(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VII. Fêtes de Théatre. » pp. 169-185
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VII. Fêtes de Théatre. » pp. 169-185

Chapitre VII.

Fêtes de Théatre.

S Aint-Pons-de-Tomieres, qu’on ne connolt point hors du Languedoc, est un petit Diocèse de quarante paroisses, & d’environ trente mille ames, démembré & suffragant de Narbonne ; il est ensévéli dans une vallée où l’on trouve des carrieres de marbre, & des troupeaux de moutons, dont la laine fait le commerce du pays. La capitale que l’Evêque n’habite point, est une paroisse de deux mille habitants, il y a un Curé, deux Vicaires & un Chapitre ; on ne s’attend pas que cette petite Ville ait voulu figurer sur le théatre, aussi ne l’a t-elle point connu depuis qu’elle existe, si ce n’est peut-être quelque vendeur d’orviétan, qui y a dressé ses théatres dans la place, au marché ; mais dans le mois d’octobre 1772, elle a voulu avoir place dans le Temple de Thalie. Ce n’est pas que pendant l’Episcopat de MM. Montgaillard & Gueret, on n’y ait donné des scénes qui seroient réjouissantes, si la Réligion n’y étoit intéressée, & apprît au monde qu’elle existoit tantôt avec l’Archidacre d’Olargues, & le Curé Taxil, tantôt avec l’Evêque de Toulon & l’Archevêque de Cambrai ; tantôt contre les Jésuites & le Procureur-général de Toulouse, qui fit exiler M. Gueret en Normandie, sur-tout avec cinq à six Recolets, qui y ont un couvent, & qui armés des traits de la satyre, inonderent le Royaume de brochures contre les deux Evêques, qui de leur côté très-féconds écrivains, firent gemir la presse par des Mandemens, Mémoires, Factums, Traités sans nombre ; heureusement ensévélis avec leurs auteurs, & ne méritent pas qu’on les arrache du tombeau de l’oubli.

Aujourd’hui c’est une vraie comédie qui se met sur les rangs, & change la face des choses. St. Pons ne fut pas toujours monté sur le ton dramatique ; c’étoit d’abord une Abbaye de Bénédictins, fondée dans un désert par dévotion, au dixieme siécle, à l’honneur du St. Martyr, nommé Pons, dont on croyoit avoir les Reliques, par Raimond, Comte de Toulouse, qui voulut être appellé Raimond Pons. Cette Abbaye fut si célebre par la piété qui y régnoit, que le fils du Roi d’Aragon vint si faire Moine. Après la mort de son pere, à la priere de ses sujets & par ordre du Pape, il quitta son couvent pour aller gouverner son Royaume. Quelqu’un a dit qu’il se maria ; mais l’Abbé de Longuerue, dans sa description de la France, prouve la fausseté de ce fait, & nous apprend qu’après avoir arrangé toutes les affaires, pendant le séjour de trois ou quatre ans, il revint dans son monastère, & y mourut saintement. A peu-près comme le Duc de Joyeuse, qui quitta les Capucins pour commander les armées, & y revint quand la guerre fut finie, tout cela est bien éloigné de la comédie. En 1318, Jean XXII changea la décoration de Saint-Pons ; de cette riche Abbaye il fit un Evêché, & transforma les Moines en Chanoines, & pour l’honneur de l’Episcopat, il décora du nom de Ville, la petite Bourgade qui s’étoit peu-à-peu formée au tour de l’Abbaye. Ce qu’il sit encore à Saint Papoul, à Mirepoix, à Rieux, &c. qui doivent aussi le nom de Ville à la Bulle qui es érigea en Evêché. La régularité se conserva long-tems au Chapitre de Saint-Pons ; enfin, on s’en lassa en 1615, Paul V sécularisa le Chapitre. La comédie y demeura pourtant toujours inconnue, jusqu’à l’année 1772, où elle s’y est établie avec autant d’éclat que d’édification.

Un jeune homme, fils d’un marchand de St. Pons, à qui son pere a laissé un bien considérable, a eu la noble ambition de quitter le commerce, & de consacrer sa sortune à faire une très-belle fondation : non pas d’un Hôpital, d’un Collége d’une Eglise, d’une maison Réligieuse, mais d’un Théatre dans sa patrie, qu’il a élevé à grands frais, dans sa maison & dans la plus belle salle, petite à la vérité, mais assez grande pour la foule des spectateurs que Saint-Pons peut fournir ; il n’a pas pu avoir, il est vrai, une troupe de comédiens. Fût-il assez riche pour la soudoyer, ce qui est fort douteux, aucune troupe n’a daigné aller exercer ses talens à Saint-Pons mais il en a formé une de quelques jeunes gens des Villes voisines, avec qui il avoit fait connoissance au collége, & amateurs comme lui, & bons acteurs. Beziers, Narbonne, Carcassonne s’y sont signalés ; il les appelle, les défraye, ils s’exercent, ils font des essais, des repétitions ; enfin ils représentent avec toute la pompe que le lieu peut comporter ; c’est là le précieux fruit qu’ils ont tiré de leurs études, & la science éminente qu’ils ont apporté de l’Université. C’est-là que se forment d’habiles négocians, & de vertueux peres de famille.

Tout étant prêt, on annonce la fête au bruit des tambours, on y invite toute la Ville, le Clergé n’y fut pas oublié, c’est tout ce qu’il y a de distingué dans Saint-Pons, & à peu-près tout ce qui sait lire, & qui peut avoir quelque idée du théatre. Le Clergé est composé d’un Chapitre de vingt à trente personnes, d’un Curé, de deux Vicaires, & cinq ou six Recolets. Ces comédiens sont trop bons chrétiens pour ne pas faire honneur à leurs Pasteurs, & l’Archidiacre, premiere dignité, est proche parent du Directeur de la scéne, pouvoit-il n’être pas appellé à une fête de famille  ? Tout y fut prié en cérémonie, comme quand on convoque une assemblée capitulaire ; on prépara un siége plus élevé, pour M. le Curé, avec des chaises plus basses à côté, pour ses Vicaires, comme à l’Eglise quand il officie ; le Chapitre n’y fut pas moins honoré, on lui fit une espece de chœur, par deux rangées paralelles de fauteuils, plus élevés & plus propres pour les dignitaires, & derriere des places moins élevées pour les Prébendiers ; car cette troupe d’acteurs aime l’ordre & la décence, & sait parfaitement les rubriques. L’Archidiacre n’eût pas souffert qu’on y eût manqué.

L’heure étant venue, le Chapitre, en vertu d’une délibération prise la veille, son Bedeau à la tête, part de la Cathédrale, après Vêpres, & se rend processionnellement, deux à deux, à la salle des spectacles, pour célébrer une autre sorte d’office. Il est vrai qu’on ne porta ni la Croix ni la Chape, ni la Surplis, ni l’Aumusse, ce ne fut qu’une procession noire. Les rubriques ne se sont point expliquées là-dessus : on se plaça dans les stales, avec une gravité, une modestie, une dévotion édifiantes ; l’assemblée étoit déjà formée, on n’attendoit plus que l’Eglise, dès qu’elle fut arrivée, la toile vole, les violons jouentune ritournelle, chacun est extafié d’avance, & bat des mains, l’acteur paroît, on commence ; ce ne fut pendant toute la piéce qu’une extase perpetuelle, & des applaudissemens continuels ; elle fut terminée comme l’office des ténébres à la semaine sainte, par un bruit effroyable.

Hélas ! cependant, nihil est ab omni parte beatum , foit faute d’argent, de tems ou de soin, l’Entrepreneur, qui l’auroit cru, n’a pas eu des habits de théatre, il a falu emprunter les habits, les robes, les jupes, les coëffures des plus hupés. Tout s’y est porté de bonne grace, on s’en est fait un honneur & un mérite, tout cela ne suffisant pas encore, les Pénitens, dont il y a une confrérie à Saint-Pons, ont prêté leur sac & leur capuchon, & le Chapitre ses aubes, & en particulier une aube très-belle, qu’on avoit acheté pour solemniser la fête du Sacré Cœur de Jesus. Jamais Marie Alacoque ne pensa que cette dévotion contribueroit à faire jouer la comédie. Ainsi à Montauban, on fit jouer une piéce où on employa le Rochet & le Camail de l’Evêque, qu’on se fit prêter à son insçu, par son valet de chambre & sa blanchisseuse, qu’on avoit gagné à force d’argent. Après la piéce il y eut un soupé & un bal, les acteurs & les actrices s’y rendirent avec leurs habits, ainsi les aubes & les sacs des Pénitens se mirent à table, & danserent jusqu’au lendemain.

Mais à quel rôle, direz-vous, peuvent servir le sac des Pénitens, & des aubes de Prêtres ? Le voici : admirez l’industrie théatrâle des habitans de Saint-Pons, & leur dévotion. Les deux premieres piéces dont on a fait choix, sont Esther & Athalie, toutes les deux prise de l’Ecriture-Sainte. Le desir de plaire au Clergé a décidé, la troupe, dans ces deux drames, les Gardes d’Assuérus & d’Athalie ont été habillés en Pénitens ; on trouve dans quelques vieux Rabins, dont les ouvrages sont, dit-on, dans le Talmud, que l’uniforme des Gardes Juifs & Assiriens étoient des sacs de Pénitent, avec leur capuchon . Dans Athalie, il y a un Grand Prêtre, des Prêtres & des Lévites. Les aubes du Chapitre leur ont été distribuées, & la belle aube au Grand-Prêtre Joad. Il n’y a point de Prêtre dans Esther, mais on a cru que Mardochée étoit Lévite, & qu’une robe de lin, une aube lui sieroit parfaitement. Les Dames se sont chargées d’habiller, de coëffer & d’enluminer la Princesse & ses suivantes. On a donné de belles rédingotes à Aman & à Abner. Tout cela peut n’être pas entiérement conforme au Costumé ; car on n’a pas à Saint-Pons, les estempes d’André-Bardon, mais tout étoit élégant, & à la derniere mode de Paris & de Versailles.

Qu’on vienne après cela nous chicaner sur la légitimité & même la sainteté des spectacles, & l’excommunication des comédiens ; voilà de quoi lever toutes les censures, dispenser de tous les Canons, & fermer la bouche à tous les Docteurs misantropes, qui ne veulent pas qu’on se divertisse. L’Archidiacre qui a donné le branle à tout le Clergé, & un homme grave & savant, pieux, respecté, consulté de tout le Diocèse ; Official, Grand Vicaire, & non Grand-Vicaire ad honores, mais Grand Vicaire de confiance, chargé de toutes les affaires, décisionnaire de tous les cas de conscience, & gouvernant absolument le Diocèse, qui, à la vérité, n’est pas un monde ; car le Prêlat passe agréablement son tems à Saint-Chignan, jolie Bourgade où il y a un joli château, dans un climat plus doux, & une campagne bien cultivée, où il n’y a pas des carrieres de marbre. Ajoutez à l’Archidiacre un respectable Curé, un vénérable Chapitre, qui vont à la comédie, & la donnent même, en y allant. Que peut-on de plus pour calmer les consciences les plus scrupulenses. Et faite même de la comédie un devoir & un mérite : Quod divos decuit cur mihi turpè putem ?

Voici quelques anecdotes qui embélissent la fête de Saint-Pons : le Secretaire de l’Evêque, saint Prêtre, & homme intelligent, fut choisi pour souffleur, il s’assit dans une coulisse, & delà souffloit aux acteurs dans le besoin, ce qui arrivoit souvent ; malheureusement il eut une distraction, & dans ce même tems, par le coup fatal du destin, l’acteur qui parloit en eut une autre, & perdit le fil de son rôle, n’étant pas aidé à propos, il demeura court ; c’étoit le Grand-Prêtre Joad, qui venoit de prononcer ce beau vers : Je crains Dieu, cher Abner, & n’ai point d’autre crainte , au désespoir de se voir arrêté, il y suppléa par un autre vers, car la colere suffis & vaut un Apollon  ; il dit haut, avec un zèle édifiant, quel ignorant souffleur ! que le diable l’emporte . Ce vers, il est vrai, ne rime pas richement avec celui qu’il venoit de dire ; mais il le déclama d’une maniere si vive, & si naturelle, qu’on le crut du rôle, & qu’on le prit dévotement pour un anathême lancé contre Athalie. Le dénouement eût été prématuré, si le diable eût emporté Athalie ; on continua sans trouble.

Quelques jours après, les aubes qui avoient servi aux acteurs & actrices ayant été rendues au Chapitre, un Bénéficier scrupuleux se présenta à la sacristie pour dire la Messe, le Sacristain lui donna une aube qui avoit été portée par une actrice cette idée de femme & de comédie le révolta, il ne voulut pas la prendre qu’elle n’eût été blanchie & bénite, comme ayant perdu sa bénédiction & sa pureté, par un usage si prophane ; il courut chez le Grand-Vicaire lui en demander la permission, il fut renvoyé comme un hérétique, qui n’aime pas la comédie, & le Chapitre le siffla ; les Chanoines & les autres Bénéficiers, trop bons catholiques pour faire ces difficultés, s’en servent à l’ordinaire. On ne doute pas que cette décision ex cathedra ne soit ratifiée par l’Evêque, & ne devienne un dogme dramatique. Les ornemens Pontificaux du dernier Evêque (Gueret) ont eu aussi l’honneur de paroître sur la scéne, & d’habiller majestueusement le Grand-Prêtre, à qui ils alloient fort bien : non hos quæsitum munus in usus . Le dernier Evêque de Montauban fut si choqué d’un pareil usage, qu’on avoit fait à son insçu, de ses ornemens, dans une piéce jouée au Collége, qu’il interdisit les Jésuites. L’Evêque actuel de Saint-Pons se sert des reliques de son prédécesseur, sans penser qu’une actrice leur fasse perdre leur sainteté ; n’est-elle pas elle-même une sainte ?

Plusieurs pénitens pleins de vénération pour leur sac & leur capuchon, ont aussi trouvé fort mauvais qu’on en eût fait l’uniforme des gardes ; ils s’en sont plaints amérement, de vive voix, & par écrit ; car il a paru des lettres anonimes qu’on leur attribue, où on fait un grand éloge de leur saint habit, & l’on porte plainte à l’Evêque de Saint-Pons, à qui elles sont adressées, de l’affront qu’on a fait à la vénérable confrerie, en plaçant des pénitens sur le théatre, comme si elle étoit une troupe de comédiens, & comment trouver l’esprit de pénitence sous un habit devenu prophane ? A quelles mauvaises pensées vent être exposés les chastes confreres, en portant une décoration de théatre ? Et de combien de railleries piquantes vont-ils être régalés ? On sera bien de changer la couleur de leur sac, & d’ordonner à ceux dont on a souillé les saints habits, de les jetter au feu. M. de Chalabre a fait peu de cas de ces plaintes, ce qui leur paroît peu épiscopal ; mais il a ménacé d’en punir les auteurs, ce qui l’est bien d’avantage. Pour le mieux adoucir, la troupe lui a dédié la tragédie de Mitridate, où les aubes ont brillé ; le souffleur a été attentif, rien n’a été donné au diable, & sa Grandeur est parfaitement satisfaite. Monime y a déployé ses charmes, & débité un fort beau compliment, où elle a vivement taxé les censeurs pénitens des spectacles ecclésiastiques ; c’est l’usage de faire des complimens aux Evêques, par-tout où ils se trouvent, c’est le revenantbon de leur place. Pouvoit-on choisir de plus belle bouche que celle de cette fameuse Greque ?

La ville de Reims, qui depuis le baptême de Clovis, où elle prétend qu’un Ange lui apporta la Sainte Empoulle, jouit du privilege de sacrer nos Rois, a célébré, par une fête publique, l’époque de la cinquantiéme année du sacre du Roi, le 28 décembre 1772 ; on chanta à ce sujet une Messe solemnelle en musique, à laquelle M. le Coadjuteur officia Pontificalement ; tous les Corps de Ville assisterent à la cérémonie pour laquelle on se servit des ornemens destinés au Sacie ; le Te Deum fut chanté au son des cloches, au bruit du canon & de la mousquéterie. M. le Coadjuteur donna ensuite un grand repas, tout cela est dans l’ordre ; mais voici le plus beau & le plus dévot de la cérémonie : à quatre heures tout le monde alla à la comédie, on la donna gratis au peuple ; on joua la Chasse d’Henri IV, & à l’endroit où l’un des acteurs boit à la santé de ce bon Roi, tous les spectateurs, d’une voix unanime, s’écrient, vive le Roi, buvons à sa santé. Le Directeur de la comédie, qui jouoit le rôle d’Henri IV ; voulut leur donner de quoi boire, il avoit eu le soin de préparer du vin, sans doute de Champagne, c’est le nectar du pays ; il en distribua lui même, ainsi que tous les autres acteurs, sur le théatre, aux loges, au parterre. Tous burent rafade au bon Roi ; il eût été plus noble de faire tout-à coup sourdre une fontaine de vin, d’un coup de baguette ; on porta de tout côté la santé du Roi avec les acclamations les plus vives, au milieu des cris de joie, & d’applaudissemens, la musique exécutant divers morceaux choisis, ne put se faire entendre, ni les acteurs continuer au milieu de cette fête bachique, mais il n’y eut point de désordre.

La Ville d’Amsterdam, & la Cité notable de Malthe, avoit éprouvé, peu de tems auparavant, un sort bien différent ; quoique ces deux Villes ne pensent pas de même sur la Réligion, elles sont d’accord sur le théatre. Le théatre est un grand médiateur, il a réuni les Chevaliers & les Bourguemestres à l’opéra, le 19 novembre 1772, au moment qu’on commençoit une piéce fort devote, en faveur des Chevaliers, le feu prit derrieres le théatre, dans la chambre des acteurs, & fit bien de ravage, & sans la hardiesse & la dextérité d’un paysan, qui, au péril de sa vie, alla couper les cordes des chats des Déesses, & autres machines, & empêcha la communication du feu, l’incendie auroit eu les suites les plus funestes. Les cellules & les oratoires des saints réligieux se seroient brûlées. Le paysan à beaucoup souffert, il en a sa main brûlée.

Toutes les gazettes ont annoncé l’incendie du théatre d’Amslerdam ; sur la fin de l’opéra un lampion mit le feu à un cordon qui pendoit le long de lacou’isse, le feu prit à la coulisse même, & delà à tout le théatre ; dans un instant le plafond & le toit furent embrasés, les lustres de eristal tomberent sur les spectateurs qui étoient en très-grand nombre. La petite porte étoit fermée, & on ferma la grande, parce que l’air extérieur augmentoit le feu. Cette précaution augmenta le désordre, on s’étoustoit pour sortir, les domestiques qui étoient dehors enfoncerent les portes pour aller sauver leur maître, plusieurs périrent avec eux, & bien d’autres pour sauver leur parent & leurs amis. L’Ingénieur de la Ville accourut pour l’éteindre, il y fut étouffé, le feu se porta à seize maisons voisines, & menaçoit toute la Ville, heureusement les pompes agirent, six heures après tout fut éteint. Le nombre les infortunés étouffés, écrasés ou brûlés est incertain, on en a tiré plus de deux cents de dessous lesruines, & qui sait le nombre de ceux qui sont morts depuis de leurs blessures ; bien des familles sont plongées dans la désolation. Ces malheurs ne sont pas rares, en voilà plusieurs depuis peu d’années, ces morts sont affreuses ; mais qui pense à ce qu’elles ont de plus affreux ? En quel état est-on surpris ? Y étoit-t-on prêt ? S’y préparoit-on, & quelle préparation que l’opéra ! Passer du théatre au jugement de Dieu, de l’opéra à l’éternité, peut-il être de plus grand malheur ? Je n’entre point dans le secret des Jugemens de Dieu, qui punit ainsi le pécheur, mais je dois profiter des avis & des exemples terribles que sa miséricorde nous donne dans le malheur de nos semblables.

Marseille fut autrefois célebre par la sévérité de ses mœurs, & singuliérement par l’éloignement du théatre, qu’elle a pendant plusieurs siécles réfusé de recevoir, malgré la fureur qu’avoient pour lui, les Grecs d’où elle tiroit son origine, & les Romains qui étoit devenus ses maîtres, parce qu’elle le régardoit comme l’école du vice, funeste sur-tout à la jeunesse, à laquelle ses loix l’avoient absolument interdit. Cette Ville est aujourd’hui fameuse par le libertinage qui y regne, & singuliérement par son entousiasme pour le théatre ; il n’y en a pas dans le Royaume, à l’exception de Paris, qui lui soit plus dévouée ; elle a bâti à grand frais, une salle de spectacle, soudoyé des troupes de comédiens, aux plus gros gages. & dès qu’il en paroît quelqu’un à Paris, d’un talent distingué, elle fait les plus folles dépenses pour l’attirer, ne fût-ce que pour quelques jours, ainsi fit-elle venir la célebre Gaussin, dont la conversion édifiante a réparé les scandales, ainsi depuis peu a-t-elle invité Bellecourt, acteur qui joue avec succès, dans le haut comique. On est venu l’entendre avec le plus vis empressement, la salle étoit trop petite, sur-tout les Dames, qui en doute ? Ne font-elles pas la gloire & la réputation, ainsi que le plus grand danger du spectacle qu’elles y apportent & y trouvent.

Pour imiter Paris & Londres, dont Marseille se fait honneur d’être le singe, on vient d’y construire un Vauxhal Cirque, ou Colisée, comme on voudra ; car on lui donne tous ces noms. Le seul qu’on ne lui donne pas, & qu’il mérite, est celui de Lieu de débauche, sa situation est avantageuse, on y arrive par une longue allée plantée d’ormeaux, & il est entouré d’autres arbres de haute futayé, dont le feuillage met à l’abri du soleil ; une magnifique salle s’éleve dans le fond ; l’architecture en fait honneur à l’artiste, & la décoration superbe & très agréable, en fait beaucoup au peintre, il y a de tous côtés des caffés bien distribués, on y trouve toutes sortes d’amusemens & de rafraîchissemens, & d’occasions de péché. Ce rendez-vous s’ouvre deux fois la semaine, le Jeudi & le Dimanche, à la place de l’Office Divin, qui n’entre jamais dans les opérations du théatre. Une musique brillante forme dans un endroit, des concerts mélodieux ; des violons, des cambourins, des castagnettes satisfont ceux qui aiment la danse, ah ! qui ne l’aime pas, sur-tout en Provence ? Il se forme pour toutes sortes de danses, des cercles de personnes de tout état, & sans confondre les qualités, si on est jaloux de la sienne, ou en les mêlant, si on l’aime mieux. Des joueurs de gobelets, des danseurs de corde sont des tours surprenans, qui divertissent à chaque instant ; ces plaisirs sont variés par des spectacles différens. La foire St. Germain, la foire Saint Laurent n’en offrent pas d’aventage. On y donne de tems en tems, des Cocagnes, comme à Naples, des charlatans y débitent de l’orviétan. Des théatres, comme à Venise, y jouent des Parades, c’est-à dire, les farces les plus licencieuses ; les décorations y sont très-assorties, c’est-à-dire, très-indécentes, comme la piéce. L’illumination du soit est d’un goût supérieur : un grand feu d’artifice termine ordinairement le spectacle.

Comme tout s’embellit & se perfectionne, on y a ajouté depuis des opéras bouffons, par des acteurs qu’on a fait venir d’Italie, & on tire une Loterie, nouvel agrément qui peut être lucratif. On donne à l’entrée, pour douze sols, un billet numeroté. Il y a six lots, & six bons billets, nombre assez petit pour la multitude des billets. Ces lots sont des bijoux de 20 l. chacun, tout au plus ; c’est dans le total 100 liv. ou 120 liv. tandis que la somme des billets peut aller jusqu’à mille ; car on n’en sait ni on n’en peut fixer le nombre, il dépend de ceux qui viennent au Vauxhal, & qui veulent en prendre. Ce tour de passe passe est un nouveau spectacle, qui diversifie la scéne, & amuse pour douze sols. Il est vrai que la Lotterie se tire devant un Commissaire ; mais qu’importe ? La friponnerie est toute faite, quand on tire ; les billets sont déjà payés, & le nombre en est toujours excessif, & incertain. Il y a plus d’une espece de joueurs de Gobelets, & le public en est toujours la dupe. Ce spectacle dure six heures, depuis quatre heures après midi, jusqu’à dix heures du soir. Nouvelle occasion de vice, la nuit favorise tout, & le prétexte du Vaushal désarme les peres & les maîtres les plus vigilant.

Cependant on ne sauroit trop admirer le bon ordre qui y regne, malgré le concours prodigieux de toutes sortes de personnes. Ce chef d’œuvre est digne de Marseille, Ville opulente, & des plus commerçantes, où abordent chaque jour des bâtimens de toutes les nations, qui sont enchantés d’aborder dans ce port de la vertu, & de trouver tous les plaisirs rassemblés ; c’est-à-dire, toutes les marchandises spirituelles, à juste prix, pour faire saintement le commerce. La preuve évidante de ce panégyrique que fait de son Vauxhal, le Marseillois, auteur de l’anonce répandue dans les papiers publics, sans doute un des directeurs de la fête : la voici.

Ce qui frappe le plus , dit-il, & sans doute ce qui est le plus édifiant, c’est un nombre prodigieux de Dames, dont la parure & l’élégance sont éblouissantes, & une quantité de jolies filles , toutes Vestales, & d’une modestie ravissante, qui, comme autant de Nymphes enchanteresses, attirent tous les regards, sans pouvoir les fixer , & dont on peut dire que l’ éloge de leurs charmes est dans le cœur de ceux qui les voient, sur tout de ces hommes élégans, qui voltigent sans cesse au tour d’elles, s’empressent de les servir, & de s’attirer des aillades favorables. Il est du bon ordre en effet, que Venus,dans son Temple, ait ses Prêtres & ses Prêtresses, & ses adorateurs. L’Ecclésiastique ex Jesuite, Gazettier de Monaco, & les autres Journalistes qui rapportent cette annonce, ont-ils cru suivre la réligion & les mœurs, faire honneur à la ville de Marseille, & s’en faire à eux-mêmes, en la rapportant avec complaisance ?

Tout le Royaume à su la terrible leçon que la Justice Divine a donnée à Marseille, dans la tragique catastrophe arrivée à la comédie. Une piéce dramatique demandée par une Dame, qui pouvoit s’occuper plus utilement ; accordée galamment par la troupe des comédiens, & brutalement réfusée par le parterre, a cruellement ensanglanté la scéne des sifflets & des bayonnetes, des pistolets, des fusils ; des acteurs & des grenadiers ; des instruments de musique, & des danses brillantes, des décharges à bâle sur les spectateurs, plus de trente morts sur la place, un plus grand nombre de blessés, la plupart morts de leurs blessure. Le Cirque Romain ne voyoit guere plus de carnage. Le théatre Anglois, qu’on dit si féroce, n’en a jamais tant montré en figure, que le théatre de Marseille en a réalisé.

Quel homme sage imaginera que le public ne peut se passer d’un spectacle, qui peut avoir un si triste dénouement ? Et qui l’auroit tous les jours, si on ne prenoit les plus grandes précautions ; mais on les prend, dit-on, ces sages précautions, le Magistrat y veille, on y fait bonne garde, des soldats bien armés sont de tous côtés répendus, on saisit, on traine en prison le premier qui fait du bruit. Quel mêlange ! quel contraste ! quel amer assaisonement de la volupté, de la joie & de la crainte ! la liberté & la gêne, le chatiment & la danse, les ris & les larmes ; les soldats & les acteurs ; la prison & la scéne ! Que cet assemblage est hideux ! que ces précautions sont deshonorantes ! que la nécessité de les prendre, & souvent leur inutilité est honteuse : elles sont en effet indispensables, dans un danger aussi évident, une occasion aussi prochaine de désordre au milieu des folies, des passions & des crimes. Telles sont les précautions qu’on est obligé de prendre contre la Peste ; l’expériance de mille accidens funestes arrivés aux spectacles, en a fait sentir le besoin ; à peine encore les plus rigoureuses précautions suffisent-elles. C’est le trône du vice, le rendez-vous de tout ce qu’il y a dans une ville de libertins, sans réligion & sans mœurs. Les plus fortes digues peuvent à peine arrêter le torrent ; peut-on juger nécessaire un divertissement, où il est au contraire nécessaire de prendre les plus grandes précautions, pour prévenir les excès continuels de ceux qui s’y rendent.

Le Parlement de Toulouse reveillé par la suneste catastrophe de Marseille, a cru devoir agir comme il fit en 1721, contre la peste de Marseille ; il a porté l’arrêt le plus sévere contre tous ceux qui font le moindre bruit à la comédie ; il a défendu de siffler, de crier, de blamer, de louer, de demander, de rejetter aucune piéce, bonne ou mauvaise. Toutes auront le même sort, on y doit être comme au sermon, bon ou mauvais, dans la modestie & le silence, sauf à n’y plus rétourner, si on n’est pas content, sous peine de l’amende, de la prison, & même de peine corporelle en cas de récidive. Ce ne sont pas des simples ménaces, cette Cour a réalisé sa rigueur ; elle a fait emprisonner, & payer l’amende à un jeune homme qui avoit sifflé un acteur ; elle en a décreté plusieurs autres, qui ont pris la fuite, & sont allez voir & siffler à leur aise, la comédie, dans quelqu’autre ville où l’on est moins sévere ; voilà des plaisirs qui coutent cher. Les comédiens ont applaudi, les poëtes sont enchantés, on pourra impunément faire de mauvais vers & de mauvais gestes, sans craindre le jugement du parterre, & les sifflets importuns. L’ancien Parlement étoit plus indulgent, pouvoit-il ne pas l’être ? Les Conseillers étoient les premiers siffleurs, & ceux qui faisoient le plus de bruit au spectacle, où ils étoient les plus assidus, sous des habits de couleur, & une parure élégante ; ils pouvoient impunément braver les Magistrats & les Gardes, qui n’osoient les arrêter. Le nouvel Aréopage, plus grave & plus austere, ne craindra-pas sans doute, le réproche de l’Evangile, Médecin guerissez-vous vous-mêmes : que celui qui est sans péché jette la premiere pierre  ; cette actrice à qui vous ne demandez rien, & qui n’a plus dans ses charmes de quoi faire payer cherement la sévérité d’un arrêt, ne tiendra plus la balence & l’épée.

Il y a quelque tems que ce même Parlement avoit attribué à l’Hôtel Dieu, le profit d’une représentation chaque année, laissant à la sagesse des Administrateurs le choix du tems, & de la piéce ; ils choisissoient le tems du Carnaval, où il se fait le plus de folies, & la piéce la plus galante, pour attirer le plus de monde. Ce choix n’étoit pas trop canonique, ni cette charité bien prudente ; c’étoit authoriser le spectacle & sa licence, sous le voile de la charité. Le Roi a changé cet ordre indécent, il a attribué à l’Hôpital le cinquiéme du produit ; mais pour faire retrouver à la comédie ce qu’elle perd par cette charité forcée, on a augmenté le prix des billets, & pour éviter toute discussion, sur la fidélité de la recette, le Roi a évalué ce cinquiéme à 3600 liv. quittes. Les Actionaires du spectacle y gagnent, l’augmentation des billets va bien au-delà.