pas, ou ne vouloit pas prevoir. Adelaïde de Savoye Duchesse de Bourgogne fût amenée en France à l’âge de douze ans, on crût ne pouvoir mieux travailler à son éducation & la rendre digne du Trone auquel elle étoit destinée qu’en l’amenant à l’école du théatre : leçon un peu différente de celle que le sage Fénélon avoit donnée à son mari. On éleva un théatre dans l’appartement de Madame de Maintenon, son Mentor ; la Duchesse de Bourgogne, le Duc d’Orleans y jouerent avec les personnes de la Cour qui avoient le plus de talent. Le fameux Baron leur donnoit des leçons, & jouoit avec eux. Autrefois le Roi, la Reine, les Princes alloient danser & quelquefois jouer sur le théatre avec les comédiens. La régularité de la fondatrice faisoit dresser le théatre chez elle, & venir les comédiens jouer avec les Princesses. Baron avoit-il tant de tort d’être un peu vain ? Jamais acteur n’avoit eu des éleves & des camarades d’un si haut parage. Ce ne furent plus des sujets devots tirés de l’Ecriture. Esther & Athalie qui faisoient du spectacle un catechisme pour les demoiselles du ruban verd ; les demoiselles avoient passé au ruban jaune, & n’en avoient plus besoin. On joua toute sorte de piéces, & les acteurs & les actrices, catéchistes d’une autre espece, enseignetent les élémens d’une autre réligion, la plupart des piéces de Duché valet de chambre du Roi, qui n’étoit ni dévot, ni janseniste, furent composées pour ce théatre, & l’Abbé Genet, aumônier de la Duchesse d’Orléans, en faisoit pour la Duchesse du Maine, que la Princesse & sa Cour représentoient ; ainsi l’aumônier alloit de l’Autel au théatre, de la Messe à la comédie ; c’est une fonction d’aumônier qui n’est pas dans le cérémonial des aumôniers. Voltaire trouve une contradiction entre l’infamie attachée au metier de comédien, & l’honneur qu’on fait au théatre de le régarder comme une école noble, utile, digne des personnes Royales ; il a raison, rien de plus ordinaire dans le monde, on croit se deshonorer en se mesalliant, & un Seigneur épouse une actrice. On déteste les jeux de hazard, & on met tout son bien sur une carte. On pend un voleur, & on couronne un conquerant. On croit un Dieu & on l’offense ; on croit un enfer & on s’y expose. Salomon idolâtre, David meurtrier, Sanson vaincu par une femme, &c. & le public, & chaque homme sont pleins de contradiction.

chap. 28. Science & Art. Il appretie Moliere avec justice, il contribua à défaire le public des importuns subalternes (les petits maitres) de l’affectation des précieuses, du pédantisme des femmes scavantes, de la robe & du latin des médecins, & fut un législateur des bienséances du monde  ; mais cette saine morale, cette école de vertu, cette réforme des mœurs qu’on veut donner à Moliere, fait rire, ou plutôt fait pitié ; on plaint l’aveugle qui le croit ou l’avance, & le public qui est la victime de son libertinage. Corneille est admirable, parce qu’il n’étoit environné que de très-mauvais modeles, & ces mauvais modeles étoient estimés & récompensés ; il eût à combattre sur-tout ses rivaux, l’Academie & le Cardinal de Richelieu ; la quantité de piéces indignes de lui, qu’il fit quelques années après, n’empêcha pas de le regarder comme un grand homme, c’est le privilege du genie de faire impunément de grandes fautes, il s’étoit formé tout seul  : Voilà son vrai merite, car les trois quart de ses poëmes son médiocres, & la moitié au-dessous du médiocre ; mais il a des traits sublimes, & ne les doit qu’à lui-même. Racine est correct, élégant, tendre, insinuant, aimable, il l’est partout ; c’est une femme propre, bien mise, qui ne se montre jamais qu’après une toilette très-bien faite : elle plait sans être belle.

En louant les poëtes ses confreres, Voltaire n’épargne pas Louis XIV, dont ils ont été les plus outrés panégyristes, les défauts du Héros décréditent l’éloge dont ils montrent le faux, & celui qui le fait dont ils font sentir la bassesse. Tel est certainement le théatre ; jamais ce Prince qui avoit de belles qualités, n’a été divinisé avec tant de fadeur & d’excès, c’est y répandre une image. Les louanges du théatre sont pour les mœurs, ce que la Gazette Ecclésiastique est pour la doctrine, l’un & l’autre rend suspect ce qu’ils canonisent. Un Evêque peut-il l’embitionner ? Peut-il souffrir l’encens de l’un, & un Prince permettre l’encens de l’autre ? Un trait singulier, les prologues de l’opéra vanterent beaucoup dans le tems, l’embassade du Doge de Genes, pour faire des excuses au Roi, au nom de la République, forcé à cette humiliante démarche, par les Galliotes à bombe, & une escadre nombreuse, qui avoit déjà brûlé la moitié de la Ville, prise au dépourvu, par M. du Quesne, & ménaçoit l’autre ; Voltaire rapporte aussi cet événement dans son tems, mais en historien sans exagération. Dans le siécle de Louis XV, il parle encore de cet événement, pour diminuer la gloire de Louis XIV, en faveur de l’Impératrice qu’il met fort au dessus de ce Prince, dans la guerre pour l’élection de l’Empéreur ; les troupes Autrichiennes prirent la ville de Genes, qui lui avoit déclaré la guerre, le Sénat craignant que la Reine de Hongrie ne demandât une ambassade pareille à celle qui fut faite au Roi de France, & sans attendre les ordres, se hate de la lui offrir. On se souvenoit, dit Voltaire chap. 19 que Louis XIV autrefois avoit exigé que le Doge vînt lui faire des excuses à Versailles, avec quatre Sénateurs ; on en ajouta deux pour l’Impératrice Reine (dont la dignité étoit supérieure) mais elle mit sa gloire à réfuser ce que Louis XIV avoit exigé, elle crut qu’il y avoit peu d’honneur à humilier les foibles, & ne songea qu’à tirer des contributions, dont elle avoit plus de besoin que du vain honneur de voir le Doge de la petite République de Genes avec six Genois au pied du Trône Impérial, c’est un poëte dramatique qui parle ici ; un autre avoit dit : Allez, Doge, allez sans peine, vous jetter à ses genoux, la République Romaine en eût fait autant que vous. Un Empéreur, ou si l’on veut un Dictateur Romain, avec quatre Sénateurs, aux genoux d’un Roi des Gaules, auroient pu dire avec plus juste raison que le Doge de Genes : ce que je trouve de plus singulier dans ce Palais, c’est de m’y voir . Mais il n’est point du tout singulier de voir des idées gigantesques dans un poëte dont le prétendu sublime n’est qu’un ridicule, ni de voir deux poëtes en contradiction, l’un blâmer ce que l’autre loue, l’un mettre au-dessus du Maître du monde, ce que l’autre met au-dessous d’une femme.

Dans l’histoire du czar Pierre, donnèe par Voltaire, pas un mot du théatre. Cet homme singulier plutôt que grand, mais qui a fait de grandes choses, voyagea en Hollande, en Angleterre, en France pour apprendre tous les arts & metiers, & les enseigner à ses Russes. Il travailla lui-même comme le plus simple artisan, il fit venir en Moscovie, à grands frais, toute sorte d’artistes ; mais jamais il ne daigna penser au théatre, il n’étudia point l’art de la déclamation, ni la danse, ni la musique, il ne parut point sur la scéne, comme sur les chantiers d’Amsterdam, il ne demanda ni comédiens ni comédiennes, il ne bâtit aucun théatre dans ses États ; il étoit trop grand pour s’amuser à ces miseres. Un François à sa place se seroit mis à l’école de Baron, se seroit exercé sur le théatre, auroit traîné avec lui une troupe d’acteurs, leur auroit assuré les plus riches pensions, auroit fait faire à tous ses architectes trente plans de salles de spectacle, auroit bâti la plus suberbe à Petersbourg, & dans les grandes Villes de son Empire, à Moscou, Novogorod, Astracan, &c. quels noms, ils écorchent le gosier d’une actrice ! Depuis sa mort tout a changé, Thalie & Melpomene ont étendu leur empire sur les glaces des trois Russies, & en dépit du fondateur de l’Empire, elles y ont une cour brillante, depuis que le sceptre est tombé en quenouifle. La philosophie du tems, sa fidele compagne, y a fait aussi de grands progrès ; en dépit de tous les Evêques, des Moines & des Prêtres.