Chapitre XVI.
Il y a des divertissements plus utiles et plus décents
que les spectacles.
« Brillants amusements d’un monde corrompu,Valez-vous ces vrais biens que donne la vertu ?Non, malgré vos attraits, les ennuis, les alarmesAssiègent le coupable, enivré de vos charmes :Même au sein des plaisirs, son destin est affreux.La vertu seule a droit de faire des heureuxbf. »
Outre que les spectacles n’offrent pas un délassement convenable, ni
digne d’un chrétien, ils n’offrent pas même un délassement physique. En effet,
« peut-on se délasser en allant se renfermer pendant trois ou quatre heures dans
une salle, dont l’air infecté par les haleines et le désagréable luminaire, ne peut être
que très-préjudiciable à la santé, et par conséquent peu propre à affecter utilement des
organes fatigués par le travailbg ? »
« Dans quelle crise doit se trouver le physique d’un homme, qui se tenant dans une
posture immobile et gênée, l’espace de trois ou quatre heures, dans une place
hermétiquement fermée, respire cinquante ou soixante mille fois l’haleine de trois ou
quatre mille personnes asthmatiques, pulmoniques,
scorbutiques, hydropiques, éthiques, lépreuses, effrayant mélange d’air épaissi encore
et détérioré par la fumée de quelques centaines de chandelles, lampes, bougies,
flambeaux ; qui, en même temps, éprouvent toutes les commotions de volupté, de haine, de
tristesse, de vengeance, que le spectacle fait naître. Quel contraste de situation avec
celle qu’exigent la liberté, la régularité des mouvements vitaux ? Faut-il s’étonner si
tant d’acteurs et d’actrices ont expiré sur le théâtre, si tant de spectateurs y
éprouvent des évanouissements et des nausées violentesbh ? »
Ne peut-on pas se procurer des divertissements plus décents et plus utiles à la santé,
dans les promenades champêtres, où l’on se repose de ses travaux, où l’on se remet de
l’étourdissement des affaires, « où l’air infecté des spectacles est remplacé par
un air bienfaisant, travaillé des mains de la nature ; où, au lieu des émanations
léthifères de toute espèce concentrées dans un espace étroit, on ne respire que le
parfum de plantes salutairesbi ? »
Le temps que l’on passe au spectacle ne serait-il pas mieux
employé en le destinant à la compagnie de quelques amis vertueux, avec lesquels on
multiplie, pour ainsi dire, son être, en se communicant réciproquement, dans les tendres
épanchements de la confiance, tout ce qui peut intéresser de louables affections ? Ne
peut-on pas trouver quelques délassements
agréables dans une
lecture, dans quelques jeux d’usage, dans la fréquentation de ces sociétés choisies, où on
a le spectacle de tous les talents et de toutes les vertus, où l’on rencontre des femmes
qui ont l’avantage de plaire par leur mérite, mais qui savent en même temps inspirer tout
le respect qui est dû à leur sexe ? Ces compagnies sont, à cet égard, aussi sévères que
l’étaient celles des anciens Germains, chez qui, selon Tacite, on ne plaisantait jamais
sur les vices. On ignorait ce que c’était que de mener sourdement une intrigue amoureuse.
Toute licence y était en horreur : par ce moyen, la vertu des femmes était à l’abri de
toute occasion. Ces compagnies procurent des amusements que la décence peut permettre. On
y jouit au moins de quelque avantage réel ; au lieu que les spectacles ne fournissent que
des plaisirs chimériques, trop dangereux pour n’être pas souvent criminels, et trop vifs
pour être longtemps agréables. « Ces plaisirs peuvent bien charmer un moment nos
chagrins, interrompre un peu le cours de nos ennuis, et fixer un instant la joie
fugitive ; mais ce n’est que pour rendre nos chagrins plus insupportables, nos ennuis
plus accablants et nos regrets plus amers. Ils glissent pour ainsi dire sur la
superficie de notre âme sans la pénétrer, et ne font qu’agiter le cœur sans le remplir.
Ils n’offrent qu’une image trompeuse du bonheur lui-même, qu’on ne trouvera jamais que
dans
l’exercice de la vertu. C’est à elle qu’il appartient de
faire goûter des plaisirs infiniment plus agréables et plus flatteurs que tous ceux que
peuvent donner les amusements du monde. Quelle joie pure et douce naît surtout de
l’attachement inviolable à son devoir et du renoncement aux plaisirs défendus ! Cette
joie est inaltérable comme la vertu qui la produit, et n’est jamais sujette à de fâcheux
retoursbj. »
« Une âme belle et sensible n’a-t-elle pas au sein de sa famille, et dans le goût
même des lettres et des arts, des plaisirs plus purs qu’elle puisse se permettre ?
n’a-t-elle pas des spectacles plus intéressants qu’elle puisse se procurer, celui des
malheureux qui souffrent et qu’elle va consoler ? n’a-t-elle pas des larmes plus douces
à verser, celles de la pitié pour des indigents qu’elle va visiter et soulager ?
n’a-t-elle pas un emploi plus noble à faire de ses richesses en les ménageant pour des
œuvres qui honorent l’humanité et la charité ? Ce sont des plaisirs bien plus dignes de
nous que tous ces faux plaisirs des spectacles qu’on n’aime et qu’on ne recherche avec
tant d’ardeur que parce qu’ils flattent et nourrissent le penchant et le goût qu’on a
pour les plaisirs criminels de la voluptébk. »
« Tertullien et saint Cyprien nous invitent à des spectacles bien différents des
spectacles profanes▶ : ils introduisent l’homme raisonnable et chrétien dans le
sanctuaire de la religion et de la nature,
pour charmer tour
à tour sa raison et sa foi. Le premier objet est celui qui tombe sous les sens :
n’est-on pas frappé d’étonnement, dès que l’on ouvre l’œil attentif sur la beauté de
l’univers ? Quoi de plus magnifique que le soleil10, lorsqu’en quittant le
sein des ondes, ou perçant le sommet des montagnes, il s’élève sur l’horizon, chassant
devant lui la frayeur et les ombres ? Son retour donne la vie à toute la nature. Les
êtres étaient plongés, pendant la nuit, dans une espèce de néant d’où cet astre les
tire : il répand ses rayons sur l’hémisphère, comme une source abondante ; mais ses
forces diminuent dès qu’il a fourni les deux tiers de sa carrière : un nuage aussi beau
que l’aurore l’accompagne jusqu’au bord de l’Océan, et se confond enfin avec les
ténèbres qui remplacent le jour. Bientôt la lune ouvre les portes de l’Orient ; elle
conduit son char dans un profond silence : son emploi est de mettre, par ses phases, un
certain ordre dans la révolution des temps ; elle domine sur les étoiles, quoique moins
brillante. Celles-ci sont au firmament comme autant de flambeaux que la main du
Tout-Puissant a placés dans une distance respective qui ne change point, pour marquer
son immutabilité : ces globes mobiles rendent un perpétuel témoignage à sa puissance par
leur immensité, puis à sa grandeur par leur élévationbl.
« Si on abaisse ses regards vers la terre, on la voit entremêlée de plaines, de
vallons et de montagnes : celles-ci ont dans leurs entrailles profondes des réservoirs
secrets que les cataractes du ciel entretiennent ; les nuages y déchargent leurs eaux
condensées, après avoir abreuvé la terre. C’est là que les fontaines ont pratiqué leurs
sources, pour fertiliser les campagnes, et former, par leur réunion, les grandes
rivières qui se précipitent dans la mer : cette vaste étendue pousse ses vagues sur le
rivage, on dirait qu’elle va nous engloutir : celui qui l’a créée a mis un terme qu’elle
ne passe jamais.
« Quelle merveille dans la succession régulière du jour et de la nuit, et dans
celle des saisons ! La pluie, les nuages, le tonnerre, les ouragans, la légèreté de
l’air, les oiseaux qui le traversent avec autant de rapidité, les poissons qui fendent
les ondes ; cette multitude innombrable d’animaux qui vivent sur la terre ; l’homme
enfin, le chef-d’œuvre des mains de Dieu, la seule créature faite à son image et pour sa
gloire ! ces différents objets font un groupe qu’on ne saurait assez admirer. Les plus
beaux théâtres du monde n’ont rien de comparable au spectacle de la nature : l’or, dont
la main de l’homme les a décorés, s’éclipse devant les feux célestes ; ils ne brillent
plus que de leur clarté réfléchie.
« Si des choses que l’univers étale à nos yeux
l’on
passe aux objets que la religion nous présente, quoi de plus auguste et de plus
sublime ? Là, c’est un Dieu qui commande au néant ; une seule de ses paroles suffit pour
créer tout le monde : ici, c’est l’homme rebelle chassé du Paradis terrestre, déchu de
sa gloire primitive : les ténèbres ont inondé son esprit, la corruption s’est glissée
dans son cœur ; la plus excellente créature qui vive sur la terre est dominée par les
êtres inférieurs qui sont chargés de la punir. On lui promet un rédempteur, dont la
grâce anticipée est accordée à tous les hommes : on assure un prix immortel à la vertu,
et l’on menace les impies d’une peine qui n’aura point de fin.
« Cependant les passions se débordent, comme un fleuve empoisonné, et les vérités
les plus consolantes et les plus terribles ne sont point capables d’en arrêter le cours.
Dieu se repent d’avoir créé l’homme ; il est forcé d’en noyer l’espèce criminelle dans
les eaux du déluge : une seule famille est jugée digne de vivre et de perpétuer sur la
terre la race infortunée des mortels. Tandis que l’ambition allume partout les feux de
la guerre, qu’elle enfante les conquérants, établit les empires sur les ruines de la
liberté, le chef de la nation sainte, attiré des bords de l’Euphrate aux rives du
Jourdain, en parcourt les déserts montueux, logeant sous des tentes. Dieu lui découvre
sa nombreuse postérité, dans la sombre succession
des temps à
venir ; au fond de ce divin miroir, Abraham aperçoit le libérateur promis ; ses enfants
passent en Égypte pour s’y former en corps de nation : la plus dure servitude n’empêche
pas leur propagation miraculeuse.
« Mais quel spectacle nouveau étonne et confond ma raison ! Moïse, que les
Israélites auront pour législateur, voit l’Eternel dans un buisson qui brûle sans se
consumer : il jette sa baguette devant Pharaon, laquelle est changée en serpent ; ce
monstre disparaît aussitôt sous la forme d’une baguette. Les Egyptiens trouvent l’eau du
fleuve changée en sang : à la prière du prophète, le sang se retire, et les eaux
recouvrent leur pureté. L’armée égyptienne environne les Hébreux au bord de la mer
Rouge : Moïse, étendant la main, écarte les eaux, qui s’élèvent de chaque côté comme un
mur de cristal : le peuple de Dieu rencontre, au milieu des ondes, un chemin solide. Les
flots du Jourdain se retirent pareillement pour lui donner passage ; lorsqu’il veut
entrer dans la terre promise, le fleuve remonte vers sa source. La puissance divine, qui
repousse les eaux, les fait sortir à gros bouillons du milieu d’un rocher, pour étancher
la soif des Israélites : on voit une pierre dure, parmi les sables brûlants de l’Arabie
que les rosées du ciel n’humectent jamais, vomir tout à coup une rivière miraculeuse.
Les eaux de Mara perdent leur amertume : Moïse, y
ayant jeté
un bois mystérieux, le bitume dont la vase était pénétrée se dissipe, ou du moins il
retire ses influences désagréables, pour rendre aux eaux leur douceur naturelle. Le fer
de la cognée échappé des mains d’un prophète, tombe dans le Jourdain ; Elisée, ayant
prié, présente le manche, aussitôt le fer, nageant sur les flots, vient lui-même occuper
sa première place.
« Parcourez les miracles du conquérant de la Palestine ; il ordonne au soleil de
s’arrêter ; il fait tomber les murs de Jéricho au son des trompettes. Le peuple, cessant
d’être fidèle, devint l’esclave des Philistins ; les enfants de Loth, établis aux
environs de la mer Morte, accourent en foule pour enlever ses moissons et pour faire ses
vendanges : à peine rentre-t-il dans le devoir, Dieu suscite des juges qui le délivrent
de l’oppression. Il est gouverné par des rois, et, depuis Samuel, la succession des
prophètes n’est pas interrompue. Ces hommes, remplis de l’esprit de Dieu, et dévorés par
le zèle, ne cessent d’exhorter le peuple indocile, de le menacer de la part du
Très-Haut, qui fait venir enfin contre lui toutes les forces de l’Assyrie et de la
Chaldée. Israël est puni d’une double captivité, qui met fin à son
idolâtrie.
« Un nouveau temple s’élève sur les ruines de l’ancien après le retour des Juifs.
La pureté du culte se soutient malgré la persécution d’un des successeurs d’Alexandre.
Les Macchabées chassent
ce tyran, reprennent le sceptre
qu’ils conservent jusqu’à l’usurpation d’Hérode. C’est sous le règne de ce dernier que
Jésus-Christ, vient au monde. Contemplons les merveilles de sa
naissance et de sa vie, les circonstances édifiantes de sa mort, la gloire de sa
résurrection, la mission et le zèle de ses disciples, leurs succès prodigieux : sans
lettres, sans crédit, ils établissent jusqu’aux extrémités du monde la religion d’un
Dieu crucifié.
« Admirons encore la réconciliation du genre humain avec Dieu le Père, par la
médiation de son Fils ; le triomphe de la vérité sur l’erreur et l’imposture, celui de
la mortification sur la volupté, de l’humilité sur la gloire du monde ; le mépris de la
vie et des richesses que la religion nous inspire. Nous foulons aux pieds les dieux des
nations, nous chassons bien loin les anges des ténèbres : de telles victoires ne
sont-elles pas bien plus flatteuses que celles qu’on remportait autrefois dans le
Cirque ? Considérons le cours des années et des siècles, le temps qui s’envole :
écoutons le son de la trompette qui va bientôt nous appeler, la voix de l’Ange qui se
fait entendre pour nous animer au combat ; les martyrs nous tendent les mains et nous
présentent leurs couronnes. Si nous aimons la saine doctrine, le spectacle qu’elle nous
offre est bien au-dessus des lettres humaines : combien de sentences profondes, de
cantiques sublimes dans les livres saints ! Ce ne sont pas des fables
qu’ils contiennent, la vérité s’y rencontre de toute part ; ce ne sont
pas des trophées brillants, où l’on ne recherche qu’à plaire à l’esprit, c’est votre
cœur que l’on prétend charmer. Quels combats plus nobles que ceux de nos athlètes ? On y
voit la luxure abattue sous les pieds de la continence, la perfidie vaincue par la
fidélité, la cruauté par la douceur, la miséricorde triomphante de la vengeance, et la
modestie de l’orgueil.
« Le dernier événement du Fils de Dieu est un nouveau spectacle que Tertullien n’a
point oublié : il nous remet devant les yeux la joie des esprits célestes, la gloire des
saints, la rage des démons, la confusion des réprouvés. Alors commencera le royaume
éternel des justes, où les pauvres Lazare seront reçus, d’où les riches impies seront
bannis pour toujours. Jupiter et les divinités du paganisme seront précipités dans les
enfers, et ces fameux scélérats, dont un amour insensé, une flatterie ridicule avaient
fait l’apothéose : ceux qui les auront adorés seront les témoins de leur ignominie. Avec
eux descendront dans l’abîme les sages selon le monde, la vanité ayant corrompu leurs
vertus ; puis les philosophes orgueilleux qui contestent au Tout-Puissant l’ouvrage de
la création, qui blasphèment contre la Providence, assurant que les choses d’ici-bas ne
dépendent point de Dieu, que le monde est venu par hasard et s’en retournera de même.
Les poètes seront traînés,
non pour être jugés par Minos ou
Rhadamante, mais devant le tribunal d’un juge qu’ils ont méprisé ; ils trembleront de
frayeur en sa présence. Il interrogera les histrions et les auteurs dramatiques. Ceux-ci
se reconnaîtront coupables, non-seulement de leurs propres excès, mais encore d’une
multitude innombrable de crimes auxquels ils ont donné lieu. Avec quelle éloquence
raconteront-ils leur infortune, exprimeront-ils leurs regrets et leur désespoir !
Trouveront-ils, au milieu de tant d’accusations, des avocats pour les défendre, ou des
consuls pour les protéger, pour les dérober aux supplices qu’on leur prépare11 ?
« Ce spectacle, mûrement examiné, apportera la réforme dans les mœurs que le
théâtre a corrompues, il inspirera du dégoût pour les amusements ◀profanes. En vain les
méchants m’assaillent, ô mon Dieu ! en m’offrant leurs fables, leurs représentations
insensées. Je ne veux plus entendre d’autres discours que votre sainte loi12, je ne me permettrai plus d’autres occupations que celle de vous
aimer, d’autre amusement que la pratique des bonnes œuvres, persuadé qu’il n’est pas
d’autre moyen d’apaiser votre courroux, d’intéresser votre miséricorde, et d’obtenir,
avec votre sainte grâce, le gage assuré d’une éternité bienheureuse. »