Chapitre XXI.
Les spectacles condamnés par les auteurs profanes▶
anciens et modernes.
Ciceron, ce grand orateur, qui connaissait si parfaitement le cœur
humain et la nature des choses, s’exprime contre les théâtres en ces termes :
« Ah ! si les dieux avaient eu une volonté malfaisante pour les hommes, quel don
plus conforme à ce dessein auraient-ils pu leur faire que celui d’une foule de passions,
l’injustice, l’intempérance, la luxure, dont la raison n’eût pas été la maîtresse ?
Quoi ! nous représentons sur nos théâtres les fureurs de Médée, les vices d’un grand
nombre de personnes que l’on métamorphose en héroïnes et en héros, sans aucun égard pour
la raison qu’elles n’ont jamais respectée ! nous récréons notre esprit par la méditation
de leur scélératesse ! Quel est le but des frivolités comiques ? Il est bien rare que la
raison se rencontre avec elles. O la plaisante manière de corriger,
dit-il encore ! Le spectacle ne plaît que par la représentation des hommes
vicieux. Quelle régularité peut inspirer le
chef des
Argonautes qui se produit, dans une tragédie, enflammé d’amour et animé d’une fausse
gloire ? Le véritable honneur m’attire bien moins sur ses pas que la passion des femmes
et la soif des richesses40. »
Sénèque, dans une de ses épîtres, regarde l’amphithéâtre comme l’asile de l’oisiveté. Rien n’est plus funeste à l’intégrité des mœurs que les jeux du théâtre : là, le vice s’insinue avec le plaisir dans l’âme, parmi la fascination des yeux et l’enchantement des oreilles41.
Martial se moque agréablement d’un homme sage qu’il a rencontré dans l’amphithéâtre : ce
lieu n’étant point le séjour de l’innocence et de la vertu, la sagesse d’un Caton aurait
bien de la peine à s’y soutenir. « Cur in theatrum, severe Catone, venisti42 ? »
Aristote, qui, dans son Art Poétique, a donné des règles pour le théâtre, sur lesquels nos grands maîtres, surtout Pierre Corneille, se sont modelés, n’a pas laissé, dans sa Politique, de supposer un certain danger dans les représentations. Il ne conseille point d’y souffrir la jeunesse43, quoique de son temps on ne jouât pas des rôles de galanterie ; mais c’est que les passions de trahison et de vengeance pouvaient affecter les jeunes personnes.
Platon, le maître d’Aristote, est bien plus rigoureux. Il a banni tout à fait le théâtre de sa république, parce que tout ce qui s’y passe tend à la corruption du cœur et à l’illusion de l’esprit44 : et ceux qui s’y rencontrent n’ont pas toujours l’antidote qu’il faudrait opposer à ce poison subtil. Ce sont des fables que l’on réalise et qui deviennent contagieuses. Malgré son attachement pour Homère, de la lecture duquel il s’était nourri dès l’enfance, il ne peut se résoudre à faire grâce à cette foule d’hommes tragiques, dont il est le chef et le maître.
Voltaire, dont le témoignage ne peut être suspect en cette matière, avoue que
« d’environ quatre cents tragédies qu’on a données au théâtre, depuis qu’il est
en possession de quelque gloire en France, il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient
fondées sur une intrigue d’amour. C’est une coquetterie perpétuelle. Celles qui ne
respirent pas l’amour ◀profane excitent les sentiments les plus violents d’ambition, de
vengeance, de cruauté, de perfidie »
.
Bayle, si cher à tous les libertins, dont le cœur était comme dissous dans la corruption, croyait que nos comédies modernes n’ont pas fait beaucoup de mal aux désordres réels ; qu’il n’y a rien même de plus capable de les inspirer, et que, si elles ont corrigé quelques défauts, ces défauts sont certaines qualités qui ne sont pas tant un crime qu’un faux goût et qu’un sot entêtement.
Si la décision de ces auteurs n’emporte pas une interdiction juridique, elle sert du moins à prouver, suivant les lumières de la raison, le danger des spectacles. Il n’en est pas de même du témoignage des Pères : la réunion de leurs suffrages sur une assertion doctrinale équivaut à une décision de l’Eglise. Leur sentiment unanime appartient à la foi.
Il est facile de voir que la conduite de certains ecclésiastiques qui autorisent les
spectacles ne rend point ces divertissement plus permis. Leur faiblesse n’est point une
autorité dans l’Eglise, qui n’est point dirigée par des exemples pervers, mais par les
saints canons qui sont l’œuvre du Saint-Esprit : « canone regitur Ecclesia et non
exemplo »
, dit un évêque de Noyon à Louis XIV. Ce grand roi demandait un jour à
Bossuet son avis sur les spectacles : « Sire, répondit
l’illustre prélat, s’il y a de grands exemples pour, il y a des raisons
invincibles contre. »