(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VI. Du Fard. » pp. 143-168
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre VI. Du Fard. » pp. 143-168

Chapitre VI.

Du Fard.

O n verra avec plaisir, un extrait du Poème de la Magdeleine, qui est devenu fort rare ; cet ouvrage fait par un Carme, de Provence, dit de bonnes vérités : mais c’est un chef-d’œuvre de ridicule, par la maniere burlesque de les dire. Voici comme il parle du fard : Liv. 10.

Fumiers couverts de neige amintes précieuses,
De sépulchres blanchis figures specieuses,
Pourqui conservez-vous ce visage blafard ?
Que vous tenez caché sous l’écorce du fard ?
Vaines Divinités de ceruse & de plâtre,
Faites-vous des onguents de Marie, un emplâtre,
Qui vous soit appliquez par d’autres médecins,
Que ceux qui vous ont mis tous ces noirs assassins :
Malgré le vermillon de vos petites bouches,
L’éventail de la mort chassera bien ces mouches,
Que vous semblez garder pour en faire un tribut,
A l’idôle enfumé de leur Dieu Belzebuth.
O la chetive prise ! ô ridicule chasse !
Que le fard & la glu des bêtes qu’il entasse.
Je ne m’étonne pas si les coups d’éventail
Ne font point envoler cet importun betail ;
Il faut pourtant savoir qu’en l’hiver de votre âge,
Elles mourront de froid sur votre faux visage.
Si le tems ne les prend comme Seigneur foncier,
La mort doit les abbatre avec un vent d’acier.
Visages balafrés, pantheres mouchetées,
Tant l’Hiver que l’Eté toujours bien évantée ;
Eclatantes chetives, attendez votre sort,
Car vos charmes jamais ne charmeront la mort.
Malgré tous leurs appas & leur cajolerie,
Leurs yeux doux & riants sont pleins d’affeteries ;
La mort, & non l’amour, pour punir leur tyran,
Leur fera mieux que lui faire les yeux mourans.
Idolâtre amans de charognes pompeuses,
Qu’enchantent par leur chant, ces Syrenes trompeuses,
Dites l’adieu dernier à ces belles poupées,
Si bien pour votre mal ou malheur équipées,
Dont les masques gluans, & distillés appas,
Nous font voir justement ce qu’elles ne sont pas.
La mort seule vivante en aura la dépouille,
Quand son fer rougira moins de sang que de rouille.
Sachez donc & croyez, insensés fanfarons,
Qu’elle vous chaussera bientôt ses éperons ;
Elle fera l’appas, mais d’une telle sorte,
Qu’il vous faudra sortir par une fausse porte.

Voici l’extrait d’une Ode sur le Rouge, de M. Sabatier, homme de beaucoup d’esprit, qui dit plus élégamment de pareilles vérités.

    Themire éloigne une parure
Que la nature t’interdit,
Que ta beauté Naïve & pure,
Soit l’image de ton esprit.
L’esprit qu’on aprête est sans grace,
Dans ses erreurs il nous retrace,
Sa foiblesse & son embarras.
Tout déplait dès qu’on le soupçonne,
Et les charmes que l’on se donne,
Annoncent ceux que l’on n’a pas, &c.
Qui cherche la parure est privé de génie,
Il peut faire de vers mais non de poésie ;
Qui cherche la parure est privé de beauté
        N’étale que la vanité.

Le fard formoit, jusqu’à nos jours, un objet très-borné d’industrie, qui n’occupoit que peu de personnes ; il est devenu un objet fort étendu de commerce, il forme un metier complet, que l’Académie des Sciences ne manquera pas de donner au public, avec tous les autres arts & metiers. On lui en a déjà tracé le plan, dans deux ouvrages qu’elle peut adopter : la Toilette de Flore, & le Laboratoire de Flore ; car il a déjà deux branches considérables, la Toilette est l’art de l’appliquer ; le Laboratoire est celui de le composer ; on l’appelle aussi la Chimie de Flore. En voici l’explication par un long titre : Essai sur les plantes & les fleurs qui peuvent servir d’ornement aux Dames ; diverses manieres de faire les essences, pommades, huiles, eaux, rouge, poudre, fard ; recette pour enlever les taches de la peau, l’un régarde leur beauté, l’autre peut les amuser à la campagne, dans la belle saison, livres très utiles aux Dames, aux coëffeuses, filles de chambre, &c. Il n’y a de nouveau que le nom de Flore, car ce n’est qu’un recueil de recettes qu’on trouve dans un grand nombre de livres, on a cru piquer la curiosité & donner la vogue, par un long titre : il a mis pour Epigraphe des vers de Boileau, dont le choix n’est pas heureux ; ce poëte dit, en parlant de l’Idille, Art. poët. Ch. 3 :

Telle qu’une Bergere aux plus beaux jours de fête,
De superbes rubis ne pare point sa tête,
Et sans mêler à l’or l’éclat des diamans,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornemens.

Les bergeres ne se fardent pas, le fard est plus recherché que l’or & les diamans, qui ne sont que riches, & ne donnent point la beauté ; les fleurs qu’une bergere cueille dans un champ voisin, se mettent tout naturellement dans les cheveux, & sur son sein, sans les faire passer par l’alambic ; une bergere n’est pas chimiste, cette image combat son art.

Le Mercure d’avril 1772 nous apprend que le sieur du Boisson, coëffeur des Dames, continue de fabriquer son beau rouge, renommé pour la facilité qu’il a de s’étendre, & se tenir sur la peau, qu’il la nourrit, tant par la finesie, que par la beauté de son coloris, qu’il vient même de perfectionner ; ce rouge a été approuvé par M. Luillier, Doyen de la Faculté ; c’est la premiere fois qu’un Médecin s’est avisé d’approuver le fard, non-seulement aucun ne s’abaisse à ces foiblesses, contraires aux bonnes mœurs, qui sont fort au dessus de la sagesse & de la gravité d’un Docteur ; mais il n’en est point qui ne condamne l’usage de ces drogues, la plupart corrosives, qui occasionnent des maladies cutanées, qui flétrissent la peau, & empêchent la transpiration, par une sorte de plâtre, qui bouche les pores. Il n’est pas douteux qu’une personne, qui de la tête aux pieds, en seroit toute couverte, ne tombât dangereusement malade, faute de transpiration. La poudre avec ses pommades & ses essences, forment sur la tête une pâte qui produit le même effet ; delà bien des migraines, des vapeurs, souvent d’apoplexies, par le défaut de transpiration à la tête, que cette pâte intercepte. Dieu permet que la santé ne souffre pas moins que les mœurs, des passions & des vices.

Pelaprot, femme d’intrigue, art. 1, scen. 7, se moque du fard, sous le nom d’un Compositeur qui a obtenu, dit-il, un privilége exclusif pour le débit d’un secret admirable qu’il a trouvé, d’un fard à l’épreuve de tous les tems, qui appliqué sur le teint, dure autant que la peau, il a tant de pratique, qu’il ne peut y suffire, il a sept à huit douzaines de visages à rendre ; c’est un peintre sur cuir, au lieu que les autres peignent sur toile ; il appelle son laboratoire, la Manufacture des visages.

Louis Guyon, Médecin de Paris, a composé, & Lazare Meyssonier, Médecin de Montpellier, a commenté un grand ouvrage de médecine, intitulé Miroir de la Beauté, ou Médecine de la Beauté, ils y suivent les différentes parties du corps humain, & en détaillent les beautés, la forme, la couleur, les infirmités, les difformités ; ils donnent plusieurs recettes & remedes pour conserver les unes, & réparer les autres ; ce titre singulier, & cette marche intéressante sont une charlatanerie littéraire, pour piquer la curiosité, & donner de la vogue à leur livre, qui a eu plusieurs éditions. Après tout ce détail, qui répond au titre, ils traitent de toutes les maladies comme les autres Médecins. Ce livre bon dans le fond, n’a pas eu tout le succès qu’on s’étoit promis, les questions qu’il traite après l’article de la beauté, sont trop sérieuses, trop savantes, trop dégoutantes pour des femmes & des petits maîtres, qui n’aspirent point au degré de Docteur ; ce qui le fait rentrer dans la foule des livres de médecine, qui n’ont rien d’amusant pour des gens frivoles.

On s’attend bien que la matiere du tein & des couleurs, soit des cheveux, soit de la peau, y est amplement traitée, & qu’il enseigne une multitude de recettes, pour se donner toutes sortes de couleurs. Il n’y a point de Pharmacopée, de Recueil de secrets, comme le Petit Albert, la Magie de Porta, & de traité de matiere médicale, où on n’en trouve de toute espece. Les comédiens en ont plusieurs dans leurs archives, les empiriques de la beauté ne sont rien moins qu’inventeurs, ils ne débitent que ce qu’ils ont trouvé, ils lui donnent un nom singulier, le débitent avec assurance, comme si c’étoit leur ouvrage. On voit à la fin du miroir de la beauté, une espece d’Herbier, qui renferme plus de 200 figures de plantes, qui, par leur suc, leurs qualités, leur mélange, leur distilation, peuvent, selon lui, servir à l’embellissement. Ces pommades, huiles, fard, &c. Il est très-vraisemblable que le Chimiste de Flore a eu connoissance du miroir de beauté, & en a tiré incognito, son Laboratoire, & la Toilette de Flore ; mais peu nous importe de découvrir ce plagiat de futilité, en vaut-il la peine ?

Baptiste Porta, Mag. Nat. dans cette multitude immense de secrets vrais ou faux sur toutes sortes de choses, en donne plusieurs pour faire du fard de toutes especes & de toutes couleurs ; ensuite il en donne pour le ternir, le dissoudre & découvrir par l’ail, les oignons, le souffre, le saffran, &c. ce qui doit rendre les personnes fardées extrêmement attentives sur tout ce qui les approche, pour n’avoir pas la honte d’être découvertes. La chaleur, l’humidité, un mauvais jour, un coup de pinceau mal donné par la coëffeuse peut devoiler tout le mystere. Tels sont les hypocrites, ils ne peuvent trop veiller sur eux-mêmes, pour ne pas se laisser démasquer ; le moindre évenement, un coup d’œil, un mot, un geste, découvre sans qu’on y pense, le fond du cœur. Les uns & les autres doivent éviter le grand jour, c’est-à-dire, ceux-là, les rayons du soleil, une lumiere trop vive ; une chambre sombre est un confident discret. Ceux ci les grandes affaires, les grandes places, le grand monde : Sangaride ce jour est un grand jour pour vous , le Sauveur le compare à des sépulchres blanchis, qui ont une belle apparence, mais qui ne renferment que la pourriture, & des ossements des morts. Vous avez beau plâtrer & recrépir votre visage, vous êtes très-laide & très-infirme, & sur-tout votre cœur corrompu ne renferme que la pourriture du vice. Ces beautés vénales qui paroissent sur le théatre, couvertes de ceruse & de vermillon, les actrices trouveront-elles ce portrait infidele ? En appelleront-elles à la pureté de leurs mœurs, & à la régularité de leur conduite ?

Jean Baptiste Porta, & tous les auteurs qui traitent de la phisionomie, s’arrêtent beaucoup sur la couleur du corps, sur-tout du visage & des cheveux, & la regardent comme une indication des vices & des vertus ; & une espece de diagnostic des maladies spirituelles. Il est certain que dans les maladies corporelles, les couleurs sont des indications de l’état des maladies, & des remedes qu’il faut leur donner. Je ne garantirois pas que la couleur indicat, avec la même certitude les infirmités de l’ame ; du moins elles en ébauchent les portraits ; & quoiqu’un homme vertueux ou vicieux puisse se posseder assez, pour ne pas changer de couleur, il est difficile que quelque legere nuance ne le trahisse. Le rouge par exemple décide la colere & l’emportement, & nommément l’yvresse de la passion de l’impureté. C’est un tableau de l’ame, dont les couleurs sont les traits. Telle est l’imprudence des femmes qui s’enluminent, elles semblent des furies, & des personnes noyées dans le plaisir, par la vivacité de leur rouge. Couleur que la volupté, & la fureur ne manquent jamais de produire ; sur quoi Benoît Sinibalde, fameux Médecin, qui traite cette matiere, fait une réflexion judicieuse : les femmes qui se fardent connoissent mal leurs intérêts, & ménagent peu leur réputation, en se chargeant des livrées du vice  ; elles détruisent aussi l’aimable rougeur de la modestie, qui leur feroit bien plus d’honneur ; en effaçant par des couleurs étrangeres, qui n’annoncent que l’impudence, elles se rendent méprisables même à leurs amans, dit l’Ecriture : Pinxisti stibio oculos tuos, & ornata es monili aureo frustra component contempserunt te amatores tui. Jésabel pour gagner Jehec vainqueur de son mari, qui fut tué par Bénadab, Roi de Sirie, court se farder, & déployer toutes ses parures, ce guerrier en fut si peu touché qu’il la fit jetter par les fenêtres, & elle fut mangée des chiens : Pinxit stibio oculos suos.

Si les couleurs naturelles sont des signes équivoques des vices & des vertus, les couleurs artificielles dont on s’enlumine sont des témoignages certains de dépravation ; je sais qu’il y a quelques maris si corrompus, quelques meres si déraisonnables qu’elles exigent ces folies de leurs femmes & de leurs filles ; sans doute alors ces couleurs forcées n’annonçent rien de criminel, ce n’est que la violence d’une part, & la timidité de l’autre. Mais ces cas sont très-rares, la plupart des maris & des parents laissent une entiere liberté, & même y sont très-opposés. La désobéissance est-elle alors excusable ? Se farder volontairement, journellement contre la volonté de ses superieurs ; n’est ce pas arborer l’enseigne du vice, & déceler ses mauvaises dispositions ? Sans consulter les livres de phisionomie, on lit le vice sur les joues, écrit avec les traits les plus vifs. L’Ecriture parle souvent du fard, mais ce n’est que sur les femmes de mauvaise vie. Sara, Rebecca, Rachel, Debora, Ruth, ne se fardoient point ; Judith déploya bien des bijoux pour ses parures, jamais ni rouge ni blanc ; Esther étoit indifférente pour toutes sortes de parures, & ne mit que ce qu’on lui donna, mais point de fard. L’Epouse des Cantiques, dans le long détail qu’elle fait de ses beautés & de sa parure, pour plaire à son bien-aimé, ne fait aucune mention du fard, elle lui auroit plutôt déplu, que gagner sa tendresse, par ce criminel artifice.

Les mouches sur le visage, sont une espece de fard, parce qu’elles servent, par le contraste, à relever l’éclat de la blancheur, comme dans la peinture, les couleurs bien assorties se font mutuellement briller. C’est un art chez les femmes de faire, de choisir & de placer les mouches ; on en fait de toutes sortes de figures, rondes, ovales, triangulaires, en croissan, en fleche, de toute grandeur ; invisibles, petites, médiocres, grandes : on en fait de plusieurs couleurs, selon la nature du teint ; la plupart sont noires, on les place de mille manieres : solitaire, simétrisée, en couronne, en ligne, en grand nombre, en petit nombre, selon le goût ou les desseins qu’on se propose, & les conquêtes qu’on médite ; on en met sur toutes les parties du visage, jusques sur le bout du nez : ces emplacements sont de la derniere importance, pour favoriser & faire mieux sortir les traits de la phisionomie, la fraîcheur & le coloris du teint ; chacune selon sa figure, sa grandeur, sa situation produit un effet bien différent, qu’on étudie avec le plus grand soin ; elles donnent un air galant, modeste, sérieux, enjoué, triste, majestueux, effronté, ce qui leur a fait donner des noms différents, qui formeroient un Dictionnaire de Toilette. L’origine des mouches a été quelque infirmité du visage, sur laquelle on appliquoit un remede, qu’on couvroit avec un peu de taffetas, pour cacher cette infirmité, & en écarter l’idée. On a tourné les mouches en ornement, & on les a variées avec art. Des boëtes à mouches sont devenues un meuble essentiel de toilette, comme le pot au rouge, la boëte à poudre. Les mouches sont une branche du commerce, & l’art de les placer suppose des grands talents. On voit des hommes se respecter assez peu eux-mêmes pour se mettre cette futile parure, & puérilement regarder comme une faveur la punission de les placer sur le visage d’une actrice. Ces puérilités le dégradent au-dessous de la femme ; peut-il descendre plus bas.

Il en est de même des rubans, c’est par la même raison une espece de fard ; les ruban servent à plus d’un usage, ils étalent la magnificence par leurs richesses, ils amusent par leur couleur, & satisfont l’inconstance par leur variété ; ils montrent l’habileté de la coëffeuse, par l’élegance de leur arrangement, leur varieté est prodigieuse. En voici un trait : un philosophe opulent avoit chargé un marchand rubanier de lui ramasser des échantillons de tous les rubans qui paroissoient, il les coloit sur les feuilles de plusieurs grands livres, pour transmettre à la postérité ce monument singulier de folie, & orner sa bibliotheque d’un vaste traité, par échantillons, de la Rubanomanie. Je vis ce recueil, une seule année avoit fourni plus de huit cents especes de rubans, outre les couleurs dont les nuances & les combinaisons sont infinies ; on y met tout ce qu’on veut, des fleurs, des fruits, des animaux, des hommes. Un libertin y fait tracer le portrait de sa maîtresse, une femme dévote les images des Saints ; c’étoit alors la fureur de l’affaire du Pere Girard avec la Cadiere. J’en vis où l’on avoit tracé en regard, le buste d’un Jésuite, & celui d’une jeune fille ; on les appelloit les rubans à la Girarde. Les femmes avoient l’impudence de se coëffer avec ces rubans, & d’aller les étaler jusques dans les Eglises des Jésuites, à la fête de Saint Ignace, &c. mais le principal emploi des rubans, c’est de relever ou d’adoucir le teint ; toutes les couleurs selon qu’elles tranchent ou se fondent l’une dans l’autre, le favorisent ou le ternissent, & l’un des grands objets de l’art de la toilette est de savoir si bien les marier & les assortir, qu’elles se donnent mutuellement de l’éclat. Il faut telle couleur à la Blonde, telle à la Brune, telle à la Pale, telle à la Rouge, &c. on croit d’abord que le hazard, la mode & le caprice placent les rubans, tout cela sans doute y entre pour beaucoup ; mais l’essentiel & la fin de l’art, c’est le choix & la position des couleurs savamment appropriées à celle du visage, pour l’animer ou la tempérer, & la faire sortir avec avantage.

C’est une affaire d’état pour les femmes que le choix de la place où elles doivent se mettre, au bal, aux spectacles, à l’Eglise, à table, au jeu, dans les compagnies, pour se ménager un jour favorable. Une fenêtre, une porte, une cheminée, un lieu sombre ou éclairé, devant ou derriere, ou à côté, changent tout. Un des points essentiels du rôle d’une actrice est de savoir par quelle coulisse elle doit entrer, de quel côté elle doit se poster, & sous quel des lustres elle doit parler. Quelle est la couleur dominante de la décoration, le degré de lumiere qui doit s’y répandre, pour ne rien perdre de ses graces, & s’en donner de nouvelles ; il n’est pour elle rien de plus important que de faire de conquêtes ; les meubles d’un appartement, la couleur des rideaux des fenêtres, des paravents, tout entre dans cette ordonnance. Ce n’est pas seulement le cérémonial, la dignité, la varieté des presséances, qui fait affecter certain arrangement ; c’est l’intérêt secret de leur beauté. C’est que les couleurs des objets en se dispersant, se modifiant différemment, font corps avec le teint de la personne, & deviennent une espece de fard à des yeux savants, chaque situation donne une couleur différente. Tout ressemble au col des pigeons, aux étoffes changeantes dont la couleur se diversifie selon le point de vue ; toutes fixes & invariables que pariossent être les couleurs de certains corps, elles sont toutes mobiles, & reluisent avec plus ou moins de vivacité par tout ce qui les environne. Tous les corps se colorent mutuellement, l’assemblage des couleurs directes & refléchies, fait pour la vue ce que l’assemblage des tons, des odeurs, des assaisonnements font pour l’ouie, l’odorat, le goût. Les Peintres étudient avec soin le coloris, il a fait la réputation de plusieurs Artistes célebres : l’art du coloris ne consiste pas seulement à donner à chaque objet sa couleur naturelle, mais à bien assortir les couleurs, de les bien répandre sur le tableau, dans le lointain ou dans le voisinage, dont les couleurs doivent tomber les unes sur les autres, afin de donner à chaque Groupe & à l’ensemble, le degré de teinte & de nuance, qui doit résulter de leur combinaison.

Cette partie de la peinture tient un peu à l’art de la teinture. Le mélange des drogues, la dose de chacune, composent une infinité de couleurs, pour teindre les étoffes le Peintre doit connoître ces secrets, en faire usage sur la palette, il ne sera jamais bon coloriste s’il n’est un peu teinturier. Les couleurs environnantes sont comme les drogues dans les mêlanges. La position, la mésure compose le coloris. Telle une femme est à la fois Peintre en appliquant sur son visage le blanc & le rouge, & Teinturiere en se combinant avec elle-même, & avec tout ce qui est autour d’elle. Mais, dira-t-on, pourquoi cette étude, après-tout génante & difficile ? C’est pour plaire par les couleurs. Objet bien mince aux yeux du Sage, criminel à ceux du Chrétien ; mais rien de plus important pour une actrice, & toute femme est actrice en ce point. Son fauteuil est son théatre, les minauderies sont ses rôles, le cercles son parterre ; pour les habits les modes, les couleurs, la licence, personne ne peut s’y méprendre : qu’apprend-elle autre chose au théatre ? Elle n’y va que pour les apprendre & les pratiquer ; elle joue la comédie dans sa loge, elle continue à la jouer par-tout. La coquetterie est une vraie guerre ; un habile Général ne néglige rien, la position du camp, l’arrangement des troupes, le terrein de la tranchée, la situation des batteries, tout contribue au succès. L’armée des graces, les batteries des regards, tout doit être placé par une main habile ; les boulets seront d’autant plus aisément brêche, que le canon aura été mieux pointé. Cette science coûte au guerrier bien du tems & de l’étude, la nature la donne aux femmes ; c’est l’instinct le plus sur, & le coup d’œil le plus rapide, & si elles vont à la comédie, quelles habiles maîtresses, quelles savantes leçons, quel parfait modele elles y trouvent ! Une amatrice de la comédie est surement une parfaite coquette.

La couleur des habits est aussi un des plus grands objets de la profonde politique de la toilette, parce qu’elle modifie differemment le teint, plus que les meubles, qui n’agissent pas de si près, ni si continuellement, puisqu’on porte partout ses habits, & plus que les rubans, qui ne forment pas une masse si considérable, ni par consequent un si grand effet. Pour contenter tous les goûts, en ménageant artistement les nuances, les manufactures travaillent des étoffes de toutes couleurs, des nuances & des mêlanges de toutes especes. Les marchands s’en approvisionnent, & ne manquent pas d’en faire l’étalage aux acheteuses, & de suivre leur goût ; ils font une étude particuliere de l’assortiment des couleurs ; on les y dirige dans leur apprentissage, & le premier coup d’œil tombe sur le teint de la Dame, pour juger ce qui convient à la blonde, à la brune, à la pale, leur offrir ce qui sied le mieux, & leur donner des sages conseils. Les femmes riches donnent des ordres aux manufactures, avec le modele de la couleur qu’elles ont fait tracer par un habile peintre, & font faire des étoffes exprès à leur goût. Les coëffeuses, les tailleurs doivent être initiés dans ces sublimes mystêres, aller prendre conseil chez les actrices ; essayer les couleurs en les rapprochant des visages, afin de donner la palme à celle qui sert le mieux. Dans le grave Sénat des graces on plaide leur cause, on pese le pour & le contre, on prononce enfin. Ces dissertations, ces preuves pourroient faire de jolies scénes, les habits servent à bien d’autres usages. Il nous suffit ici de rémarquer qu’ils sont une espece de fard.

Les fleurs jouent encore un grand rôle sur le teint des femmes, soit naturelles, soit artificielles ; distribuées sur leur tête, sur leur sein, sur leurs habits, pour faire, s’il étoit possible, un autre parterre de leur visage, après en avoir fait un de leur parure. Ce jardinage n’est pas heureux. Les Poëtes & les Romans dans leur fade jargon ont beau répeter jusqu’à la satiété, que leur visage est pétri de lys & de roses, qu’il efface l’éclat des plus belles fleurs, qu’il fait rougir de honte la rose, & pâlir le jasmin, c’est bien plûtôt le jasmin & la rose qui ternissent leur teint, & jettent un vrai nuage sur le vermillon & la céruse. L’Evangile ne dit pas moins vrai des actrices que des Princes, considérez les lys des champs, Salomon dans toute sa gloire ne fut pas aussi magnifiquement habillé, & les actrices de l’opera les mieux enluminées n’ont pas de si belles couleurs. Je ne puis comprendre comment des Réligieuses après avoir travaillé des bouquets pour l’Autel, prophanent leurs mains à faire des fleurs, des pompons, des aigrettes, comme des coëffeuses le plus mondaines, pour les femmes les plus coquettes. Après avoir médité sur le Crucifix, contemplent un visage prophane, & emploient leur tems, leur goût, leur adresse à y tendre des piéges aux hommes. Ce n’est pas la seule bergere qui, aux jours de fête, comme dit Boileau, cueille en un champ voisin les plus beaux ornements. Il n’y a point d’actrice qui ne moissonne le jardin de Flore, pour relever artistement ses couleurs. Ces fleurs, si elle vouloit réfléchir, lui donnent de grandes leçons ; leur fragilité, leur peu de durée, image naturelle de la beauté des femmes, lui en fera sentir la vanité : elle doit se dire avec Racine, dans Esther, c’est un oracle pour elles : Je tomberai comme une fleur qui n’a vu qu’une aurore  ; leurs couleurs naturelles, qu’elles n’ont jamais pensé à farder, & qui n’en sont que plus belles, quoiqu’infiniment variées, leur disent que le blanc & le rouge ne parent pas, mais plutôt défigurent ; que cette beauté étant purement superficielle, n’est rien de réel ; objet le plus mince, qui ne passe pas l’épiderme, que la moindre chose efface : biens étrangers, dont jouissent ceux qui les voient, non ceux qui les possedent. Ce n’est que par une réflexion frivole de vanité, qu’on s’approprie ce qu’on ne peut se donner, ni se conserver : Quasi flos egreditur & conteritur, fugit velut umbra.

Properce, Docteur grave dans ces matieres, fait tout ce qu’il peut pour empêcher sa maîtresse d’employer tous ces ornements que l’art met en œuvre, sur-tout le fard : d’abord il lui défend de faire usage d’une espece d’habit qui se travaille dans Lille ; de Co. veste Coâ, fort leger & fort transparent, par consequent fort indécent, à peu-près comme nos mousselines, ou nos points de perruque. Auguste voyant sa fille dans cet état, l’obligea de s’aller deshabiller, pour prendre une autre robe. Il s’en trouve encore parmi nous, qui se donnent pour modestes, parce qu’elles couvrent leur sein de ces toiles transparantes, qui sont très-immodestes. Ce poëte prétend que bien loin de donner quelques nouvelles graces, c’est au contraire acheter bien cherement la perte de ses agrémens naturels : Naturæque decus mercato perdere cultu, nec sinere in propriis, membra nitere modis. Vous ne vous rendez-pas justice, lui dit-il, vous-êtes belle ; pourquoi, par des ornemens étrangers, faire soupçonner que vous ne l’êtes pas ? Le fard est un reméde, & vous n’en avez pas besoin, vous n’avez ni tache à couvrir, ni défaut à réparer sur votre visage : Non ulla tuæ medicina figuræ  ; l’amour n’aime point l’artifice, les ornemens de l’art loin de plaire, dégoutent : Amor formæ non amat artificium.

Il fait voir que dans toute la nature, chaque chose a sa beauté propre, qui ne demande ni ne souffre de beauté empruntée, qui en est moins embellie que réparée. Les moindres choses, l’émail des fleurs, le plumage des oiseaux, les aîles des papillons, les coquilles des rivages de la mer, rien n’est beau que de sa propre beauté : Littera nativis ornantur picta capillis. Il cite l’exemple de plusieurs beautés célebres, qui se sont avantageusement établies par leur propre mérite, sans mandier le secours de l’art : Nec phrigium traxit falso candore maritum. Il prétend que le fard même, les pierreries & tous les colifichets dont on charge plutôt qu’on ne pare le visage, ne font que le défigurer : Sed facies aderat nullis obnoxia gemmis. Il cite encore l’exemple d’Apelles, ce peintre si célebre par ses talens & son bon goût, qui ne peignoit jamais les femmes qu’avec leurs beautés naturelles, sans aucun ornement : Qualis Apelleis est color in tabulis. Une femme doit être contente de plaire à son mari, il ne faut point d’art étranger pour lui plaire ; il ne peut au contraire que la rendre suspecte, la vertu est le plus puissant attrait : Illis pulchra satis forma pudicitiæ. Quand on est si curieux d’étaler tous ces ornemens, on a des vues bien différentes, on n’en a guere que de criminelles : Illis hoc studium vulgò conquirit amantes  ; pour moi très-satisfait des graces, de l’esprit, des talents dont vous êtes ornée, je vous trouve toujours très-bien, telle que vous êtes, tandis que vous serez éloignée des excès du luxe : His tu semper eris nostro gratissima visu. Ne semble-t-il pas que c’est un Chrétien qui parle ? Non, c’est un Payen, & un libertin à qui la lumiere de la raison a inspiré des sentimens si justes.

Il y revient, Liv. 2, Eleg. 18. sa maîtresse étant d’un âge avancé, il lui reproche qu’elle imite les Bretons, (les Anglois) qui se barbouillent le visage : In festo imitare Britannos. On prétend que le mot Britannos, est composé de deux mots, Brit picta tania Regio, c’est-à-dire, Regio picta. Les Poitevins faisoient de même, delà vient leur nom Latin, Pictavi id est picti. Properce trouve ridicule qu’une vieille se farde ; vous vous moquez, de faire briller sur votre tête un éclat étranger : Ludis & externo tincta nidore caput  ; chacun doit être content de ce qu’il a reçu de la nature ; chaque climat, chaque personne a sa couleur ; le teint d’une Flamande ne convient pas à une Romaine : Turpis Romanæ, Belgicus est color. Les enfers puniront rigoureusement les filles qui se fardent : Illis sub terrâ venient mala multo puellis, quæ mentita suas vertit inepta comes. Tel est le langage de Tertus. ad uxore. Une femme qui se farde veut suppléer à ce qui lui manque, pour qu’on ne s’en apperçoive pas. Une belle femme n’a pas besoin de ces remedes. Les cheveux empruntés, les coloris des joues, la rougeur des levres, tout cela n’est inventé que pour remplacer la beauté qui manque : Hæc inventa sunt ad pulchritudinis deficientis emendationem. La simplicité est la vrai élégance, la grace la plus touchante ce n’est point le vermillon, mais le sang adorable de J.C. qui pare mes jours, disoit Saint Agnes au tyran, c’est à lui seul que je veux plaire : Sanguis ejus ornavit genas meas.

L’usage du fard occasionne bien des accidens ridicules, & des réflexions déshonorantes. St. Grégoire de Nazianze appelle le fard, la toile de Pénélope, qu’on travaille le jour à la toilette, & qu’on defait la nuit en se couchant ; c’est une beauté qui salit les mouchoirs dont on essuye son visage. Une beauté qu’il faut envoyer à la blanchisseuse, le fard dont Laïs & Thaïs ornent leur visage, sont les livrées d’une femme prostituée ; elles ne changent point le visage, elles le souillent, disoit Petrone : Medicamenta non probæ, corpus inquinant non mutant.

Une actrice célebre, par plus d’un talent, au moment de la piéce où elle alloit jouer un grand rôle, au lieu de s’en occuper, étoit à sa toilette à se farder, penfant uniquement à relever ses charmes, par tout l’art de la coquetterie ; on lui représenta qu’elle devoit se préparer à jouer son personnage : bon, bon, dit-elle, le premier, le plus important personnage d’une actrice, est de paroître jolie, il fait le prix de tous les autres.

Le fard est une enseigne de libertinage, dit Saint Jerôme ; senocinii commentum , ses couleurs empruntées effacent l’image de Dieu, & les vraies couleurs de la vertu : Picturis & coloribus deletur color virtutis imago Dei.

Des actrices voulant entrer dans une Eglise dont on avoit consigné la porte, le garde voyant le rouge épais dont leur visage étoit enluminé, les arrêta tout court ; retirez-vous, leur dit le Suisse, les masques n’entrent pas ici. Les actrices courent rarement le risque d’un pareil accueil, elles ne connoissent pas les Eglises.

Phriné qui, quoique courtisanne, n’ufoit point de fard, croyant n’en avoir pas besoin ; jouant un jour avec des femmes fardées, un jeu où il faut que chacune fasse ce que fait la conductrice du jeu, s’avisa pour se moquer d’elles, de laver son visage, & obligea toutes les autres d’en faire autant ; le blanc & le rouge dont elles étoient couvertes, s’étant ainsi délayés & fondus, les roses & les lys s’en allerent dans la serviette où elles s’essuyerent, & laisserent voir leurs rides, & la pâleur de leur teint. Phriné qui n’avoit point artisé ses couleurs, parut & étoit en effet la plus belle & la seule belle.

Une actrice moins fole, peut-être que bien d’autres, a donné son portrait dans le Mercure de Novembre 1771, ou quelqu’un de ses amans, l’a donné pour elle. Après avoir débuté par l’aveu sincere, dont ces Vestales, loin de rougir, se font gloire : Qu’elle est entretenue par un homme riche , elle ajoute, je ne fais point consister ma parure dans l’art de peindre mon visage, j’ai horreur d’un visage couvert de blanc & de rouge ; les femmes qui se peignent n’ont ni teint ni fraîcheur à vingt ans, & font peur à trente : quoi, vous mettez à soixante ans le fard, les pompons, les rubans & tout l’uniforme galant d’une habitante de Cithere !

L’un des anathêmes dont le Saint-Esprit, Sap. 13, 13. accable l’idolâtrie, & l’un des ridicules dont il la couvre, tombent vivement sur le fard dont on couvroit le visage des idôles, pour les embelir. Le sculpteur, dit-il, prend un morceau de bois, son ciseau le travaille avec soin, & ensuite il le polit & l’enlumine, le peignant en rouge avec du vermillon, comme les femmes se peignent le visage, & par son art il en couvre avec adresse, les taches, en remplit les creux & les rides comme les femmes remplissent les creux qu’a laissé la petite vérole, les rides que l’âge, l’infirmité, le fard lui-même ont répandu : Perliniens faciem rubricam omnem maculam quæ in ipsâ est operiens. La comparaison n’est que trop juste, entre l’idolâtrie & la toilette, puisqu’en effet la toilette n’est qu’une idolâtrie. Une femme est réellement, & se croit une idôle, dont tout adore les charmes ; elle est sa premiere & sa plus dévote adoratrice, & prêtresse ; son autel est son miroir, & son image l’objet de ses transports réligieux, elle en attend d’aussi vifs de tous ceux qui la voient, & pour les obtenir elle épuise tout ce qu’elle croit pouvoir l’embellir, & le fard lui en paroît un moyen assuré ; l’idolâtrie de son côté, croyoit ne pouvoir mieux honorer ses Dieux, qu’en les embéllissant, les fardant, les enluminant comme les femmes. Le toilettes ont été le modele & la regle d’une grande partie des cérémonies idolâtriques ; & qu’est-ce qu’une Vénus ? Une femme qui passe de la toilette à l’autel. Qu’est-ce qu’une femme parée ? Une Vénus qui s’enivre de la fumée & de l’encens.

L’Impératrice Poppée n’usoit point de fard, étant parfaitement belle, elle n’en avoit pas besoin, il auroit plutôt terni qu’embellison visage. Les femmes qui en usent se rendent, malgré elles, justice sur leur laideur ; elles sentent qu’elles ont grand besoin du secours de l’art, mais elles ne veulent pas sentir le tort qu’elles se font ; elles défigurent le peu d’agrément qu’elles ont, par les ravages que le blanc & le rouge font sur leur visage, & par le mépris qu’elles inspirent à ceux qui s’en apperçoivent. Poppée portoit à l’excès le choix exquis, la magnificence outrée de la parure ; c’est l’ordinaire des femmes impudiques. On ne cherche tant d’inspirer l’amour, que pour satisfaire sa propre passion ; pour entretenir la blancheur, la fraîcheur, l’éclat de son teint ; cette Princesse voluptueuse se baignoit tous les jours dans du lait d’ânesse, & pour n’en point manquer, elle nourrissoit cinquante ânesses, qui la suivoient dans tout ses voyages ; elle les mena dans son exil, c’étoit la partie la plus chere de sa famille ; elle ne paroissoit que rarement en public, & toujours à demi voilée, ne laissant voir que le bas de son visage, & avec un voile fort transparent, afin de ne pas diminuer la réputation de sa beauté, en la prodiguant, mais plutôt l’augmenter, en donnant carriere à l’imagination, en faisant juger par ce qu’on voyoit à travers la gaze, que ce qu’on ne voyoit pas étoit encore plus admirable : Ne satiares aspectum , dit Tacite, ne soyons point dupes des apparences, dans cet art recherché, de se cacher ou de se découvrir à propos ; dans ce choix réfléchi de linge & d’étoffe transparante, dont le théatre donne tant de leçons ; il y a plus d’artifice que de modestie, on cherche plus à irriter la passion, par ces demi-confidences, qu’à lui en soustraire l’objet par une véritable pudeur.

L’Impératrice Poppée, d’abord maîtresse à quoique mariée, & ensuite femme de Néron, étoit un prodige de beauté, & un monstre de sceleratesse, très-digne de son mari, qu’elle entraina dans les plus grands crimes. De toutes les qualités qui peuvent rendre une femme aimable, il ne lui manquoit, dit Tacite, que la chasteté, c’étoit un phenomêne de luxe & d’amour de la parure ; son unique divinité étoit son corps ; elle engagea ce Prince à massacrer Agripine sa mere, Séneque & Brutus ses précepteurs, qui n’approuvoient pas ses excès, à répudier sa femme Octavie, & à la faire mourir, pour prendre sa place : elle quitta deux fois ses maris ; Crispinus dont elle avoit un enfant, pour épouser Othon dont elle étoit amoureuse, & ensuite Othon lui-même, pour épouser Néron qui étoit amoureux d’elle, & le fit releguer en Lusitanie, sous prétexte de l’en faire Gouverneur. Son libertinage qui l’avoir livrée à toute sorte d’amans, malgré ses deux mariages, fut un peu modéré par la crainte de la jalousie de l’Empereur, qui ne l’auroit pas épargnée, aussi faisoit-elle la prude avec lui, se réfusant quelquefois à ses desirs, alléguant la sainteté de son mariage, & dans la vérité pour mieux irriter sa passion, par dès refus étudiés ; mais elle se dédommageoit en le portant à toutes sortes de débauches ; elle en fut la victime dans un de ces momens de brutalité qui étoient ordinaires, à ce Prince Néron piqué de quelque raillerie qu’elle lui avoit faite, sur son adresse à conduire un char, lui donna un si grand coup de pied, quoiqu’elle fût enceinte, qu’elle en périt avec son fruit. Sa mere qui ne valoit pas mieux qu’elle, & qui avoit été sa maîtresse de libertinage, eut une fin aussi tragique ; elle s’étoit abondonnée au comédien Mnester. Messaline, femme de l’Empereur Claude, en étoit amoureuse aussi ; pour se défaire de sa rivale elle la fit accuser de quelque conjuration, pour éviter un supplice infâme, Poppée se donna la mort.

Le premier mari de Poppée, Crispinus, Chevalier Romain, homme simple & modeste, n’aimoit point le luxe & le faste, Poppée s’en dégouta, & s’en sépara pour épouser le jeune Othon ; petit, assez mal fait, mais petit maître élégant & libertin en petit maître ; il dépensa un bien immense en habits, en meubles, en équipages, en festins, en jeux, en fêtes ; il mourut accablé de dettes ; mais quelle femme peut tenir contre l’élegance & la dépense ? Il étoit favori de Néron, parce qu’il étoit complice de ses débauches, soit par une vanité indécente d’un jeune homme qui se vante des faveurs des femmes, soit par une adresse criminelle de courtisan qui veut s’attacher un Prince, en lui donnant des maîtresses de sa main, Oihon vanta si fort la beauté de sa femme, que Néron voulut la voir, en devint amoureux, & la lui enleva, & pour se débarrasser d’un rival dangereux, l’envoya à quatre cent lieues de Rome, Gouverneur du Portugal. Après la mort de Néron, cet homme effeminé, & par conséquent ame basse & cruelle, fit le cour la plus servile à Galba son successeur, & ensuite l’assassina pour envahir le Trône. Malheureux à la guerre que lui fit Vitellius son concurrent, à qui il offrit lâchement de partager avec lui l’Empire ; il perdit la bataille, après laquelle, par désespoir, il s’enfonça le poignard dans le sein ; il n’avoit pas même, dans son usurpation perfide, ce degré d’élévation qu’on appelle ambition noble ; c’étoit un brigand qui n’en vouloit qu’au trésor public, pour faire de la dépense, & satisfaite ses créanciers qui le poursuivoient. Je suis perdu , disoit-il, si je ne suis Empereur, il vaut autant mourir dans un combat que de mourir ruiné par des créanciers. Le même désespoir qui lui fit perdre la vie, l’avoit armé pour usurper les richesses de l’Etat : Non dissimulabat se nisi principem stare non posse, nihilque referre an ab hoste in acie an in foro sub creditoribus cadere  ; il ne réussit ni à l’un ni à l’autre, il mourut quatre mois après, débiteur insolvable & usurpateur détesté.

Cet homme capable de tant de crimes n’étoit qu’un effeminé, la molesse & la scélératesse sont deux choses très-liées, & naissent l’une de l’autre. Othon par l’amour de la parure, ressembloit à une femme ; munditiarum muliebrium , il s’étoit fait faire une perruque qui couvroit si bien sa tête, qu’on ne s’en apperçevoit pas, & le déguisoit si bien, qu’il en étoit méconnoissable : Galerico capite adoptato ut nemo dignosceret. Messaline, rivale de la premiere Poppée, qui, comme lui, couroit la nuit les rues & les lieux publics, se servoit d’une marque pareille ; crinem abscondente galero . Ce petit maître se rasoit tous les jours, & se couvroit le visage avec du pain mouillé, comme nos Dames avec de la chair crue, il avoit des savonettes de toutes especes ; faciem quotidiè rasitare, & pane madido linire . J’ai connu des Dames dont les valets de chambre s’étoient enrichis à ramasser chaque jour les savonettes dont elles s’étoient servies. Ce beau César s’étoit accoutumé, depuis son enfance, à s’arracher le poil, comme les sauvages Iroquois, pour n’avoir point de barbe : à primâ lanugine vellere, ne barbatus esset  ; c’étoit l’homme qu’il faloit à Poppée, elle reprochoit à Néron qu’il n’étoit pas aussi élégant qu’Othon. L’ambition pourtant le lui fit préférer : elle l’emporte chez les femmes, sur l’envie de plaire, ou plutôt l’envie de plaire est une sorte d’ambition, qui, pour elle est l’échelle de la fortune, aussi-bien que la carriere de la volupté. C’est vraissemblablement de Poppée qu’est venu ce proverbe d’un homme ou d’une femme fardée & parée, c’est une poupée, & le mot même de poupée qu’on donne aux figures de cire, de plâtre, de carton qu’on envoie de Paris dans les Provinces, pour enseigner les modes nouvelles, qui sont la regle & le compas de la toilette, l’ornement étalé des boutiques des coëffeuses, la matiere de l’étude des femmes de chambre & l’objet de la dévote contemplation de leur maîtresse. On donne des poupées aux enfants & aux Dames ; c’est la même chose, les enfants s’en font un amusement, les femmes plus enfants encore, une affaire sérieuse.

On est encore redevable à Madame Poppée du nom d’un fard célebre, que Juvenal appelle Pinguia Poppeana, malheureusement on en a perdu la recette, & c’est grand dommage. Le poëte nous dit seulement que c’étoit une espece de glu qu’on répandoit sur tout le visage, en sorte que quand son mari vouloit la toucher il s’engluoit comme un oiseau pris au piege ; viscansur labra mariti . Quand elle vouloit se montrer, il faloit pour qu’elle pût être comme lui, ôter son visage, c’est-à-dire, ce mortier dont il étoit recrepi, composé de tant de drogues, que le visage étant découvert sembloit un ulcere : Tandem aperit vultum, & tentoria prima reponit, incipit agnosci, tot medicaminibus costæque riliginis offas accipit, & madidæ, facies dicatur an ulcus. Elle a aussi comme Poppée, les ânesses, ses cheres compagnes, qui ne la quittent jamais, allât-elle à l’extrémité du monde : Propter quod suum comites deducit azellas exul hyperboreum si dimittatur ad axem. Il est des hommes aussi insensés, qui, dans leur parure semblent des femmes ; ils enferment leurs cheveux dans une bourse, & les tiennent frisés & bouclés avec des aiguilles : reticulum comis imples  ; ils peignent leurs yeux & leur visage : pingit tremenies oculas, supercilium faligine tinctum  ; ils s’habille de bleu & de vert, couleur propre aux femmes. L’étoffe en est travaillée & brodée en festons, qui semblent de petits boucliers : Cæruleâ indutus rosâ scutislatâ aut galbanâ.

Ils auroient beau s’autoriser du grand nom d’un Empereur, l’effeminé Othon ne fait que les rendre méprisables comme lui ; ainsi nos petits maîtres ont beau citer le grand monde, & même les actrices, qui sont le prototype des graces, ils n’en méritent qu’un plus grand mépris, en suivant un modele si décrié par tout où l’on respecte la vertu. Le voilà, continue Juvenal, qui porte sa glorieuse & pesante armure, le miroir de l’infâme Othon : ille tanet speculum pathili gestamen Othonis . Ce Prince l’avoit toujours à la main, c’étoit son bouclier & son épée, il s’y contemploit sans cesse, & lorsqu’il alloit commander les légions, il regardoit soigneusement si les armes lui alloient bien : Quo te videbat armatum, cum tolli venilla juberet. Nos annales doivent transmettre à la postérité ces exploits mémorables : hæc memoranda nostris annalibus . Quel grand Général ! quel bon Citoyen ! quel monument brillant dans le bagage de l’armée ! Civilis sarcina belli summi ducit summi civis ! Il assassine l’Empereur, & se farde le visage, il prend les ornemens Impériaux, & il se couvre les joues de pain mouillé : Et pressum in faciem digitis extendere panem. Ni Sémiramis dans les plaines d’Assyrie, ni Cléopatre à la bataille d’Actium, ne porterent jamais si loin les folies du luxe : Quod nec in Assyrio pheretrata Semiramis orbe mæsta nec Actiacâ fecit Cleopatra casina. Les auteurs sont partagés sur cette pâte de pain mouillé, & sur la liqueur dont il se servoit pour l’humecter. Etoit-ce de la mie paitrie avec les doigts, ou de la croute trempée ? Cette liqueur étoit-elle du lait ou des huiles, des eaux distillées, & préparées avec des herbes aromatiques, ou des drogues que nous ne connoissons pas ? La perte de la recette est bien legere. Telles sont nos Dames qui portent toute la nuit un masque de pâte, de pommades ou des tranches de chair fraîche, & le matin à la toilette se démasquent, se lavent, se parfument ; tels sont nos militaires dont l’équipage guerrier est une vraie toilette ; leurs mains sont plus chargées de miroirs, de tabatieres, de bijoux, que d’épées ; ils se regardent plus eux-mêmes, que les armemens ; ils sont plus occupés de leur frisure, que de la discipline, aussi ont-ils chaque jour la comédie dans le camp. Ils font l’exercice aux pieds de leurs maîtresses, & étudient leur metier dans Moliere. Des armées de femmes auroient moins de molesse qu’eux.