(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. —  CHAPITRE V. Tribunal des Comédiens. » pp. 128-140
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. —  CHAPITRE V. Tribunal des Comédiens. » pp. 128-140

CHAPITRE V.
Tribunal des Comédiens.

Les Auteurs & les Acteurs, ont à subir les Arrêts d’un Tribunal commun : celui des spectateurs, qui jugent à même tems de la composition de la piéce & du jeu des Comédiens. Mais les Poëtes ont à paroître devant deux autres. Juges souverains. 1°. le public par l’impression de leurs ouvrages. 2°. La troupe des Acteurs, & des Actrices avant d’être exposés sur la scéne ; deux autres jugemens souvent contraires. La réprésentation n’a qu’un instant, il n’en reste plus qu’une impression qui bientôt s’efface ; ce coup d’œil rapide est très-équivoque ; tout impose sur le théatre. L’Acteur par son jeu bon ou mauvais contribue autant que l’Auteur au succès ou à la chute ; l’impression qui met la piéce sous les yeux de tout le monde, à perpétuité rend l’approbation ou la censure plus réflechie, & plus équitable, reforme la Sentence du parterre, condamne ce qu’il avoit vu avec entousiasme, ou approuve ce que les sifflets avoient méprisé. Les comédiens s’étant arrogés le droit de prononcer sur le drame avant qu’on le représente ; & dans leurs assemblées particuliéres décident souverainement de son sort : ces Iuges sont peu integres & peu éclairés. La cabale, l’intrigue, la galanterie, les présens, le caprice, l’ignorance communément y président, & distribuent les rangs à leur gré, & comment se faire rendre justice. Ils refusent de jouer, ce qui ne leur a pas plus. Et joueroient mal si on les y forçoit.

Tous les Tribunaux offrent au public un spectable redoutable ; mais nécessaire, pour terminer les différents des Citoyens, & maintenir la paix dans la société. Des gens graves, qui dans un profond silence, affublés d’une robe immense, & lugubre, élévée sur des siéges couverts de Fleurs-de-lys, un parquet sacré environné de barriere, que personne n’ose franchir, une foule de plaideurs dans l’attente de leur sort, dans la derniere consternation quand ils perdent, ou éclatant de joie si leur sort est heureux. Une vaste sale qui mugit, des Orateurs qui tiennent tout en suspens, rendent tout problématique, excitent toutes les passions ; enfin un morne silence, & un oracle qui se fait entendre ; il décida des biens de l’honneur de la vie. Le théatre s’est souvent approprié ce spectacle dans plusieurs comédies & tragédies, où l’on fait plaider & prononcer des jugemens les plus fameux sont le Cid & HoraceCorneille, fait comparoître le vainqueur devenu coupable, devant le Prince qui doit le juger, & où il plaide sa cause, au risque de voir flétrir ses lauriers par une mort infame, & quelques fois dans les Opéras, faisant venir Minos, Æacus, Radamante pour juger les ombres.

Mais il est un autre tribunal qui n’a rien que de risible, qu’on peut appeller la Parodie du Palais, quoique les auteurs qui y vont humblement plaider leur cause ne le redoutent pas moins, que le prévenu, sur la scellette, redoute l’arrêt de la Tournelle ; c’est le tribunal des Comédiens, où l’on juge souverainement de la vie poétique, de l’honneur dramatique ; & du profit de la représentation d’un poëte qui présente une piece nouvelle ; l’un des grands abus du théatre ; c’est l’empire souverain qu’on a laissé prendre aux comédiens, sur les auteurs & sur les piéces. C’étoient à Athènes & à Rome des juges préposés pour décider de la bonté des drames qu’on y proposoit, les rejetter ou les admettre. Ce sont en France les comédiens eux-même, qui ont érigé un tribunal où tout est porté, & qui prononce souverainement, & souvent tout de travers, refuse de bons ouvrages, & au contraire en soutient de mauvais. Est-ce à cette classe d’hommes arrogans, présomptueux, ignorans, débauchés, sans lettres, sans mœurs, sans goût, sans modestie, sans décence, que le public ne cesse de gâter, qu’il faudroit accorder cet empire ? Quoi de plus propre à décourager les bons, à faire valoir les mauvais, & à les obliger de se dégrader jusqu’à consulter le goût d’une troupe insolente, dont on veut ménager les suffrages ? Une passion aveugle, une bassesse imbécile ont rendu arbitres ceux qui ne sont faits que pour obéir & exécuter, comme s’il appartenoit à des écoliers qu’un Régent fait déclamer, de prononcer sur sa composition ; comme s’il convenoit aux Maçons, aux Charpentiers, de donner des leçons à l’Ingénieur & à l’Architecte. Mais un Auteur amoureux d’une actrice, ne trouve de beau que ce qui sort de sa bouche ; un écrivain médiocre espére de trouver dans le jeu des acteurs, de quoi couvrir ses défauts, & remplacer des beautés qui lui manquent. Un homme enthousiasmé du théâtre, attache tout le mérite à l’extérieur qui le frappe ; & s’en promet tout le succès. J’avoue même que l’illusion de la représentation y contribue ; l’impression, il est vrai, dissipe le prestige, & les représentations suivantes font bientôt évanouir le triomphe momentané de la derniere ; mais c’est toujours autant de prix, d’argent & d’encens. Les acteurs ou actrices qui connoissent leur ascendant & les foiblesses des auteurs, en ont profité pour établir leur souveraineté théâtrale. Ils font les enchéris, les difficiles.

Les oracles prédisent sa réussite & sa chûte, menacent de ne pas faire valoir, & assurent que quand on ne joue pas avec confiance de cœur & d’affection, les meilleures choses perdent leur prix. Que sera-ce si l’actrice menace de refuser ses faveurs ? Un auteur à genoux, que ne fera-t-il pas ? Quelle docilité à profiter des avis, à changer, à retrancher, à ajouter. Trop heureux qu’on dirige sa main tremblante ; il s’anéantit en bassesses, il s’épuise en présens, pour gagner ces arbitres du bon goût, ces dispensateurs de la gloire. De là est venu peu-à-peu ce redoutable tribunal, où préside Minos, Æacus, Rhadamante, & où se prononcent des sentences plus irrévocables que celles du destin. Il est établi qu’aucune piéce ne sera jouée qu’elle n’ait été présentée à la troupe, examinée & approuvée par l’Aréopage. Il n’est pas douteux que l’expérience ; le coup d’œil théatral, ne puisse faire faire quelque observation importante à un comédien. Un sot quelquefois ouvre un avis important. Moliere lisoit ses piéces à sa servante. Il est quelquefois des gens d’esprit dans la troupe. Un Auteur fait fort bien de lire sa piéce à quelque Lecteur habile qui peut lui donner de bons conseils ; mais l’établissement d’un Tribunal en forme, des séances réglées, la nécessité d’y faire examiner les piéces, l’impossibilité de la faire jouer, si elles ne leur plaisent, la souveraineté de la décision sur le mérite du drame, c’est le comble du ridicule & de l’injustice. Il fourniroit la matiere d’une jolie piéce. L’Aréopage du théâtre, ou les courbettes de l’Auteur, la morgue des Magistrats, la bizarrerie des décisions, les travers des jugemens, &c. fourniroient bien des scénes comiques ; mais comment espérer de la faire jouer ? Sans examen elle seroit unanimement rejettée, Moliere l’eut-il composée, l’Aréopage lui diroit Anathême.

C’est bien un autre ridicule que tout ce qu’il faut faire pour y parvenir. Que de tems il faut attendre ? Quelque fois les années entieres. Le Philosophe marié ; bonne piéce, resta trois ans ensévéli chez un Comédien, sans qu’il daignât y jetter les yeux. Mais les comédiens & les comédiennes sont si occupés, ils ont tant d’affaires ? Oui, sans doute, ils en ont beaucoup, & continuellement à table, ou au lit, au jeu, à la toilette, à l’intrigue. Quel loisir leur reste-t-il, pour l’examen sérieux d’une piéce ? Et sont bien vraiment gens à se fatiguer du travail long & opiniâtre ? Ils n’altereront jamais leur santé ! Leurs infirmités viennent d’un autre genre de travail, dont le Mercure de la fable ne fut jamais le reméde. Mais les Ecrivains sont trop nombreux, les nouveautés nous accablent ; quelle exagération ? Il paroît à peine trois ou quatre nouveautés par an. Voilà bien de quoi les charger ; & c’est parce qu’on néglige de les expédier que leur nombre s’accumule. Quelle fatuité ! Qu’un air d’importance qui, comme un Ministre d’État, peut à peine respirer, parce que l’une dans l’autre, il y a une piéce à lire chaque mois. La multitude des visites qu’il faut rendre pour obtenir une audience, le soin d’épier l’heure de Madame, chez qui il n’est jour qu’à midi ; quel joug, quelle corvée !

A la fatuité des difficultés de la reception, ajoutons la fatuité de la poursuite du procès, aux pieds de la Cour. De l’aveu des amateurs les plus indulgens, Français ou Etranger, la conduite de la troupe est si indécente, qu’elle révolte tous les esprits. Tout dépose contre leur fier despotisme. C’est un cri général. Il me semble voir le Sénat des femmes établi par Héliogabale pour juger des modes, des habits des coëffures, du fard, de la beauté des femmes ; car ici les actrices sont assises sur les fleurs de Lys, ce ne sont pas les moins fiéres, les moins tranchantes. Il leur est si nouveau d’être arbitre de quelque chose, qu’elles en sont bouffies d’orgueil. Les hommes efféminés qui s’y mêlent, n’ont pas besoin de changer de sexe, pour n’être que des femmes. C’est là que du haut de son fauteuil, l’un d’un air indifférent, l’autre d’un regard dédaigneux, tantôt d’un souris malin, tantôt d’un ait de compassion, celui-ci par des sarcasmes, un autre avec des injures, accablent l’auteur tremblant & à demi mort, attend comme un criminel sur la scélette, sa destinée de cette cour altiere. On sifle, on baille, on s’ennuye, on cause, on s’endort, & on renvoye le patient avec des huées, avec des leçons, des exhortations à mieux faire ; trop heureux encore si on y joint quelque politesse, & quelques lueurs d’espérance. Il est pourtant un moyen de se rendre le Parlement favorable ; des bons repas, des grands présents, des intrigues, adouciront ces cœurs serviles, feront recevoir avec enthousiasme, des farces méprisables.

Cette tyrannie, non seulement unie au progrès de l’art, en avilissant, en décourageant les auteurs, les forçant à se conformer, non aux régles du bon goût, mais aux idées, aux goûts, aux fantaisies des comédiens, pour obtenir leurs suffrages, mais sur tout à leurs mœurs. Une piéce ne peut plaire à une troupe de gens de mauvaise vie, qu’autant qu’elle est licentieuse & pleine de galanterie, & un auteur ne peut leur être agréable qu’en devenant libertin comme eux. Voltaire s’en plaint amérement dans son Œdipe ; on me rit au nés, quand on n’y vit pas une intrigue d’amour. Les actrices ne pouvoient croire qu’il n’y eût pas de rôle d’amoureuse. Je fus obligé de gâter la piéce pour les contenter ; sans cela, proscrite par les actrices, elle n’eût jamais été reçue. Avec l’assaisonnement du vice, elle flatta leur palais, & fut reçue avec transport. Ce n’est pas tout-à-fait aux auteurs qu’il faut s’en prendre, si l’amour doit jouer le grand rôle dans tous nos drames. Plusieurs en sentent l’indécence & le faux goût, & voudroient s’en passer. C’est aux comédiens qui en veulent, & ne veulent rien représenter, s’il ne flatte leur libertinage, & celui des spectateurs. Jamais les piéces ne seront épurées, tandis qu’elles dépendront du ressort de la débauche, & tous les réformateurs du théatre ne gagneront rien, si on ne reforme les acteurs & actrices, & qui peut jamais espérer ce prodige ! Il faut encore pour réussir que la personne de l’auteur soit plus libertine que sa piéce. Se familiariser, vivre avec eux, prendre leur ton, adopter leurs principes, imiter leurs désordres, être de leurs fêtes, leur en donner, nouer des intrigues, payer la bonté des actrices, &c. C’est à ce prix qu’on devient un héros, & que les piéces qu’on présente sont des chefs d’œuvres. La corruption peut seule faire pencher la balance dans des mains corrompues, le vice seul est l’introducteur, le protecteur, l’arbitre de tout ce qui appartient au théâtre. Ainsi un auteur, s’il veut faire jouer ses piéces, doit commencer par perdre ses mœurs, & se résoudre à sacrifier l’honneur, & la vertu ; jusqu’à lors la scéne est inaccesible aux meilleurs ouvrages. Dés qu’il aura arboré le vice, toutes les portes lui seront ouvertes. C’est bien vraiment dans une troupe d’infames libertins, & de femmes de mauvaise vie, qu’un homme vertueux seroit favorablement accueilli. Qu’en feroit-on ? A quoi est-il bon ? C’est bien pour la gloire qu’on travaille ; & qui se mettra en frais, pour faire valoir ses productions ? Ce seroit se préparer le poison de la confusion & aiguiser le glaive qui perceroit le sein.

Mais, dit-on, c’est l’avantage des auteurs. Les comédiens sont des gens à talens, gens d’esprit & de goût. On ne peut prendre de meilleurs guides. C’est une sorte de nécessité. L’acteur fait la fortune de la piéce. Il donne aux vers par son jeu, la plus grande énergie. Tout cela peut être quelquefois vrai ; mais trop rarement pour y compter : c’est une prévention très-fausse, que les comédiens soient gens d’esprit, gens à talens. Sans doute la fréquentation des gens d’esprit, les beaux vers qu’ils apprennent par cœur, & qu’ils récitent, donnent à quelques-uns un vernis, un air, un jargon leur forme un ton qui a quelque chose d’élégant & de noble. Ainsi les cordoniers de Versailles, les tailleurs de la Cour, parlent beaucoup mieux que les paysans des Pyrennées ; sans avoir plus d’esprit & des talens. Les comédiens eux-mêmes qui jouent le mieux, sont tous gens très-communs & très-médiocres. On en voit des exemples sans nombre : on en voit qui sans éducation, sans lumiere, sans esprit, réussissent sur la scéne ; tandis que d’autres qui valent mieux qu’eux, n’ont pas de succès. L’art du pantomime, l’adresse à contrefaire, la vivacité à exprimer des sentimens par l’inflexion de la voix, les nuances du geste, les traits du visage, le feu des regards, ne sont qu’un instinct naturel, une sorte de méchanisme qui résulte de la configuration des organes, sans que l’esprit & les vrais talens y entrent pour rien. Un homme dans la passion qui ne réfléchit point & fait taire sa raison, s’exprime plus vivement, plus fortement, plus pathétiquement qu’un homme d’esprit qui réfléchit le plus profondément : La colere suffit, & vaut un Appollon. Ce n’est même qu’en entrant dans la passion qu’un acteur peut bien rendre son rôle : Et où peut-il avoir pris son esprit, ces lumieres, ce goût épuré, ces sentimens nobles, cette bonne éducation qui forment l’homme de mérite. Qui l’ignore ? la misere, le libertinage, l’incapacité pour tout autre état, font seuls entrer dans une troupe qui n’est qu’un ramassis d’avanturiers de cette espece, à qui le libertinage public donne du pain. Si un débutant n’y apporte point du mérite, encore moins y en acquiérera-t-il ? La mauvaise compagnie lui feroit plutôt perdre celui qu’il y avoit apporté. Aussi du bout du monde à l’autre, toutes les nations, tous les siècles, leur ont unaniment prodigué l’avilissement & le mépris. Sentimens tout-à-fait opposés à l’idée qu’on a des vrais talens.

Qu’on ne prenne pas le change, l’accueil, les caresses dont on les comble, ne supposent point une vraie estime ; on ne fait pour eux que ce que ce libertinage fit toujours en faveur des objets, des complices, des proxénètes ou des flatteurs de la passion ; car elles sont plus prodiguées encore à ceux que leurs désordres en rendent plus indignes, leur orgueil va jusqu’à changer leur nom ; ils rejettent la dénomination de Troupe, qui leur fut toujours donnée, pour prendre celle de Compagnie : à ce nom avilissant, bien digne d’une profession si vile, ils en substituent un plus noble ; cet abus dangereux des termes annonce la décadence des Lettres, aussi-bien que celle des mœurs. Une Compagnie est un corps respectable, de membres distingués par leurs fonctions, ou leur mérite : Compagnie de Magistrats, Compagnie d’Académiciens, &c. c’est en vérité les profaner que d’en approcher les comédiens, c’est comparer les globes lumineux qui roulent dans les vagues des Cieux, avec les atômes dont la petitesse échape aux regards, & qu’un souffle emporte & annéantit ; tels les comédiens, accablés sous le poids d’un sot & infructueux orgueil, vont le perdre dans leur propre bassesse ; la beauté de la représentation ne fait pas le mérite de la piéce, elle la tout entier par elle-même, soit qu’on la lise ou qu’on la voie jouer. Une tragédie de Racine vaut-elle moins pour être mal jouée ? Une farce de Vadé vaut-elle mieux pour être jouée supérieurement ? C’est l’habit qui pare l’homme, il est vrai, qui en impose, qui dans un monde frivole en fait tout le prix ; mais qui n’ôte, ni ne donne aucun mérite. Faut-il donner au marchand, au tableau, ou à la bordure du cadre, la gloire du peintre ? Mais pour les mœurs, quelle chimere de penser qu’il les épure ! quel aveuglement de se l’imaginer, de le dire ! & quelle imbecille crédulité de le croire ? Que les comédiens seroient respectables, si en effet ils convertissoient, sanctifioient, ce prodige est encore à naître : ce prodige opposé de la dépravation est le seul dont ils peuvent se vanter, ou plutôt ce n’est pas un prodige, c’est l’effet naturel ordinaire, inévitable de leur métier infâme. La piéce la plus modeste, la plus sage, perd tout entre leurs mains. Ester & Athalie, dans la bouche des actrices, deviennent des écueils de L’innocence. Sondez leurs cœurs, sondez le cœur de la nation trouverez-vous un comédien sage, vertueux, honnête homme ? Trouvez-en un parmi les amateurs, qui les fréquente ; vous aurez beau, comme dit Diogéne la lanterne à la main, chercher ce mortel heureux sur le théatre, il n’y fut, il n’y sera jamais ; il cesseroit bien-tôt de l’être. L’équivoque palliatif de la gaze qui couvre le vice de la morale, qui, quelquefois y est semée, aigrit le mal, & le rend sans reméde, en faisant croire à des dupes, ou à des gens qui l’affectent, & font semblant de penser, qu’il n’existe pas. Finissons ce Chapitre par quelque chose de moins sombre.

Trois spectacles, ou quatre au plus, nous suffisoient depuis plus de deux siécles ; l’union de l’opéra comique à la comédie Italienne nous privant d’un théatre, nous enrichissoit d’un nouveau spectacle, qui représentoit deux genres, & pourroit nous suffire. Les petits spectacles forains remplissoient le vuide du théatre aboli ; le goût de la danse, passion épidémique, se réveille tout-à-coup avec fureur ; des bals champêtres s’ouvrent dans tous les villages aux environs de la capitale ; des artificiers Italiens donnent des spectacles Pyriques, (des feux d’artifices,) & pour les animer d’avantage, y réunissent des danses ; enfin, d’après le Vauxhall Anglois, on imagine de construire à grands frais des lieux d’assemblées, décorés comme des théatres, pour y attirer le public ; c’est-à-dire, les curieux, les gens de plaisir, les citoyens désœuvrés, des femmes, sur-tout les jeunes gens, &c. par toutes sortes d’amusemens, souvent par le seul concours des personnes qu’on y peut voir, ou de qui l’on peut être vu, & même encore par la facilité de se cacher dans la foule ; ces divers établissemens ont le succès de la nouveauté, toujours attrayans pour des François.

Enfin, s’éleve un vaste édifice, ouvrage d’un habile architecte, M. le Camus, qui, par sa hardiesse & par sa grandeur, si ce n’est par sa régularité, & par sa forme, nous donne au moins quelque idée de ces monumens des Romains, dont, les seules ruines nous étonnent, & par cette raison on leur donne le nom de Colisée ; ouvrage des Romains, reste du superbe amphitéatre de Vespasien, bâti des dépouilles de Jérusalem, & du Temple : (car toutes ces pompeuses folies du monde ne s’élevent que sur les ruines de la Réligion.) Cet édifice placé au bout des Champs-Elisées, ne pouvoit être dans une situation plus heureuse. Si notre Ciel plus constant, & moins pluvieux ne rendoit une grande partie de l’année nos promenades impraticables, il présente d’abord une très-grande cour, ornée de portiques en treillages, une belle façade décorée des mêmes ornemens. On y entre par un large vestibule, sous une espece de porche, en colonne, où sont des boutiques de marchands ; on passe de-là dans un salon circulaire, d’une étendue & d’une élévation surprenante ; au tour de l’entablement de la coupole regnent trois galeries, l’une au-dessous de l’autre, le tour & les entrecolonnemens du salon sont remplis de gradins, le tout est magnifiquement décoré, chaque galerie a de tous côtés des dégagemens commodes, d’où on se répand dans les salles, sur des terrasses, dans des cours, dans un enclos planté d’arbres, & dans une espece de cirque découvert ; c’est dans ce cirque que l’on tire des feux d’artifice, & qu’il se fait des joutes sur l’eau, au moyen d’un bassin d’aréne ramassé, qu’on renouvelle de tems en tems. Par cette courte description on sent combien ce Colisée mérite d’être vu ; mais son étendue qui fait sa principale beauté, a des inconvéniens ; si l’on se perd une fois de vue, on a de la peine à se retrouver, & la peine augmente à proportion du concours. Cette foule fait plutôt une confusion qu’un spectacle agréable, au reste rien n’est oublié pour attirer le public. Symphonie, illumination, danse, artifice, loterie de bijoux, concert, &c. mais il n’y a guere que le quartier Saint-Honoré qui en profite ; comment peut-on venir se promener du Marais, de la porte Saint-Antoine au Colisée. Affiche Août 1771 : la Gazette de Monaco n’en a pas une idée avantageuse, Juin 1771. Le sort qu’éprouvent les associés à la construction du Colisée avoit été prévu, les frais sont devenus si exorbitans qu’ils n’ont pu y subvenir, les fournisseurs ont fait tout saisir, on ne voit point quel parti on pourra tenir d’une si folle entreprise, & l’on ne sait s’il ne faudra pas tout démolir pour vendre les matériaux.