[TITRE]
Prologue de La Porte Comedien
prononcé à Bourges, le
neuf de Septembre 1607.
contre Les Jésuites qui le voulaient empêcher de Jouer
sur peine d’excommunication à tous ceux qui iraient
a.
J’eusse été bien content de ne plus paraître ici pour y faire montre de mon
ignoranceb, laissant ce faix à ceux qui mieux versés que moi en l’éloquence, ou
pour mieux dire, nourris en l’école de Mercure, savent par une exorde doucement fluide,
concilier l’oreille des auditeurs, poussent vivement une narration bien suivie, confirment
doctement et non pédantesquement toutefois leur dire de rares exemples, et enfin le
concluent si subtilement qu’ils semblent en être sortis sans qu’on s’en soit aperçu. Mais
mon insuffisance en toutes ces parties m’ayant déjà comme exilé de la scène, voici que la
médisance de nos ennemis m’y a contraintement rappelé. C’est donc une très juste défense
que j’entreprends ici contre un très injuste agresseur ; et c’est aussi pourquoi j’en
espère la gloire et l’honneur, favorisé premièrement du droit et de l’équité, et
secondement de l’honorable présence de tant de beaux esprits, de solides jugements, que
j’implore pour arbitres de ma cause. Je serais véritablement plus ladrec que les ladres dont il parlait, si ressentant ses
injurieuses pointes, je ne me plaignais de l’ignorance d’un chirurgien si mal expert que,
au lieu de quelque baume ou médicament lénitif propre à la consolidation des plaies
récentes, y veut appliquer, comme aux ulcères envieillis, gangrenés, eschionnésd et hors
d’espoir de toute guérison, le feu, le rasoir et le cautère ardent du premier coup. Car
quelle apparence de vouloir faire croire à tout le monde que les comédiens et ceux qui les
voient sont entachés de cette lèpre spirituelle qui conduit les corps et les âmes en leur
éternelle ruine. Et quelle calomnie effrontée d’appeler publiquement enchanteurs et
magiciens ceux qui n’ont jamais été notése de la seule pensée d’avoir voulu minuterf et calculerg la vie de leur prince par sorts,
charmes et caractères comme quelques autresh. Je leur eusse
volontiers répondu : Cura teipsum, medice !i Mais si les comédiens
et la comédie sont tels qu’il dit, pourquoi l’apprennent-ils à leurs disciples ? S’ils
disent que la leur n’est point mercenaire, à quelle occasion exigent-ils argent à bonne et
grosse somme de ceux auxquels ils donnent leur tragédie à représenter, somme qui se monte
le plus souvent à trois et quatre cents écus ?j Ce
sont, diront-ils, honorables exactions, et non pas de mendier cinq sols à une porte. Leurs
effets sont donc tellement répugnants à leur préceptek en
ceci que tout homme d’esprit mettra aussi peu de foi aux uns qu’aux autres. Je confesse de
vrai et voudrais opiniâtrement maintenir, contre ceux qui le voudraient contester, que le
service de Dieu doit être préféré, non seulement à la comédie, ains à tout autre
œuvrel,
quelque utile et nécessaire qu’il soit. Mais, comme il y a douze heures au jour, elles se
peuvent tellement diviser que nous pouvons et prier Dieu et nous récréer de quelque
honnête passetemps, entre tous lesquels je n’en sache point de comparable à la comédie, ou
plus tôt à la tragédie, puisque c’est l’unique poème où nous avons arrêté nos graves et
sérieuses actions, laissant la comédie (cloaque d’impudicité) en l’état où les étrangers
l’ont réduite aujourd’hui, à ceux qui la voudront voir ou exercerm. Et afin qu’on sache que je n’en parle pas ignoramment et à vue de
paysn, comme on dit, je vous veux montrer comme saint Thomas d’Aquin
embrassant la défense de la comédie a prononcé l’arrêt sévère mais très juste dû à nos
ennemis, en son livre au titre Du Jeu, quest. 22, en ces paroles :
« Ludus est necessarius ad conservationem et conversationem vitæ humanæ ; ad
omnia autem quæ sunt conversationi humanæ necessaria deputari possunt aliqua officia
licita : et ideo etiam officium histrionum quod ordinatur ad solatium hominibus
exhibendum, non est secundum se infame aut illicitum ; nec sunt in statu peccati dummodo
moderate ludo utantur. Undè illi qui moderate eis subveniunt non peccant sed justè
faciunt mercedem ministerii eorum eiso tribuendo. Et licet D. Augustinus super
Johannem dicat : quod dare res suas histrionibus vitium est immane, hoc intelligi debet
de illis qui sua in tales superflue consumunt »
p. » Ce sont paroles de
S. Thomas, de l’autorité duquel je me fusse contenté s’il eût été simplement question de
vous prouver que la libéralité est plus honnête que l’avarice, le parler plus nécessaire
que le silence et la vertu plus louable que le vice, car cela se défend assez de soi. Mais
d’autant qu’il s’agit du maintien d’une profession ancienne et honorable que chacun tâche
d’opprimer, avilir et ruiner du tout, je croirai n’encourir le titre de présomptueux,
importun, ni pédant, si je vous allègue, outre S. Thomas, six autres docteurs illustres et
modernes de l’ordre des Prêcheursq, qui pour être tous conformes et avoir suivi presque le
texte du précédent, je ne coterair que selon les lieux où ils en ont
traité. Le premier est Antonius Artesius Florentin en la 3e partie de
sa Somme, titre 8, chap. 4e, session 12s. Le second Regnerius Pisanus en sa Somme dicte Pantéologie, chap. 7t. Le troisième est Johannes Vigneriusu en son Institution au traicté de la Tempérance vers
la fin, verset 12, au titre De Eutrapeliâ. Le quatrième est Cardinalis
Cajetanus en sa Somme au discours des Comédiens
v. Le cinquième Armilla en sa Somme au même proposw. Le sixième et dernier Summa Tabiena sur le même sujetx. Ce sont ceux qui
contre l’opinion de nos docteurs fantastiques, et suivant celle de S. Thomas, tiennent et
maintiennent notre profession non seulement honorable, ains utile et très nécessairey ; affirmant outre qu’elle se peut exercer illaesa conscientia
z, mot qui en son emphase coupe la gorge à nos
censeurs contre lesquels il eût suffi, si c’étaient gens qui voulussent recevoir la
doctrine ecclésiastique pour règle de leurs opinions. Mais à des machiavélistes qui
moulent la piété à la police et la police à leur volonté, il nous faut purger de tous
points et voir si nos actions irrépréhensibles par les lois divines le peuvent être par
les humaines, si elles sapent les fondements de la monarchie ou si elles divisent les
cœurs des sujets de l’obéissance de leurs princesaa. Les assemblées publiques qui se font à notre sujet y répugnent
duab tout,
vu qu’il n’y a rien, disait Lycurgue, premier et plus grand législateur de son temps, plus
propre et nécessaire à la manutention de la paix que la société, occasion qu’il
contraignitac ses citoyens de manger tous ensemble le brouet lacédémonien à la
manducation duquel l’honnête familiarité et la paisible société suivies des graves
discours de ces doctes personnages servait comme d’entremet, de sauce, d’appétitad et de friandise et délicatesse à
cette soupe noire, fade et de mauvais goût. Voilà comment notre profession causant ces
assemblées, et elles unissant les volontés au lieu de les diviser, et bien souvent liant
les cœurs envieillis de haine du vrai nœud de l’amitié nous purgeae de ce côté-là. Mais, diront-ils, vos représentations, qui ne touchent
que les Rois, les Princes et les monarques, élevant tantôt un et déprimant tantôt l’autre,
[ne] sont-elles point de mauvaise odeur au nez de leurs semblables qui les voient et
entendent représenter ? Au contraire, pauvres gens, [ne] reconnaissez-vous pas que ces
salutaires enseignements, ces louables préceptes et ces doctes exemples qui y sont
contenus sont les vrais antidotes à ce poison de flatterie duquel vos semblables ont
accoutumé de briguer leurs faveurs, l’absinthe de tels remèdes (venant de notre part) leur
étant d’autant plus facile à recevoir que démêlé et détrempé en la douceur du plaisir qui
accompagne notre théâtre, ils y sentent moins de fiel et d’amertumeaf. Ainsi donc notre profession est et utile et
délectable et au Prince et à ses sujets, nous purgeant outre tout cela de tous attentats,
de tous crimes de lèse-majesté divine et humaine, qui ne nous banniront jamais, aidant
Dieu, de l’agréable clarté de ce grand soleil de clémenceag, aussi doux et prompt au pardon que vaillant et
courageux aux alarmes. La licence que sa bonté nous a concédée jusques ici de tirer l’épée
et de mettre toutes sortes d’armes à la main en sa présence, avec autant de franchise et
de liberté que en ce lieuah, nous lave de toutes calomnies, montrant la créance qu’il a que nos armes
non plus que nos âmes ne sont faites que au détriment et à la ruine de ses ennemisai. Ceux qui en portent les honorables marques n’en peuvent être
démentisaj, puisque la
vérité parle toujours pour eux. Cachez-vous donc, calomniateurs insensés, ou guérissez vos
vieux ulcères avant que sonder les plaies que votre venimeuse morsure nous a faites, car
nous ne sentons aucune autre que celle-là, aucun ver qui nous poigne la conscience d’un
mordant repentir. Nos actions sont ouvertes comme nos cœurs : Notre Roi les voit
journellement, y prend plaisir et les approuve. Les Princes en général y consentent ; les
Gouverneurs de ses provinces les favorisent, et les magistrats les permettent, en temps et
lieu toutefois, et sans rien confondre du nécessaire au délectableak. A
qui vous prendrez-vous donc, à ces bateleurs ? à ces magiciens ? Oui, vous crierez
toujours la même chanson, quand le discours vous manquera ou que vous ne saurez à qui
parler. Mais que faites-vous, misérables ! Vous ressemblez ceuxal qui pour raser une forteresse inexpugnable commencent par les couvertures
du logis afin d’en saper les fondements. Otez donc les Rois, chassez les Princes,
bannissez la noblesse, exilez les beaux esprits, dépeuplez le monde d’habitants, et lors
il n’y aura plus ni comédiens ni comédie. Car, puisque la terre en sa circonférence n’est
qu’un théâtre, et les citoyens d’icelle que les acteursam,
qui y représentent diversement leur personnagean, comme il a plu au Tout-Puissant les leur
approprierao,
vous ne pouvez faire que la comédie soit sans monde, ni le monde sans comédie. Siap chacun avait à
prouver l’antiquité de sa profession, nous l’emporterions de beaucoup. Mais c’est assez
pour cette fois, vous protestant néanmoins que, si vous continuez vos contuméliesaq, je vous montrerai par effetar que la comédie n’est point si désertée de beaux
esprits qu’il ne se trouve encore quelque âme généreuseas qui courageusement repoussera vos
médisants assauts. Siat vous ne changez les opinions erronées que vous avez conçues de nous et de
notre profession, je croirai que votre malicieuse ignorance a de beaucoup surpassé la
pieuse science des gens de bien que j’ai allégués en notre défense, en la créance
desquelsau je me résoudraiav de continuer cette
profession pour y chercher ma perfection, tenant mes labeurs bien employés et mes travaux
mieux salariés que je n’oserais espérer, pourvu que le contentement de vos esprits,
illustres spectateurs, suive d’aussi près mes souhaits que mon désir suit la recherche de
votre bienveillanceaw.