(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre IV.  » pp. 97-128
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — Chapitre IV.  » pp. 97-128

Chapitre IV.

Extrait des Histoires de Voltaire.

VOltaire se montre par-tout zélé défenseur du théatre, & il le doit. Le nombre la variété, la beauté de ses pieces, en sont le plus grand ornement ; & quoique dans un genre different de Corneille & de Racine, il peut se mesurer avec eux. Il doit au théatre sa plus brillante réputation : son poëme, sa philosophie, sa politique, ses histoires ne lui auroient jamais fait ériger des statues. Cependant il lui a échapé bien de traits peu favorables, dans ses piéces fugitives, ses dédicaces, ses lettres, ses discours politiques & philosophiques : tous ces traits, il est vrai, peuvent être suspects. La critique & le mauvais succès de quelques pieces, auxquelles il fut toujours fort sensible, les maniéres desobligeantes des acteurs, l’ont souvent mis de mauvaise humeur, & lui ont fait lancer des sarcasmes qu’il a cru de bons mots ; mais un historien est plus croyable qu’un poëte. Des histoires sont des livres serieux, écrits à loisir avec maturité ; il y dit, du moins il veut paroître y dire la vérité, & peser avec impartialité les événemens & les hommes dans une balance équitable. Qui croira-t-on si on ne croit pas un Historiographe en titre, nommé & payé pour dire la vérité ? Qui le croiroit ? Cependant ces histoires même n’épargnent pas plus la scene que ses autres œuvres ; il doit en être bien persuadé, pour s’être permis de décréditer son idôle, & d’affoiblir le culte qu’il lui rend depuis si long tems ; la force de la vérité a pu seule les lui arracher contre son inclination & son intérêt, voilà les traits que je veux recueillir, je n’en garantis pas l’exactitude, il peut y avoir bien des choses altérées, sur tout dans ce qui intéresse la Réligion & le Clergé. Voltaire, tout poëte dramatique qu’il est, est encore plus partisan du Déisme, que du théatre ; mais dira-t-on, Voltaire se joue de tout, il dit au hasard le pour & le contre ; ses erreurs sont innombrables, ce qu’il dit sur le théatre n’est pas d’un plus grand poids que le reste. Bel esprit superficiel, qui ne fait que glisser sur les matieres qu’il traite, pour en prendre ce qui amuse, ou satisfaire sa malignité ; esprit fort, qui ne respecte & n’épargne rien, empoisonne, exagere, invente, pour décrier ce qu’il n’aime pas, même sur le théatre ; cela peut être, je ne suis pas chargé de son apologie, je rapporte seulement ce que tout le monde peut lire dans son histoire universelle : en voici des extraits sur les matieres du théatre, pris au hasard.

Chap. 109. Le théatre d’Italie, quoique très-inférieur à ce qui fut depuis la scéne Françoise, (sur-tout depuis que Voltaire en tient le sceptre,) pouvoit être comparé à la scéne Grecque. La seule Mandragore de Machiavel (qu’aucun théatre François ne le chargeroit de jouer,) vaut peut être mieux que toutes les comédies d’Aristophane, (dont assurément on ne joueroit aucune à Paris. Le Pere Brumoi, M. le Franc & tous les amateurs de l’antiquité traiteront cet arrêt de blasphême). Machiavel, continue-t il étoit d’ailleurs un excellent historien, (à la bonne heure) un profond politique (le Roi de Prusse n’en convenoit pas avant le démembrement de la Pologne) un bel esprit, avec lequel Aristophane ne peut entrer en aucune sorte de comparaison. Si l’on veut mettre, sans préjugé, dans la balance, l’Odissée d’Homere & Le Roland furieux de l’Arioste. L’Italien l’emporte, à tous égards, (où êtes vous Monsieur & Madame d’Acier ? Voltaire est heureux qu’ils soient morts ;) tous deux ayant le même défaut, l’intempérance de l’imagination, & le romanesque incroyable ; Arioste a racheté ce défaut par des allégories si vraies, des satyres si fines, (c’est pour Voltaire un grand mérite) une connoissance si approfondie du cœur humain, par les graces du comique, & des beautés innombrables qu’il a trouvé le secret de faire un monstre admirable, (c’est à peu près le caractère des œuvres de Voltaire. Ce sont des monstres admirables, la comparaison est flatteuse, elle le met comme l’Arioste, au dessus d’Homere.) l’Illiade-même est au-dessous du Tasse  ; (oh pour le coup, on n’y peut tenir ! Cependant Voltaire est croyable, il est grand poëte, critique, historien, philosophe, &c. & que n’est-il pas ? Il n’a aucun intérêt de dépriser Aristophane & Homere, en faveur de Machiavel, de l’Arioste & du Tasse, tous également morts, & étrangers,) & dans la vérité que sont les comédiens d’Aristophane, si vantés ? Elles n’ont que le mérite de l’antiquité, d’un nom Grec, & la vénération de quelques litterateurs, qui n’en entendent pas la moitié, & qui pour cela même les admirent. Vingt de nos dramatiques valent mieux qu’Aristophane ; mais il étoit sans réligion, sans mœurs & sans décence. (Oh je me tais sur son mérite !) Quand à Homere, je laisse à Boileau à prononcer si l’or d’Homere & de Virgile vaut mieux que le clinquant du Tasse .

Chapitre 35. Tout ce que la Réligion a de plus auguste étoit défiguré dans presque tout l’Occident, par les coutumes les plus ridicules. La fête des foux, celle des ânes étoient établies dans presque toutes les Eglises ; on créoit en ces jours solemnels un Evêque des foux, on faisoit entrer dans la nef un âne en chape & en bonnet quarré ; les danses dans l’Eglise, les festins sur l’Autel, les dissolutions, les farces, souvent obscenes, étoient les cérémonies de ces fêtes, dont l’usage extravagant dura plusieurs siécles. Au détail de ces usages on croit voir le portrait des Negres, ou des Hottentots, & il faut avouer qu’en bien des choses nous ne leur étions pas superieurs.

Rome a toujours condamné ces coutumes barbares, aussi-bien que le duel & les épreuves : Il y eut toujours dans les Rites de l’Eglise Romaine, malgré tous les troubles & tous les scandales, plus de décence, & plus de gravité qu’ailleurs. On sentoit qu’en tout, cette Eglise étoit libre & bien gouvernée, & faite pour donner des leçons aux autres. Cette réligion rend justice à l’Eglise mere, & maîtresse de toutes les autres, & la nouvelle liturgie, les nouveaux Breviaires introduits en France, diversifiés à l’infini, en sont une nouvelle démonstration, malgré tous les réproches qu’on fait au Breviaire, au Missel, au Rituel Romain, ils sont encore infiniment plus décens & plus pieux que ces nouvelles productions.

Voltaire dit vrai dans le détail de ces folies, il auroit du ajouter que ce n’étoit là que le théatre dans le goût du tems. Nous sommes plus rafinés, plus polis, plus décens. Le théatre étoit alors par-tout, toute la France étoit un théatre, on y disoit, on y faisoit grossiérement tout ce que les passions inspiroient à un peuple sans politesse. La scéne est plus mesurée aujourd’hui, les acteurs mieux élevés, le langage plus décent, les piéces plus régulieres ; mais le vice n’y perd rien, les mœurs des acteurs & des spectateurs ne sont pas moins corrompues. A la faveur de cette couche légere, le désordre ne fait que plus de progrès, les fêtes théatrales ne sont pas moins des fêtes de foux, la folie n’en est que plus incurable. On s’enivroit du gros vin, de Brie ; on s’enivre avec des liqueurs, l’ivresse n’est pas moins dangéreuse : au reste l’Eglise ne condamne pas moins le théatre que la fete de l’âne, on ne doit pas plus s’élever contre ces anathêmes lancés de tous les tems, sur le théatre, que contre les défenses qu’elle fit des prophanations de nos temples.

Chap. 126. La passion du théatre devint universelle à la Chine, depuis le quatrieme siécle jusqu’à nos jours. Les Chinois ne pouvoient avoir reçu cet art d’aucun peuple, ils ignoroient que la Grece, que Rome eussent existé. Les Mahométans ni les Tartares n’avoient pu leur communiquer les ouvrages Grecs & Romains ; ils inventerent donc l’art, (cette conséquence n’est pas juste, les Indiens, les Japonois ont eu de tous les tems, des théatres, peut-être avant eux ;) mais par la tragédie Chinoise qu’on a traduite, on voit qu’ils ne l’ont pas perfectionnée. Cette tragédie intitulée l’Orphelin de la Chine, est du quatorzieme siécle, on la dit la meilleure qu’ils aient faite. (M. Voltaire l’a perfectionnée, & si elle eût été mise à la Chine dans l’état où elle est, elle feroit honneur à la scéne Chinoise.) Il est vrai qu’alors les ouvrages dramatiques étoient grossiers en Europe ; à peine même cet art étoit-il connu. Cette tragédie est dans le goût de celles d’Eschile (qui dans le fond ne sont pas grand chose, malgré les éloges outrés de ses traducteurs). Les Chinois n’ont pourtant pas de théatre fixe, & de troupes d’acteurs réglées, ce ne sont que des farceurs, qui courent les rues, dressent un théatre dans les places publiques, & vont dans les maisons où on les appelle, jouer pour de l’argent, ce qu’on leur demande. Le gouvernement n’a jamais rien fait en leur faveur. On les tolere, on les laisse courir, comme chez nous la lanterne magique, les marionnettes, la marmote, quelques ours, quelques lions dressés, &c. ils sont toujours restés dans la lie & dans le mépris. Le Chinois sans doute se réjouit comme le François, aux dépens des ridicules ; mais jamais n’a fait une affaire d’Etat d’un divertissement frivole ; jamais la ville de Pekin n’a fait bâtir une salle d’opéra, jamais la Cour Impériale n’a pensionné de troupe d’acteurs, jamais n’a proposé aux Lettres des récompenses pour l’éloge d’un comédien ; jamais on n’a disserté pour ou contre la comédie, en vaut-elle la peine ? On la laisse dans la classe des amusemens populaires dont l’autorité publique ne s’embarrasse que pour en réprimer la licence, & ne lui fait point l’honneur de lui donner une existence que la vertu & le bien public ne lui donnent pas.

Nous avons parlé ailleurs du Pape Leon X, des Médicis, par rapport à la comédie, ces noms fameux par des richesses immenses, acquises dans le commerce, a été célébré par tous les litérateurs, parce que cette famille opulente par une libéralité jusqu’alors inconnue, fesoit des pensions aux gens de lettres, moins à la vérité pour amour pour les sciences, ils n’ont rien écrit, ils n’étoient pas savant, par que magnificence & par vanité ; elle est encore plus fameuse par les statues, les tableaux infâmes dont elle a rempli ses palais, la ville de Florence & toutes les écoles de peinture & de sculpture ; par les maux que deux Papes de ce nom ont fait à l’Eglise, & deux Reines, sur-tout la premiere, ont fait à la France. On pourroit soupçonner que notre zèle pour les mœurs, a chargé le portrait de ces amateurs du théatre. Voici le témoignage de Voltaire, aussi grand amateur de la scéne dont il fait l’ornement, & panégyriste de ce luxe & de cette licence, qui a tout perdu, & perdu les Médicis même, dont la famille est éteinte, & les Etats ont passé à une famille étrangere, ce témoignage n’est pas suspect, le voici.

Chap. 106. Jean de Médicis, Cardinal à 14 ans, Pape à 36, commença son Pontificat par élever sa famille, il employa son crédit à mettre son frere Pierre à la tête du gouvernement de Florence , auquel ses ancettres avoient tant travaillé, par des présens, des factions & de meurtres ; Il maria un autre frere avec la Princesse de Savoie. Léon X joignoit le goût le plus fin à la magnificence la plus récherchée ; son couronnement couta cent mille écus d’or, il y fit representer la comédie du Penulus de Plaute , qui n’est rien moins que chaste. N’est-ce pas un divertissement bien assorti au couronnement d’un Pape ? Et un passage de l’Eglise au théatre, bien digne du Clergé Romain ? Un Pontife à la tête ? Ce scandale n’etoit jamais arrivé. La Réligion de Léon n’étoit point austere, il s’attiroit le respect (non par des vertus, mais) par des cérémonies pompeuses, ses secretaires sembloient professer la philosophie, sceptique, (ce trait est faux) les comédies de l’Arioste & de Machiavel quoiquelles ne respectent pas la pudeur & la piété, furent souvent jouées dans sa Cour, en sa presence, & celle du sacré Collége, par des jeunes gens des plus qualifiés  ; (on pouvoit ajouter celles du Cardinal Bibiana qui ne valent pas mieux pour les mœurs) Ce qui offençoit la Réligion n’étoit pas apperçu dans une cour occupée d’intrigues & de plaisirs ; les affaires les plus graves ne deroboient rien à ses plaisirs. Deux Cardinaux soupçonnés d’avoir conspiré contre lui, furent mis à la question ; l’un fut pendu, l’autre racheta sa vie par ses tresors ; mais il en couta la vie à plusieurs coupables ; pour faire oublier leur supplice, le Pape créa 30 Cardinaux, qui selon son goût, l’imiterent dans les plaisirs, les autres Prélats suivirent son exemple, tous les auteurs Catholiques & Protestants, gemissent de la désolation de ce tems, &c. Voltaire a raison.

Faut-il être surpris que sous un tel Pontifiat le Luthéranisme ait perverti presque tout le Nord ? qu’une Reine formée sur de tels exemples, dans sa famille, ait rendu la France demi Calviniste ? Faut il être surpris de ce désordre, quand on voit un Pontite amateur du théatre, jusqu’à faire jouer la comédie dans le Palais du Vatican, sous ses yeux, devant tout son Clergé, & étaler ainsi la dépravation aux yeux de toute l’Europe ? Le théatre avoit déjà perdu Jean de Medicis, avant que ses intrigues l’eussent élevé au Pontificat. Il étoit, ainsi que sa famille, si fort livré à la scene & par consequent à tous les plaisirs, que Bibiana ne lui fit jamais mieux sa cour qu’en composant, & faisant jouer sa comédie. C’est la premiere & la derniere fois qu’un comédien a gouverné l’Eglise, que les Assemblées Ecclésiastiques se sont tenues au théatre : aussi est-ce le gouvernement, sous lequel la Réligion a reçu les plus profondes blessures. Le théatre en fut l’une des principales causes ; bien loin de faire honneur aux Medicis de la faveur qu’ils lui ont donnée, & qui l’a accredité, c’est une tache à leur gloire. Ces jeux sont communément de très-grandes playes qui entretiennent & agrandissent toutes les autres, & les rendent incurables. Copenhague, Stokolm, Londres, Amsterdam sont moins susceptibles que jamais de retour à la vraie foi ; elles ont dans les acteurs & les actrices des apôtres de la licence, des mœurs, qui ne laisseront jamais retablir la Réligion de leurs Peres.

Autre portrait des Medicis, maison trop fameuse, qui dans le peu de tems qu’elle a regné a perdu par son luxe, son ambition, la politique, la réligion & les mœurs dans une grande partie de l’Europe Ch. 142. La Cour de France sous Cathérine de Medicis, étoit un mélange de luxe, d’intrigues, de galanterie, de débauche, de superstitions & d’Athéisme. Cette Princesse conduisit son fils Henri III aux plus grands excès, & enfin à une mort tragique. Elle avoit introduit la vénalité des charges de la Cour, telle qu’elle étoit à celle de Clement VII son oncle. L’astrologie judiciaire, les enchantemens, les sortileges étoient les fruits de sa patrie, transplantée en France. Elle avoit emmené avec elle l’astrologue Guillaume Quaric, homme qui de nos jours n’eut été qu’un misérable charlatan, méprisé de la populace, & qui étoit alors un homme très-important. On a encore des talismans & des caractères magiques de ce tems-là, & des médailles où Cathérine est soutenue entre des constellations & des diables, ayant en main & sur la tête des nombres & des instrumens magiques, & ce qui est presqu’inséparable, puisque l’un ne se fait que pour l’autre. La derniere des superstitions étoit melée à la plus effrenée débauche. De-là sont venus en France ces livres d’astrologie, de magie, d’horoscope, de chiromancie jusqu’alors inconnus. Les histoires des magiciens, les rélations du sabbat, les apparitions des revenans, &c. Le goût de la Cour se repandit dans les provinces : de-là cette multitude d’exécutions de sorciers, que le zèle peu éclairé des Magistrats se crut obligé de faire, qui ne servit qu’à donner un air de réalité à ces folies, que la sagesse a fait évanouir, en les méprisant. Les Protestans se piquoient de réforme, & opposoient des mœurs austeres à la dépravation de la Cour : les spectacles, les jeux, leur étoient autant en horreur que les cérémonies de l’Eglise Romaine. Ils se sont humanisés, leurs mœurs ne sont pas plus pures que celles des Catholiques, les superstitions magiques n’ont pas fait chez eux les mêmes progrès, soit par esprit de contradiction, soit parce que dans ces apparitions aussi absurdes qu’horribles, il entroit beaucoup de cérémonies des Catholiques, qu’on profanoit en les y mêlant ; les saintes huiles, les Agnus Dei, les signes de Croix. &c.

Le Cardinal de Richelieu contribua beaucoup encore à la corruption des mœurs des Français. Nous avons vu ci-dessus jusqu’à quel excès de ridicule, il porta l’amour du théatre : ses mœurs s’en ressentoient. Les mauvaises mœurs & le théatre sont inséparables. Ch. 144, 145. Louis XIII dévot, scrupuleux, soupçonneux, avoit plus que d’aversion pour le Cardinal amateur & auteur. Ses galanteries étoient éclatantes, son commerce public avec Marion Delorme. Le ridicule y étoit par tout mêlé, il s’habilloit en cavalier, quoiqu’Evêque ; & après avoir écrit sur la théologie, & donné des réglemens à son Diocèse, il faisoit l’amour en plumet. La satyre de ses mœurs conta la vie à Urbain Grandier, Curé de Loudun, qu’il fit brûler vif, comme un magicien, selon les mémoires du Cardinal de Retz, il y ajoutoit la pédanterie ; il fit soutenir chez sa niéce, des theses d’amour, dans la forme des theses de théologie, qu’on soutient en Sorbonne. comme le Jurisconsulte Contius fit des commentaires sur les arrêts d’amour, il porta l’audace de ses desirs, vrais ou affectés, jusqu’à la Reine Régnante, Anne d’Autriche, il en essuya des railleries qu’il ne pardonna jamais. La Duchesse de Chevreuse toujours intriguante, & belle encore, faisoit servir le Cardinal à ses passions, la Reine aidoit la Duchesse à le rabaisser par le ridicule ; elle ne l’appelloit que le cu pourri, terme injurieux, qui fut ce qui l’offensa le plus, & qui dans le fond, ne faisoit pas plus d’honneur à celles qui le lui donnoient. Ces foiblesses donnoient lieu à bien des intrigues, il est rare qu’elles ne se mêlent sourdement aux plus grandes affaires, & malgré les déguisemens qui les cachent, elles décelent la petitesse de la grandeur. On prétendit que cette Princesse s’étoit enfin radoucie ; & lui fut redevable de la naissance de Louis XIV, après 22 ans de sterilité. Cest une calomnie, Anne d’Autriche étoit vertueuse, & même trop fiere, pour s’abaisser jusques-là. Richelieu n’étoit pas bel homme, il étoit alors vieux & cassé, Louis XIII se crut toujours le véritable pere du Prince qui lui succéda. Ce soupçon n’entra point dans les accusations sans nombre, qu’on lui fit pour le perdre.

Ch. 139. Plusieurs personnes s’imaginerent que la Reine Elizabeth ne fit mourir le Comte d’Essex, que par une jalousie de femme ; on y mêle une foule de circonstances romanesques ; on le croit sur la foi d’une tragedie, & d’un roman. La plupart des gens n’en savent pas d’avantage, ce sont les seuls oracles des amateurs. Voltaire qui en a souvent prononcé d’un aussi grand poids, a su se faire croire de ses partisans, fait lui-même fort peu de cas de ces garans : quiconque, dit-il, a un peu lu sait que la Reine Elisabeth avoit alors 68 ans, que le Comte d’Essex fut coupable d’une révolte ouverte, fondée sur le déclin même de l’âge de la Reine, & l’espérance de profiter du délire de sa puissance ; qu’il fut enfin condamné par les Pairs, lui & ses complices. Si toutes les tragédies étoient mises au même creuset, qu’on en séparât tous les mensonges, que deviendroient nos plus fameux théatres ? Celui même de Voltaire, Zaïre, Mahomet, Merope, Alzire, &c. ne seroient plus que de vains squelettes, que deviendroient la science profonde de nos amateurs du théatre ? Elle s’envoleroit dans le pays qu’habitent leur réligion & leurs mœurs.

Ch. 140. Il ne rend pas la même justice à Marie Stuard : c’est que Marie étoit catholique, & qu’Elisabeth qui la fit mourir étoit protestante, ou plutôt n’avoit point de Religion : voilà le crime, voilà la vertu. La foiblesse du cœur de Marie occasionna tous ses malheurs (c’est Buchanan que vous allez entendre, protestant, ennemi declaré de Marie ; ce qui est encore pire que la frivolité de la tragedie & du roman ; mais qui est un grand titre chez Voltaire.) Un musicien nommé Rizzio fut trop avant dans les bonnes graces de la Reine (calomnie.) Il jouoit bien des instrumens, & avoit une voix de basse très-agréable : c’est une preuve que les Italiens avoient déjà l’empire de la musique (preuve bien foible) & qu’ils étoient en possession d’exercer leur art dans les Cours de l’Europe. (Les Troubadours & les menetriers avoient encore plus de vogue : qu’est-ce pour toute l’Europe qu’une basse au fonds de l’Ecosse ?) Toute la musique de la Cour étoit Italienne. (C’est une idée risible, qu’une musique en forme en Ecosse au 16e siécle : il n’y en eut même en France que long tems après ; & une musique Italienne chez un peuple barbare ?) Mais Voltaire étoit à l’Opera du parti de la musique Italienne. Il la trouva exerçant son empire chez les Toupinamboux. Une preuve plus forte que les Cours étrangeres se servent de ceux qui sont en credit, c’est que Rizzio étoit pensionnaire du Pape : cette calomnie tient du délire : les Papes n’ont point de pensionnaires dans les Cours étrangeres. Le St. Pape Pie V & Gregoire XIII moins que d’autres : est-ce à un misérable musicien qu’ils auroient confié les affaires de l’Eglise, dans un Royaume aussi agité par les guerres de la Religion ? En calomniant de si grands Pontifes, on devroit au moins observer les lois de la vraissemblance. Le reste de la narration sur la conduite, la defaite, la prison, la mort ignominieuse de cette Princesse, est encore un tissu de mensonges étrangers à cet ouvrage.

Chap. 143. Qui ne connoît la lettre qu’écrivit Henri IV, sur le champ de bataille, au moment qu’il alloit combattre, à Gabrielle d’Etrées sa maîtresse, que ses amours ont rendu célebre : si je meurs, ma derniere pensée sera à Dieu, l’avant derniere à vous  ; c’est trop peu respecter la mémoire d’Henri IV, de lui prêter des sentimens si peu chrétiens, & si peu raisonnables, & de les rapporter quand ils seroient vrais. Dans une bataille, tout occupé de l’action & du danger, souvent emporté subitement par un coup de canon, a-t-on de derniere & d’avant derniere pensée ? A-t-on la liberté & le loisir d’en faire l’arrangement ? Est-ce le préparer à bien mourir, que de s’occuper volontairement d’un adultere, au moment qui précéde la mort ? Cette pensée conduit-elle à celle de Dieu qui la suit, & doit-elle la faire détester ? N’est-ce pas l’impénitence finale qui différe sa conversion au moment de la mort ? En former le dessein, s’en faire un mérite auprès de sa maîtresse, n’est-ce pas une impiété réfléchie ? Plus on examine ce sentiment, plus on sent qu’il est indigne d’un Prince chrétien & raisonnable. On a cru voir un air de bon mot & de gentillesse, dans ce jeu de dernier & l’avant dernier, un air de galante le dans la comparaison de sa maîtresse avec Dieu. On l’a mis sur le compte d’un Prince fertile en bons mots, pour lui donner de la vogue, & le répandre, on y a trouvé de quoi satisfaire son irréligion. Voltaire a cru embellir son livre en le rapportant, & l’a donné pour certain.

Olivier Cromwel fut un des plus grands acteurs qui aient paru sur la scéne du monde ; il joua la comédie jusqu’à sa mort, par une hypocrisie soutenue, un air de dévotion, des discours de piété, un grand zèle pour la Réligion, quoique Déïste : des mœurs austeres en public, quoiqu’en secret livré à la débauche ; il jouoit dans le même tems les plus sanglantes tragédies, par la guerre civile qu’il excita, l’usurpation du trône, la mort de son Roi sur un échaffaut, avec tout l’appareil, aussi ridicule qu’odieux ; des formalités juridiques, présenté par les loix. Sa mort fut tragique, par les remors, les soupçons, les inquiétudes dont elle fut précédée, & comique par l’enthousiasme & les prédictions dont elle fut accompagnée ; mais ses funerailles furent une vraie farce, par l’excès de magnificence dont elles furent décorées, qui surpasse tout ce qu’on avoit jamais fait pour aucun Roi d’Angleterre & alla jusqu’à la contradiction & au délire.

Chap. 150. Par ordre du Conseil suprême, qui étoit à la place du Parlement, on choisit pour modele les cérémonies pratiquées à la mort de Philippe II, Roi d’Espagne, on avoit représenté Philippe en purgatoire, pendant deux mois, pour expirer ses fautes légeres ; car il n’en avoit point de considérables ; on le mit dans un appartement tendu de noir, éclairé de peu de flambeaux, on y alloit prier pour lui : après avoir fait sa pénitence, il sortit du purgatoire, la décoration changea, & on le mit dans le Ciel. Le corps fut couché sur un lit brillant d’or, dans une salle tendue de même, éclairée de cinq cens flambeaux, dont la lumiere renvoyée par des miroirs & des plaques d’argent, éblouissoit tout le monde, & sembloit égaler l’éclat du Soleil. On tâcha d’imiter cette magie extravagante, à l’opéra, où l’on représenta un temple de Jupiter, orné de tant de diamans, de cristaux, de miroirs, de plaques, que la lumiere des flambeaux de toute part réfléchie, étoit insoutenable ; tout cela fut fait pour Olivier Cromwel ; on le mit sur un lit de parade, la couronne en tête, le sceptre d’or à la main, quoiqu’il n’eût que la qualité de Protecteur ; il fut d’abord en purgatoire, qu’il n’avoit jamais cru, & ensuite dans le Ciel, dont il ne s’étoit guerre plus embarrassé, non plus que de l’enfer, ainsi que tous ses partisans ; tout cela fut fait par autorité publique, à Londres où l’on se pique d’être philosophe, où l’on étoit depuis long-tems protestant, où l’on brûloit le Pape dans la place publique, sans faire attention que c’est-là une pompe catholique, que Philippe II, dont on imitoit les obseques, avoit été le plus grand ennemi de l’Angleterre ; après toutes ces folies, le cadavre soigneusement embaumé, & suivi de toute la Cour, fut porté dans le tombeau des Rois.

Cette gloire dura peu : à peine Charles II, dont Cromwel avoit fait mourir le pere, fut-il monté sur le Trone, qu’il fit exhumer le cadavre, & le fit porter au gibet. La nation vit pendre les ossemens de celui qu’elle venoit d’enterrer en Roi par l’ordre du fils de celui qu’elle avoit fait mourir comme tiran, & hérétique : opération inutile. Charles II n’étoit pas moins sur le Trône, quand il n’auroit pas pendu Cromwel, & cette punition d’un rebelle, n’empêcha pas qu’après sa mort on ne detronat Jaques II, son frere, pour élever le Prince d’Orange. C’étoit une puérile imitation d’Henri VIII, qui avoit fait faire le procès à St. Thomas de Cantorberi, plusieurs siécles après sa mort. Ce Prince n’en fut pas moins livré au plaisir, quoique son regne fut rempli de factions, & de troubles. Une actrice française sa maîtresse, que Charles II avoit amenée de Paris, plusieurs enfans naturels, un théatre brillant, des bals, des fêtes sans nombre, un luxe qui épuisa toutes les finances ; production naturelle du païs d’où il venoit, & où il avoit demeuré depuis la mort de son pere, signalerent un regne, que de si tragiques événemens auroient du rendre sage. Son fils naturel ne profita pas mieux de ces tristes leçons. La revolte lui fit porter sa tête sur l’échafaut, comme son grand pere, & Jaques II fut bientôt obligé de se refugier en France. Voilà pourtant la nation philosophe par excellence, dont on adopte les principes, qu’on prend & qu’on veut donner pour modele : peut-il être de modele plus détestable ?

Ch. 151. On s’est procuré en Perse plus que dans aucun pays de l’Orient, des ressources contre l’ennui, qui est par-tout le poison de la vie : on y a bâti des Vauxhals : (les exercices de piété, les devoirs de son état, une étude convenable, sont des ressources plus assurées & plus innocentes.) On se rassemble dans des sales immenses, appellées Maisons à caffé, où les uns prennent cette liqueur, les autres jouent, chantent, lisent, écoutent, regardent des joueurs de gobelets ; dans un bout de la sale des Tabarins jouent des farces, dans l’autre un Ecclésiastique en chaire prêche, dit-on, pour de l’argent : (nos Vauxhals, nos Caffés ne sont pas si devots : cet assemblage est ridicule, & ne conduit pas à la vertu ;) tout cela , dit Voltaire, annonce un peuple sociable qui mérite d’être heureux . C’est un grand mérite, en effet, de prendre du caffé, d’écouter des contes, & des comédiens, & de mettre la Réligion sur la même ligne avec des bouffoneries : c’est le mérite de Voltaire & des Voltairistes.

Cette idée me rappelle le Colisée bâti sur le modéle de celui de Rome. Quelques particuliers ont eu la témérité de l’entreprendre. Quelques soins qu’ils prennent pour le rendre florissant, ils ne seront jamais remboursés d’une si énorme dépense, qu’ils multiplient tous les jours. Ils mettent tout en œuvre pour y attirer des spectateurs ; on y tire des feux d’artifices, & des lotteries ; on y donne des bals & des concerts ; on y trouve de pantomimes, des marionettes, des sauteurs, des joueurs de gobelets, des danseurs de cordes, on sert à tout prix, des rafraîchissemens chauds, froids, secs & liquides ; les soires de Saint Germain & de Saint Laurent n’en approchent pas. On a engagé la célebre actrice Lemor à y faire entendre cette voix brillante qui lui attiroit, il y a cinquante ans, les plus grands applaudissemens ; les talens sont immortels, la premiere fois qu’elle y a chanté, il s’est trouvé au Colisée un monde prodigieux, pour entendre ce prodige, les uns enthousiasmés, disent qu’elle a conservé tout l’éclat de sa voix, d’autres moins galans, osent dire qu’il n’y a rien de bien merveilleux, qu’elle a beaucoup perdu de ses graces. Hélas ! Tout s’use avec le tems, la voix a ses rides comme le visage, le blanc, le rouge ne peuvent recrépir ses charmes. Ce sera pourtant le meilleur produit, tant qu’on pourra l’y faire venir, ce qui dépend du caprice de cette beauté fantastique, & ce caprice n’est pas petit. Le hasard, les maladies, les chagrins, la mort peut-être, la conversion l’enleveront au colisée, & avec elle le profit, quel dommage ! C’est une entreprise fole, tout le monde le dit ; mais personne ne pense combien elle est dangereuse pour le salut. Le monde qui s’y rend, qui n’est rien moins que choisi ; le spectacle qui s’y donne, qui n’est rien moins que dévot ; la liberté dont on y jouit, ou plutôt la licence qui y regne, la facilité de s’y cacher dans la foule, & celle d’y trouver qui l’on veut ; que d’écueils pour la vertu ! que de naufrages inévitables ! Tout y est plein de piéges, on les y a semé de dessein, on va les y chercher, on y entraine les autres ! n’y a-t-il pas assez de danger dans le monde ? Ne sont-ils pas assez grands, quoique dispersés ? Faut-il les rassembler, faut-il bâtir des azyles au vice ? Donner des rendez-vous aux passions, & en allumer tous les feux ?

Dans toutes les Indes, la Chine & le Japon on a des théatres, mais ce sont des théatres ambulant ; on ne va pas au spectacle, on fait venir le spectacle chez soi, des troupes d’acteurs courent les rues, & jouent par-tout, & a toute heure, pour de l’argent. Les jeux sont plus faciles, plus commodes, moins couteux que nos théatres ; ils sont moins dangereux, ils ne forment point d’enthousiaste, le poison y est moins apprétié, les empoisonneurs demeurent toujours dans le mépris & l’infamie ; on se licencie moins sous les yeux d’un pere de famille, dont la présence en impose ; ses enfans ne le volent point, ne se dérobent point à ses yeux, pour aller courir l’actrice ; on n’en fait point une affaire d’Etat, ce sont des Pandoures, qui sans doute font des ravages, & portent des coups à la vertu ; mais ils voltigent, & ne paroissent qu’un moment. Un spectacle régulier & fixe est une bataille rangée, & soutient une guerre suivie, qui dévaste tout.

Chap. 146. Le théatre Espagnol, depuis Philippe II, tout imparfait qu’il étoit (car il n’avoit pas un Voltaire) l’emportoit sur celui des autres Nations ; (car elles n’avoient pas un Voltaire,) il servit de modele à celui d’Angleterre, & à Shakespear son plus fameux auteur, & lorsqu’ensuite la tragedie parut en France avec quelque éclat Corneille, Rohon & même Moliere emprunterent beaucoup de la scene Espagnole ; sans en dire mot : l’histoire, les romans y furent traités avec succès, on peut dire de même de la Théologie ; mais nous ne parlons point de la Religion.

Henri IV Roi de Castille, la Reine sa femme & toute sa Cour noyée dans la volupté, étoient de vrais personnages de théatre. La Reine ne gardoit aucune mesure, peu de femmes dans leurs amours ont moins respecté la décence. Le Roi passoit sa vie avec ses maîtresses, les Courtisans avec les leurs, qui étoient souvent celles du Roi, aussi peu fidéles à leur amant, qu’il l’étoit à sa femme, & la femme au mari. L’histoire fournit peu d’exemples d’une si scandaleuse, & si effrenée débauche. On le faisoit passer pour impuissant, quoiqu’il eut une fille de son mariage, & sa fille pour illégitime, en disant que le Roi lui-même, qui vouloit à quelque que prix que ce fut avoir des enfans, avoit conduit son amant à la Reine, qui lui avoit donné sans peine son consentement. On prit ce prétexte pour le détroner, & pour exclure sa fille du trone. La debouche d’un Prince est ordinairement un pretexte de revolte, & un germe de révolution dans l’État ; mais il est incroyable, que ce qui, dans les Tribunaux ordinaires, ne suffiroit pas pour dépouiller un enfant de la succession de son père, ait suffi pour faire perdre un Trône à une Princesse, née dans un mariage légitime.

Les hommes les moins faits pour jouer cette comédie, les Jurisconsultes, les Evêques & l’Archevêque de Tolede, furent à la tête de la faction formée contre le Roi. On lui fait solemnellement le procès, & comme on ne fut pas assez puissant pour le prendre, on le condamna par contumace, on l’exécuta en effigie. Jamais aucun peuple ne s’étoit avisé d’une pareille folie. On dressa un vaste théatre, dans la plaine d’Avila, le Clergé & la Magistrature y dressent leur siége, un peuple immense remplit le parterre, & des loges sans nombre, dressées tout au tour sur des échafauts, une mauvaise statue de bois, couverte des ornemens Royaux, fut élevée sur le théatre, représentant le Roi ; toute cette nouvelle Cour de Justice vient en cérémonie, se placer sur le théatre, & en passant salue le Roi, très-profondement. Le Président adresse la parole à la statue, & prononce sa déposition : l’Archevêque de Toléde lui ôte la couronne, un autre le sceptre, un troisieme l’épée. Sa fille fut déclarée batarde, & née d’adultere, & un jeune frere d’Henri, nommé Alphonse, fut couronné Roi à la place de celui que son impuissance rendoit, dit-on, incapable du trône. Ce nouveau Roi mourut peu de tems après, on lui substitua Isabelle sa sœur, qu’on maria avec Ferdinand Roi d’Arragon. L’Archevêque bénit le le mariage ; le Roi détrôné, poursuivi par ses sujets, s’accomoda avec eux, & par le traité le plus honteux qui fût jamais, il reconnut Isabelle, au mépris des droits de sa propre fille. A ce prix on lui laissa le nom de Roi, & une pension pour vivre.

Louis-le-Débonnaire avoit été ainsi traité par ses enfans, dans une assemblée d’Evêques & des Grands du Royaume, Henri III & Henri IV par les Parlemens : Henri VIII, en Angleterre se déshonora par une pareille comédie, en faisant le procès à Saint Thomas de Cantorberi, plusieurs siécles après sa mort, le condamnant comme rebelle, exhumant & jettant ses cendres au vent, & la populace de Londres en trainant dans les rues, & brûlant, dans la place publique, un Pape de paille. Cromwel poussa ses attentats jusqu’au tragique, en faisant perir son Roi sur un échafaut, par la main du bourreau. Ces grands noms ne doivent pas en imposer, ce sont des grands acteurs qui jouent des piéces sur le théatre du monde, pour être à la tête des Royaumes, ils n’en sont ni moins injustes, ni moins ridicules : que seront les Poëtes & les comédiens qui mettront ces événemens sur la scéne ? Ils exposeront des vérités, horribles sans doute, ils les embéliront par des épisodes & des personnages imaginaires ; c’est-à-dire qu’ils affoibliront l’horreur du crime, qu’ils nous accoutumeront, nous familiariseront pour ainsi dire, avec des scélerats, nous feront un jeu, un amusement des forfaits & des folies. Cet assaisonnement du poison, cette résurrection, pour ainsi dire, des plus grands désordres, fait revivre des monstres, qui furent les fleaux de la société. Est-ce trop en dire, de la traiter de scandale ? Et le théatre qui leur donne cette vie morale, de danger très grand pour les mœurs.

Ch. 105. Venise dont le gouvernement passoit pour le plus sage de l’Europe, avoit, dit-on, un grand soin d’entretenir son Clergé dans la molesse, afin qu’étant moins revéré, il fut sans credit parmi le peuple, & ne pût se soulever. Il y avoit pourtant partout des hommes de mœurs très-pures, des Pasteurs dignes de l’être, des Réligieux soumis de cœur à leurs vœux ; mais ces vertus sont ensevelies dans l’obscurité, tandisque le luxe & le vice dominent dans la splendeur. Le carnaval de Venise, cet assemblage scandaleux de vices, d’obscénités, de folies, que la République ne maintient que pour amolir & amuler le peuple, ne permet pas de douter de son impure politique ; & c’est la même politique, qui maintient & favorise le théatre. Je ne sais, si Venise l’étend jusqu’au Clergé ; ce qui seroit le comble du désordre, & que Voltaire auroit grand tort d’appeller le plus sage gouvernement de l’Europe  ; mais comment excuser ses contradictions ? Car si le libertinage doit faire mépriser le Clergé, il doit aussi rendre méprisables les Grands & les Princes. Le vice est une tache à leur gloire, & doit bien ternir le titre fastueux de Grand, si facilement prodigué : voilà pourtant sa morale, aussi antichrétienne que contraire à lui même.

Ch. 78. Parlant de Philippe le bon. Duc de Bourgogne, dont il fait presque un saint : il dit, la vertu de ce Prince n’excluoit pas en lui la volupté, & l’amour des femmes, qui ne peut jamais être un vice, que quand il conduit à des mauvaises actions . Dans quel endroit de l’Evangile a-t-il trouvé cette morale ? L’impureté n’est-elle pas un vice défendu par la loi de Dieu, comme un péché mortel, indépendamment des mauvaises actions, auxquelles elle peut conduire, & auxquelles elle ne conduit pas toujours ? Une vertu qui n’exclud pas la volupté, & l’amour des femmes, est-elle une véritable vertu ? Est-il de vertu sans bonnes mœurs, & de bonnes mœurs sans pureté de corps & d’esprit ? Un voluptueux qui sans faire tort à personne, passeroit ses jours dans la molesse, seroit donc un homme vertueux ? A ce prix la conquête du Ciel est facile, l’Evangile bien sevére, & l’Enfer bien injuste ! Ce même Philippe en 1330, institua l’Ordre de la Toison d’Or, en l’honneur d’une de ses maîtresses. Il eut 15 batards, qui eurent tous du mérite. Sa Cour étoit la plus brillante. La France lui doit sa grandeur, &c. C’est domage que le théâtre ne fut pas connu de son tems, il en eut été enthousiasmé, & quelle gloire pour lui, quels nouveaux traits à son Panégyrique ! Un Chrétien ne tient pas ce langage.

L’institution d’un Ordre de Chevalerie, pour célébrer une obscénité plus grossiere que celle de la jarretiere, & dont il a fallu changer l’idée, n’est-elle pas un sacrilége ? Arborer une toison telle qu’il la donna pour lors, dont on a fait depuis une toison de brebis, n’est-ce pas le Phallium des Egiptiens, le Polti des Indiens, le Priape des Romains ? Et ce n’est pas une legereté passagere d’un jeune homme ; c’est un homme marié, avancé en âge, qui passe sa vie dans la débauche, & après avoir eu plusieurs enfans légitimes, a jusqu’à 15 batards : ils sont tous gens de mérite ; les batards ne le sont-ils pas toujours ? La batardise est un titre au mérite, ne fut-ce que pour couvrir la honte de leur naissance. Etrange vertu ! qui canonise le crime qui leur donna la vie. La vertu n’exclud pas l’amour des femmes : j’avoue mon erreur. Un libertin ne fut jamais un grand homme à me yeux. La foiblesse, la bassesse du vice efface tous les exploits, bien loin que les exploits vrais ou faux effacent la bassesse de la dépravation. Tous les Césars & les Alexandres du monde me paroissent très-petits s’ils sont sans mœurs. Il n’y a de grand que ce que Dieu estime, & couronne. Un damné est-il un Être estimable ? Un démon est-il grand ? Ses lumieres sont plus étendues que celles de tous les savans, ses conquêtes sont plus grandes que celles de tous les guerriers ensemble. Qui oseroit dire le grand Belzebut, le grand Asmodée ? Cette idée est du dernier ridicule : le grand N… ne l’est pas moins. Le vice intéressé à se ménager quelque excuse, à se donner quelque relief, peut seul tenir ce langage indécent ; la vertu ne se trouva jamais dans le vice, la grandeur dans la corruption.

Ch. 4. Dans la guerre de la Fronde, lorsque le Cardinal Mazarin revint triomphant à Paris avec une petite armée de sept mille hommes, levée, dit-on, à ses dépens, les Officiers portoient des écharpes vertes : c’étoit sa livrée ; chaque parti avoit son écharpe aussi. La Blanche étoit celle du Roi : Isabelle celle du Prince de Condé : ainsi nomme t-on les Noirs & les Gris les Compagnies des Mousquetaires : cela a passé dans l’Eglise. Dans les Diocèses à nouveaux Bréviaires on a changé les couleurs des ornemens, pour employer plus souvent que les autres celle de la livrée de l’Evêque.

Condé n’ayant plus de commandement, & n’en ayant pu obtenir pour son fils, quoiqu’il offrit de servir avec lui, & d’être son conseil, se retira à Chantilli, d’où il venoit très-rarement à Versailles, voir sa gloire éclipsée. Il passa le reste de sa vie, tourmenté de la goutte, se consolant de ses douleurs, & de sa retraite par la conversation des hommes de génie. Il étoit digne de les entendre. Il n’étoit étranger dans aucune des sciences, & des arts : c’est là l’expression fastueuse d’une vanité litteraire. Cette pensée a un air de sublime, par la supériorité qu’elle attribue à l’homme de lettres, sur tout ce qu’il y a de plus grand. Elle a dû plaîre aux Ecrivains philosophes ; ils croient ne pouvoir mieux louer un Roi, un Héros, qu’en disant qu’il est digne d’entendre Corneille, Voltaire, parce qu’en le louant ainsi, ils se louent encore plus eux-mêmes : elle a été tant de fois repetée, qu’elle est devenue triviale, & souvent si mal appliquée, qu’elle ne signifie rien. Condé fut admiré dans la retraite ; mais un feu dévorant, qui en avoit fait dans sa jeunesse un Héros impétueux, & plein de passion, (l’héroïsme & les passions sont-ils bien d’accord ?) ayant consumé les forces de son corps, né plus agile que robuste, il éprouva la caducité avant le tems, & son esprit s’affoiblissant avec le corps, il ne resta rien du grand Condé, les deux dernieres années de sa vie : il mourut en 1680. Ch. 11. Voilà donc la grandeur humaine ! sans parler de sa revolte contre son Roi, qui n’est pas un trait bien héroïque, sa disgrace, sa retraite, sa maladie, sa conduite, son imbécillité, sa mort : voilà un Héros ! O quantùm est in rebus inane  !

Monsieur, frere unique du Roi, gagna la bataille de Montcassel en 1678, sur le Prince d’Orange ; il chargea avec une valeur, & une présence d’esprit, qu’on n’attendoit pas d’un Prince effeminé. Jamais on ne vît un plus grand exemple, que le courage n’est point incompatible avec la molesse, du moins une fois, pour une action, par vanité : tout le monde en est capable. C’est une passion qui en surmonte une autre, ou plutôt la suspend. Ce Prince qui s’habilloit presque toujours en femme, & en avoit les inclinations ; qui couchoit coëffé en cornette, mettoit du rouge & des mouches, agît en Capitaine & en soldat. Le Roi son frere ne l’aimoit ni ne l’estimoit ; il parut indifferent à ses succès ; il ne l’employa plus. Il étoit, dit-on, jaloux de sa gloire, ou plutôt il n’en faisoit aucun cas, & ne croyoit pas pouvoir confier une affaire sérieuse à une femme : il étoit trop grand pour éprouver cette petitesse.

Ch. 20. Le fameux siége de Lille par le Prince Eugene, & le Duc de Marlborough, dura près de quatre mois, quoique vivement pressé par une grande Armée. On y étoit continuellement au milieu de toutes les horreurs de la guerre. Une pluye de bombes, une grêle de coups de canon, qui portoient par tout la désolation & la mort, avec le plus grand fracas, laissoient à peine la liberté de traverser les rues, & d’entendre parler. Qui pourra se persuader que la fureur pour les spectacles fut telle, qu’on y donnoit tous les jours la comédie, & qu’elle étoit aussi frequentée qu’en tems de paix ? Une bombe qui tomba près la sale de la comédie dans le tems du spectacle, ne l’interrompit point. Voltaire dit, qu’on s’étoit accoutumé à ce fracas ; mais qui s’accoutume, si l’amour du théatre ne l’a rendu stupide & insensé, à rire, à jouer, au milieu des bombes, & des canons, ayant la mort de tous côtés ?

Chap. 12. En 1680 l’Hotel-de-Ville de Paris déféra à Louis XIV, le nom de Grand, avec la plus grande solemnité, & ordonna que ce titre seroit employé dans tous les monumens publics. Médailles, Inscriptions, Statues ; ce qui n’avoit jamais été fait avec cette formalité, & ce que l’Hôtel-de-Ville n’avoit pas droit de faire. Donner des noms & des titres, suppose une supériorité sur celui à qui on le donne, que la Ville de Paris n’a pas sur le Prince : ordonner de l’employer par-tout, suppose une autorité que la Ville n’a ni sur le Royaume, ni sur elle même. Les peuples ont cent fois donné à leurs Rois des noms bons ou mauvais, mais par voie d’acclamation, jamais d’une maniere légale & législative. Le Sénat Romain en a donné souvent à ses Empereurs, il donna le nom d’Auguste à Octave ; mais le Sénat Romain avoit une vraie autorité législative, même sur les Empereurs, qui n’étoient proprement que des Magistrats perpétuels, en qui étoient réunies toutes les Magistratures : quoiqu’il en foit, l’Ordonnance de la Ville de Paris fut exécutée dans tout le Royaume. Qui avoit intérêt de la contredire ? Qui auroit osé ? Il faut même convenir que Louis XIV a fait de grandes choses, & le méritoit à bien des égards.

Cependant le nom de Louis XIV a prévalu dans le public, sur celui de Grand, que presque personne ne lui donne. L’usage est le maître, l’enthousiasme & la flatterie ont passé. Henri IV qui fut nommé le Grand, après sa mort, non par la flatterie, mais par la reconnoissance & l’amour, n’est appelé qu’Henri IV. M. le Prince a toujours été, il sera toujours appellé le Grand Condé ; nonseulement à cause de ses grandes actions, que par la facilité qui se trouve à le distinguer, par ce nom, des autres Princes de son nom ; si on l’avoit nommé Condé le Grand, ce titre ne lui fût pas demeuré. On dit le Grand Corneille, pour le distinguer de son frere, comme si l’on disoit le premier Corneille, & on ne dit pas le Grand Virgile, le Grand Homere, le Grand Ciceron, qui sont plus grands que lui. On le diroit de même s’il eût été d’une taille plus grande que son frere. Alexandre le Grand, si vanté dans tous les siécles, n’est plus connu que sous le nom d’Alexandre. Gengiskan, Tamerlan, Mahomet aussi grands conquérans que lui, César plus grand encore, n’ont point le nom de Grand. Charle-Quint dont la fortune fut plus éclatante que celle de Louis XIV, ne fut pas appellé Grand ; il n’est resté à Charlemagne, que comme un nom propre, & ne forme en François qu’un mot.

Les titres ne servent de rien pour la postérité. Le nom d’un homme qui a fait des grandes choses, imprime plus de respect que toutes les épithetes. Bossuet, Fénélon, Bourdaloue, sans avoir aucun titre, seront toujours plus estimés que le Grand Corneille, le Grand Rousseau, &c. Rien de plus arbitraire, c’est l’effet du hasard, en bien ou en mal. La satyre ou la flatterie les donnent & les répandent. L’enthousiasme d’une victoire, l’indignation d’une faute, le désespoir d’un revers en créent, quelques circonstances, souvent très-indifférentes, les occasionnent. Louis Hutin, Louis le Gros, Louis d’Outremer, Philippe le Hardi, Charles le Boiteux, Constantin Copronime, Charles le Bel, Philippe Auguste, le Sage, le Juste, le Magnifique, le Prudent, le Fort, & je ne fais combien de Grands dans tous les Royaumes, dont personne ne se souvient. Qu’on ouvre les histoires, il n’en est point où ces sobriquets ne se trouvent à tout moment, ils sont communs à la Cour comme chez le peuple, & ne signifient pas grand chose, ainsi que les statues, les médailles, les inscriptions, les dédicaces des livres, les piéces de poësies, monumens de la bassesse des uns, & de la vanité des autres, ne prouvent pas plus pour le mérite superieur des uns, que le silence pour la médiocrité des autres ; il y a incomparablement plus des grands hommes qui ont mérité des titres, sans en avoir obtenu, qu’il n’y en a qui en ont obtenu sans l’avoir mérité. Caton disoit, j’aime mieux qu’on demande pourquoi on ne m’a pas dressé de statue, que si on demandoit pourquoi on m’en a dressé. Cet homme si estimé, si digne de l’être, n’a jamais eu que le nom & la dignité de Censeur.

Chap. 24. Anecdotes. Les premieres amours de de Louis XIV furent les amusemens qui occupoient l’oisiveté, où le Cardinal Mazarin qui régnoit despotiquement, le laissoit languir. (Ils furent le germe de bien d’autres passions que la molesse & le théatre entretinrent.) Ce Prince lisoit des vers, des romans, des comédies, (autre moyen bien sur de corrompre le meilleur cœur, & de perpetuer le regne des Ministres.) La conversation de la Reine Mere & des Dames de sa Cour firent goûter cette fleur de galanterie Espagnole qu’elle avoit apporté, à laquelle elle joignit les graces & la liberté Françoise, devenue une vraie licence. Le Roi dans cette école fit plus de progrès dans deux ans, qu’il n’en avoit fait dans quinze entre les mains de son précepteur. La Cour s’occupoit de jeux, de ballets, de la comédie, qui n’étoit pas encore un art, & de la tragédie dont Corneille fit un art sublime ; ce ne fut qu’un enchaînement de plaisirs, de fêtes, de galanteries, de spectacles, & pour en faire part à tout le monde, il y eut à la comédie un banc distingué, pour l’Académie Françoise, un autre pour les Evêques, Mazarin y ajouta des opéras Italiens qu’il fit exécuter à ses dépens, disoit-il, par des voix venues d’Italie. Spectacle inconnu en France, crée depuis peu à Florence, (& devenu le premier depuis, & le plus dangereux, par l’esprit de courtisannes d’Italie, qu’elles y ont laissé pour héritage.) J’admire la bizarrerie des hommes, on ne peut souffrir les idées Ultramontaines ; ce mot devenu proverbe, révolte une oreille Françoise, & l’opéra, production toute Ultramontaine, fait les délices des François ; leurs mœurs, leur réligion ont décidé du sort de l’un & de l’autre.

Les Jansenistes que Richelieu & Mazarin avoient voulu reprimer, se vangerent sur leurs plaisirs en les condamnant : les Lutheriens & le Calvinistes en avoient usé ainsi, du tems de Leon X. Il suffit d’être novateur pour être austère. (Voilà trois anacronismes en peu de mots.) Voltaire connoît mieux le théatre que l’histoire ecclésiastique. Luther & les Luthériens trop occupés de dispute & de guerre pendant la vie de Leon X, & de Charles Quint, ne s’occuperent point du théatre, peu connu de leur tems, dans l’Allemagne, & dans tout le Nord. Les Calvinistes ne sont venus qu’après Leon X, & furent aussi occupés de dispute & de guerre. Le spectacles sous Henri II, François II, Charles IX, Henri III, ne furent qu’une folie momentanée, qui n’attira pas leur attention. Les Jansenistes n’ont commencé à parler de théatre, que dans le tems de Nicole & de Racine, après la mort de Mazarin, qui d’ailleurs les laissoit fort tranquilles ; il est vrai que les Sinodes & les Ministres protestants, Port Royal, & les Ecrivains Jansenistes, ont condamné la comédie, & ils ont raison. L’esprit de nouveauté, ni la haine contre Leon X & Mazarin, n’y ont eu aucune part : c’est la saine morale qui leur a dicté ce qu’ils en ont écrit. Aussi les Papes, & les Conciles, toute l’Eglise, qui ont proscrit leurs erreurs, ne leur ont jamais fait un crime de leur doctrine sur le théatre. Les Jésuites-même quoique ses partisans, dans les innombrables livres de controverse, qu’ils ont fait contr’eux, ne leur en ont jamais fait de reproches. Les Sts. Peres de tous les siécles, qu’on n’accusera pas de nouveauté, ni de haine contre Leon X & Mazarin, ont tenu le même langage, & dans tous les tems l’expérience en a prouvé la vérité, & sans sors des anecdotes de Voltaire, la conduite de Louis XIV le justifie. Ses amours jusqu’à sa vieillesse, son luxe, ses immenses dépenses, cette vie de volupté, qui furent les fruits de l’éducation théatrale, que la mauvaise politique de Mazarin lui donna, la dépravation des mœurs qui innoda la France par le moyen du théatre, par-tout repandu, ne justifient que trop les allarmes de la Religion & de la vertu, qui dans tous les tems l’ont fait proscrire.

Ch. 164. Le Roi fut quelque tems amoureux de la Princesse d’Angleterre, veuve de Charles II refugiée à la Cour après la mort de son mari. Il y eut des lettres tendres, & des vers galans envoyés de part & d’autre. Le Marquis de Dangeau en faisoit tous les frais ; confident de tous les deux, il écrivoit les lettres & les réponses dans un profond secret sans laisser soupçonner à l’un qu’il fut employé par l’autre. Combien de métiers fait-on à la Cour ? Cette comédie fit sa fortune ; elle a été mise sur le théatre. Madlle. fit travailler Racine & Corneille sur sur le même sujet, Berenice. Elle avoit deux vues l’une de peindre la rupture du Roi avec la Mancini, niéce de Mazarin, mariée au Connétable Colonne, l’autre de representer la violence qu’elle-même se faisoit, le frein qu’elle mettoit à son propre penchant, de peur qu’il ne devînt dangereux. C’étoit une déclaration de sa passion, & un eloge de sa vertu. Le théatre est l’organe des passions, il jouoit son rôle : le grave Corneille, le devot Racine, ne s’en faisoient aucun scrupule.

Le Roi y étoit designé sous le nom de Titus, comme dans la tragedie d’Esther, sous celui d’Assuerus : deux vers sur tout passoient pour être son portrait. Dans quelque obscurité que le Ciel l’eût fait naître, le monde en le voyant eût reconnu son maître. Ces amusemens firent place à une passion plus sérieuse, pour Madsle. de la Valiere fille d’honneur de Madame : ils avoient contribué à la faire naître en entretenant les amours d’un jeune Prince, depuis son enfance, le théatre en fut toujours son aliment, il en fit son étude & sa gloire. Cette flatterie outrée ne peut être le langage que d’une maîtresse, & d’un comédien. Louis XIV étoit bien fait, il avoit l’air noble, grand, majestueux ; mais cent & cent personnes dans le Royaume étoient aussi bien, & mieux faits que lui, & le monde n’en eût pris aucun pour son maître. Dans quelque obscurité, &c. Cette idée est burlesque. Croit-on que si Louis XIV étoit né fils de berger dans quelque vallon des Pirennées, le monde l’y eût reconnu pour Roi ? Louis XIV devoit rire des fadeurs de ses maîtresses, & de ses comédiens ; comme îl dût rire des fleurettes de Dangeau, quand il en fut instruit. Dangeau & Racine firent chacun sa comédie, & la piété du Roi, ne gagna rien ni aux billets doux, ni aux drames.

Les amours & le théatre ne firent que croître & embellir. Madlle. de Montespan, enlevée à son mari, entretenue pendant 15 ans, mere de six à sept Princes, promenée en triomphe dans toute la Flandre, avec des Gardes du Corps aux portieres de son Carosse, logée dans toutes les Villes comme une Reine, avec les plus beaux meubles de la Couronne, qu’on portoit par-tout, des bals masqués, des bals parés, des comédies, des feux d’artifice, recevant tous les honneurs, tous les hommages en présence du Roi & de la Reine qui accompagnoient la favorite, & pour comble de gloire, justifiée par le plus saint Prédicateur, Pocquelin de Moliere ; dans les beaux sermons de George Dandin & d’Amphitrion, qui peut méconnoître les heureux fruits du théatre ? Et douter de la nécessité d’une si bonne école des mœurs ?

Malgré ces devotes apologies, & les graves décisions du casuiste Moliere, le Roi n’étoit pas sans remords ; & lorsqu’il courut risque de sa vie par la Fistule & par l’opération, alors peu connue, que lui fit Felix son Chirurgien, il renonça aux spectacles, ce qu’il continua jusqu’à la mort, & augmenta même à mesure qu’il voyoit approcher sa derniere heure, & ses affaires en décadence dans la guerre de la succession d’Espagne. Tant il est vrai que la prosperité, & l’adversité, la jeunesse, & un àge avancé, la santé & une mort prochaine, sont voir les choses dans des points de vue bien différens. Quel de deux est le plus vrai, & le plus sage ? Demandez-le à ceux qui au moment de paroître devant Dieu, voient tomber le voile que le démon de la chair avoit mis devant leurs yeux.