Chapitre XIII.
L’Opéra est le plus dangereux de tous les
spectacles.
« L’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite,Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.Mais qui peut t’assurer, qu’invincible aux plaisirs,Chez toi, dans une vie ouverte à la licence,Elle conservera sa première innocence ?Par toi-même bientôt conduite à l’opéra,De quel air penses-tu que ta sainte verraD’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ?Entendra ces discours sur l’amour seul roulant,Ces doucereux Renaud, ces insensés Roland ;Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul dieu suprême,On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même ;Qu’on ne saurait trop tôt se laisser enflammer ;Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer ;Et tous ces lieux communs de morale lubriqueQue Lully réchauffa des sons de sa musique ?Mais de quels mouvements, dans son cœur excités,Sentira-t-elle alors tous ses sens agités ?Je ne te réponds pas, qu’au retour moins timide,Digne écolière enfin d’Angélique et d’Armide,Elle n’aille à l’instant, pleine de ces doux▶ sons,Avec quelque Médor pratiquer ces leçons. »Boileau, Sat. X.
Il serait difficile de montrer avec plus d’évidence la séduction de la scène lyrique, et d’en mieux décrire les funestes et inévitables influences sur la femme la plus pure, qu’on y conduirait, que ne le fait Boileau dans les vers que nous venons de citer.
En effet, « le théâtre lyrique n’offre à l’âme que l’ivresse des vains plaisirs et
les charmes de la séduction. C’est là que la volupté entre par tous les sens, que tous
les arts concourent à l’embellir, que la poésie ne rime presque jamais que l’amour et
ses douceurs ; que la musique fait entendre les accents des passions les plus vives ;
que la danse retrace aux yeux ou rappelle à l’esprit les images qu’un cœur chaste
redoute le plus ; que la peinture ajoute à l’enchantement par ses décorations et ses
prestiges ; qu’une espèce de magie nous transporte dans les pays des fées, à Paphos, à
Cythère, et nous fait éprouver insensiblement toute la contagion de l’air impur qu’on y
respire ; c’est là que tout nous dit de céder sans résistance aux attraits du penchant ;
c’est là que l’âme amollie par degrés perd toute sa force et son courage ; qu’on
languit, qu’on soupire, qu’un feu secret s’allume et menace du plus terrible
embrasement ; que des larmes coulent pour le vice, qu’on oublie ses vertus, et que,
privé de toute réflexion, réduit à la faculté de sentir, lié par de honteuses chaînes,
mais qui paraissent des chaînes de fleurs, on ne sait pas même s’indigner de sa
faiblesseau. »
Aussi Riccoboni, auteur et comédien tout à la fois, après être convenu que, dès la première année qu’il monta sur le théâtre, il ne cessa de l’envisager du mauvais côté, déclare qu’après une épreuve de cinquante années, il ne pouvait s’empêcher d’avouer que rien ne serait plus utile que la suppression entière de tous les spectacles. Le théâtre, selon lui, était dans ses commencements le triomphe du libertinage et de l’impiété, et il est, depuis sa correction, l’école des mauvaises mœurs et de la corruption. Il voulait qu’on le réformât en ce qui concerne la tragédie et la comédie ; mais pour l’opéra, il prétend que ce spectacle est si dangereux qu’il mériterait plutôt d’être supprimé que d’être réformé. La musique et la danse, qui en sont l’âme, lui paraissent être des écueils où la modestie et la pudeur échouent presque toujoursav.
Le caractère de l’opéra, dit La Bruyèreaw, est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement. On y emploie tous les ressorts, toutes les machines et toutes les décorations qui peuvent le plus l’augmenter et l’embellir, afin que le merveilleux qu’on s’attache à y faire briller puisse soutenir les spectateurs dans la ◀douce illusion qu’ils viennent y chercher.
Le son des voix et des instruments enflamme les désirs, ôte à l’esprit toute sa force, corrompt les bonnes mœurs, excite impétueusement les affections indécentes. Comme on met dans les opéras bouffons, dans les comédies à ariettes l’indécence en action ; comme tout conspire à faire perdre la pudeur, d’abord par le sujet qui est contre la décence, ensuite par l’intrigue et l’action qui forment des images séduisantes, par des détails qui respirent la passion même ; comme enfin tout peint et célèbre la volupté, ou la fait pénétrer par les yeux et par les oreilles jusque dans le fond de l’âme ; l’harmonie d’une musique voluptueuse achève de porter l’ivresse dans les sens des spectateurs.
« Si Lully a excellé dans son art, dit Bossuet8, il a dû proportionner,
comme il l’a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à
leurs vers. Et ces airs tant répétés dans le monde ne servent qu’à insinuer les passions
les plus décevantes, en les rendant plus agréables et plus vives par les charmes d’une
musique, qui ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire que parce qu’elle prend
d’abord l’oreille et le cœur. Il ne sert de rien de répondre qu’on n’est occupé que du
chant et du spectacle, sans songer aux sens des paroles ni aux sentiments qu’elles
expriment : car c’est précisément le danger que pendant qu’on est enchanté par la
douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du spectacle, les sentiments
s’insinuent sans qu’on y pense,
et plaisent sans être
aperçus. Mais il n’est pas nécessaire de donner le secours du chant et de la musique à
des inclinations déjà trop puissantes par elles-mêmes, »
Bossuet voulut un jour éprouver quel pouvait être l’effet de ce jeu d’instrument qu’on appelle le coup d’archet. Il fit venir chez lui les meilleurs musiciens de la capitale, et leur dit d’exécuter ce que tout le public regarde avec justice comme un chef-d’œuvre de la musique instrumentale. Le premier essai suffit pour l’ébranler, de manière qu’il congédia sur-le-champ ces habiles artistes ; et, par ce prélude, il jugea des funestes impressions de tout le spectacle de l’opéra.
En effet, on n’y entend retentir que des airs efféminés de ce genre de musique, auquel
Quintilien reproche de contribuer à éteindre et à étouffer en nous ce qui peut nous rester
encore de force et de vertu. « Musica nunc in scenis effœminata, si quid in nobis
virilis roboris manebat, excidit. »
Quint. lib. I, cap. x.
« Il ne faut cependant pas attribuer à la musique les abus qu’on en fait. C’est un
art agréable, et même ses triomphes sur nos organes sont quelquefois salutaires. On a
recours pour certaines maladies à l’agitation qu’elle a le pouvoir de causer dans notre
cerveauax. »
Athénée nous assure que toutes les lois divines et humaines, les
talents, les vices et les actions des hommes illustres étaient
écrits en vers, et publiquement chantés par des chœurs, au son des instruments ; et nous
voyons par nos livres saints que tels étaient, dans les premiers temps, les usages des
Israélites.
On doit donc regarder l’invention de la musique comme un présent que Dieu nous a fait pour l’employer à chanter sa gloire, à lui exposer nos besoins, à le remercier de ses dons, à manifester notre joie dans la prospérité, à dissiper nos chagrins dans nos afflictions, à soulager nos peines dans nos travaux, à exciter enfin l’ardeur martiale dans le cœur des combattants. Quint. lib. I, cap. x .
« On n’avait point, dit Jean-Jacques Rousseau, trouvé de
moyen plus efficace pour graver dans l’esprit des hommes les principes de la morale et
de l’amour de la vertu. Et tout cela n’était point l’effet d’un moyen prémédité, c’était
celui de la grandeur des sentiments et de l’élévation des idées, qui cherchaient, par
des accents proportionnés, à se faire un langage digne d’elles.
« Mais la musique est aujourd’hui déchue de ce degré de puissance et de majesté,
au point que nous pourrions douter de la vérité des merveilles qu’elle opérait autrefois
dans le moral, si nous n’en avions l’attestation des meilleurs historiens et des plus
graves philosophes de l’antiquité. Elle n’agit plus utilement que dans le physique sur
les corpsay. »
La musique qui est usitée dans les églises n’a pas même conservé assez de gravité pour l’usage auquel elle est destinée. On y recherche trop le travail, et, comme l’a dit l’abbé du Bos, on y joue trop sur le mot. On n’y doit pas rechercher l’imitation comme dans la musique théâtrale. Les chants sacrés ne doivent point représenter le tumulte des passions, mais seulement la majesté de celui à qui ils s’adressent, et l’égalité d’âme de ceux qui les prononcent. Quoi que puissent dire les paroles, toute autre expression dans le chant est un contresens. Il faut n’avoir, je ne dis pas aucune piété, mais je dis aucun goût, pour préférer dans les églises la musique au plain-chant. Les hymnes sacrées doivent toujours être chantées pour louer Dieu, pour publier ses merveilles et pour attirer son secours ; c’est le seul usage légitime qu’on en puisse faire.