Chapitre VIII.
Anecdotes illustres du Théatre.
LOuis XII étoit souvent joué sur le théatre. Lorsque les
courtisans lui représentoient qu’il faloit punir cette insolence.
Ils me rendent justice
,
disoit-il, ils me croyent capable d’entendre la
vérité.
On se mocquoit sur-tout de son économie, qu’on
traitoit d’avarice. On eut la hardiesse de le représenter buvant de l’or
fondu, par une mauvaise imitation de ce Roi des Parthes, qui après avoir
vaincu Crassus qu’on accusoit d’avarice, lui fit verser de
l’or fondu dans la bouche.
J’ai me mieux
, répondit ce pere du Peuple,
qu’on se moque de mon économie, que si on pleuroit de ma
prodigalité.
Deux mots vraiment sublimes, qui
présentent le plus beau caractère, & sont le plus bel éloge de ce
Prince. On dit que Henri IV, se promenant à la campagne,
avec une de ses
maîtresses, rencotra un paysan
qui ne le connoissoit pas, avec qui il s’entretint familierement à son
ordinaire, il lui demanda ce qu’il pensoit du Roi.
C’est
un bon homme
, dit-il, que nous aimons tous ; mais morgué il a une maîtresse à qui il faut
tant de robes, de rubans, de pierreries, que tout notre argent s’en
va en bréloques.
La Dame▶ fort piquée vouloit le faire
pendre. Le Roi se mit à rire, & lui dit,
vous êtes
fille, il n’y a qu’à lui donner de quoi boire, & vos bréloques
seront des choses très-importantes
. Louis XII ne
vouloit pas, qu’on portât la moindre atteinte à l’honneur des ◀Dames▶, ni en
général, ni en particulier. Aussi il n’y avoit rien à dire d’elles. La
Reine, & & toute la Courétoit fort sage. Henri IV moins délicat ne
s’embarrassoit guere de l’honneur des femmes, & rioit de tous les bons
mots qu’on disoit d’elles, & de lui ; tout est changé au théatre, on y
est plus respectueux pour les Princes, qui sont moins tolerans ; & moins
respectueux pour les ◀Dames▶, qui sont plus indulgentes, & intéréssées à
l’être. On dit que Denis le Tyran dans un repas, ayant
voulu faire danser les convives, masqués en femmes, Platon le refusa,
je suis homme
,
dit-il, je ne prendrai jamais les habits & la
maniere des femmes.
Une danse de femme dans une
semblable occasion couta cher à Hérode, & à St. Jean Baptiste.
Tout le monde n’est pas si indulgent Jules-César étoit trop grand pour s’occuper du spectacle. Il y alloit, & s’en amusoit un moment, comme les autres, & n’y pensoit plus. Auguste, quoique aussi dépravé que lui, étoit plus attentiff aux bonnes mœurs. Il défendit d’aller la nuit au théatre, & aux femmes de se trouver aux combats des Athlétes. Il fit fouéter sur les trois théatres, & bannir de Rome, un acteur qui se fusoit servir par une femme habillée en homme ; déguisement assez inutile ; la débauche des acteurs est si commune, que personne ne s’en avise Apparament celui-ci faisoit l’homme de bien, on punit son hypocrisie. A Rome, comme à Paris on siffloit les mauvais acteurs, & on rapporte que les moindres fautes faisoient jouer les sifflets. Auguste, qui ménageoit le peuple, lui laissa cette ombre sans consequence de son ancienne liberté. Un acteur souffrant impatiemment cet affront, dit des injures au parterre. Faute legere, que ce Prince cependant punit de l’éxil. Tous les Magistrats, en tout tems, en tou lieu, pouvoient sans formalité faite donner les verges à un acteur, ils ne jouissoient pas des priviléges des Citoyens Romais ; les loix les déclaroient infames, la plûpart étoient esclaves, & les Maîtres avoient droit de faire fouéter leurs esclaves, quand il leur plaisoit. L’Empereur changea les verges en prison, à moins qu’ils ne fissent quelque sottise sur le théatre, pendant le spectacle ; car alors on les faisoit fustiger sans façon. Ce privilége les rendit insolents, ils tuerent un Tribun qui vouloit reprimer les insultes qu’ils faisoient aux Magistrats. Tibere, qui ne les aimoit pas , proposa au Sénat de révoquer cette grace, & de rendre aux Magistrats une liberté entiere de les chatier. Le Sénat y fit des difficultés, le théatre avoit comme aujourd’hui, bien des amateurs parmi les Peres Conscripts. Tibere n’insista pas, il voulut paroître respecter les Loix & la mémoire d’Auguste ; mais il chassa les comédiens de Rome, & de l’Italie. Caligula les rappella, mais Néron tout vicieux, & tout assolé qu’il etoit du théatre, ne put souffrir leurs excès, & les chassa encore. Plusieurs autres Empereurs en ont fait de même.
L’un des mauvais procédés qui piquerent le plus vivement le Prince d’Orange, & lui firent entreprendre le siége d’Amsterdam où il échoua, ce fut de ce qu’on l’y avoit joué sut le théatre, en représentant ses amours avec une actrice Françoise nommée la Barre. N’est ce par assez que ces viles créatures excitent des différens, des jalousies, & des démêlés de toilette ; faut-il qu’elles allument le feu d’une guerre sanglante ? De pareilles insultes, ainsi que des gazettes piquantes, contribuerent à faire entreprendre à Louis XIV la guerre de Hollande, dont le succès ne fut pas plus heureux. La République aujourd’hui plus sage ne souffre pas que son théatre attaque des Têtes couronnées ; il est vrai aussi qu’aujourd’hui les Princes moins sensibles à ces insultes, les mépriseroient avec raison, s’ils en étoient instruits.
L’Etat Eccésiastique est conduit par les mêmes principes de sagesse, par ordre du Pape. L’inquisition sit bruler dans la place de la Minerve le 28. 7btre 1768, une Tragédie infame en langue Françoise, intitulée les Royaumes en interdit. C’étoit une dérifion des affaires de Parme, où les personnes les plus respectables, & les choses les plus sacrées étoient insultées.
Emeric Barrau Ambassadeur de France en Espagne, sous Louis XIII, étoit avec Philippe III. à la comédie. Un jour on y représenta la bataille de Pavie, on y faisoit paroître François I demandant la vie au Capitaine Espagnol, qui lui renoit le pied sous la gorge. L’Ambassadeur sort brusquement de sa place, monte sur le théatre, & passe son épée au travers du corps de l’acteur. Ce trait pouvoit être puni, & occasionner une guerre. Barrau eut ordre de se retirer ; la Cour de France ne lui en fit pas de réproches ; peut-être ne lui en sçut-on pas mauvais gré. Il démontra l’insolence des comédiens, chez le peuple le plus grave, & le plus décent, jusques sous les yeux du Roi, & contre les personnes les plus respectables. François I, prisonnier à Madrid, avoit aussi passé son épée au travers du corps du Duc l’Infantado, pour le punir de quelque raillerie qu’il avoit faite. Charles V ne s’en offensa point, & prit le parti du Roi. Bien de tragédies offensent d’anciens Princes étrangers, aucun Ambassadeur ne s’en embarasse ; il meprise les comédiens.
Madame la Dauphine signala son entrée en France par les honneurs qu’lle fit au théatre. Elle donna une medaille d’or à Cardin acteur de la comédie Italienne, qui eut le bonheur de lui plaire. Il est Pantomime, il fait bien les Lazzis, son jeu est naturel & vrai. Sans doute que le grand Molé, le grand le Kain, le grand Granval, la grande Clairon, la grande Vestris, & tous les grands & grandes de l’opéra & de la comédie Françoise, qui croyent bien valoir tous les Cardins & les Cardines Italiens, auront aussi leurs médailles, en récompense de leurs talents supérieurs. Le bon goût, l’équité de cette Princesse en répondent, ils seroient jaloux, si l’on y manquoit.
La Reine de Naples fut relevée de ses couches dans la chapelle du Palais,
elle alla le soir sur les six heures, en grand cortége, avec le Roi, à
l’Eglise Cathédrale, on y porta la jeune Princesse, pour l’offrir à Dieu ;
il y eut le soir des illuminatioins dans la Ville, & au théatre de
l’opéra. On a réglé une grande fête à l’occasion de son Baptême solemnel ;
d’un côté l’Evêque lui suppléera les cérémonies, de l’autre il y aura un
grand bal paré au Palais, & un bal masqué sur le théatre. On distribuera
de l’argent aux pauvres, & des billets pour venir danser ; à envisager
avec les yeux de la réligion, ce mêlange de piété & de théatre, de
cérémonies du Baptême &
d’un bal paré ; des
aumônes aux pauvres, & d’un bal masqué, on ne sait que penser de
l’esprit du siécle ; les cérémonies du Baptême font un contraste singulier,
on y fait un renouvellemtn solemnel au démon, à la chair, au monde & à
ses pompes, & pour le célébrer òn étale ses pompes, on s’y livre ; on y
invite, on s’en fait un devoir. Le bal & les vœux de Baptême sont
précisément le contraire l’un de l’autre :
je ne croyois
pas les antipodes si proche
, disoit un plaisant, qui
faisoit ces réflexions. Les œuvres de la Réligion sont-elles indifférentes,
ou le bal & la comédie des œuvres saintes ? La prophanation & la
contradiction sont-elles de la dignité & de la bienséance ?
Au Mariage du Roi de Navarre avec la Reine Marguerite, le jour de la nôce, & les trois jours suivants, se passerent en festins, danses, jeux mascarades & autres passe-tems ; il n’y avoit point encore de corps de comédiens. Les Italiens ne vinrent que sous le regne suivant, d’Henri III, il y eut entr’autre chose, de remarquable un combat qui se fit à l’Hôtel de Bourbon, où il y avoit un Paradis défendu par le Roi Charles IX, & ses freres les Ducs d’Anjou & d’Alançon, lequel fut attaqué par le Roi de Navarre, chef des Chevalierserrans, qui furent répoussés & jettés dans l’enfer, d’où ils furent retirés après par les défenseurs du Paradis, à la priere de Cupidon & des Nymphes. (pieux intercesseurs, bien puissans auprès de Dieu. C’étoit un des mysteres des confreres de la Passion, dans le goût du tems. L’allégorie étoit visible, la bonne Réligion défendue par le Roi, étoit en Paradis. La Réligion Protestante, soutenue par le Roi de Navarre, étoit en enfer. Le Mariage du Prince Protestant avec une Princesse Catholique devoit faire rentrer les Protestans dans l’Eglise, par le moyen de ce Mariage, désigné par Cupidon & les Nymphes, mêlange absurde du sacré & du prophane, & allusion qui ne l’étoit pas moins : Duplaix, Tome 3, page 749.
La Princesse de Toscane étoit au bal le 11 mars, bien avant dans la nuit, elle accoucha d’un Prince, deux heures après le bal, le lendemain à quatre heures du matin ; il est très-possible que la danse ait précipité ses couches, du moins elle n’a pas préparé les graces de Dieu sur son fruit. La nouvelle de ses couches arriva le 15 à Vienne, la Cour & la Famille Royale étoit alors à la comédie ; l’Empereur & l’Impératrice Reine Apostolique, qui n’y étoient pas, y vinrent dès qu’ils eurent appris la nouvelle, sans doute pour remercier Dieu. Ils parurent tout-à coup dans leurs loges, leur aspect imprévu remplit tout le monde de joie ; mais lorsque après avoir marqué sa satisfaction, l’Impératrice annonça elle-même cet heureux évenement, avec cette beauté qui la caractérise ; les acclamations redoublerent, les Ministres, les Ambassadeurs volerent à sa loge ; parterre, emphithéatre, loges, acteurs, danseurs, tout étoit dans l’ivresse. Le théatre est le centre de tout ; on songea deux jours après à remercier Dieu.
Alphonse VI. Roi de Portugal qui fut déposé pour ses crimes & sa folie, & relegué dans les Isles Terceres, étoit trop libertin pour n’être pas fou du théâtre : entr’autres folies, il faisoit représenter des comédies jusques dans le chœur des Religieuses. Il y faisoit dresser un théâtre, y menoit des comédiens, y assistoit avec ses favoris, & vouloit que les Religieuses y assistassent. Chez nous les Religieuses elles-mêmes en representent ; il est vrai que ce n’est qu’entr’elles, & que ce n’est pas dans le chœur. Hist. du Portugal;
Le Pape Innocent XI, conduit par son zele & par sa piété, fit un réglement très-sage pour les théâtres de l’état ecclésiastique, qu’on y tolere comme les courtisanes : il défendit aux femmes de monter sur le théâtre : c’étoit l’usage des Grecs, qui n’eurent jamais des actrices. Défense très-sage, les femmes sont le plus grand danger du spectacle. Elle s’observe encore, dit Riccoboni, Hist. du théât. Ital. ; ce sont de jeunes garçons qui en prennent les habits, & en jouent les rôles. Mais cette défense vint à contre tems pour la France ; c’étoit le tems de la grande vogue de Moliere, & de la grande faveur de Madame de Montespan. On crut, à la Cour, que la défense du Pape étoit une satyre de ces deux plaisirs du Roi. Le Pape n’y avoit pas pensé, dans tout autre tems on ne s’en seroit pas apperçu ; mais on étoit mécontent de lui. Tout ce qui venoit de Rome étoit suspect. Ce soupçon contribua aux grands coups que le Clergé, pour plaire au Roi, porta à l’autorité du Saint Siége. L’affaire de la régale étoit terminée par l’acceptation des Evêques ; le Roi n’avoit aucun intérêt actuel à remuer la doctrine des quatre propositions. On ne craignoit point les Jésuites gouvernés par le Pere la Chaise, & ennemis secrets du Pape qui vouloit les supprimer. On avoit condamné Bellarmin, Santorelli, Suarês ; le ressentiment faisoit seul agir le théâtre. Faut-il que son intérêt ait pensé causer un schisme, & en inspirant de l’aversion pour le Chef de l’Eglise, occasionné une si grande division ? L’Esther de Racine, & le Tartufe de Moliere ont été faits en partie contre Innocent XI, qui étoit extrêmement devot ; quoique plusieurs autres causes y ayent contribué, & que Mr. de Lamoignon, Mr. de Louvois ayent eu part aux sarcasmes, ces soupçons sont très-légitimes, & le public ne s’y méprit pas.
L’Esprit d’Henri IV, qui paroit depuis peu,
ainsi que tant d’autres livres qui ont un pareil titre,
& tous les Ana, Peroniana, Scaligeriana n’est qu’un recueil des bons mots attribués à
ce Prince, objet de l’amour des Français par la honté de son cœur & les
charmes de la familiarité naïve & ingénieuse de sa conversation. On a
ramassé tout ce qu’on a trouvé, avec cette différence qu’on l’a arrangé
selon l’ordre des tems, au lieu que dans les autres tout est placé au
hazard, sans aucune suite. Mais aussi il est fait comme les autres, sans
choix & sans goût. Henri IV qui avoit l’esprit vif, & plein de feu,
a disans doute mille choses agréables, des bons mots de railleries fines, de
saillies de gascon ; mais tout ce qu’il a dit n’est pas également bon.
Combien de choses triviales, peu décentes, que pour sa gloire-même, on
auroit du suprimer. Un aveugle entousiasme ne veut laisser rien échaper du
héros qu’il célébre ; c’est le mal servir. Le plus grand homme n’est pas
grand en tout ;
il ne faut copier
, dit l’Abbé le Bateux,
que la belle nature
.
On rapporte sur la comédie un trait vraisemblablement copié de Louis XII,
comme Henri IV pere du peuple, & sur le même objet, sur les finances. On
joua devant lui, & toute la Cour une mauvaise farce, où il étoit
grossiérement joué avec les Officiers de justice, comme on avoit joué
Louis XII ; car souvent les auteurs, soit pour embellir leurs ouvrages, soit
pour éléver leur héros, soit pour ne pas perdre quelque chose d’agréable
dont ils se souviennent, font libéralement présent des actions d’autrui ;
quoiqu’il en soit, les Magistrats choqués firent mettre les comédiens en
prison. Le Roi les fit relacher, & dit aux Magistrats,
vous êtes des sots, je suis plus offensé que vous, mais je
les pardonne de bon cœur, d’autant qu’ils m’ont fait rire, voix
jusqu’aux larmes
.
Dans cette farce, un mari & sa femme se querellent ; la femme réproche au mari qu’il mange son bien au cabaret, tandis qu’on l’exécute pour payer la taille ; il faut donc répond le mari, faire grande chere, ce qu’on mange & boit ne sera pas saisi, autant de sauvé sur l’ennemi. Sur ces entrefaites arrivent les officiers de justice pour enlever les meubles, on dispute on crie, on se bat ; la femme s’empare d’un coffre sur lequel elle s’assit, on lui commande, de par le Roi, de l’ouvrir, elle réfuse, on l’ouvre par force, il en fort deux diables qui emportent les Magistrats. Il faut toute la bonté du Prince de Bearn pour rire jusqu’aux larmes, d’une farce qu’on siffleroit au théatre de la foire.
Voici un autre trait qui tient sept à huit pages ; c’est une conversation de
table, du Roi avec Croquer, son Maître d’Hôtel, la Reine sa femme, &
quelques amis avec qui il soupoit, au retour de la chasse. Ce sont les
propos les plus bourgeois, auxquels le bon Prince étoit accoutumé, depuis
son enfance. Tout se termine par un ballet & une comédie de société, que
la Reine lui donne, & fait jouer dans sa chambre. C’étoit une espece
d’impromptu sur un canevas, comme à la comédie
Italienne. Le ballet intitulé les Félicités de l’âge d’or,
& la comédie les Amusemens des quatre saisons. C’est
cette idée fort connue, qui a fourni la matiere des ballets des
quatre saisons, des quatre élémens, des quatre parties du monde ; car on auroit tort de penser
qu’il y ait de vraie nouveauté au théatre. Les piéces nouvelles ne sont que
d’anciennes idées rajeunies, habillées à la moderne. Le Roi fut, ou fit
semblant d’être fort content, & dit à sa femme, avec qui il avoit des
brouilleries continuelles ;
que je suis aise, ma mie, de
vous voir de si bonne humeur, vivons, je vous prie, toujours de
même
. page 130.
Ce livre est terminé par les lettres d’Henri IV, à ses maîtresses, qu’on dit avoir découvert comme un trésor caché. Le Mercure les a aussi débitées, ce trésor pouvoit demeurer caché encore, sans faire tort au public. Ces lettres, ni pour l’esprit, ni pour les sentimens, ni pour le style, n’ont rien que de très-commun, & ne sont pas toujours décentes ; elles ne servent qu’à montrer les foiblesses de ce Prince, & à élever un nuage qu’on auroit pu lui épargner, supposé même qu’elles soient vraies, ce qui est fort douteux ; car on aime à justifier les passions par des grands noms.
Pierre-le-Cruel, Roi de Castille, épousa Blanche de Bourbon, trois jours après lui chercha querelle, la fit mettre en prison, & reprit sa maîtresse, Marie Padilla ; quelque tems après il épousa encore Jeanne de Castro, & l’abandonna avec la même facilité. Il fit mourir plusieurs Seigneurs de sa Cour, & son propre frere Frederic, sous prétexte de conjuration contre lui. Henri de Transtamare, son frere naturel, qui lui avoit échapé, profita de ces dispositions, fit soulever les peuples, se mit à leur tête, & le détrona ; Pierre vint en Guyenne, où les Anglois regnoient, ils lui fournirent des troupes, & le rétablirent dans ses Etats. Henri chassé, vint en France, obtint un pareil secours, donna bataille à son frere, le tua de sa propre main, monta sur le trône, où sa postérité a long-tems régné. Voilà le fond de l’histoire sur lequel le sieur Belloy a bâti la tragédie de Pierre-le-Cruel, qui n’a eu aucun succès.
Cette histoire n’est pas propre au théatre, ce ne sont que des attrocités
& des révolutions alors faciles, sans intérêt théatral, & sans unité
ni d’action, ni de lieu, ni de tems. Il est vrai qu’on y trouve le fameux
Connétable du Guesclin, qui mena les troupes Françoises
& eut beaucoup de
part à la victoire. Son
caractère, ses exploits, sa réputation peuvent fournir de beaux vers, &
quelques scénes brillantes ; mais ne forment ni intrigue, ni dénouement. Il
faut composer un roman pour en faire un drame, le fond en est même opposé à
nos mœurs & à nos manieres. Les François prennent-ils les armes pour un
usurpateur, un fratricide, & des sujets rebelles contre leur Roi ?
Pierre étoit Roi légitime, Henri étoit un batard, qui n’avoit aucun droit de
lui oter la Couronne & la vie. C’étoit, dit-on, un tyran, cela est fort
incertain ; il accusoit son frere, & quelques Seigneurs qu’il avoit fait
mourir, d’avoit conspiré contre lui. Leur innocence est-elle démontrée ? La
fuite d’Henri qui étoit de leur parti, & sa révolte est-elle bien propre
à les justifier ; mais fût-il un tyran, eroit on en France qu’il sois permis
de détréner & de tuer les tyrans, & d’aider le rebelle qui les
détrône & les tue, & d’en faire l’éloge sur le théatre, comme d’un
exploit héroïque ? On dit qu’Henri de Guise voyant un
tableau où cette histoire étoit représentée, dit
je vois
toujours avec plaisir, du Guesclin, il eut la gloire de détruire un
tyran
; quelqu’un lui répondit,
mais ce tyran n’étoit-il pas son Roi
: mauvaise
apologie. Est-il permis d’aider un rebelle qui tue son Roi ? Cette action de
du Guesclin ne devroit pas trouver de panégyriste.
Dans le projet de M. de Belloy, de mettre l’histoire de France de M. Velli, en drames, devoit-il choisir un fait si peu honorable aux François ? Lui sur-tout, qui dans Eustache de Bellai affiche sa plus grande fidélité à ses Rois, & doit à ce sentiment toute sa réputation ? Devoit-il prodiguer ses éloges au meurtrier du Roi de Castille, & aux François, qui mirent l’usurpateur sur le trône ? Feroit-il donc l’éloge de Cromwel, qui fit mourir Charles I ? L’auteur sans doute, a senti cette absurdité, aussi a-t-il totalement défiguré cette avanture, par des épisodes qui font quelques diversions.
D’abord des amours & des rivalités, peut-on s’en passer sur le théatre, & que feroit l’actrice chargée des rôles amoureux, qui n’est ni la moins importante, ni la moins acréditée. Edouard, fils du Roi d’Angleterre, voit la Reine Blanche au sortir de sa prison qui n’avoit rien diminué de ses charmes, & en devient subitement amoureux. Pierre, son mari, qui la detestoit, en est tout-à-coup épris, quand on la lui enleve, Henri, qui ne l’avoit jamais vue, étant fugitif quand elle arriva, & n’étoit occupé que de sa conquête ne peut resister aux charmes de Blanche, & ne tue son mari jaloux, que pour la venger. Il ne manque que de blesser tendrement le cœur de du Guesclin. Que cette passion d’un héros si célebre, auroit produit de belles scénes ! Hé pourquoi-non ? M. de Belloy a bien fait amoureux le Chevalies Bayard, qui n’y pensoit pas davantage, & qui valoit bien le Connétable.
Il ajoute que le Roi avoit chargé un courtisan de faire mourir la Reine ; mais comme Lisois dans Berwik, il n’obeit pas, & la cache ; il veut que son mariage avec Blanche soit nul, comme étant marié à Pudilla, ce qui n’étoit pas pour lui faire épouser décemment Henri son successeur, idée fausse & inutile. Pierre ayant été tué dans la bataille, y avoit-il d’indécente d’épouser sa veuve ? Si Henri l’a tué par jalousie, sa veuve peut-elle l’épouser décemment ? Mais dans tous ces trois cas, est-il permis à des chrétiens, d’épouser la femme de leur frere, & du meurtrier de leur Roi ? Plus de voyage en France, nulle troupe Françoise, plus de révolution ; le Prince d’Angleterre se trouve là je ne sai comment, & fait tout ; c’est le héros de la piéce. Du Guesclin est fait prisonnier en Castille, ce qui ne fut jamais. Il fait le Preux & le Dom Quichotte, en demandant vengeance pour le Duc de Bourbon, qui ne l’en avoit pas chargé. On donne à choisir à la Reine, entre le poignard & le poison ; Edouard arrive tout-à-coup & la sauve, le Roi le poignarde, & Henri son frere, le poignarde lui-même, & vient ensuite se poignarder de désespoir. C’est un duel entre deux freres, une seconde prison de la Reine, un assassinat d’Henri & de du Guesclin, ordonné par le Roi, dont leur valeur les sauve ; des négociations entamées par Edouard, des ménaces, des attentats de Pierre sur le même Edouard son bien faicteur. Les Juifs et les Maures (qui jamais n’y penserent) armés pour Pierre ; le Roi enfermé dans un fors, tandis qu’il fut tué dans le combat, offre le reprendre Blanche qui le réfuse ; Henri vainqueur des Maures, je ne sai quand, offre à son frere le Royaume de Grenade, &c. Il y a dans cette piéce de quoi faire dix piéces, jamais roman plus chargé, plus contraire à la vérité, &c. &c. c’est un amphigouri de toutes sortes d’idées tragiques, ramassées çà &c là, & entaffées sans goût & sans ordre, contre la vérité, & sans vraissemblance. Il seroit étonnant que cette piéce eût réussi.
Si l’auteur étoit Gascon, il n’auroit pas négligé une épisode dont la Ville de Toulouse se fait honneur. Du Guesclin allant en Espagne, battoit partout la caisse, pour grossir la petite armée ; en passant par Toulouse il y fit recrue d’une cinquantaine de braves Gascons, qui s’enrolerent sous les étendarts ; il les fit promener en pompe dans toute la Ville, & partir avec le plus grand éclât, comme autant de Césars qui alloient conquérir l’Espagne. Il faut croire qu’on insera leurs noms dans les registres de l’Hôtel-de-Ville de Toulouse, pour en conserver la mémoire ; car trois siécles après, il a plu à Goudouli, poëte Toulousain, de célébrer ce grand événement dans son patois eu style de Scarron, qu’on trouve plein d’agrément dans le pays. Dans son poëme ; il traite ces avanturiers de gentil hommes, & insere une multitude de leur noms, vrais ou faux, selon qu’il peut les ajuster à la mesure & à la rime. Cette nouvelle illiade a plus d’une fois occupé les Daciers du pays, pour deviner tous ces noms, la plupart barbares, comme les noms des peuples qui allerent au siége de Troyes, dont Homere fait le détail. Ce poëme ne peut manquer d’être goûté. Quelques familles voyant dans leurs noms quelque ressemblance avec plusieurs de ces noms, ont placé honorablement las Obros de Goudouli, dans leurs archives, & se font de cette production gasconne, un titre de noblesse, qui fait monter leurs brillantes extractions bien-au-delà du quatorziéme siécle, puisque leurs ancetres, lors de la conquête de la Gastille, étoient déjà de la plus haute qualité. Si M. de Belloy avoit eu l’avisement de faire mention de ces grands noms, & de fournir un nouveau titre poëtique à la noblesse de Toulouse, il eût certainement fait gagner de l’argent aux actionnaires du spectacle, & peut-être lui eût-on envoyé, comme de Calais, des lettres de Bourgeoisie, dans une boëte d’or ou d’argent avec des vers gascons, il seroit ainsi Bourgeois aux deux extremités du Royaume. Il a retiré sa piéce pour la retoucher, plaise au Ciel qu’il profite de ces sages avis.
Le Prince de…… qui a joué tant de rôles dans la guerre de la succession, en a joué bien d’autres dans la Cour de Cithere ; il a rempli le Brabant de ses galanteries, elle fourniroient à plusieurs romans. Son amour pour la S… lui a fait oublier sa Demasse, celle-ci avoit succedé à la Florence, danseuse de l’opéra, & lui faisoit infidélité en faveur de Baron, fameux comédien ; elle l’a avoué, il lui a ôté un fils qu’elle lui avoit fait, & tous les présens dont il l’avoit comblée, elle a tout rendu avec joie, s’estimant fort heureuse de se donner toute entiere à son cher Baron. C’est donner à corps perdu dans l’héroïsme des romans & des tragédies. Le Prince redemandant ce qu’il avoit donné, agissoit-il bien noblement ? Les actrices étoient fort de son goût ; c’est celui des grands Seigneurs de tous les pays, de tous les siécles ; elles sont plus faciles ; & sans consequence ; mais plus vives, plus passionnées, plus amusantes ; elles sont toujours sous la main, on les prend, on les quitte comme on veut, quelques-unes pourtant ont fait parler d’elles. La Maupin dont les passions furent toujours violentes, voyant que la danseuse la Marville, la suplantoit dans le cœur du Prince, lui donna un duel ; elles se battirent, on les sépara ; mais bientôt après la Maupin se poignarda réellement sur le théatre, sous les yeux du Prince infidele, jouant le rôle de Didon, dans l’opéra d’Enée. On ne peut plus vivement jouer son rôle, heureusement la blessure ne fut pas mortelle, apparemment le coup étoit mesuré. Après ce coup d’éclat le Prince ne voulut plus qu’elle restât à Bruxelles, elle laissa le champ libre à la Marville. La Marville fut moins fidelle, elle se livra au Comte de ….. elle fut punie à son tour ; après avoir été atteinte & convaincue, elle fut enfermée entre quatre murailles, & n’en sortit qu’après cinq ans de pénitence, à condition de quitter le pays.
Dans la tragédie qu’on joua à la Cour pour le mariage de Mr. la Clairon célébre actrice qui avoit quitté le théatre, fut choisie pour jouer le premier rôle. Grand débat avec la Dumenil, à qui ce rôle appartient, & qui joue supérieurement. La Troupe s’assemble, & à l’exemple des Parlements, arrête de faire au Roi de très-humbles remontrances pour soutenir la Dumenil. On a beau faire, la Clairon l’emporte. Qui peut tenir contre les charmes de Fretillon ?
On joua pour la premiere fois la comédie en Suéde sous le Roi Jean III, on y joua la Passion selon le goût du tems. L’acteur qui faisoit le rôle de Longis, feignant de percer avec sa lance le côté de celui qui étoit crucifié, emporté par la chaleur de l’action, perça réellement le malheureux qui étoit attaché ; celui-ci tomba mort & écrasa de son poids l’actrice qui jouoit le rôle de la Magdelene. Le Roi indigné de la brutalité de Longis, s’élance sur lui, & lui coupe la tête d’un coup de cimeterre. Les spectateurs se jettent sur le Roi-même, & le massacrent. Nuit Parisienne. Mercure, Janvier 1760.
Gazette de Monaco 5 Mars 1771. M. le Président d’Ormesson (exilé pour les affaires du Parlement) a la permission de venir voir chaque semaine son fils, qui est malade, & plusieurs jeunes Conseillers relegués près de Paris, se sont procuré le plaisir des bals masqués de l’opera, pendant le carnaval. Que dans un tems de disgrace, les Magistrats ne s’occupent que du bal masqué qu’ils devroient proscrire, pour l’intérêt des bonnes mœurs ; n’est-ce pas justifier la Providence qui a permis qu’on les rêtranchât du corps de la Magistrature ?
Le 14 Mai 1618 Jacques I, Roi d’Angleterre, donna un Édit pour autoriser les danses & autres divertissemens innocents, qui servent les jours de fête de délassement au peuple. Il ordonna aux Evêques de le publier dans les Eglises, & aux Juges d’y tenir la main, comme d’une grande conséquence pour le bonheur du peuple & le maintien de la Religion Anglicane ; deux fins justes & salutaires qu’il se propose. Il accuse les Puritains gens bigots, & superstitieux, d’avoir défendu les divertissemens après les dévotions de l’après-dînée, ce qui produit deux grands maux. Les hommes abbattus par le travail de la semaine, deviennent stupides, s’ils n’ont un jour de relâche. Les Pasteurs ne veulent pas se réunir à une Eglise austere, où tout inspire le chagrin & l’ennui. Un bon Prince, qui aime ses sujets, ne peut trop remedier à ce désordre, comme il n’est pas juste que les libertins jouissent du privilege des gens de bien, ce n’est qu’à ceux-ci qu’on permet de danser & de se réjouir. Les non conformistes qui passent leur tems dans les plaisirs, & ne se font pas scrupule de manquer le Service Divin les jours de Fête, passeront leurs jours dans un grand serieux, sans danser, ni aller à la comédie. Charles I. son successeur renouvella cette Loi. Tant ces deux Princes avoient peur qu’on ne devint bête, faute de danse, tant ils avoient envie de rendre agréable aux Catholiques une Eglise qui danse par principe de Religion & de soumission aux Loix. L’Eglise Romaine qui n’a jamais connu cette pratique de dévotion, est une misantrope. Cromvel & ceux qui firent mourir Charles I., étoient des gens qui ne dansoient point, aussi quels hommes sérieux ? Je crois que le maître à danser du Bourgeois Gentilhomme, avoit pris dans cette loi les grandes idées qu’il avoit de la danse.
L’histoire de Velli Tom. 7. Regne de Philippe IV, dit que pour se préparer à la croisade on élévoit dés théatres ornés de superbes courtines, où l’on jouoit maintes Feeries. Là, vit on Dieu manger des pommes, rire avec sa mere, dire ses patenotres avec les Apôtres, susciter & juger les morts. Là, les Bien-heureux chantoient en Paradis dans la compagnie de 90 Anges ; les damnés pleuroient en un enfer noir & puant, au milieu de plus de 100 diables, qui rioient de leurs infortunes. La, furent représentés maints sujets de l’Ecriture. L’état d’Adam & d’Eve, avant & après leur péché, le massacre des Innocens, le martire de St. Jean, la prévarication de Pilate, qui cependant ses mains lave. Là fût un maître renard, d’abord simple clerc, qui chante une Epitre, ensuite Evêque, Archévêque, enfin Pape, toujours mangeant poules & poussins. On vit des hommes sauvages, des Rois de la fêve mêner grand joie. Des ribauds, en blanche chemise, agacer par leur beauté, liesse & gayeté, des animaux de toute espece marcher en procession, des enfans jouter dans un tournois, des ◀Dames▶ cajoler des beaux cœurs, le grand guet faire la garde ; toute la ville baler, danser, se déguiser, &c. Dans un grand festin, que le Roi donna, dans les jardins de l’abbaye de St. Germain-des-Prés, sous des tentes de soie brochées d’or, on alluma une infinité de flambeaux en plein midi, & on servit les convives à cheval ; tout cela nous paroit très-ridicule, & en bien de choses l’est en effet ; mais ne nous flattons pas : dans quelques siécles, nous ne le paroîtrons pas moins à la posterité. Ce qui est bien plus important, plusieurs piéces paroîtront scandaleuses ; & la postérité n’aura pas tort. Les Saints en Paradis, les damnés en enfer, &c. ne font aucun mal, les nudités des décorations, la coquetterie des actrices ; les amours des Dieux, & le libertinage de la jeunesse, &c. font commettre mille péchés.
Aza Roi de Juda avoit de bonnes qualités, il détruisit
l’idôlatrie dans son Royaume, Dieu l’en récompensa par des grandes
victoires, sur ses ennemis. Il fut ingrat, & manqua de confiance
en celui dont il avoit éprouvé les bontés. Dans
une guerre contre le Roi d’Israël, au lieu d’avoir recours à Dieu, il acheta
chérement l’alliance du Roi de Sirie, dont il fut la dupe ; un Prophére l’en
reprit de la part de Dieu, il en fut offensé, & le fit mettre en prison.
Dieu l’en punit par une goute violente, qui le conduisit au tombeau. Il
retomba dans la même faute, & sans penser à Dieu, il ne compte que sur
l’art des medécins. L’Ecriture ne parle de sa mort qu’avec mépris ; il fut
déposé sur son lit, tout rempli d’odeurs & de parfums de Courtisanne, où les parfumeurs avoient employé tout leurs art,
& on brula le tout avec beaucoup de faste,
comburerunt super eum ambitione magnâ
. Voilà tout ce
qu’il remporta de ses victoires & de sa politique. Ce détail a quelque
chose de singulier ; on ne bruloit pas ordinairement les morts chez les
Juifs, on embaumoit les corps des Princes, il est vrai, & sans doute on
repandoit des parfums, & par honneur, & pour empêcher la mauvaise
odeur, qui s’exhale d’un corps mort. Mais pourquoi les appeller des parfums de Courtisanne ?
Pigmentis
meretriciis
, & ajouter que les parfumeurs y avoient
employé tout leur art ? Quelques Interprêtes prétendent, après le Texte
Hebreu, qu’ils y employerent des parfums précieux de toute espece, préparés
avec beaucoup d’art : mais le grand nombre d’après la Vulgate conserve
l’idée de Courtisanne, qui est très-juste ; car il est
vrai que les personnes de mauvaise vie usent de beaucoup d’odeurs, & des
plus exquises, soit parce qu’elles favorisent la molesse & la
sensualité, soit parce qu’elles empêchent de sentir les mauvaises odeurs, la
mauvaise haleine qu’on contracte par la débauche ; ce qui a fait dire à
Martial, il y a du mistère dans les parfums que vous portez,
Non bene
semper olet, qui bene
semper olet.
Il peut même se faire que ce Prince
effeminé, à qui vraisemblablement ses débauches procurerent la goutte qui le
fit mourir, usoit beaucoup de parfums, par les mêmes raisons ; ce qui est
une secrette & ironique censure. Une actrice de la comédie Italienne,
eut une indigestion, on la crut morte, & on s’empressa de la couvrir
d’un drap mortuaire, & d’allumer des cierges au tour d’elle ; elle en
revint, mais elle fut si frappée de ce lugubre spéctacle, qu’elle mourut de
frayeur ; bientôt après Montagne appelle la mort
un acte
à un seul personnage
, & prétend que ce sont les
mines & les appareils effrayans de la mort, qui font plus de peur
qu’elle.
Dans le Parlement de …. le Roi ayant supprimé plusieurs Chambres des Enquêtes, les Conseillers de celle qui reste, ont destiné à leur divertissement, la plus jolie des Salles vacantes ; il s’y amusent avant & après l’audience, on y chante, on y danse, on y cabriole ; il y a d’excellens danseurs dans la troupe ; on y joue, on y fait des repas, on y représente de petites piéces ; aussi le Président de la Chambre est grand amateur, & excellent acteur. N’est il pas juste qu’on aille se délasser de la fatigue de l’audience, & s’y préparer ? C’est l’intérêt des parties, qu’avant de monter sur le Tribunal, le Juge aille se dérider le front, & se monter sur le ton de la gaieté ; il en sera moins sévere, plus compatissant, plus indulgent, il en connoîtra mieux les loix, & s’instruira mieux les loix, & s’instruira mieux de la cause. Cette salle de récréation & damusement, servoit depuis long tems aux fêtes joviales des Magistrats, elle s’appelle la Salle du Capricorne, parce que au plafond il y a une figure d’un Bouc à longues cornes, qui régarde une Satue de la Justice, placée dans un coin, avec sa balance & son épée, que le Capricorne semble ménacer avec les cornes. C’est-là, comme nous avons dit ailleurs, que les Conseillers nouvellement mariés, vont en cérémonie, s’asseoir sous le Capricorne, pour recevoir ses influences, & se préparer à souffrir fort patiemment les présens que leurs femmes voudront leur faire.
M. de Voltaire & Madame du Chatelet ont fait long-tems les honneurs de la comédie de Sceaux ; il y pleuvoit des Impromptus à verse : en voici un du Poëte à la Marquise, qui venoit de chanter le rôle d’Issé :
Charmante Issé vous nous faites entendre,Dans ces beaux lieux les sons les plus flatteurs,Ils vont droit à nos cœurs.Leibnits n’a point de monade si rendre,Newton n’a point D.**. plus enchanteur ;A vos attraits on les eût vu se rendre :Vous tourneriez la tête à nos Docteurs,Et Bernouilli calculant vos appasBriseroit son compas.
Voici les étrennes de Madame la Duchesse de Bouflers, à la Marquise.
Une étrenne frivole à la docte Uranie,Peut-on la présenter ? Oh très-bien j’en répondsTout lui plait tout convient à son vaste génie,Les livres, les bijoux, les compas, les pompons ;Les vers, les diamans, les biribis l’optique :L’algébre, les soupers, le latin, les jupons,L’opéra, les procès, le bal & la physique.
Mais comment, dans un si grand détail des objets qui occupent Uranie, non plus que dans tous les éloges qu’on en a fait, n’y a-t-il pas un mot de réligion ; est ce oubli dans le calculateur, au zéro dans le calcul ? Le suffrage de Voltaire décide le problême.
Cette étrenne me fait souvenir de l’épigramme de Rousseau :
Chrisologue toujours opine,C’est le vrai Grec de Juvenal ;Tout ouvrage toute Doctrine,Ressortit à son tribunal.Faut-il décider de physique ?Chrisologue est physicien.Voulez-vous parler de musique ?Chrisologue est musicien.Que n’est-il point docte critique,Grand poëte, bon scholastique,Astronome, grammairien,Est-ce tout ? Il est politique,Jurisconsulte, historien,Platoniste, Cartesien,Sophiste, retheur, empirique,Chisologue est tout, & n’est rien.
Le premier de ces éloges n’est qu’une de ces fades & banales galanteries, qu’on dit à toutes les femmes, & qui ne signifient rien ; le second est une vraie ironie, une satyre piquante, de la légereté, de la vanité d’une femme, qui, comme un papillon, voltige sur tout, & veut se faire honneur de tout. N’est-ce pas une folie de se repaître des choses les plus frivoles, & de les unir avec les plus sérieuses ? Faut il un bien vaste génie pour aimer les pompons, les biribis, le bal, les jupons, l’opéra, &c. mais c’en est un bien petit de les unir avec la physique, l’algébre, le latin, les procès ; des choses si disparates s’excluent mutuellement, & ne laissent ni le tems, ni le goût, ni l’attention nécessaire pour exceller dans aucune.
Emilie de Breteuil, Marquise du Chatelet avoir de l’esprit, de la lecture, des graces, de la voix, de la fortune, du talent pour le théatre ; elle étoit de la cour de Madame la Duchesse du Maine, à Seaux ; très-bonne actrice, & y jouoit fort bien, & chantoit sur les théatres de société, à Seaux où il y avoit de beaux esprits, & quelques sçavans, comme Malesieux, &c. MM. de Voltaire &. Clairaut s’attacherent à elle, & furent les Secretaires d’Etat dans le département des Sciences & des Belles-Lettres qu’elle aimoit, de leur conversation & de leur lecture ; il résulta des ouvrages où l’un fournissoit les termes Techniques, & l’autre les coloris. Il n’est pas surprenant que Voltaire en ait fait l’éloge ; pour ne pas en faire à deux fois, elle entreprit, non de composer de son chef, mais d’expliquer les deux Philosophes modernes, les moins faits pour les femmes, Leibnits & Newton, sans rien rétrancher de sa toilette, de ses plaisirs, du jeu, du bal, de la comédie, comme la femme du monde qui lui est la plus livrée. Les Journaux & les Dictionnaires portatifs élevent jusqu’aux Cieux ce phénomêne. Elle mourut jeune, & ses livres sont morts avec elle ; elle se trahit en mourant, elle fit remettre ses manuscrits à M. Clairaut, nommément son ouvrage sur la philosophie de Newton, qui en effet, le fit imprimer après sa mort, d’une maniere digne de lui, on ajoute poliment, & digne d’elle.
La sublime Emilie & le grand Voltaire, deux noms qu’il ne faut pas séparer, puisqu’ils ont fait la célébrité l’un de l’autre. Emilie a produit Voltaire dans le beau monde. Voltaire a presenté Emilie à la république des lettres. Ces deux grandes ames inséparablement unies, par la conformité des goûts, & des sentimens, & l’assiduité du commerce, tiennent beaucoup au théatre ; le Poëte comme auteur, la ◀Dame▶ comme actrice. L’un a composé beaucoup de drames, l’autre en a beaucoup représenté ; sur le théatre de Sceaux, à la Cour de la Duchesse du Maine, c’étoit Racine & la Chammêlé, & je ne sai quel de deux vaut mieux dans son genre. Ce qui fit faire ces beaux vers où la tendresse d’une monade, L’. X. X. de Newton, l’algebre, & le compas qui calcule les attraits d’une femme, sont des traits d’un sublime qui échape aux regards des mortels. Aussi étoit-ce pour Emilie, qui venoit de jouer le rôle d’Issé, dans l’opera de ce nom. On les trouve dans Clement Lett. avec les éloges qu’ils méritent.
Cette ◀Dame▶ mourut en 1749 âgée de 42 ans. Voltaire inconsolable lui fit cette épitaphe, comme il a fait l’Oraison funebre de la le Couvreur, autre actrice, & le Panegirique de la Gaussin, autre actrice encore, quoique d’un rang fort different. Il est juste de payer de rètour ces Héroïnes philosophes qui font valoir les piéces, & qui de leur côté ne sont pas ingrates.
L’univers a perdu la sublime Emilie,Elle aima les plaisirs, les arts, la vérité.Les Dieux lui donnant leur génieNe garderent pour eux que l’immortalité.
Ces vers sont bien de Voltaire, ses éloges ont tous la même phisionomie : c’est une vingtaine de mots, différement combinés, qu’on trouve en cent endroits de ses œuvres : c’est surtout un grand proneur de la vérité ; quoique personne n’ait dit plus de mensonges que lui. Admirez l’emphase de la perte de l’univers ! qui s’apperçut de la mort d’Emilie, qui s’occupoit de sa vie ? l’Asie, l’Afrique, l’Amérique les trois quarts & demi de l’Europe sont assurément de l’univers, qui la connoissoit ? Sa famille, la Cour de Sceaux, une vingtaine de beaux esprits : voilà l’univers. Ces grands mots, ce jargon, bien loin de donner de la grandeur aux objets, ne montrent que la petitesse de celui qui les jette à la tête, & qui, concentré en lui-même, circonscrit dans la sphere de sa cotterie, le prend & se donne pour l’univers. Oui il est un Atome. Qu’est-ce que le génie des Dieux ? Les Dieux ont-ils du génie ? Les génies ne sont-ils pas des Dieux ? Et de quels Dieux a-t-elle le génie ? Est-ce de Mars, de Venus, de Vulcain, de Neptune, de Pluton ? Ce galimatias est-il une beauté ? Il dit que les Dieux se sont reservés l’immortalité, ils ne l’ont donc pas donnée à Emilie, & bientôt il va l’appeller l’immortelle Emilie : conciliez ces choses entr’elles, & avec le bon sens. Dans l’éloge de Gaussin & le Couvreur, l’univers vient encore faire les frais, mais bien mieux que dans celui d’Emilie : ces éloges sont beaucoup mieux faits : un génie supérieur devoit l’impirer.
Les éloges d’Emilie sont répétés en bien des endroits :
c’est un théme en deux façons ; mais celui qu’il fait dans l’épître
dédicatoire de la tragédie d’Alzire l’emporte. Quel plus
beau présent à faire à un philosophe algebriste, qu’une
piece de théâtre, surtout quand elle prêche la tolérance du
paganisme, & quelque criaille contre la réligion ? Cet éloge
est à le bien prendre, une injure. Il lui dit fort chrétiennement, que toute
pleine des philosophes Anglois Loke, Clarke, qui la fortifient & l’éclairent, elle n’
a trouvé dans Loke que ses
propres sentimens, & l’histoire de ses pensées
.
Loke étoit un matérialiste, Clarke un Antitrinitaire. Quelle idée donne-t-il de la réligion d’Emilie, s’il dit vrai ; quelle idée de sa droiture, s’il
dit faux ! mais vrai ou faux, quelle idée donne de sa réligion un homme qui
fait un mérite de l’irreligion ? Dans les deux éloges, l’un à la tête de la
traduction de Newton, par Emilie,
l’autre de l’explication de Newton, par Voltaîre ; tantot il la loue d’avoir expliqué, éclairci, & mis
à la portée de tout le monde, Leibnitz & Newton, & tantot, dit-il, si avant enfoncée dans ces mysteres
qu’il y a peu de
savans assez savans pour la
lire
. Il a voulu faire un jeu de mots
On a vu
, dit-il,
deux prodiges, l’un que Newton ait fait cet ouvrage,
l’autre qu’une ◀Dame▶ l’ait traduit, & l’ait
éclairci
: (ce n’est guére l’éloge de Newton.) Elle n’avoit pas
terminé
son commentaire lorsqu’elle prévit sa
mort (M. Clairaut l’avoit corrigé & achevé ;) & peu jaloux d’une
gloire, dont il n’avoit pas besoin, il n’a rien revendiqué d’un ouvrage qui
fait honneur à une femme, & qui n’est rien pour lui. Qu’est-ce que la
traduction d’un livre écrit du stile le plus simple, qu’un écolier
traduiroit ? Pour lui donner un air d’importance, Voltaire dit qu’on le
déposa à la Bibliotheque du Roi
:
c’est une fanfaronade. Dans la vérité, il fut remis à M. Clairaut qui le fit
imprimer, après la mort de la ◀Dame. Traduction que personne ne lit, inutile
aux savans qui entendent le texte, plus inutile aux autres qui ne s’en
amusent point & n’y comprennent rien.
Dans un discours en vers sur la philosophie de Newton, qu’il explique à la maniere, il débute ainsi :
Tu m’appelles à toi vaste & puissant génie,Minerve de la France, immortelle Emilie,Disciple de Newton & de la vérité,Tu pénétres mes sens des feux de ta clarté :Je quitte Melpoméne & les jeux du théâtre,De ces triomphes vains mon cœur n’est plus touché, &c.
Il venoit de faire l’épitaphe de cette immortelle. Depuis qu’il a abandonné
le théatre, il a fait vingt drames, personne n’est plus jaloux que lui de
ces triomphes vains, dont son cœur n’est plus touché ; je ne sai ce que
c’est que les feux de la clarté : la clarté ne frappe que la rue. Comment
pénétre-t-elle tous ses sens ? Il se jette sur Rousseau
qu’il appelle Rufus, & sur Freron
qu’il appelle
Fureur insensée, d’enfermer dans un vers
une fausse pensée
, & lui-même il en fait, en le
disant, & il en a fait de milliers depuis. Y a-t-il du bon sens ? Il se
donne pour une ame stoïque, qui, loin de se venger de ses ennemis, ignore
s’il en a, & dans le même tems, il lance contre
Rousseau & Freron
les traits les plus injurieux. Sait-il ce qu’il dit ? Il donne dans des
erreurs grossieres l’
espace qui de Dieu contient
l’immensité
. Quelle théologie ! même déiste ! même
payenne ! Y eut-il jamais un Etre qui contienne l’immensité de Dieu ? Si
l’espace est un Etre différent de Dieu, il a été créé ; où étoit-il donc
avant sa création. S’il est incréé, infini, immense, il est Dieu ; &
qu’est-ce que l’espace où est Dieu, que Dieu même ? Est-il contenu par
quelqu’autre, n’est ce pas lui qui contient tout ? Quelle absurdité !
Confidens du Très Haut, substence éternelle, qui
brûlez de ses feux, qui couvrez de vos aîles, le trône où votre
Maître est assis parmi vous, parlez du grand Newton, n’êtes-vous
point jaloux ?
Les Anges sont ils éternels ? Dieu
est-il leur Compagnon ? Assis parmi eux : les Anges plus
éclairés que tous les hommes, sont-ils jaloux de Newton ? Ils voient Dieu
même face-à-face ; qu’est-ce que Newton auprès d’eux ? Comment assis au tour
du trône, peuvent-ils le cacher de leurs aîles. L’Ecriture
qui n’enchasse pas des absurdités dans des vers, dit-il, couvrent leurs
visages de leurs ailes :
Velabant facies
fuas.
Il n’est pas plus physicien que théologien ;
l’
espace qui voit couler dans son sein l’Univers
limité
. Jamais aucun systême ancien ni moderne n’a fait
rouler l’Univers, à quoi cela serviroit-il ? Encore moins celui de Newton,
où tout gravite vers le centre, & par conséquent rend la masse immobile.
Qu’est-ce que l’Univers limité ? Y en a-t-il un autre qui
ne le soit pas ? Comment explique-t-il le flux de la mer,
la mer entend sa voix
(celle de Newton ;)
je vois l’humide Empire
, (image burlesque)
s’élever, s’avancer vers le Ciel qui l’attire, mais un
pouvoir central arrête ses efforts, la mer tombe, s’afaisse &
roule vers ses bords
. Ne diroit on pas que le flux
& reflux n’ont commencé qu’à Newton ? Quand
la mer
entendit sa voix s’elever, s’avancer vers le ciel
;
n’est que la
même chose. La mer ne s’avance vers
le Ciel qu’en s’élevant.
Si le pouvoir central arrête
ses efforts
, elle ne s’éleve donc pas, si elle s’est
élevée, elle est plus éloignée du centre ; l’attraction centrale a donc
moins de force pour l’arrêter, & la faire tomber, qu’elle n’en avoir
pour l’empêcher de monter. Ces deux attractions opposées du Ciel & du
centre, sont égales ou inégales ; si elles sont égales, la mer doit demeurer
immobile, sans monter ni descendre. Si elles sont inégales, la plus forte
doit l’emporter, & la mer demeurer toujours abaissée ou élevée.
Comette lancés vos feux & revenez sans
cesse, des mondes épuisés ranimer la viellesse.
Qu’est-ce que des mondes épuisés ? Qu’est-ce que leur
vieillessé ? Comment une Comette ranime-t-elle des mondes épuisés ? Sont-ils
hors de l’Univers l’imité ? Quels sont les feux que
lancent les cometes ? Elles ne font que réfléchir la lumiere. Un pareil galimatias explique-t-il quelque chose,
dans cette route obscure du labirinthe immense où se perd
la nature
? C’est l’homme, c’est Voltaire qui se perd
dans le labirinthe de la nature. La nature ne s’y perd jamais, elle fuit sa
route, pour nous obscure, avec la plus exacte régularité, &c.
Cette universalité de goût pour le plaisir, les arts, les sciences ne marque point un vaste & puissant génie, ni même de vrai talent ; c’est tout au plus une femme qui a de l’esprit, aussi n’a-t-elle rien fait d’elle-même ; elle a expliqué Leibnitz & traduit Newton, l’un & l’autre très-superficiellement, Voltaire peut bien lui avoir inspiré cette vanité & cette inconstance ; car je ne sai trop s’il est son maître ou son disciple ; que n’embrasse pas le génie du grand Voltaire, histoire, romans, théologie, philosophie, politique, jurisprudence, grand poëme, petit vers, tragédie, comédie, opéra, cantate, panégyrique, satyre, celle-ci très-abondante, impiété, irréligion, celle-ci presque par-tout, vérité, mensonge, ceux ci inépuisables ; dignité, frivolité, gravité, galanterie, décence, obscénité ; il a autant de pompons, des biribis, de jupons que la Minerve de la France ; le moyen de n’être pas enjoué d’un tel prodige, quand on est aussi frivole que lui ? C’est un acteur divin, qui joue toutes sortes de rôles, & un spectateur entousiasmé, qui admire toutes sortes de farces.